Voyage en Espagne (Doré et Davillier)/04

La bibliothèque libre.


VOYAGE EN ESPAGNE,

PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET CH. DAVILLIER[1].




VALENCE.


1862 — DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. — TEXTE INÉDIT DE M. CH. DAVILLIER.


La bibliothèque. — Le musée de la Merced et ses palmiers. — Les mozos de la escuadra. — La tartana.

Valence a été le berceau de l’imprimerie en Espagne : sa bibliothèque est une des plus riches du royaume ; le conservateur nous en fit les honneurs avec une parfaite obligeance, et nous montra le premier livre qui ait paru en Espagne, intitulé : Obres o Trobes, c’est-à-dire : Œuvres et Poésies, en l’honneur de la sainte Vierge ; ce livre, en dialecte valencien, a été imprimé à Valence en 1474 ; nous vîmes encore le fameux roman de chevalerie Tirant lo Blanch, en vulgar lengua valenciana, imprimé à Valence en 1490, « trésor d’allégresse et mine de divertissements, où les chevaliers errants mangent, dorment, et meurent dans leurs lits, choses qui manquent à tous les livres de la même espèce. » Ce jugement, porté par le curé du village de don Quichotte, valut à Tirant le Blanc d’échapper au terrible auto-da-fé qui consuma la bibliothèque de l’ingénieux hidalgo, ce qui n’empêche pas ce livre d’être d’une rareté extrême : on n’en connaît que trois exemplaires.

Jeune femme de Valence. — Dessin de G. Doré.

Le musée de Valence occupe les bâtiments de l’ancien couvent de la Merced ; à part quelques tableaux de Juan de Juanes et de Ribalta, les meilleurs peintres de l’école valenciennes, il en renferme peu qui méritent d’être cités ; quand nous le visitâmes, on était occupé à un remaniement, et une quantité de grandes toiles étaient empilées le long des murs, la plupart à l’envers, ce qui ne nous laissa que peu de regrets. Si le musée de la Merced n’est pas très-riche en tableaux, il offre une curiosité d’un autre genre : on voit dans une des cours des palmiers gigantesques dont les cimes dépassent de beaucoup les toits du couvent, et qui ont été plantés il y a plus de cent ans, comme en fait foi une inscription commémorative gravée sur une plaque de marbre.

De même que Barcelone, Valence à sa calle de la Plateria, dont toutes les boutiques sont occupées par des orfévres ; les bijoux qu’on y fabrique, destinés principalement aux riches llauradoras de la huerta, sont en général d’un goût charmant : la plupart sont montés en or mat, comme les bijoux antiques, et ornés de nombreuses perles fines.

Un jour que nous flânions dans la calle de la Plateria, tout en faisant notre choix aux vitrines des différents plateros, nous fûmes tout à coup distraits de nos achats par l’apparition de quatre gaillards superbes, à la mine rébarbative et à la démarche pleine de désinvolture ; leur costume, qui rappelait assez celui de Fra Diavolo, Marco Spada et autres brigands d’opéra-comique, se composait d’un amas invraisemblable de plumes de coq, de ceintures rouges, de pistolets, de poignards, de mousquets dignes du magasin des accessoires de l’Ambigu-Comique. C’étaient des mozos de la escuadra, corps de troupe peu nombreux, dont la mission spéciale est d’arrêter les gens dangereux, mala gente, assassins ou voleurs, qui se cachent dans les endroits les plus inaccessibles des montagnes. Comme Doré dévorait des yeux ces superbes modèles, je m’approchai d’eux et j’engageai une conversation assez longue, ce qui lui permit de les étudier à loisir. Plus tard, dans une excursion que nous faisions dans la Muela de Cortès, une des plus hautes montagnes du royaume de Valence, le hasard nous fit rencontrer un poste de mozos en observation sur un sommet élevé ; si nous n’avions connu leur costume, nous eussions cru être tombés dans une embuscade de brigands ; les braves mozos nous offrirent leur bota, outre en peau de bouc remplie de vin noir ; nous répondîmes à leur politesse en leur offrant des cigares, et nous les quittâmes en leur souhaitant bonne capture.

Les mozos de la esacuadra. — Dessin de G. Doré.

Une des principales industries de Valence est la fabrication de la faïence ; dès le moyen âge la loza valenciana était en grande réputation, et était expédiée en Italie et dans le Levant ; ces plats et ces vases, aux brillants reflets d’or ou de cuivre, sont maintenant très-recherchés des amateurs[2]. C’est à Manises et dans les villages voisins que se font encore aujourd’hui toutes sortes de faïences ; notamment des azulejos, petits carreaux vernissés aux brillantes couleurs qu’on emploie pour le dallage et pour le revêtement des murs.

Manises est un joli village à deux lieues de Valence ; nous avions pris pour nous y rendre une tartana, le seul véhicule usité dans le pays et un des plus arriérés qu’on puisse voir ; la tartana, qui n’a aucun rapport avec le bateau qui porte le même nom, est une espèce de charrette couverte de toile cirée supportée par des cerceaux arrondis ; l’intérieur est garni de deux bancs parallèles, placés dans le sens de la longueur ; la caisse, qui n’est aucunement suspendue, pose simplement sur les essieux, en sorte qu’au moindre cahot, les voyageurs sont lancés les uns sur les autres ; la tartana est fermée par devant, et l’entrée est placée à l’arrière : on y monte au moyen d’un marchepied composé d’un morceau de bois arrondi en demi-cercle. Quant au conducteur, qu’on appelle tartanero, il est assis en dehors, sur le brancard de gauche, les jambes retenues par un petit marchepied ; habitué aux soubresauts, il se tient merveilleusement en équilibre. Il suffit de deux heures passées en tartane pour être moulu ; comme nous rentrions à Valence, les membres tout endoloris, notre tartanero nous montra d’un geste joyeux une immense affiche verte : c’était l’annonce de deux grandes courses de taureaux qui devaient avoir lieu prochainement. « On ne connaît pas cela chez vous, nous dit le tartenero tout fier ; caballeros, je vous en supplie, ne manquez pas d’y aller. » Et il se mit à nous vanter les charmes de ce divertissement ; c’était un amateur passionné des taureaux, comme la grande majorité des Espagnols ; nous ne le quittâmes qu’après lui avoir bien promis que nous assisterions à la prochaine corrida.

Un tartanero. — Dessin de G. Doré.


Ancienneté de la tauromachie. — Le Cid Campeador. — Rois d’Espagne toreros. — Costillares. — Pedro Romero et ses cinq mille six cents taureaux. — Pepe Illo et son livre. — Une école royale de tauromachie. — Montès et le Chiclanero.

Il y a une locution proverbiale fort usitée en Espagne, et qui sert à désigner toutes sortes de choses particulières au pays : Cosas de España. Parmi les choses d’Espagne, s’il en est une nationale par-dessus toutes les autres, c’est sans contredit un combat de taureaux : tout Espagnol, dit un auteur qui a traité la matière ex professo, apporte ce goût en naissant. Il disait vrai ; car nous avons souvent remarqué des enfants qui jouaient au taureau, comme chez nous on en voit jouer au soldat : l’un, qui marche à quatre pattes, joue le rôle du taureau, tandis qu’un autre, armé d’un jonc en guise de lance, et monté sur le dos d’un de ses camarades, faisait le picador. Tout ce qu’on a dit et écrit contre ce « barbare divertissement, » diversion de España, n’a en rien diminué la vogue dont il jouit depuis un temps immémorial, vogue qui ne paraît pas devoir s’affaiblir de sitôt.

Si l’on en croit la tradition, les anciens habitants de l’Espagne combattaient déjà les taureaux, tandis que d’autres veulent que cet usage ait été apporté par les Arabes vainqueurs et conquérants ; la question a été longuement controversée : ce qui est reconnu généralement, c’e st que le Cid Campeador, le héros populaire par excellence, l’Achille espagnol, était un torero consommé ; le célèbre Moratin, dans un poëme intitulé : Fiesta antigua de Toros, nous montre le héros castillan, la lance au poing, monté sur un genet fougueux, déployant son adresse et son courage contre les fieras les plus redoutables.

Au moyen âge, il n’y avait pas de grande solennité, comme le mariage d’un prince ou la réception d’un roi, dont l’éclat ne fût rehaussé par des fiestas de toros ; les romanceros sont remplis de récits d’exploits de ce genre. La noblesse musulmane n’était pas moins passionnée pour ces exercices que les hidalgos chrétiens : la place de Bibarrambla, qui existe encore à Grenade, servait de champ clos aux Mores pour combattre les taureaux qu’ils faisaient venir des montagnes de Ronda. Goya, le célèbre aqua-fortiste, qui était un grand amateur, un aficionado passionné, n’a pas manqué de nous retracer leurs exploits dans la suite d’eaux-fortes si connues où il a illustré les fastes de la tauromachie : nous y voyons le vaillant More Gazul traverser de part en part avec sa lance un taureau qui se précipite sur son cheval ; d’autres Mores, à l’air des plus féroces, sont représentés dans le costume traditionnel des Turcs de carnaval : veste courte aux bords en pointe, turban rappelant celui d’Orosmane, et larges pantalons bouffants attachés à la cheville.

La même suite représente l’empereur Charles-Quint à cheval, combattant le taureau dans la place de Valladolid, dans une fête en l’honneur de la naissance de Philippe II ; plus tard le sombre monarque fut bien loin de se montrer digne de son père sous le rapport de la tauromachie.

Le goût pour les combats de taureaux était devenu général vers le milieu du seizième siècle : il suffit pour en donner une idée de citer une bulle de Pie V, conservée à la Biblioteca nacional de Madrid, par laquelle ce pape (qui venait d’en publier une en faveur de l’Inquisition) fulmine contre les ecclésiastiques et contre les séculiers qui assistaient aux courses de taureaux. Néanmoins il est permis de croire que cette prohibition ne fut pas très-efficace, puisque vers la même époque parurent de nombreux traités sur les exercices du toreo et sur ceux de la gineta, où sont exposées les règles de l’équitation appliquée à la tauromachie ; car alors on ne combattait les taureaux qu’à cheval. Les ecclésiastiques eux-mêmes ne firent que peu de cas de la bulle de Pie V, comme le prouve un manuscrit de la Biblioteca nacional, contenant la relation d’une fête de taureaux en 1626, asistiendo un cardenal legado a latere, « en présence d’un cardinal-légat, a latere. » Cela se passait sous « Philippe IV le Grand, roi catholique des Espagnes, monarque souverain des Indes orientales et occidentales, toujours auguste, pieux, heureux et très-grand ; » telles sont les épithètes qui lui sont décernées par J. Pellicer de Tovar dans un petit livre qu’il publia en 1631 pour célébrer une suerte, un coup extraordinaire que le roi-torero avait fait dans une fête au mois d’octobre de la même année. La plaza Mayor de Madrid, qui existe encore dans son état primitif, servait d’enceinte pour ces combats, ainsi que pour les cruels actes de foi de l’Inquisiton, où les hérétiques étaient brûlés par centaines ; c’étaient les deux spectacles favoris de la cour. « La plaza Mayor, dit Aarsens de Sommerdyck, est fort belle, et ses maisons sont les plus hautes de Madrid. Elles sont entourées de balcons pour servir au spectacle des festes de taureaux, qui sont les plus célèbres cérémonies de l’Espagne. C’est, à ce que l’on dit, un divertissement qui est resté des Maures, et qui tient beaucoup de la barbarie ancienne ; il est tellement au goust de la nation, que toutes les villes ont leurs festes de cette nature, et ne croiraient pas avoir aucun bonheur si elles manquoient à le solenniser… Il n’y a pas un bourgeois de Madrid qui ne veuille voir la feste de taureaux toutes les fois qu’elle se fait, et qui n’engageast ses meubles plutost que d’y manquer faute d’argent. »

Batelier du port, à Valence. — Dessin de G. Doré.

Le même voyageur nous raconte ensuite une des festes de la plaza Mayor à laquelle il assista :

« Il entra d’abord parmi les champions un homme de Valladolid, monté sur un taureau qu’il avoit dressé et accoutumé à la selle et à la bride. Il alla tout droite où estoit le roy, et, après lui avoir fait une profonde révérence, il voulut montrer ce que savoit faire son taureau. Il le fit galoper et le fit tourner à toute main ; mais cet animal ennuyé de la longueur du manége, se mit à ruer avec tant de violence, qu’il jeta le pauvre paysan par terre, lequel, sans s’étonner de son malheur, courut après son taureau qui s’enfuyoit. Les risées et les huées de tout le monde l’accompagnèrent jusqu’à ce qu’il l’eust repris, mais elles recommencèrent dès qu’on eut lâché un des taureaux sauvages qui, tout furieux, venoit contre son semblable ainsi apprivoisé et enharnaché. Il se retira enfin après diverses tentatives, après que son taureau et lui eurent reçu quelques coups des autres. En tout ce divertissement on remarque une certaine cruauté invétérée qui est venue d’Afrique, et qui n’y est pas retournée avec les Sarrasins. »

Le père Pedro de Guzman, jésuite, qui écrivait au commencement du dix-septième siècle, assure que de son temps il n’y avait pas de fête de taureaux qui ne coûtât la vie à deux ou trois personnes ; souvent même le nombre des victimes était plus considérable. À Valladolid, en 1512, dans une course donnée à l’occasion des fêtes de la Sainte-Croix, et où parurent seulement quelques taureaux, dix des combattants restèrent morts sur la place. Il dépeint les fêtes d’Aragon comme une barbarie inimitable ; et c’est un fait avéré, ajoute le père jésuite, que dans de pareils exercices il meurt en moyenne, dans toute l’étendue de l’Espagne, deux ou trois cents personnes chaque année.

Sous Charles II l’éclat des courses de taureaux atteignit son apogée ; mais au dix-huitième siècle, sous Philippe V, elles étaient en pleine décadence : la cour du petit-fils de Louis XIV, dominée sans doute par l’influence française, affecta de dédaigner ces spectacles ; ils ne furent cependant jamais abandonnés tout à fait ; le goût finit même par s’en accroître encore avec le temps, à tel point que le gouvernement, obligé de céder à la passion populaire, dut faire construire des plazas de toros dans plusieurs villes du royaume. Seulement, l’art de la tauromachie changea complétement de face : autrefois la noblesse seule figurait activement dans ces fêtes, et il suffisait, pour combattre le taureau, d’un cheval et d’une lance ; vers la fin du siècle dernier on commença à voir les picadores, puis les adroits banderilleros, les agiles chulos, et enfin l’espada, qui combattit le taureau à pied, face à face, sans autres moyens que son épée et sa muleta, petit morceau d’étoffe rouge qu’on appela aussi l’engaño, c’est-à-dire le leurre, la tromperie, parce qu’il est destiné à tromper l’attention du taureau.

Cette manière de combattre face à face fut imaginée par un Andalous, Francisco Romero, de Ronda, qui, le premier, fit du toreo un art véritable et une profession lucrative. Il instruisit son fils Juan dans son art, et celui-ci créa plus tard les cuadrillas régulières de picadores, de banderilleros et de chulos.

Après lui vint Joaquin Rodriguez, si connu en Espagne sous le nom de Costillares, à qui l’on doit l’invention de la plupart des suertes ou coups d’épée usités depuis ; c’est lui qui a élevé l’art à la hauteur actuelle, et les amateurs le considèrent comme le véritable créateur de la tauromachie moderne. Lors de l’apparition de Costillares on connaissait bien quelques coups assez utiles, mais l’espada, n’ayant pas à sa disposition des moyens de défense suffisants, était souvent à la merci de son ennemi. Gostillares régularisa l’emploi de la muleta, au point de dominer complétement les taureaux, et d’arriver à les mettre, suivant l’expression technique, en sazon para la muerte, à point pour recevoir la mort. Autrefois l’espada se bornait à attendre que le taureau se précipitât sur lui et vînt de lui-même s’enferrer sur l’épée ; quant à celui qui devenait aplomado, c’est-à-dire alourdi, ou qui, étant d’un naturel rusé, refusait obstinément d’attaquer, il recevait la mort des mains d’un profane, chargé de le transpercer au moyen d’une longue lance appelée punzon ; quelquefois aussi on lui coupait traîtreusement les jarrets au moyen de la media luna ou demi-lune, croissant de fer emmanché au bout d’une longue perche. C’est pour éviter ces exécutions barbares que ce torero inventa la fameuse suerte de volapiès, sur laquelle nous reviendrons plus tard, et qui, en permettant à l’espada de foncer sur les taureaux qui refuseraient d’avancer, le met à même de venir à bout des animaux les plus difficiles.

Costillares était de Séville ; après avoir longtemps exercé sa profession avec les plus brillants succès, il lui vint à la paume de la main droite une tumeur qui l’empêcha de se servir de son épée ; forcé de renoncer aux applaudissements du public qui l’aimait, et à un art pour lequel il avait une véritable passion, il tomba dans une profonde tristesse qui, augmentant progressivement, ne tarda pas à mettre fin à ses jours.

Pedro Romero, fils de Juan Romero, est encore un des plus fameux espadas dont on ait gardé la mémoire : à une haute taille et à une force herculéenne il joignait une confiance et une sérénité parfaites ; aussi, quoiqu’il fût extrêmement agile, ne le vit-on jamais reculer devant un taureau. Un jour, il donna une preuve de son sang froid dans une circonstance des plus critiques : c’était à la fin d’une course, il venait de tuer le dernier taureau, et déjà la foule commençait à s’écouler ; tout d’un coup il entend ces cris : « Sauve-toi, Romero ! sauve-toi ! » À peine avait-il eu le temps de retourner la tête, qu’il se trouva presque face à face avec un taureau qui venait de s’échapper du toril, par suite de la négligence d’un garçon de place. Sa position était très-dangereuse, et la moindre hésitation devait lui être fatale : s’il fuyait, sa mort était inévitable, car il n’avait pas assez d’avance sur le taureau pour se soustraire à sa poursuite ; sa seule chance de salut était donc d’attendre l’ennemi de pied ferme. C’est ce qu’il fit, et il lui porta une si belle estocade qu’il l’étendit roide mort à ses pieds. Ce fut pour le torero un véritable triomphe, et les mules enlevèrent deux taureaux au lieu d’un, au milieu des applaudissements enthousiastes du public, qui avait assisté plein d’anxiété à ce drame d’une minute.

Romero était très-aimé de ses camarades, qu’il ne manquait jamais de secourir d’une manière efficace au moment du danger, car il avait acquis, à la suite d’une longue pratique, une connaissance extraordinaire des taureaux. C’est à Ronda, sa ville natale, qu’il donna sa dernière course ; ce fut une journée mémorable, dont on conserve encore le souvenir dans le pays. Il est mort en 1839, et on a constaté qu’il a tué dans le cours de sa longue carrière cinq mille six cents taureaux, ce qui est assurément un chiffre assez respectable.

Parmi les espadas modernes, il en est un autre non moins célèbre : c’est José Delgado, plus connu sous le nom de Pepe Illo, le premier torero qui ait publié un traité sur les règles de la tauromachie nouvelle ; quoiqu’il ait été éclipsé depuis par le fameux Montès, tant comme espada que comme auteur didactique, son livre n’est pas moins des plus curieux. Pepe Illo commence par constater avec indignation qu’aucun traité n’a encore été publié sur un art si brillant et si goûté non-seulement par les Espagnols, mais aussi par les étrangers, et cela dans un siècle si avancé, où l’on a fait des livres sur tout, hasta de las castañuelas ! jusque sur les castagnettes !

« Le spectacle des taureaux, poursuit-il, fait la joie des enfants et la jubilation des vieillards ; loin d’ici les esprits faibles qui ont osé traiter de barbares ces nobles exercices ! leurs raisons sont filles de la peur et de l’envie ; qu’on aille voir une course de taureaux, et l’expérience même sera la meilleure réfutation du système de ces timides moralistes ! Que signifie l’argument qu’on m’oppose, en prétendant que de temps en temps on voit périr quelques toreros ? Existe-t-il un seul exercice qui soit exempt de quelque danger ? Le jeu du mail, par exemple, et celui des barres, ne causent-ils pas aussi des accidents ? Le goût de la natation et celui de l’équitation n’ont-ils pas coûté la vie à un plus grand nombre de personnes que les taureaux n’en ont tué et n’en tueront jamais ? Enfin notre art est arrivé aujourd’hui à un tel degré de certitude, que nous traitons les taureaux avec autant de mépris que si c’étaient des moutons, suivant l’expression dont se servit un seigneur marocain la première fois qu’il vit une course à Cadix. »

Jeunes Valenciennes. — Dessin de G. Doré.

Pepe Illo, dans le cours d’une assez longue carrière, reçut des blessures innombrables, parmi lesquelles vingt-cinq coups de cornes, cornadas, qui ne l’empêchèrent pas de continuer son métier ; mais le plus triste démenti qu’il donna à ses théories sur le peu de danger qu’offrait son métier fut sa mort même : renversé par un taureau dans la plaza de Madrid, il fut tué roide à la suite de coups de cornes répétés. Ce fut une mort affreuse ; Goya en a fait le sujet de la dernière feuille de sa Tauromaquia, et on pourrait dire que c’en est aussi la morale.

Pepe Illo, à qui l’on doit l’invention de quelques suertes des plus difficiles et des plus dangereuses, était un vaillant torero, mais il ne voulait sous aucun prétexte transiger avec les principes qu’il avait posés, et c’est en les suivant inflexiblement qu’il périt d’une manière si malheureuse.

Un autre espada célèbre, Francisco Herrera Guillen, est resté dans la mémoire des aficionados, et surtout dans celle des aficionadas, comme le type du torero à bonnes fortunes ; il était d’un courage et d’une habileté extraordinaires : une fois, bien qu’il eût reçu plusieurs blessures, il ne voulut pas abandonner la place et il se surpassa lui-même en tuant huit taureaux de huit estocades. Sa fin ne fut pas moins triste que celle de Pepe Illo. Un jour qu’il figurait dans une course à Ronda, il se trouva un moment distrait pendant qu’un des spectateurs lui parlait, quand tout à coup le taureau se précipita sur lui ; un de ses banderilleros, Juan Leon, avait à peine eu le temps de l’avertir du danger, et l’animal n’était plus qu’à trois pas ; Guillen, qui n’avait jamais fui devant le danger, retourna la tête et se mit en défense ; mais il était trop tard, et il reçut dans la tête un si terrible coup de corne qu’il en mourut à l’instant même.

Il y eut à cette époque un véritable enthousiasme pour la tauromachie ; on vit jusqu’à des frailes (moines) jeter le froc aux orties pour se faire toreros, témoin le fraile de Pinto et le fraile de Santa-Lucia. Le licencié de Falcos, qui suivit leur exemple, a été illustré par Goya, qui lui donne le titre de diestrisimo, le très-habile.

Il ne manquait plus à la tauromachie que d’être reconnue par l’État, et officiellement enseignée comme art national ; cette fortune lui était réservée ; en vertu d’un décret royal daté du 28 mai 1830, l’université tauromachique fut établie à Séville, la terre classique, l’alma parens des toreros ; cette inscription en style lapidaire, vraiment digne de passer à la postérité, fut placée au-dessus du portail de l’établissement : Fernando VII, pio, feliz, restaurador, para la ensenanza preservadora de la Escuela de tauromaquia. « Ferdinand VII, pieux, heureux, restaurateur, pour l’enseignement conservateur de l’École de tauromachie. » Deux chaires, avec appointements fixes, furent créées : la première fut donnée à Pedro Romero, dont nous venons de parler et qui fut nommé directeur en chef ; le second professeur fut Geronimo José Candido, torero habile et consciencieux. On dit que les élèves de cette académie d’un nouveau genre commençaient à se faire la main en s’escrimant sur des taureaux de bois ; ils allaient ensuite au matadero, à l’abattoir voisin, s’exercer sur la nature vivante, et pour compléter leur éducation, ils s’essayaient sur des novillos embolados, jeunes taureaux de deux ans dont les cornes sont rendues inoffensives par des boules d’étoupe ; enfin, après avoir pris tous leurs degrés, ils s’attaquaient à des taureaux pour de bon. Bien qu’elle ait formé des sujets remarquables, la Escuola de tauromaquia ne put se soutenir longtemps.

C’est peu après, vers 1832, qu’apparut le fameux Francisco Montès, de Chiclana, le César et le Napoléon de la tauromachie ; admirablement doué de toutes les qualités physiques, d’un courage à toute épreuve, il réunissait toutes les conditions requises chez un diestro, — un habile, comme disent les gens du métier ; son adresse extraordinaire et la sûreté de ses coups inspiraient aux spectateurs une telle confiance, que, lorsqu’il figurait dans une course, toute crainte d’un accident disparaissait ; beaucoup de gens étaient persuadés que les taureaux obéissaient à sa voix et à son geste, comme aurait fait le cheval le-mieux dressé. Montès fut très-regretté du public et de ses camarades ; d’un excellent naturel, généreux, délicat, il sut acquérir l’amitié de personnages haut placés, et sa vie privée fut des plus honorables. Son neveu, José Redondo, acquit également une très-grande réputation sous le nom de Chiclanero.

Nous mentionnerons encore Manuel Diaz, surnommé Labi : quoique fort peu agile, il était d’une témérité qui allait souvent jusqu’à la folie ; nous l’avons vu plus d’une fois attendre le taureau à genoux et les bras croisés ; celui-ci, étonné sans doute d’une pareille audace, lui donnait le temps de se relever et de se mettre en garde ; cela n’empêcha pas Labi de mourir tranquillement dans son lit.

N’oublions pas non plus Julian Casas, el Salamanquino, cet étudiant en chirurgie de Salamanque dont la vocation était si violente, qu’il abandonna le scalpel pour l’épée, ce qui, après tout, n’était que changer à demi de métier.

Parmi les toreros du jour, il en est qui ne sont pas indignes de leurs prédécesseurs : nous ne tarderons pas à les voir à l’œuvre.


Les ganaderias. — La herradura. — Les novillos. — Vaqueros et cabestros. — Voyage des taureaux. — L’encierro et l’apartado. — La plaza de Toros. — Affiches et programmes des courses. — Arrivée de la cuadrilla. — Les toreros.

De même que la corrida est le sport des Espagnols, et que la plaza est leur Epsom ou leur Derby, de même les taureaux d’Espagne ont leur stud-book, leur généalogie en règle ; de tout temps ils ont été célèbres. Hercule, qui était un habile dompteur de taureaux, fut, dit-on, attiré en Espagne par ceux de Géryon, qui paissaient dans les vastes pâturages de la Bétique ; voilà une noblesse un peu plus ancienne que les croisades ; mais sans remonter aussi loin, il suffit d’avoir parcouru les auteurs espagnols du seizième siècle pour se rappeler combien étaient célèbres à cette époque ceux qu’on élevait sur les bords du Guadalquivir ou du Tamara.

Chaque ganaderia, c’est ainsi qu’on appelle les immenses troupeaux de taureaux de combat qui paissent dans ces solitudes, est parfaitement connue des aficionados, qui n’ont pas besoin pour la reconnaître de regarder la couleur de la divisa ; la divtisa est un nœud de rubans qu’on fixe sur le cou de l’animal avant la course, et qui sert à désigner à quelle casta, à quelle race il appartient ; ainsi les taureaux de la ganaderia Gijona, propriété du marquis de Casa Gaviria, se reconnaissent à la devise rouge ; ceux de Vista Hermosa, une des ganaderias les plus estimées d’Andalousie, portent le bleu et le blanc, et ainsi de suite jusqu’à l’épuisement de toutes les combinaisons de couleurs, car le nombre des ganaderias est très-considérable.

Les taureaux de chaque casta, comme disent les amateurs, ont leurs qualités et leurs défauts particuliers ; les uns, tels que ceux de Salvatierra, sont braves et agiles, et se défendent bien, mais leur feu ne dure guère, et il ne faut pas les combattre trop longtemps ; ceux de Gijon, très-légers au commencement de la course, deviennent lourds, aplomados, vers la fin. Parmi les ganaderias les plus estimées nous citerons celles de Colmenar Viejo, à quelques lieues de l’Escurial ; ces taureaux offrent beaucoup d’égalité dans la taille et dans le pelage ; ceux de Vista Hermosa jouissent d’une réputation particulière entre tous ceux de l’Andalousie, la terre des taureaux par excellence.

Les taureaux paissent dans de vastes prairies, ordinairement éloignées de toute habitation, et ne voient guère d’autres hommes que les vaqueros chargés de les garder ; ces animaux sont véritablement à l’état sauvage. Bien que la pureté des races soit entretenue avec le plus grand soin, tous les sujets ne sont pas dignes d’être élevés pour le combat ; quand ils ont atteint l’âge d’un an, un des vaqueros qu’on appelle le connaisseur, le conocedor, leur fait passer une espèce d’examen ; monté sur un cheval vigoureux, il les charge, la pique (garrocha) au poing, pour juger de leurs dispositions ; ceux qui prennent la fuite, ou reçoivent le choc avec trop de mollesse, sont mis de côté comme indignes de périr par l’épée ; condamnés à devenir des bœufs, ils porteront le joug ou seront engraissés pour la boucherie. Quant à ceux qui annoncent de la bravoure, ils sont marqués au moyen d’un fer chaud, opération qui s’appelle la herradura ; au bout de quelque temps, le jeune sujet devient un novillo ; il doit alors subir une nouvelle épreuve, mais comme il a déjà acquis assez de force pour devenir dangereux, il faut qu’il soit préalablement embolado. Cette opération, qui n’est pas toujours des plus faciles, se fait au moyen d’une machine assez compliquée, composée de pièces de bois destinées à assujettir la tête de l’animal ; une fois qu’elle est solidement fixée, on garnit ses cornes comme on ferait pour moucheter la pointe d’un fleuret. Si la seconde épreuve est satisfaisante, les novillos sont élevés pour le combat, autrement dit pour la mort ; aussi les appelle-t-on toros de muerte.

Les novilladas, ou courses de novillos, sont ordinairement dédaignées dans les grandes villes ; elles sont réservées aux petites localités, qui ne peuvent subvenir aux dépenses considérables occasionnées par une course de toros de muerte ; mais les vrais aficionados méprisent les novilladas comme de vains simulacres ; c’est pour eux comme un drame sans dénoûment, puisque le novillo, après avoir reçu quelques coups de pique et quelques paires de banderilles, rentre paisiblement à l’étable pour servir de nouveau à la prochaine occasion.

C’est vers l’âge de cinq ans que les toros de muerte sont jugés dignes de figurer dans une corrida : il s’agit alors de les diriger vers la ville ou ils doivent être sacrifiés à la curiosité publique. Ce voyage des taureaux n’est pas exempt de danger, car il s’agit de diriger une troupe d’animaux farouches que la vue du premier objet venu peut mettre en fureur ; il serait même tout à fait impossible d’en venir à bout sans les cabestros.

Les cabestros sont de grands bœufs, ordinairement d’un pelage clair, et parfaitement inoffensifs malgré la longueur de leurs cornes ; ils paissent dans les pâturages en compagnie des taureaux qui, habitués à eux dès l’âge le plus tendre, les suivent avec une étonnante docilité ; pour diminuer les risques d’accidents, le voyage des taureaux a presque toujours lieu pendant la nuit. Les cabestros ouvrent la marche, et sont appuyés par les vaqueros qui, la pique au poing, chargent les animaux récalcitrants.

Taureaux de combat conduits à Valence pendant la nuit. — Dessin de G. Doré.

La rencontre d’un de ces troupeaux de taureaux nous remit tout naturellement en mémoire l’aventure de don Quichotte lorsque, campé au beau milieu d’un grand chemin, il défia les passagers et voyageurs, chevaliers, écuyers, gens à pied et à cheval, de soutenir que toutes les beautés et grâces de la terre surpassaient celles de la dame de son âme, Dulcinée du Toboso :

« Le sort, qui menait ses affaires de mieux en mieux, ordonna que, peu de temps après, il se découvrît sur le chemin une multitude d’hommes à cheval, beaucoup d’entre eux avec des lances à la main, cheminant tous en troupe serrée, et en grande hâte. Ceux qui se trouvaient avec don Quichotte ne les eurent pas plus tôt aperçus que, tournant le dos, ils s’écartèrent bien loin du chemin, parce qu’ils comprirent que, s’ils attendaient, il leur pourrait arriver quelque malheur. Don Quichotte seul, d’un cœur intrépide, resta ferme, et Sancho Pança s’abrita derrière la croupe de Rossinante. Arriva la troupe des lanciers, et un d’eux, qui marchait en avant, commença à crier à haute voix à don Quichotte : « Homme du diable ! retire-toi du chemin, car ces taureaux te vont mettre en morceaux.

— Eh ! canaille, répondit don Quichotte, pour moi il n’y a pas de taureaux qui vaillent, fussent-ils des plus braves entre ceux que le Jarama nourrit sur ses rives. Confessez, malandrins, confessez d’une seule voix la vérité de ce que j’ai publié ici, sinon vous êtes en guerre avec moi. »

« Le vaquero n’eut pas le temps de répondre, ni don Quichotte celui de se détourner, quand même il l’eût voulu ; et ainsi le troupeau des taureaux de combat et celui des paisibles cabestros, avec la multitude des vaqueros et autres gens qui les menaient à une ville où, le lendemain, on devait les combattre, tout cela passa sur don Quichotte, sur Sancho, Rossinante et le grison, les jetant tous à terre, et les faisant rouler sur le sol. Sancho resta moulu, don Quichotte épouvanté, le grison assommé et Rossinante fort peu catholique. »

Avant d’arriver au terme de leur voyage, les taureaux s’arrêtent ordinairement dans un endroit peu distant de la ville ; de là, les vaqueros les conduisent rapidement jusqu’à la plaza, la veille de la course. Ce dernier voyage n’est pas non plus sans danger pour les passants et pour les gens du peuple qui, très-avides de tout ce qui touche aux taureaux, se portent en foule à leur passage ; pour ceux qui ne peuvent, faute de quelques réaux, assister à la course, l’encierro est un plaisir et un dédommagement gratis.

Une fois arrivés à la plaza, les taureaux sont enfermés dans le corral (étable) en attendant qu’on procède à l’apartado ; c’est le nom qu’on donne à une opération qui consiste à les faire passer un à un dans une espèce de cellule étroite et obscure qu’on appelle le toril. Le toril est la dernière prison du taureau, prison qu’il ne doit quitter que pour aller au combat, c’est-à-dire à la mort. L’apartado a lieu quelques heures avant la course ; les aficionados et même les aficionadas s’y donnent rendez-vous, comme chez nous les sportsmen dans l’enceinte du pesage ; seulement, c’est un plaisir beaucoup moins dispendieux, puisqu’il ne coûte qu’une modeste peseta, environ un franc.

On introduit les cabestros dans l’enceinte où sont réunis les taureaux, qui, sans doute pour se faire les cornes, s’amusent à échanger de temps en temps quelques horions. L’arrivée des pacifiques cabestros au milieu de la troupe belliqueuse met de suite fin à ces escarmouches ; un des vaqueros appelle un cabestro, une porte s’ouvre pour lui donner passage, et un taureau le suit jusque dans un compartiment où on le laisse seul. Le cabestro est ramené dans l’enceinte, et le même manége se répète autant de fois qu’il y a de taureaux. Au-dessus des divers compartiments ou cellules, règne une espèce de galerie avec balustrade à hauteur d’appui, où viennent aboutir des cordes servant à ouvrir et à refermer les portes de chaque cellule ; les taureaux y sont placés suivant l’ordre qu’ils doivent occuper dans le combat, car chacun d’eux a un nom particulier, tout comme les chevaux de course.

L’opération de l’apartado dure quelquefois assez longtemps, à cause des complications qui surviennent ordinairement. Ainsi, il arrive qu’au moment où le cabestro sort de l’enceinte, deux taureaux, au lieu d’un, se précipitent sur ses pas ; il s’agit alors de faire rétrograder celui qui a devancé son tour ; il arrive encore parfois qu’un taureau entre dans une cellule qui ne lui était pas destinée : il faut alors l’en faire sortir, pour l’obliger à passer dans une autre ; tous ces changements ne s’effectuent pas sans quelques rigoureux coups de pique, administrés par les vaqueros du haut de la galerie, et auxquels les taureaux répondent par des coups de cornes qui font trembler les planches de la cloison. C’est au milieu de ces préparatifs que les aficionados viennent étudier les allures de chaque taureau, et juger de ses dispositions ; nous avons vu des connaisseurs qui se trompaient rarement dans le jugement qu’ils portaient sur chaque animal.

Les courses ont régulièrement lieu à Madrid, tous les lundis, depuis Pâques jusqu’à la Toussaint ; dans les villes de province, on en donne de temps en temps, ordinairement à l’occasion des principales fêtes, mais rarement l’hiver, car le froid fait perdre aux taureaux beaucoup de leur furie ; en outre, le plus grand nombre des spectateurs étant à ciel découvert, ils risqueraient fort d’être gelés sur place sous un climat comme celui de Madrid, où assez souvent le froid est tout aussi vif qu’à Paris. La douceur des hivers dans le royaume de Valence et en Andalousie permet quelquefois d’y donner des courses en cette saison. Ainsi, à Séville, il nous est arrivé d’en voir une très-brillante au mois de décembre.

Il est peu de villes en Espagne qui n’aient leur plaza de toros. Ordinairement ces amphithéâtres appartiennent aux municipalités ou aux hospices, — qui en tirent d’assez bons revenus en les affermant aux asentistas ; l’asentista est exactement ici ce qu’est l’impresario en Italie : il entreprend à ses risques et périls de donner les combats de taureaux, comme l’impresario donne des représentations d’opéras ou de drames. Les frais occasionnés par une corrida sont quelquefois assez considérables : ainsi la plaza de Madrid se loue environ sept mille francs pour une seule course ; les taureaux coûtent fort cher : ceux de certaines ganaderias vont jusqu’à huit cents francs, et quelquefois au delà.

Le nombre des taureaux tués en une seule course varie entre six et huit ; il arrive quelquefois à neuf, quand, à la demande du public, on accorde le toro de gracia. Nous avons même vu des courses où dix taureaux ont été tués. Les chevaux, auprès desquels Rossinante eût été une merveille, se payent rarement plus d’une cinquantaine de francs ; il est vrai qu’il n’en faut pas moins de vingt ou trente par course.

Quant à la cuadrilla, c’est ainsi qu’on appelle la troupe des toreros, elle est largement rétribuée ; le prix, qui s’élève parfois à plusieurs milliers de francs, varie naturellement suivant le renom et l’habileté des sujets : souvent c’est la première épée qui prend à sa charge toute la cuadrilla, picadores, banderilleros et chulos, et traite de son côté avec les asentistas. On comprend donc qu’il en coûte quelquefois à ceux-ci jusqu’à une vingtaine de mille francs pour organiser une belle course ; cela ne les empêche pas de réaliser d’assez beaux bénéfices, d’abord parce que le prix des places est fort élevé, ensuite parce que les plazas de toros sont beaucoup plus vastes que nos cirques et nos hippodromes : il en est qui peuvent recevoir quinze mille, et même, assure-t-on, jusqu’à vingt mille spectateurs. La plaza de Jerez de la Frontera, celle de Madrid et celle de Valence, qui vient d’être reconstruite tout récemment, sont citées comme les plus vastes de l’Espagne.

Quelques jours avant la course, on voit les murs de la ville tapissés d’affiches de toutes couleurs et de dimensions gigantesques : nous en avons rapporté quelques unes de près de deux mètres de hauteur ; ces affiches donnent le programme très-détaillé de la corrida ; elles indiquent les noms des toreros et ceux des taureaux, ainsi que les ganaderias ; elles se terminent quelquefois par des avis au public, concernant la police de la course, dont certains articles sont des traits de mœurs assez amusants ; on pourra s’en convaincre en lisant le fac-simile d’une de ces affiches que nous reproduisons ci-contre.

En outre, on distribue aux spectateurs de petits programmes, contenant plusieurs colonnes laissées en blanc dont chacune est destinée à noter les coups de pique, les chutes de picadores, les chevaux morts et blessés, les coups d’épée, etc. Les aficionados les plus passionnés, qui tiennent à conserver une statistique exacte des différents horions donnés et reçus pendant la course, en prennent soigneusement note en piquant sur ce papier, au moyen d’une épingle, autant de petits trous, exactement comme font les joueurs à Baden ou à Hombourg pour marquer les différents coups de la roulette. On peut dire que presque tous les trous faits dans le programme correspondent à autant d’autres trous dans la peau d’un taureau ou dans celle d’un cheval, et quelquefois, hélas ! dans celle d’un torero. Un de ces programmes ou estados, que nous donnons tel que nous l’avons scrupuleusement pointé pendant une course à Valence, montre à quel joli total de chutes et de coups on peut arriver pendant les deux heures que dure la funcion : 31 chevaux, tués ou blessés par huit taureaux, qui eux-mêmes ont reçu vingt-neuf estocades ou piqûres, et vingt-cinq chutes de picadores. Qu’on prenne maintenant ces chiffres pour base et qu’on se reporte aux fêtes données à Madrid en 1833 à l’occasion desquelles furent tués quatre-vingt-dix-neuf taureaux dans une seule semaine, on trouvera, par un calcul bien simple, trois cent quatre-vingts chevaux tués ou blessés, trois cent soixante-deux estocades, et le reste à l’avenant.

Estado (état) pour la course de taureaux du dimanche 7 octobre.

La disposition intérieure des amphithéâtres est à peu près la même partout. L’arène, el redondel, parfaitement circulaire, comme l’indique son nom, est garnie d’un sable fin qui empêche les combattants de glisser. Autour du redondel s’élève une muraille en planches de la hauteur d’un homme, couverte d’une peinture rouge dont la nuance est exactement celle du sang. De chaque côté de ces planches, qu’on appelle las tablas ou los tableros, un marchepied, composé d’une pièce de bois formant saillie, règne circulairement et aide les toreros à franchir la barrière d’un seul bond, lorsque le taureau les poursuit de trop près. Les tablas sont percées de quatre portes qui se font face et qui s’ouvrent à deux battants. La principale communique avec le toril et a l’honneur de livrer passage à chaque taureau ; les autres servent pour le service de la place. Tout autour de l’arène existe une espèce de couloir ou de ruelle qu’on appelle valla ou callejon, fermée d’un côté par les tablas et de l’autre par une seconde barrière, au-dessus de laquelle s’élèvent les gradins destinés aux spectateurs ; ces gradins sont tantôt en bois, tantôt en pierre ; les places les plus recherchées par les vrais amateurs sont celles du premier rang, d’où l’on peut voir de près tous les incidents du combat, et même toucher de la main le taureau lorsqu’il vient à franchir les tablas ; pour empêcher l’animal de sauter jusqu’aux gradins, on tend circulairement une forte corde retenue par des montants en fer : cette barrière de corde a fait donner à ces places le nom de delanteras de cuerda ou de barrera ; on les appelle aussi barandillas.

Les noms des différentes places varient beaucoup, suivant les villes ; cependant on appelle ordinairement gradas les degrés qui s’élèvent immédiatement au-dessus des delanteras ; les gradins supérieurs sont appelés teudidos ; ce sont les places à bon marché ; plus haut encore sont les tabloncillos, puis enfin les palcos ou loges couvertes.

Toutes ces places se divisent, suivant qu’elles sont exposées au soleil ou à l’ombre, en asientos de sol et de sombra ; quelquefois même il y a une classe intermédiaire qu’on désigne sous le nom de sol y sombra, c’est-à-dire que pendant une partie de la course on est au soleil, et pendant l’autre à l’ombre. Ces distinctions influent naturellement sur les prix : ainsi les places à l’ombre varient ordinairement entre dix et vingt-quatre réaux, deux francs cinquante centimes et six francs, tandis que celles au soleil ne coûtent guère que moitié.

À Valence, non-seulement la plaza de Toros appartient à l’hospice, mais elle est exploitée directement par ses administrateurs qui, au lieu de la louer à des asentistas, se font eux-mêmes entrepreneurs ; aussi, deux jours avant les courses annoncées, eûmes-nous soin de nous rendre à cet établissement de bienfaisance pour nous assurer les meilleures places, c’est-à-dire des delanteras de barrera. Depuis que nous étions à Valence, attendant avec impatience les courses annoncées, nous avions eu le temps d’étudier à notre aise les dispositions intérieures de la plaza monumentale que l’hospice vient de faire construire ; ce splendide amphithéâtre, d’une architecture excellente, est sans contredit le plus beau de la Péninsule. La cuadrilla, au grand complet, arriva enfin, et descendit à notre hôtel, la fonda de la Esperanza, ce qui nous permit d’examiner de près ces fameux toreros que nous devions voir à l’œuvre le lendemain. Disons en passant que par toreros on entend indistinctement tous ceux qui prennent part aux combats de taureaux ; quant aux mots torcador et matador, qui riment à merveille, et font on ne peut mieux comme titres d’opéras-comiques, ils ne sont nullement usités en Espagne.

Le torero est presque toujours Andalous ; celui qui ne l’est pas ne tarde pas à le devenir au contact de ses camarades ; l’Andalousie est la terre classique de la tauromachie, et les toreros portent toujours hors de la plaza le costume de cette province, le sombrero calañes, chapeau aux bords retroussés qu’on a tant parodié chez nous dans ces derniers temps ; le marselles, veste courte aux riches broderies, et la faja, large ceinture de soie ; en hiver ils y ajoutent le capote, manteau de drap doublé de velours grenat. N’oublions pas, comme signe caractéristique, la coleta, petite tresse de cheveux de la longueur et de la grosseur du doigt tombant sur la nuque, et que les toreros laissent pousser pour y attacher la moña, espèce de chignon de soie noire qui fait partie de leur costume de combat, ainsi que le jabot plissé qui orne toujours leur poitrine.

Les toreros, constamment appelés d’une ville à une autre, ont une existence des plus nomades ; ce sont des gens de joyeuse vie, amis du faste et de la fantaisie, de rumbo y de trueno, comme ils disent ; buvant du meilleur xerez et fumant des puros de la vuelta de Abajo, ils dépensent facilement et au jour le jour un argent qui est quelquefois le prix de leur sang.

Le grand jour de la corrida arriva enfin : c’était un dimanche, la fête promettait d’être splendide. La cuadrilla réunissait les premiers sujets de l’Espagne : Antonio Sanchez, si connu sous le nom du Tato, la meilleure épée du jour ; Calderon, un picador vaillant comme le Cid, et le Gordito, un banderillero dont l’adresse égale la témérité.

Le picador Calderon. — Dessin de G. Doré.

Une ville espagnole présente un jour de course un spectacle des plus curieux ; une animation extraordinaire contraste avec le calme des autres jours ; nous ne rencontrions que gens qui allaient et venaient : les uns cherchaient leurs amis pour se réunir par groupes ; d’autres, les retardataires, se dirigeaient en foule vers l’hospice pour y prendre leurs billets ; toute la ville était en liesse. Derrière les grands rideaux de toile rayée, on entendait le bourdonnement sourd des guitares ou le grincement métallique des citaras ; les paysans arrivaient en troupes serrées, les uns à pied, les autres sur leurs petits chevaux noirs couverts de la mante rayée en guise de selle. La huerta tout entière avait envahi Valence en costume de gala, les brunes labradoras avaient mis leurs plus beaux bijoux. Depuis le matin les plus splendides modèles défilaient devant nous ; Doré les dévorait des yeux et en était ébloui ; nous ne suffisions pas à tailler ses crayons. Tout à coup, à l’angle d’une rue, apparut un picador en grand costume, fièrement campé sur son cheval : « C’est Calderon ! » nous dit un de nos amis, un Valencien pur sang, aficionado consommé, qui se rendait avec nous à la course. La foule se rua vers le picador en poussant des cris de : Ole ! señor Calderon ! Les chapeaux volaient en l’air, c’était à qui l’approcherait de plus près et le toucherait de la main ; bientôt il fut rejoint par les quatre autres picadores ; la foule enthousiaste augmentait à chaque instant, et devint bientôt si serrée qu’ils furent obligés de marcher l’un devant l’autre. Peu après la masse imposante de l’amphithéâtre se dessina, éclairée par un soleil éblouissant ; nous suivîmes le torrent, et au bout de cinq minutes nous étions installés aux places du premier rang, impatients d’assister au drame qui allait se jouer devant nous.

Ch. Davillier.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voyez pages 289 et 305.
  2. Histoire des faïences hispano-moresques, par M. J. C. Davillier. Paris, 1861, Victor Didron.