Voyage en Espagne (Doré et Davillier)/03

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VALENCE.

Valencia del Cid. — Les labradores et les costumes. — La Llotja de seda. — L’orchata de chufas. — La Seu. — Le Guadalaviar. — Les irrigations et le tribunal des eaux. — La bondurria, la citara et la dulzayna.


Valence a les clochers de ses trois cents églises,

a dit Victor Hugo dans une de ses Orientales. Il y avait déjà plus de deux heures que nous avions quitté Murviedro, et il nous tardait fort de découvrir quelques-uns des clochers annoncés par le poëte : nous les cherchions comme les navigateurs cherchent le phare qui doit les guider vers le port après une longue traversée, car depuis Barcelone nous avions passé en diligence quarante heures bien comptées, avec une chaleur et une poussière abominables, et Dieu sait par quels chemins ! Nous aperçûmes enfin une majestueuse construction entourée de beaux palmiers : c’était le couvent de San Miguel de los Reyes, Saint-Michel des Rois, bâti au seizième siècle avec des pierres arrachées aux monuments antiques de Sagonte. Un quart d’heure après nous faisions notre entrée dans la ville du Cid, la muy noble, inclita antigua, leal, insigne, magnifica, ilustre, sabia, coronada, y jamas acabada de celebrar ciuda de Valencia del Cid, c’est-à-dire la très-noble, célèbre, antique, loyale, insigne, magnifique, illustre, savante, couronnée, et jamais assez célébrée ville de Valence du Cid. Tels sont les modestes titres que lui donnent ordinairement ses chroniqueurs ; cette longue énumération paraît peut-être tant soit peu emphatique : cependant il n’est guère de villes d’Espagne qui ne s’attribuent une kyrielle d’épithètes semblables. Valence, il faut le dire, les mérite mieux que toute autre : son ciel toujours bleu a été célébré par les poëtes arabes. Où trouver en Europe un climat plus doux que le sien ? Les arbres des tropiques y croissent en plein air, et on y cueille au mois de décembre des primevères et des violettes ; l’hiver y est à peine connu, et un auteur assure qu’on n’y a vu que deux fois en cinq siècles des gelées blanches et des brouillards.

L’entrée de Valence, avec ses murs d’enceinte crénelés, ses tours à mâchicoulis, présente tout à fait l’aspect d’une ville moresque ; les rues sont étroites et tortueuses, et les maisons, blanchies à la chaux suivant l’usage arabe, sont toutes ornées de balcons, auxquels on voit apparaître quelques brunes Valenciennes à moitie cachées derrière de longs rideaux d’étoffe rayée ou de lourdes nattes de jonc qu’on appelle esteras ; d’une maison à l’autre sont tendues de grandes toiles, tendidos, comme dans quelques villes du midi de la France.

Hommes du peuple, à Valence. — Dessin de G. Doré.

Il est peu de provinces en Espagne qui aient conservé un caractère moresque aussi tranché que Valence. Le costume, notamment, doit avoir fort peu changé depuis plusieurs siècles ; celui des paysans, parfaitement approprié au climat, fait ressortir on ne peut mieux la couleur bronzée de leur teint, basané comme celui d’un Bédouin ; la coiffure est des plus simples, elle se compose d’un mouchoir aux couleurs éclatantes, roulé autour de la tête et s’élevant en pointe ; c’est évidemment un souvenir du turban oriental ; parfois ils y ajoutent un chapeau de feutre ou de velours noir, aux bords relevés comme ceux du sombrere calanes des Andalous, mais à la forme plus pointue ; quelques-uns de ces chapeaux atteignent des dimensions invraisemblables ; la chemise est attachée au cou par un large bouton double, comme en portent encore nos paysans dans certaines provinces reculées. Il est rare que les Valenciens portent la veste, mais les jours de fête ils mettent le gilet de velours vert ou bleu aux nombreux boutons formés de piécettes d’argent ou de cuivre argenté ; quant au pantalon, il est remplacé par un très-large caleçon de toile blanche, zaraguelles de lienzo, qui rappelle beaucoup les fustanelles des Albanais et qui flotte jusqu’à la hauteur du genou ; les araguelles sont retenues par une large ceinture de soie ou de laine, rayées de couleurs éclatantes ; les bas, quand ils en portent, sont sans pied, ce qui les fait ressembler aux cnémides des guerriers antiques ; quant à la chaussure, elle consiste invariablement en alpargatas de chanvre tressé et battu, qu’on appelle aussi espardines, laissant le cou-de-pied à découvert, et fixées au moyen d’un large ruban bleu qui s’enroule autour de la jambe comme les cordons d’un cothurne de tragédie. Mais la partie la plus importante, la plus caractéristique du costume, c’est la mante, longue pièce d’étoffe de laine aux raies de couleurs éclatantes : un Valencien ne sort jamais sans sa mante, qu’il porte tantôt roulée autour du bras, tantôt négligemment jetée sur l’épaule, ou bien drapée sur la poitrine, appuyant sur un bâton posé derrière le cou ses deux bras nus ; alors les deux bouts retombent de chaque côté en agitant leurs innombrables franges. C’est à Valence que se fabriquent ces mantes, qui sont aussi expédiées dans toute l’Espagne. Ce n’est pas seulement un vêtement : les coins relevés servent à contenir les provisions qu’on a achetées au marché ; s’il faut monter à cheval, on la plie en quatre et voilà une selle des plus élégantes ; la nuit, quand on doit à la belle étoile, ce qui n’est pas rare l’été, on étend sa mante sur le sol et se faisant un oreiller de son coude on s’endort sans plus de façon. Il serait très-difficile de dire ce que peut durer cette mante ; il y en a qui servent probablement plus d’une génération, si on en juge par les tons roussis, par les couleurs indéfinissables qu’elles finissent par acquérir.

C’est au marché qu’il faut voir tous ces laboureurs, labradores de la huerta, apporter leurs oranges encore garnies de feuilles, des régimes de dattes fraîchement cueillis et des grappes de raisin, aux grains énormes et dorés, vraiment dignes de la terre de Chanaan. Ces merveilleux fruits sont vendus par de gracieuses Valenciennes, dont quelques-unes sont remarquablement belles ; leurs cheveux, noirs comme l’aile d’un corbeau, sont roulés en nattes arrondies sur les tempes et ramenés derrière la nuque en un énorme chignon ; ce chignon est traversé par une longue aiguille d’argent doré qui se termine à chaque extrémité par un large bouton orné de fausses émeraudes ou de nombreuses perles fines : pendant notre séjour à Valence, nous allions tous les matins faire notre promenade au marché, et Doré y fit une ample moisson de types ravissants.

Labradores (laboureurs) valenciens.

Les Valenciens ont la réputation d’être à la fois gais et cruels ; je ne sais plus quel poëte, après avoir décrit le costume de la Folie, ajoute qu’elle porte en guise de grelots des têtes de Valenciens :

Y lleva por cascabellos
Cabezas de Valencianos.

Si on en croit le proverbe, le royaume de Valence serait un paradis habité par des démons : Paraiso habitado por demonios ; mais comme à côté de tout proverbe il y en a un autre diamétralement opposé, on peut citer celui-ci non moins connu : En Valencia la carne es yerba, la yerba es agua, el hombre mujer, y la mujer nada, c’est-à-dire qu’à Valence la viande est de l’herbe, l’herbe est de l’eau, l’homme est femme et la femme n’est rien.

Maraîchers valenciens. — Dessin de G. Doré.

Nous croyons que la férocité des Valenciens a été très-exagérée. Sauf une querelle au jeu de boules qui menaçait de tourner au sérieux, nous n’avons eu à noter aucune scène tragique. Nous avons maintes fois parcouru les environs de Valence, et nous n’y avons jamais rencontré que des gens très-inoffensifs et fort obligeants malgré leur air tant soit peu rébarbatif. Un jour que nous faisions une promenade à pied dans la huerta, un orage tropical fondit sur nous tout à coup, et nous eûmes bien juste le temps de nous réfugier dans la barraca ou cabane d’un labrador. Notre hôte, après nous avoir fait asseoir, nous offrit quelques fruits, et voulut nous faire goûter son vin noir et sucré ; quand nous prîmes congé de lui, il refusa obstinément une pièce d’argent que Doré lui offrait : il me fallut employer tout ce que je possédais du dialecte valencien pour lui faire accepter la peseta destinée à acheter quelques joujoux pour les ninos.

Une querelle de joueurs de boules, à Valence. — Dessin de G. Doré.

Le dialecte valencien, un peu moins rude que le catalan et que le majorquin dont il se rapproche beaucoup, n’a que peu d’analogie avec le castillan, avec l’espagnol proprement dit ; il ressemble assez au patois qu’on parle dans le midi de la France, et il a la même origine, la langue limousine du moyen âge ; un assez grand nombre de mots, par exemple ceux qui servent pour la numération, sont les mêmes qu’en français.

Sur la place du Marché, se trouve la Lonia de seda, la Bourse de la soie, ou la Llotja, comme disent les Valenciens. Ce nom rappelle la Loggia des villes d’Italie, et la chose est à peu près la même : c’est là qu’au moyen âge les marchands de soie venaient traiter leurs affaires ; aujourd’hui encore le commerce de la soie est très-important à Valence, et on en voit une grande quantité suspendue en énormes tresses blondes aux murailles de la Llotja.

Jeune femme, au marché de Valence. — Dessin de G. Doré.

L’architecture du monument, des plus gracieuses, porte tous les caractères de la fin du quinzième siècle ; la façade est surmontée de créneaux en forme de couronne qui lui donnent un air tout à fait héraldique ; quant à l’intérieur, il est de la plus merveilleuse élégance. Qu’on se figure une salle immense dont la voûte haute comme celle d’une cathédrale, est supportée par des rangées de colonnes torses semblables à d’énormes câbles de pierre ; dans le fond, une large porte, surmontée d’une ogive élégante, laisse apercevoir un jardin planté de citronniers et d’orangers, aussi vieux peut-être que le monument.

C’est dans les environs de la Llotja que se trouvent les orchaterias, où on va prendre la délicieuse boisson qu’on appelle orchata de chujas : c’est comme un sorbet à la neige, fait avec du lait d’une espèce d’amande de terre dont le goût et la grosseur rappellent assez une noisette. La chufa, qui est tout à fait inconnue chez nous, n’est autre que le cyperus esculentus de Linné, détail que nous aurions toujours ignoré probablement, sans un de nos amis, savant professeur de l’université de Valence. Dans la plupart des villes d’Espagne, on trouve des orchaterias de chutfas ; cette industrie est exclusivement exercée par des Valenciens, qui débitent leur orchata sans quitter le costume de leur province.

La cathédrale, appelée aussi la Seu, comme en Catalogne, offre un mélange de tous les styles qui se sont succédé depuis le treizième siècle jusqu’à l’époque actuelle ; comme dans toutes les églises espagnoles, l’intérieur est très-sombre et ce n’est qu’à certaines heures que quelques rayons de soleil, pénétrant dans la nef, permettent d’entrevoir d’assez bons tableaux de l’école valencienne.

Une des chapelles a conservé sans altération aucune son aspect du quinzième siècle : c’est une très-haute salle voûtée dont les murs sont ornés de toutes sortes d’engins guerriers du moyen âge et d’énormes chaînes de fer suspendues en guirlandes, qui servaient, dit-on, à fermer l’entrée du port de Marseille, et furent déposées là comme ex-voto par un roi d’Aragon.

Vieille femme de Valence. — Dessin de G. Doré.

Le clocher de la cathédrale, qui est assez élevé, s’appelle le Micalet ou Miguelete, du nom d’une énorme cloche pesant deux cent quinze quintaux, qui fut bénie le jour de Saint-Michel et qui sert à annoncer aux laboureurs de la huerta les heures des irrigations. Rien ne saurait donner une idée de la vue splendide dont on jouit du haut du Micalet : toute la ville s’étend à vol d’oiseau avec ses maisons aux terrasses blanches et les dômes de ses nombreuses églises dont les tuiles brillent au soleil comme du cuivre poli ; autour de la ville, la huerta s’étend à perte de vue comme une immense ceinture verte, avec un horizon de montagnes bleues et roses gracieusement baignées d’une lumière transparente ; l’Albufera, grand lac qui se confond avec la mer, sur laquelle des voiles brillent çà et là, et le port de Grao, dont les navires élèvent leurs mâts qui se confondent avec les palmiers. C’est surtout une heure avant le coucher du soleil que nous aimions à jouir de ce spectacle, sans pouvoir jamais nous en rassasier.

Valence a deux charmantes promenades, l’Alameda Glorieta, sur les deux rives opposées du Guadalaviar. Là on se fait une idée de la douceur du climat de Valence. Toutes sortes d’arbres des tropiques, tels que des bambous énormes, des chirimoyas et des bananiers, y sont cultivés en plein air et s’y émaillent de fruits parfaitement mûrs.

Jeune femme de Valence. — Dessin de G. Doré.

Le Guadalaviar ou Turia, malgré ses quatre beaux ponts de pierre, est absolument à sec les trois quarts de l’année. En revanche, il déborde quelquefois l’hiver et cause des dégâts terribles. Depuis les montagnes de l’Aragon, où cette rivière prend sa source, les riverains lui font de nombreuses saignées pour les irrigations ; aussi l’été est-elle souvent sans une goutte d’eau.

Les irrigations sont depuis des siècles la principale source de la richesse du pays ; bien avant 1238, année de la conquête par Jayme ou Jacques Ier el Conquistador, les Arabes avaient mis à exécution le vaste projet de dériver au moyen de huit canaux principaux les eaux du Guadalaviar, qui allaient se perdre dans la Méditerranée ; ces canaux existent encore. Le plus important, celui de Moncada, est comme la grande artère qui se subdivise en un nombre infini de veines ou canaux plus petits, nommés acequias, chargés de porter la fertilité jusque dans les moindres champs de la huerta. Grâce aux plus ingénieuses combinaisons de digues, azudes, qui permettent d’élever et d’abaisser le niveau à volonté, les Arabes surent éviter deux inconvénients opposés : celui de ne pas donner assez d’eau à un champ, et celui de l’inonder outre mesure. Chaque champ est arrosé à manta, c’est-à-dire que l’eau s’y répand en nappe, et couvre la surface comme ferait un vaste manteau. Retenue par un bourrelet de terre qui entoure le champ, l’eau s’écoule chez le voisin quand la terre a assez bu.

La fertilité des environs de Valence est proverbiale : la terre ne se repose jamais, et une récolte ne tarde pas à être remplacée par une autre. Nous avons vu des tiges de maïs qui atteignaient cinq mètres de hauteur, et il y en a qui arrivent à huit mètres. La culture du riz, importante dans la huerta, est malheureusement insalubre, car elle a lieu dans des terrains marécageux dont les émanations occasionnent quelquefois des fièvres.

Labrador valencien. — Dessin de G. Doré.

L’importance des irrigations fait qu’on entend quelquefois parler de voleurs d’eau : c’est ainsi qu’on appelle ceux qui la détournent à leur profit, en la gardant plus longtemps qu’ils n’y ont droit. Pour juger les cuestones de riego (les questions d’arrosage), on a créé, il y a déjà huit siècles, le tribunal des eaux. Ce singulier tribunal fut, dit-on, institué par Al-Hakem-Al-Mostansir-Bilah, vers l’an 920. Jayme el Consquistador, qui eut le bon esprit de conserver en partie les lois et usages des vaincus, se garda bien de toucher à cette institution, qui s’est maintenue jusqu’à nos jours dans sa forme primitive, et avec toute la simplicité orientale. C’est bien la justice la plus patriarcale qu’on puisse imaginer : pas de soldats ni de gendarmes, pas d’huissiers pour appeler les causes, pas d’avocats ni d’avoués pour représenter les parties ; les juges ou sindicos sont de simples laboureurs élus par des laboureurs. Tous les jeudis, à midi, la cort dos acequieros (la cour des eaux) se réunit en plein air devant le portail latéral de la Seu, ce qui fait qu’on l’appelle aussi quelquefois la cort de la Seu (la cour de la cathédrale). Nous n’eûmes garde de manquer l’audience, et avant midi nous étions au premier rang, mêlés à la foule des labradores. Les juges, représentant les acequias de la huerta, étaient à leur poste et siégeaient sur un simple canapé recouvert de velours d’Utrecht, appartenant au chapitre de la cathédrale, lequel est tenu de fournir les siéges. Il paraît que cette obligation remonte à l’époque où une mosquée occupait l’emplacement actuel de la cathédrale ; la mosquée a été détruite par les chrétiens, mais cette espèce de servitude s’est conservée. Le canapé compose tout le mobilier du tribunal : une table serait inutile, car l’usage du papier, des plumes et de l’encre est tout à fait inconnu à ces juges vraiment bibliques, qui nous rappelaient le roi saint Louis rendant la justice sous le chêne du bois de Vincennes.

Le tribunal des eaux, à Valence. — Dessin de G. Doré.

La cloche du Micalet ayant sonné midi, la séance commença. Les premiers plaideurs qui se présentèrent étaient deux robustes paysans vêtus du costume national. Le plaignant exposa ses griefs en les appuyant des gestes les plus énergiques, auxquels son adversaire ne se fit pas faute de répondre avec une véhémence pour le moins égale à la sienne. Le sindico de leur acequia, gros laboureur dont la mine prospère faisait penser à Sancho, écouta les parties, tranquillement assis sur son canapé, puis se leva et les interrogea. La cour, dont les membres portaient le même costume que les plaideurs, délibéra et rendit ensuite son jugement. Le gros sindico, qui n’avait pas pris part à la délibération, fit connaître la sentence. La cour condamnait le définquant à soixante sueldos, environ onze francs d’amende. Ce fut ensuite le tour de quelques autres ; et, au bout d’une heure, la séance étant levée, les juges et plaideurs reprirent le chemin de l’hostal où ils avaient laissé leurs montures.

Malgré la forme si simple du tribunal des eaux, ses jugements ont toute l’autorité de ceux des tribunaux ordinaires, et on assure qu’il est très-rare que les délinquants refusent de s’y soumettre.

La place étant devenue déserte, nous. nous approchâmesdu portail, dont le tympan est orné d’un bas relief représentant la Vierge assise au milieu de séraphins. De la voussure de l’ogive se détachent les statues des douze apôtres, d’où est venu le nom de Puerta de los Apôstoles. Pendant que nous étions absorbés dans cette contemplation, un bruit étrange frappa nos oreilles : c’était comme un vague bourdonnement mêlé de voix nasillardes et accompagné d’accords d’un timbre aigre et métallique. « Voilà des chanteurs d’oraciones, dis-je à Doré ; allons les écouter de plus près. » Nous fîmes le tour de l’église et nous aperçûmes, adossés à une vieille porte romane, deux ciegos ou aveugles, drapés dans les lambeaux de leurs mantes. Ils chantaient des oraciones, c’est-à-dire des espèces de litanies en l’honneur de divers saints, sur un rhythme étrange et avec les modulations les plus inattendues. Le plus jeune des deux, le ténor, s’accompagnait sur la bandurria, tandis que le baryton, beau vieillard coiffé d’un vieux chapeau de velours à larges bords, plaquait des accords sur la citara, en s’interrompant de temps à autre pour implorer la charité de l’auditoire. Les deux instruments dont jouaient nos chanteurs sont particuliers au royaume de Valence, bien que la guitare y soit en faveur comme dans les autres provinces d’Espagne.

Ciegos (aveugles) à la porte de Seu (cathédrale) de Valence. — Dessin de G. Doré.

La citara, d’une forme plus gracieuse que la guitare, est plus petite et plus aplatie ; elle est garnie de neuf cordes métalliques dont les trois premières s’accordent à l’octave l’une de l’autre, les trois secondes à la quinte relative des premières, et les trois dernières à la quinte relative des secondes. La bandurria, beaucoup plus petite, ressemble un peu à la mandoline italienne ; elle est garnie de douze cordes, et se joue, ainsi que la citara, au moyen d’une petite lame flexible, d’ivoire ou d’écaille, appelée pua. Quelquefois ces concerts populaires s’augmentent de la dulzayna, espèce de musette qui n’est autre que la doulçayne de nos anciens romans de chevalerie.

Ch. Davillier.

(La suite à la prochaine livraison.)