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Voyage en Espagne (Doré et Davillier)/02

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VOYAGE EN ESPAGNE,

PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET CH. DAVILLIER[1].




DE BARCELONE À VALENCE.

1852. — DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. — TEXTE INÉDIT DE M. CH. DAVILLIER.


De Barcelone à Valence. — Les brigands espagnols. — La diligence, la galère et autres véhicules. — Le mayoral, le zagal et le delantero. — Tortosa. — Vinaroz. — Murviedro et son théâtre antique.

La route de Barcelone à Valence était autrefois une des plus mal famées sous le rapport du brigandage, dans le temps où il y avait encore des brigands ; de nos jours ils sont devenus aussi rares que les châteaux en Espagne, qui du moins justifient très-bien, par leur absence même, un proverbe fort connu. Si nous en croyons les récits de la plupart des voyageurs, la Péninsule était, il n’y a pas plus d’une vingtaine d’années, la terre par excellence des voleurs de grands chemins ; on ne partait pas pour l’Espagne sans s’attendre à quelque aventure, et ceux qui en revenaient, s’ils n’avaient pas été attaqués, avaient été sur le point de l’être, et pouvaient raconter au moins quelque histoire d’Espagnols mystérieusement embossés dans leur mante et disparaissant soudain, ou de lames affilées brillant aux rayons de la lune. C’était le bon temps alors ! les diligences étaient régulièrement arrêtées, et on ne montait pas en voiture sans avoir mis de côté la part des brigands. La profession, qui était lucrative, s’exerçait presque au grand jour ; chaque route était exploitée par une bande, qui la regardait comme sa propriété. On raconte même que les corsarios, c’est ainsi qu’on appelle les messagers, avaient des abonnements avec les bandits, lesquels, de bonne grâce et moyennant une somme débattue à l’amiable, les laissaient passer leur chemin ; les corsarios, de leur côté, faisaient payer aux voyageurs, outre le prix de la place, une prime d’assurance qui les garantissait de toute attaque : cela s’appelait le « voyage composé ; » si on préférait partir à ses risques et périls, sans payer la prime, c’était le « voyage simple. » Quelquefois un chef de bande, soit fatigue, soit dégoût, voulait quitter les affaires ; il demandait alors à être reçu à indulto, c’est-à-dire amnistie en faisant sa soumission ; mais auparavant il avait bien soin de vendre à un autre bandolero sa rente et sa clientèle, comme on vendrait une étude ou une charge, après avoir mis son successeur au courant.

Toutes ces histoires, plus amusantes que vraies, ont passé à l’état de légende. Que sont devenus les Siete niños de Ecija (les Sept gars d’Ecija), qui étaient toujours sept malgré les vides causés par les balles, et dont le chef était si redouté qu’on l’avait surnommé Veneno, le Poison ? Et la fameuse bande de José Maria, et celle d’Esteban el Guapo, d’Étienne le Brave ?

Ce qui est bien certain, c’est que des bandoleros, des bandits, il ne reste plus en Espagne que le souvenir, et qu’aujourd’hui les routes sont parfaitement sûres, grâce à l’active surveillance des civiles : c’est le nom qu’on donne à un corps de troupes, recruté parmi les meilleurs sujets de l’armée, et spécialement chargé de veiller à la sûreté des routes. Les civiles, dont le costume se rapproche de celui de nos gendarmes, marchent toujours par deux, par parejas ; ils sont généralement aimés, à cause des véritables services qu’ils rendent au pays.

À côté d’eux, n’oublions pas de placer les peones camineros : ce nom ronflant signifie tout simplement des cantonniers, des piétons ; ils portent à leur chapeau une large plaque de cuivre indiquant leur profession ; outre la pioche et la bêche, ils sont armés d’une escopeta, fusil court, pour tenir en respect les rateros ; le ratero est le voleur isolé, le maraudeur qu’on rencontre dans tous les pays ; c’est un voleur amateur que l’occasion a fait larron. Le cantonnier espagnol est ordinairement grand fumeur de cigarettes et ennemi décidé de la fatigue ; on le voit transporter, sans jamais se presser, quelques petites pierres dans une petite corbeille de jonc à deux anses : il les dépose avec soin dans les ornières qu’il a bien soin de ne jamais combler, afin de se réserver du travail pour le lendemain.

Si les routes espagnoles ne sont pas aussi bien entretenues qu’elles pourraient l’être, disons qu’elles sont du moins parfaitement sûres. Pour notre part, nous n’avons jamais aperçu, de loin ni de près, la figure d’un brigand espagnol, bien que nous ayons souvent traversé les passages renommés autrefois comme les plus dangereux. Cependant une petite arrestation à main armée ne fait pas mal dans des souvenirs de voyage, et nous la désirions d’autant plus que nous n’avions rien qu’on pût nous voler. Cette impression, hélas ! nous a toujours été refusée. Bien des fois, il nous est arrivé de rencontrer des gens à la mine assez féroce, armés du trabuco ou tromblon national ; mais en passant près de nous, au lieu de nous demander la bourse ou la vie, ou de nous crier : Boca abajo ! (La face contre terre !) ils nous adressaient fort poliment le salut traditionnel : Vayan ustedes con Dios ! (Que Dieu vous accompagne !)

Nous étions donc partis de Barcelone sans le moindre espoir d’être arrêtés ; déjà nous avions traversé la campagne fertile qu’arrose le Llobregat (Rubricatus), petite rivière dont le nom est parfaitement approprié à ses eaux rougeâtres et troubles. Notre diligence, attelée de douze mules, soulevait des tourbillons de poussière blanche ; heureusement, nous avions eu la précaution de prendre nos places sur l’impériale : le nuage s’élevait rarement jusqu’à nous, tandis que les voyageurs de l’intérieur étaient littéralement poudrés à blanc ; nous étions en outre parfaitement placés pour étudier à notre aise toute l’organisation d’une diligence espagnole. Ce lourd véhicule est bardé et renforcé de fer, de manière à résister aux chocs les plus rudes ; pour la distribution intérieure, il ne diffère des nôtres qu’en ce qu’il y a deux coupés communiquant entre eux au moyen d’un guichet qui peut s’ouvrir et se fermer à volonté, et de jalousies composées de petites lames de bois, excellente précaution contre la chaleur. Les chevaux et les mules, dont le nombre n’est jamais moindre de huit et dépasse rarement quatorze, sont toujours rasés à mi-corps, dans le sens horizontal ; on les attelle toujours deux par deux, en laissant entre chaque couple un assez grand espace, comme dans les attelages en arbalète ; cela forme une longue file qui, vue d’en haut, se déploie comme un immense serpent.

Un accident. — Dessin de G. Doré.

Les diligences sont très-chères en Espagne : souvent on fait payer deux pesetas, plus de deux francs par lieue, c’est-à-dire cinq fois environ le prix de la première classe du chemin de fer ; les voyageurs ont beau se plaindre, comme les diverses entreprises s’entendent pour les prix, il faut bien passer sous les fourches caudines de la diligence, si on ne préfère aller en galère, ce qui serait tomber de Charybde en Scylla. Les transports de bagages ne sont pas d’un prix moins exorbitant, et on n’accorde au voyageur qu’un poids tout à fait dérisoire. Dans un rapport à son gouvernement, M. Barringer, ministre des États-Unis, affirme qu’il y a quelques années, il a dû payer trois cents duros, plus de quinze cents francs, pour le transport, de Cadix à Madrid, d’une voiture qui n’avait coûté que cinquante duros du port de New-York à Cadix.

Le personnel de la diligence se compose invariablement du mayoral, du zagal et du delantero.

Le mayoral est d’ordinaire un gros homme à la face large et haute en couleur, encadrée d’épais favoris taillés en côtelette, il est coiffé d’un foulard noué sur la nuque et surmonté du sombrero calañes, chapeau andalous à bords retroussés, surmonté de deux pompons de soie noire ; il porte le marsille, veste courte ornée de broderies et d’aiguillettes, avec des pièces de drap rouge ou vert aux coudes, et un grand pot de fleurs brodé qui étend ses ramages au milieu du dos ; le pantalon, qui descend un peu plus bas que les genoux, est en drap bordé de velours, quelquefois aussi il est en peau de mouton, calzon de pellejo ; quant à la chaussure, elle consiste invariablement en souliers blancs, recouverts de botines, guêtres de cuir à moitié ouvertes sur le mollet.

Le mayoral est un personnage important : il le sait et en abuse ; il règne en tyran non-seulement sur ses subordonnés, le zagal et le delantero, mais aussi sur le voyageur. Voici un dialogue sténographié d’après nature par un Espagnol :

« Dites donc, mayoral, deux mots, s’il vous plaît ? »

Le mayoral passe son chemin sans répondre.

« Mayoral, auriez-vous la bonté de m’écouter un instant ?

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Hombre ! je voudrais bien partir avec cette diligence : dans le cas où il n’y aurait pas de place, pourrais-je me mettre à côté de vous sur le siége ?

— Pas possible.

— Voyons, mayoral, ne me laissez pas dans l’embarras ; pourrais-je au moins me placer sous la bâche ?

— On verra.

— Et combien cela me coûtera-t-il ?

— Le prix de l’intérieur. »

Et le malheureux voyageur, ainsi rançonné, est encore trop heureux de partir. Cela n’empêche pas le mayoral de regarder comme un droit acquis la propina, le pourboire. S’il y a eu un vuelco, c’est-à-dire si la diligence a versé, ce qui n’arrive que trop fréquemment, il ne renonce pas à sa propina : au contraire, car il en a plus besoin que jamais pour payer l’amende de douze duros (un peu plus de soixante francs) que l’administration lui fait payer pour chaque vuelco. — C’est vraiment verser à bon marché.

Après le mayoral vient le zagal. On dit que son nom vient d’un mot arabe qui signifie agile : en effet, le rôle du zagal est des plus actifs, et la moitié au moins de son existence se passe à courir à côté des mulets et à les exciter par tous les moyens possibles. Ses ressources en ce genre sont inépuisables ; tantôt il vole rapidement depuis la première mule jusqu’à la dernière, en distribuant à chacune son coup de bâton ; tantôt on le voit, devançant l’attelage, faire provision d’une quantité de petits cailloux qu’il lance très-adroitement dans les oreilles des bêtes les plus paresseuses ; le moyen ne manque jamais son but, et quelquefois même il le dépasse ; car les mules, électrisées et chatouillées par les projectiles, lancent des ruades à droite et à gauche : il en résulte alors un pêle-mêle inextricable de jambes entortillées dans les traits, et le zagal, pour faire rentrer les choses dans l’ordre, ne trouve pas meilleur moyen que de recommencer sa distribution de petits cailloux. On se demande comment les mules espagnoles peuvent résister aux innombrables coups dont on les accable ; si elles n’en recevaient que du zagal, passe encore ; mais un usage établi veut que les passants ne manquent jamais de lancer un coup de bâton ou de fouet aux chevaux ou mules qu’ils rencontrent ; c’est un petit service qu’on n’a garde d’oublier de se rendre. Le costume du zagal est des plus simples et des plus légers : un simple foulard noué autour de la tête, une chemise de couleur, un pantalon en velours de coton entoure d’une large faja, ceinture rayée, et pour chaussure les alpagatas de chanvre tressé. Le zagal porte toujours derrière le dos, passé sous sa ceinture comme la batte d’arlequin, un bâton mince et flexible, instrument assez singulier qui paraît indispensable à sa profession.

Le delantero est ainsi nommé parce qu’il est toujours en avant, monte sur la première mule du côté gauche. On l’appelle le condamné à mort, à cause de la dureté extraordinaire de son métier : il restait autrefois quarante-huit heures de suite en selle, et même davantage. Il n’y a pas bien longtemps que le trajet de Madrid se faisait sans qu’on changeât de delantero une seule fois : aujourd’hui leur enfer s’est changé au purgatoire, et il est rare qu’ils restent plus de trente heures en route. Le delantero est le plus souvent un garçon de quinze à vingt ans ; il est ordinairement coiffé de la montera, espèce de bonnet en peau d’agneau, qui donne à sa figure noircie par le soleil une expression des plus sauvages.

Delanteros (postillons). — Dessin de G. Doré.

Jadis, le personnel de la diligence n’était pas complet sans les escopeteros ; on appelait ainsi deux gendarmes chargés de protéger les voyageurs en cas d’attaque, et qui se tenaient toujours sur le haut de la diligence pour surveiller la route. Les escopeteros ont disparu avec les brigands.

Tant que dure le voyage, le mayoral et le zagal ne cessent d’interpeller les mules, dont chacune porte un nom particulier ; ils leur adressent, avec les intonations les plus divertissantes, toutes sortes d’épithètes, tantôt flatteuses, tantôt injurieuses, suivant les circonstances, ou des plaisanteries dans le genre de celle-ci : Coronela en lleganda â casa me harè una papalia con tu pellejo ! (Colonelle, en arrivant, je me ferai un bonnet avec ta peau !) La nuit ne met pas fin à cette musique, et quand le mayoral succombe au sommeil, on l’entend encore murmurer : Capitanaaa… comisariooo… raa… puliaaa… bandolero…, arre carboneraaa ; et ainsi de suite, jusqu’à ce que, tout à fait endormi, il soit remplacé par le zagal, qui répond dans le même ton.

La diligence est le moyen de transport aristocratique 1 elle ne roule que sur les routes royales, caminos reales ou carrateros, qu’on appelle encore d’un nom arabe, araecife, synonyme de chaussée. Depuis quelques années elles sont régulièrement bordées de bornes indiquant les distances en kilomètres. À côté de la diligence, il y a le correro, le courrier, qui marche un peu plus vite, et n’admet que deux ou trois voyageurs ; c’est un véhicule ordinairement mal suspendu, quelquefois même il ne l’est pas du tout. Vient ensuite le coche de colleras, diminutif de la diligence, qui n’est attelé que d’une demi douzaine de mules et ne fait guère plus de dix lieues d’Espagne ou treize lieues de France par jour.

Vient ensuite la galera. Jamais instrument de torture ne mérita mieux son nom. Qu’on se figure une très-longue charrette supportée par quatre roues ; le fond se compose d’un filet en sparterie à larges mailles qui, décrivant une courbe, va presque toucher le sol : c’est sur ce plancher à jour qu’on place pêle-mêle les marchandises et les voyageurs, — on devrait plutôt dire les condamnés ; le toit de ce bagne ambulant consiste en cerceaux qui s’arrondissent parallèlement et qu’on recouvre d’une toile grossière. L’intérieur d’une galère est un vrai chaos : les voyageurs sont obligés de lutter contre les bagages qui ne cessent de tomber sur eux, et auxquels le mayoral donne toujours la préférence, attendu qu’il en est responsable ; quant aux malheureux voyageurs, s’ils ont quelques côtes brisées, c’est leur affaire. Un jour, nous eûmes l’imprudence de nous aventurer dans une galère, mais nous n’y restâmes pas longtemps ; nous prîmes le parti de la suivre à pied, ce qui nous fut facile, car elle faisait à peine sept ou huit lieues par jour. Le zagal de galère joue un rôle beaucoup moins actif que celui de la diligence : il organise les haltes, donne à boire aux mules dans de grands chaudrons de fer qu’on voit toujours suspendus aux côtés du véhicule, et dans les descentes rapides, enraye la lourde machine au moyen d’une longue perche qui, faisant levier, vient s’appuyer sur une des roues.

Les carros, aussi peu suspendus que les galères et d’une marche aussi lente, n’ont que deux roues et transportent rarement des voyageurs. Quant à la tartana, c’est un véhicule à part, propre à Valence et à Murcie, où nous les retrouverons tout à l’heure, car nous ne tarderons pas à quitter la Catalogne pour entrer dans le royaume de Valence.

Nous ne dirons rien de la contrée qu’on traverse entre Barcelone et Tarragone, si ce n’est que c’est une des plus peuplées de l’Espagne. Villafranca de Panades et Torredembara sont deux petites villes aux maisons blanchies à la chaux que nous ne fîmes qu’entrevoir. Après une nouvelle visite à Tarragone, nous montâmes sur un tronçon de chemin de fer qui nous conduisit en une demi heure à Reass, ville manufacturière assez importante. Non loin de là, au milieu d’une riche vallée appelée la Conca, s’élève le fameux couvent de Poblet, de l’ordre de Cîteaux, qui était autrefois le Saint-Denis des rois d’Aragon. On nous raconta que son nom lui vint d’un ermite qui s’était retiré là, à l’époque où les Arabes étaient maîtres du pays : un émir qui chassait, ayant rencontré Poblet, le fit jeter en prison ; mais des anges descendus du ciel brisèrent ses chaînes et lui rendirent la liberté. L’émir, frappé du miracle, le combla de richesses. C’est sur l’emplacement de son tombeau que le couvent fut construit ; il est abandonné depuis 1835, année où parut la loi qui supprima tous les couvents de l’Espagne.

À partir de Tarragone, la route devient plus accidentée de temps en temps, à un détour de la route, nous apparaissait la mer, d’un bleu intense, et sillonné de chalupas de pêche aux toiles effilées ; puis la route s’en éloignait pour s’en rapprocher de nouveau. Bientôt nous arrivâmes à Tortosa, sur les bords de l’Èbre. Ce fleuve, le plus important de l’Espagne, avec le Tage, a donné son nom à l’antique Ibérie ; ses eaux sont jaunes et bourbeuses comme celles du Tage et du Guadalquivir.

Tortose une vieille ville très-pittoresque ; sa belle cathédrale, est une des plus anciennes de l’Espagne, a été construite sur les fondations d’une mosquée : on y voit encore une inscription en caractères qu’on dit remonter à l’époque où cette ville était la capitale d’un petit royaume arabe. Le sacristain qui nous accompagnait nous fit voir la merveille de Tortose : c’est la véritable et authentique ceinture de la sainte Vierge, la cinta, qui a fait de nombreux miracles : en 1822, on la porta en grande pompe à Aranjuez, pour faciliter l’accouchement d’une princesse de la famille royale.

Après avoir quitté Tortosa, nous traversâmes Amposta, et, laissant sur la gauche le Puerto de los Alfaques nous nous arrêtâmes à Vinaroz, petit port dont les environs produisent en abondance des vins épais et noirs comme de l’encre. Nous y vîmes le palais où mourut d’une indigestion le duc de Vendôme, qui aimait trop le poisson ; triste fin, bien peu digne d’un arrière petit-fils de Henri IV et du vainqueur de Villa-Viciosa. Philippe V, qui lui devait son trône, fit transporter ses restes dans le caveau de l’Escurial.

C’est un peu avant Vinaroz que commence le royaume de Valence, ce paradis terrestre si vanté, et sans contredit la province la plus fertile de l’Espagne ; une petite rivière, la Cenia, le sépare de la Catalogne. Ici les souvenirs de la domination moresque apparaissent à chaque pas. Les atalayas, tours carrées servant autrefois de vigies, s’élèvent de place en place sur les hauteurs qui dominent la mer ; les noms mêmes de plusieurs villes sont restés arabes, comme Alcalà et Benicarlo. Bien que nous fussions en septembre, la chaleur était vraiment tropicale : les aloès atteignaient des proportions colossales et les palmiers commençaient à se montrer fréquemment ; les robustes caroubiers, au feuillage sombre, couvrent les montagnes qui s’élèvent à droite de la route, des femmes et des enfants, armés de longues gaules, frappaient les branches pour faire tomber les caroubes : la terre en était jonchée et on en chargeait des ânes qui disparaissaient presque sous d’énormes paniers de jonc. Les algarrobas servent à la nourriture du bétail, qui en est très-friand : l’algarrobo est un arbre d’une grande ressource pour le midi de l’Espagne, où le fourrage est rare ; quelquefois il atteint une grosseur énorme, et on en a vu qui produisaient jusqu’à douze cents kilogrammes de caroubes.

Benicarlo, où nous nous arrêtâmes quelque temps, est renommé pour ses vins. Un touriste anglais du siècle dernier, Swinburne, assure que de son temps on expédiait des cargaisons de vin de Benicarlo à Cette, où il était mélangé avec d’autres vins moins chargés ; on l’expédiait ensuite à Bordeaux par le canal du Languedoc, et de là en Angleterre. Voilà comment le vin de Bordeaux se fabriquait il y a cent ans : il n’y a rien de nouveau sous le soleil.

Après avoir traversé Castellon de la Plana, petite ville où est né Ribalta, l’un des meilleurs peintres de l’école valencienne, nous arrivâmes enfin à Murviedro.

L’antique Sagonte n’est plus aujourd’hui qu’une pauvre ville de quelques milliers d’habitants ; son nom même a disparu, et celui qu’elle porte aujourd’hui ne rappelle plus que l’idée d’un vieux mur. Très-florissante autrefois, et célèbre par ses poteries, auxquelles travaillaient, dit-on, douze cents artisans, Sagonte fit alliance avec Rome à l’époque des guerres puniques ; fidèle à la cause romaine, elle résista à Annibal, et soutint un des plus terribles siéges que l’histoire ait enregistré. Pour venir à bout d’une résistance acharnée, les Carthaginois entourèrent la ville d’une enceinte de murs et de tours qui la dominaient de tous les côtés ; les assiégés, mourant de soif et de faim, étaient réduits à manger le cuir de leurs boucliers ; on se rappelle qu’enfin, ayant perdu tout espoir, ils construisirent à la hâte un immense bûcher au centre de la ville et s’y brûlèrent, avec leurs familles et leurs trésors.

Sagonte fut rebâtie par les Romains. Après la chute de l’empire elle appartint successivement aux Goths, aux Arabes, aux Espagnols, qui, se servant de ses ruines comme d’une carrière, élevèrent des constructions, devenues des ruines à leur tour. Malgré toutes ces dévastations, le théâtre antique est encore assez bien conservé pour qu’on ait une idée assez exacte de sa forme. Sa grandeur était considérable, puisqu’on évalue sa circonférence à plus de quatre cents pieds, et le nombre des spectateurs à neuf mille. Bâti sur le penchant d’une colline, le théâtre est dominé par une crête de vieux murs arabes, dont les hiboux et les lézards sont aujourd’hui les seuls habitants.

Ruines du théâtre romain de Murviedro. — Dessin de G. Doré.

Sagonte était jadis un port florissant, mais la mer s’étant retirée, la ville moderne est à près d’une lieue du rivage. Les maisons de Murviedro sont, en grande partie, bâties avec les ruines de la ville antique, ce qui a fait dire à un poëte du seizième siècle, Leonardo de Argensola : « Avec des marbres aux nobles inscriptions, arrachés au théâtre et aux autels antiques, on construit aujourd’hui à Sagonte des tavernes et des masures. »

Outre le théâtre, on nous montra encore à Murviedro les ruines d’un cirque et d’un temple de Bacchus, mais il en reste si peu de chose, que ce sont des vestiges visibles seulement pour des archéologues très-clairvoyants ou pleins de foi.

  1. Suite. — Voy. page 289.