Voyage en Espagne (Doré et Davillier)/13

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Vue de Lanjaron, dans les Alpujarras. — Dessin de Gustave Doré.


VOYAGE EN ESPAGNE,


PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET CH. DAVILLIER[1].




GRENADE.


1862. — DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. — TEXTE DE M. CH. DAVILLIER.


De Grenade à Jaen. — La Sierra de Martos ; les bandits ; Jaen. — Les dormeurs en plein air ; les paysans et leurs costumes. — Défense de Jaen au quinzième siècle. — La cathédrale. — Le Santo Rostro.

Le royaume de Grenade ne jouit pas encore des bienfaits des chemins de fer, et personne ne saurait dire le jour où les sifflements aigus de la locomotive viendront frapper les échos de la poétique cité des rois Maures. Peut-être, cependant, verrons-nous dans quelques années les rails prendre la place de l’arrecife arabe, et de l’impraticable camino de Carretera, que les Espagnols appellent encore avec tant de justesse camino de Perdices, — un chemin bon pour les perdrix.

Il faut pourtant bien que les partisans quand même de la couleur locale se résignent à voir entrer dans la gare de Grenade, ô profanation ! une machine toute neuve, construite exprès dans les ateliers du Creuzot ; nous offririons volontiers de parier que la locomotive, la locomotora, s’appellera Boabdil, l’Abencerrage, et peut-être même, hélas ! l’Alhambra.

En attendant ces beaux jours, les touristes doivent se contenter de l’antique diligence, et ils savent se consoler de sa lenteur en contemplant l’interminable attelage de mules qui se déroule comme un immense serpent au milieu d’un nuage de poussière, et les prodigieux exercices de gymnastique auxquels se livre tout le long de la route l’infatigable zagal. Peut-être aussi quelques-uns ont-ils nourri le secret espoir d’assister une fois dans leur vie à ce drame de grand chemin qu’on appelle l’attaque de la diligence. Cette petite émotion nous a toujours été refusée ; cependant nous avions acheté à Grenade une image à deux cuartos tout à fait séduisante représentant l’histoire de los famosos bandoleros de Andalucia ; la diligence vient d’être arrêtée ; on voit au premier plan le célèbre capitan Padilla, entouré des gens de sa partida, vêtus comme lui de l’élégant costume andalou ; la mante sur l’épaule et le trabuco à la main, il appelle d’un geste impérieux les voyageurs effrayés qui ouvrent leurs malles d’un air piteux ; l’un se prosterne devant lui, d’autres vident leurs poches à ses pieds, le saluant jusqu’à terre, et implorant merci.

Un autre avantage de la diligence espagnole pour ceux qui aiment l’imprévu, c’est qu’on ne sait jamais au juste, à moins de s’y prendre une semaine à l’avance, quel jour on pourra partir ; il arrive même quelquefois lorsqu’il y a encombrement de voyageurs, par exemple, à l’époque des vacances ou dans la saison des eaux, qu’il est indispensable de retenir ses asientos au moins deux ou trois semaines à l’avance. C’est alors que les entreprises savent à merveille s’entendre entre elles pour rançonner sans vergogne et sans pitié les infortunés voyageurs, qu’elles traitent comme gens taillables à merci ; de sorte qu’ils ont à choisir entre l’alternative d’aller à pied, ou celle de payer pour leur place, comme il nous est arrivé, un prix dix fois plus élevé que celui de la première classe du chemin de fer.

Nous avions retenu depuis plusieurs jours, au bureau de la Acerra del Darro, trois places de cupe, — prononcez ce mot comme coupé en français, mais traduisez : impériale ; — pour le vrai touriste, le cupe est la meilleure place de la diligence espagnole ; du haut de son poste d’observation, il ne perd rien des beautés de la route, et l’épais nuage de poussière qui s’engouffre dans l’intérieur s’élève rarement jusqu’à lui. Le moment du départ étant arrivé, la lourde machine s’ébranla et roula avec un bruit de ferraille sur le pavé raboteux des rues de Grenade ; nous traversâmes la place del Triunfo et, laissant derrière nous la plaza de Toros, nous fûmes bientôt dans la campagne, nous retournant de temps en temps pour dire adieu à notre chère Grenade.

La route de Grenade à Jaen est très-accidentée et une des plus belles de l’Espagne ; en quittant la ville, on rencontre à droite et à gauche du chemin quelques anciennes alquerias ou fermes moresques, abritées sous des figuiers au feuillage épais, et entourées d’énormes cactus et d’aloès aux tiges hérissées ; bientôt les habitations deviennent plus rares, le pays prend un aspect plus sauvage ; la verdure n’apparaît luxuriante que dans les vallons où un cours d’eau entretient la fraîcheur.

Nous atteignîmes enfin des régions montagneuses, au milieu desquelles la route monte en serpentant ; il était nuit close quand nous traversâmes les contre-forts de la haute sierra de Martos, une des plus âpres montagnes de l’Andalousie. Notre lourd véhicule gravissait lentement les ramblas escarpées, bien qu’il fût à peu près vide, car la plupart des voyageurs, suivant notre exemple, étaient descendus pour gravir à pied ces montées qui semblaient ne devoir pas finir.

Quelques cigares et quelques paroles échangées nous avaient mis dans les bonnes grâces du mayoral : il nous fit voir sur le bord de la route la borne qui marquait la limite de la province de Grenade et de celle de Jaen, ou nous venions d’entrer ; lorsque j’étais jeune, nous dit-il, il n’aurait pas été prudent de traverser la sierra à pareille heure ; on aurait pu y rencontrer quelques bandoleros, par exemple ceux dont le vaillant Ojitos était le chef ; mais aujourd’hui !… Le mayoral voulait-il dire qu’aujourd’hui la police est bien faite et que les routes sont sûres ; ou bien pensait-il au bon temps ? Nous ne savons ; mais il nous sembla voir percer dans son exclamation un vague accent de regret. On aura beau faire, les bandits d’autrefois seront longtemps encore des héros populaires en Andalousie, et longtemps les gens du peuple en parleront avec une admiration mêlée d’envie.

Les gorges désertes que nous traversions se prêtaient admirablement, du reste, à des histoires de brigands ; d’un côté de la route, c’était un précipice dont le fond se perdait dans les ténèbres ; de l’autre côté, une haute muraille de rochers à pic se dressant au-dessus de nos têtes comme des obélisques gigantesques ; quelquefois un bloc énorme, qui s’était détaché de la masse, surplombait au-dessus de la route, et semblait avoir été arrêté dans sa chute par la main d’un géant. Le vaste réflecteur de la diligence éclairait la scène de lueurs fantastiques : la lumière s’accrochait aux moindres aspérités des rochers, qui projetaient de grandes ombres se renouvelant sans cesse sons des formes différentes. Les dix mulets de notre long attelage faisaient scintiller leurs pompons et fanfreluches, les premiers en pleine lumière, les autres se perdant graduellement dans l’ombre ; le ciel, noir et orageux, ne laissait voir que de rares étoiles ; si à un détour de la route, nous avions vu miroiter dans l’ombre quelques tromblons, semblables aux jeux d’orgues des églises espagnoles, la chose nous eût paru la plus naturelle du monde, et tout à fait en situation dans le sombre puerto de Arenas. Tel est le nom de cette gorge, peu faite pour rassurer les gens timides ou crédules qui croyent encore aux brigands.

Nous arrivâmes à Jaen aux premières lueurs du jour ; les rues et les places étaient silencieuses et désertes ; quand nous disons désertes, nous nous trompons, car au pied des maisons d’assez nombreux groupes de dormeurs se dessinaient çà et là sur le pavé, comme de grandes taches brunes : enveloppés dans leurs mantes couleur d’amadou, ces disciples de Diogène avaient passé la nuit à la belle étoile, avec la pierre pour matelas et leur coude pour oreiller ; quelques-uns, réveillés par le bruit de ferraille de la diligence, ou espérant être chatouillés par les rayons obliques du soleil levant, soulevaient nonchalamment leur tête, qui disparaissait aussitôt dans les profondeurs de la manta. Cette coutume de dormir en plein air, très-répandue en Andalousie, s’explique facilement par la douceur du climat et par l’indifférence absolue des habitants en matière de confortable : c’est ce que notre mayoral appelait en plaisantant, dans son dialecte andalou, coucher à l’auberge de la lune, — al paraor e la luna.

Cependant un groupe de dormeurs, voyant que la diligence était bien garnie de voyageurs, s’était levé pour aller prendre position sur le poyo ou banc de pierre du parador où nous nous arrêtions : c’était une famille composée du père, de la mère et de quatre enfants ; le père était aveugle, et son teint bronzé donnait à ses yeux blancs une expression des plus étranges.

« Hermano, lui dîmes-nous en laissant tomber quelques cuartos dans le sombrero calañes qu’il nous tendait, hermano, — car en Espagne, ce pays de la vraie égalité, on donne le titre de frère aux mendiants, — comment avez-vous perdu la vue ? »

Et il nous raconta qu’il avait été soldat et qu’il était devenu aveugle à la suite d’un tabardillo, une variété du coup de soleil qui tue quelquefois un homme en quelques heures. La mère, jeune encore et d’une figure mélancolique, donnait le sein à deux jumeaux, tandis qu’un marmot presque nu dormait appuyé sur ses genoux, et que l’aîné, crépu et bronzé comme un négrillon, se frottait les yeux avec sa chemise pour achever de se réveiller.

Jaen est située dans une position charmante, au pied de hauteurs couronnées de vieilles murailles moresques aussi rousses et aussi lézardées que celles de l’Alhambra ; nous avons rarement vu des ruines surchargées d’une végétation aussi touffue : on croirait voir les fameux jardins suspendus de Babylone. Du haut de ces remparts on domine la ville, au-dessus de laquelle s’élève la masse imposante de la cathédrale, et, un peu plus loin, les montagnes de Javalcuz et de la Pandera, si rapprochées de Jaen qu’à certaines heures elles la couvrent presque entièrement de leur ombre. Ces deux montagnes sont, pour les habitants de Jaen et d’une partie de la province, un thermomètre infaillible : les vents de sud-ouest, qui soufflent dans la contrée avec une violence extrême et qui sont suivis de pluies très-abondantes, amènent au sommet de ces montagnes des nuages épais qui offrent l’aspect de coiffures sur des têtes gigantesques ; c’est ce qui a donné naissance à un ancien refran rimé très-populaire à Jaen, d’après lequel le mont Javalcuz a sa capuche et la Pandera sa montera (son bonnet) lorsqu’il doit pleuvoir, même contre la volonté de Dieu :

Guando Javalcuz
Tiene capuz,
Y la Pandera montera,
Llovera aunque Dios no quiera.

Ce refran rappelle celui que nous avons déjà cité au sujet de la montagne de Parapanda, dans le royaume de Grenade. On sait que l’Espagne est la terre par excellence des proverbes : elle en a de tous les genres, pour les choses comme pour les personnes ; il n’est guère de ville ou de province qui n’ait le sien ; c’est ainsi qu’on appelle la province de Jaen : La Galicia de las Andalucias (la Galice de l’Andalousie) ; en effet, les Jaetanos ressemblent, sous beaucoup de rapports, aux Gallegos, qui sont considérés en Espagne exactement comme en France les Auvergnats.

Les paysans et les paysannes de la province de Jaen sont connus dans le pays sous le nom de Pastiris et Pastiras, qui nous paraît dériver de pastores ; en effet, la plupart vivent du produit de leurs pâturages et des travaux d’agriculture. Ceux que nous avons vus étaient en général d’un aspect robuste, et leur costume de cuir fauve contribuait beaucoup à leur donner un air tant soit peu farouche et rébarbatif ; on assure, du reste, que les Jaetanos sont de fort braves gens et qu’ils pratiquent l’hospitalité à la manière antique ; pour notre part, nous avons eu à nous louer d’eux dans plus d’une occasion. L’habillement de cuir, qu’on appelle vestido de tesado, ou vestido de casador, se compose de botines ou grandes guêtres de cuir ornées de broderies en soie, laissant le mollet à découvert, et ornées de longs glands de cuir découpé en minces lanières, comme on les porte dans les autres parties de l’Andalousie ; le pantalon court tombant jusqu’aux genoux, et la veste également courte, sont souvent brodés d’agréments, et de passementeries vertes ou rouges, et ornés de ferrets ou de gros boutons en filigrane d’argent ou de cuivre. L’ancien chapeau pointu à larges bords, orné de bouffettes de soie noire, a presque entièrement disparu et a été remplacé par l’inévitable sombrero calañes, qui règne, avec quelques modifications, dans presque toutes les provinces d’Espagne.

La ville de Jaen, comme la plupart de celles d’Andalousie, existait dès le premier siècle de l’ère chrétienne ; Tite Live donne de curieux détails sur le siége qu’elle soutint ; elle ne possède plus aucun monument de l’époque romaine, mais on voit encore, dans le patio de Santa Magdalena et sur les murs de l’église de San Miguel, quelques fragments d’inscriptions qui portent son ancien nom latin d’Aurigis. Le nom de Jaen paraît venir des Arabes qui s’emparèrent de la ville dès le huitième siècle et la conservèrent jusqu’au milieu du treizième, époque à laquelle elle fut conquise par saint Ferdinand. On prétend que ce nom signifie fertilité ; en ce cas, il serait parfaitement justifié : les environs de la ville sont fertiles et très-agréables ; le rio de Jaen a conservé son nom arabe de Guadalfullon ; il les arrose de ses eaux limpides, qui vont plus au nord se mêler à celles du Guadalquivir ; les ruisseaux qui descendent des montagnes entretiennent constamment la fraîcheur dans de nombreux jardins plantés d’arbres fruitiers et de palmiers à la tige élancée.

Jaen était considérée autrefois comme la clef de l’Andalousie et excitait la convoitise des rois de Grenade, qui tentèrent à plusieurs reprises, mais inutilement, de s’en rendre maîtres. Au commencement du quinzième siècle, elle soutint un siége fameux dont les romances populaires ont perpétué le souvenir ; Reduan, un des généraux du roi de Grenade, avait promis à son maître de s’emparer de la ville en une nuit ; le roi lui rappelle sa promesse ; s’il tient sa parole, il lui donnera double paye, — paga doblada ; s’il échoue, il le chassera du royaume de Grenade :

Reduan si se te acuerda
Que me diste la palabra
Que me darias a Jaen

En una noche ganada ;
Reduan, si tu lo cumples,
Darete paga doblada
Y si tu no lo cumpliesses
Desterrarte de Granada.

La ville est assaillie à l’improviste ; toute la population est en grand émoi, et de toutes parts on sonne l’alarme pour annoncer l’attaque des Mores de Grenade :

Muy rebuelto anda Jaen ;
Rebato tocan a priesa,
Porque Moros de Granada
Les van corriendo la tierra.

Mais les vaillants chrétiens combattent avec furie ; les Mores découragés abandonnent l’attaque, et Jaen a la gloire de sortir victorieuse du combat, « car elle a su se défendre contre une immense multitude de Mores, et elle a fait un grand massacre de cette race de chiens. »

Con gloria queda Jaen
De la pasada pelea,
Pues a tanta muchedumbre
De Moros ponen defensa ;
Grande matanza hicieron
De aquella gente perra.

Le romance qui célèbre la défense de Jaen remonte probablement au quinzième siècle ; le dernier vers montre que si, depuis fort longtemps, les musulmans nous appellent chiens de chrétiens, les Espagnols pourraient bien avoir pris l’avance pour traiter avec le même mépris les sectateurs de Mahomet.

Jaen est le vrai type d’une ville du moyen âge, aux rues tranquilles et désertes ; il en est quelques-unes où n’arrivent guère les rayons du soleil, et où l’herbe pousse haute et plantureuse ; parfois nous nous disions que nous étions peut-être les premiers à la fouler. Nous aimions à errer à l’aventure dans ces rues étroites et tortueuses, où le bruit de nos pas résonnait dans le silence, répété par les échos des murs. Les maisons, presque toutes peintes au lait de chaux, suivant l’usage arabe, ne sont percées que de rares ouvertures ; de temps en temps nous nous arrêtions pour dessiner les sculptures d’un arceau moresque en fer-à-cheval, — de herradura, comme disent les Espagnols ; ou bien quelque fenêtre gothique en ogive, au balcon de fer ouvragé, d’où retombaient en grappes épaisses de ces plantes grasses aux fleurs rouges que les Andalous conservent dans des jarras de Andujar, élégants vases de terre dont cette petite ville a le monopole. Quelquefois la tête d’une brune Andalouse aux cheveux de jais se montrait tout à coup, encadrée par la verdure et les fleurs, et de grands yeux noirs nous regardaient d’un air timide et étonné ; mais l’apparition n’était pas de longue durée, et il ne fallait rien moins que le crayon rapide de Doré pour fixer sur le papier une image aussi fugitive.

Un jour, en nous rendant à la cathédrale, nous nous amusâmes à noter les noms de quelques-unes de ces rues, qui nous parurent tout à fait pittoresques ; nous nous rappelons, entre autres, la calle de la Mona, la rue de la Guenon, et le callejon Sucio, la ruelle malpropre ; il nous sembla même que cette dernière n’était pas tout à fait indigne de son nom.

La cathédrale de Jaen perd plutôt qu’elle ne gagne à être examinée de près ; comme le plus grand nombre des églises du midi de l’Espagne, elle a été bâtie sur les fondations d’une ancienne mosquée, dont il ne reste plus la moindre trace ; les deux hautes tours qui dominent toute la ville et ont de loin un aspect fort imposant, sont malheureusement d’un goût très-critiquable. L’intérieur, assez grandiose du reste, est de cet abominable style churrigueresque dont les ravages se sont particulièrement étendus sur l’Andalousie vers le commencement du siècle dernier. Mais le véritable intérêt, la curiosité particulière de la cathédrale de Jaen, c’est une relique entourée, dans toute la province, d’une vénération extraordinaire, et qu’on appelle la Sainte Face, el Santo Rostro, ou simplement el Santo, de même qu’à Padoue l’église sous l’invocation de saint Antoine est désignée sous le nom d’il Santo, — le saint par excellence. Le Santo Rostro est le linge avec lequel, suivant la tradition, une sainte femme essuya le visage de Notre-Seigneur, ruisselant de sueur et de sang, lorsqu’il montait au Calvaire, et qui aurait conservé l’empreinte de ses traits ; d’autres prétendent que c’est le suaire même qui fut placé sur le visage du Sauveur ; plusieurs églises, et notamment Saint-Pierre de Rome, prétendent avoir l’honneur de posséder la précieuse relique ; quoi qu’il en soit, celle de la cathédrale de Jaen est tellement vénérée, que beaucoup de paysans en portent une petite copie suspendue à leur cou comme un scapulaire. La sainte image, qu’on expose aux regards du public trois fois par an, est entourée d’un grand cadre d’or orné de pierres précieuses d’une très-grande valeur, qui est conservé dans une boîte placée sur l’autel de la Capilla Mayor. Suivant une tradition très-répandue parmi le peuple, le Santo Rostro fut apporté de Rome, il y a plus de cinq cents ans, par saint Eufrasio, patron de Jaen, dont on nous fit remarquer la statue dans une des chapelles de la cathédrale ; saint Eufrasio, suivant la légende populaire, aurait fait le voyage de la Ville Éternelle à Jaen monté sur les épaules du diable, particularité qui est rapportée par plusieurs écrivains du pays. Le sacristain nous assura que saint Ferdinand portait le Santo Rostro dans toutes ses expéditions guerrières, ainsi qu’une Vierge qu’il nous fit voir et qu’on appelle la Antigua. Il est un grand nombre d’églises, en Espagne, qui possèdent une Vierge, soit en bois, soit en marbre, qu’on appelle ainsi, et qui, à cause de son ancienneté, attire particulièrement la vénération des fidèles. Nous ferons observer en passant, qu’on nous a montré dans bien des églises d’Andalousie d’autres Vierges en bois ou en ivoire, que le saint guerrier, au dire des sacristains, portait également avec lui dans ses campagnes ; de sorte que, s’il fallait ajouter foi à la tradition, il aurait toujours combattu accompagné d’un véritable musée ambulant.

Le Puerto de Arenas (route de Grenade ix Jaen). = Dessin do Gustave Dom.


Linarès et ses mines. — Baeza la Nombrada ; la légende de sainte Ursule et des onze mille vierges. — Ubeda. — Martos ; la Peña ; Ferdinand el Emplazado et les frères Carbajal ; une citation devant le tribunal de Dieu. — Baena ; le Cancionero. — Alcala la Real. — La Vega de Grenade ; Garcilaso et le grand-maître de Calatrava. — Pinos Puente ; Christophe Colomb et le messager d’Isabelle la Catholique.

Tout n’est pas rose dans un voyage en Espagne, surtout lorsqu’on a pris son parti, comme nous l’avions fait, de parcourir les chemins peu frayés ; or, il s’agissait pour nous, en quittant Jaen, de gagner la petite ville de Baeza. Nous avions frété, pour faire ce trajet d’une douzaine de lieues d’Espagne, une galère soi-disant acelerada ; mais notre véhicule n’avait en réalité d’accéléré que le nom, et le calesero nous fit parcourir nos doce leguas avec une lenteur tout à fait digne d’un char mérovingien. Il employait en vain toutes les ressources de son éloquence, et les plus riches interjections usitées par les arrieros, sans préjudice des coups de fouet, des coups de bâton, et des petits cailloux habilement lancés dans les oreilles des malheureuses bêtes qui n’en pouvaient mais ; en vain aussi chanta-t-il jusqu’au soir tout son répertoire de caleseras. Ces chansons andalouses, si pleines d’entrain et de gaieté, nous firent prendre en patience une des routes les plus monotones et les plus tristes qu’il y ait en Espagne ; notre calesero, dont plusieurs couplets obtinrent les honneurs inusités de bis, redoubla de verve et de brio, et nous arrivâmes sans trop d’ennui à Menjivar, une petite ville à quelques centaines de mètres du Guadalquivir.

Nous traversâmes la grande rivière, comme l’appelaient les Arabes ; la grande rivière n’est encore ici qu’un cours d’eau des plus modestes ; mais en revanche, plus favorisée que l’Eurotas, elle est bordée de charmants lauriers roses, verts et chargés de fleurs comme ceux du lac de Côme. La plaine est riante et fertile jusqu’à Linarès, la ville des mines, au pied de la Sierra Morena : le fer, le plomb, et le cuivre surtout, abondent dans les flancs de la sombre sierra, fouillés en tous sens depuis plus de deux mille ans par les générations qui s’y sont succédé ; le souvenir d’Annibal est resté populaire ici, comme dans d’autres parties de la péninsule, et il existe encore d’anciens puits de mine qu’on appelle les pozos de Anibal. Le teint blême et l’air chétif des ouvriers disent assez combien le travail de ces mines est pernicieux pour la santé ; cependant il n’est pas douteux qu’elles ne soient encore exploitées dans mille ans d’ici, après avoir vu des milliers de victimes succomber à la peine.

Nous partîmes sans regret de Linarès pour Baeza, qui en est éloignée de quelques lieues seulement, et nous passâmes à gué le Guadalimar, dont le nom est purement arabe ; on en peut dire autant des rivières de la contrée, comme le Guadalen, le Guadiana, le Guarrizaz, et en général de tous les cours d’eau de l’Andalousie et des provinces d’Espagne autrefois habitées par les Arabes.

Baeza est bâtie dans une situation charmante, sur un coteau assez élevé ; c’est le vrai type d’une ancienne petite ville arabe d’Andalousie, avec ses murailles et ses tours hérissées de créneaux : c’était, à l’époque romaine, la Beatia Bætula, près de laquelle Scipion l’Africain pourfendit, si nous en croyons l’histoire, plus de cinquante mille Carthaginois ; aussi Baeza est-elle très-fière de sa noblesse, comme le montre une inscription qui couronne les armes de la ville, et que nous nous amusâmes à copier sur les casas consistoriales : « Je suis Baeza la fameuse, royal nid de faucons ; mes vaillants capitaines ont teint de sang l’épée des Maures de Grenade. »

Soy Baeza la nombrada,
Nido real de gavilanes ;
Tiñen en sangre la espada
De los Moros de Granada
Mis valientes capitanes.

En 1239, la ville mauresque fut prise et saccagée par Saint Ferdinand, roi de Castille et de Léon ; les malheureux habitants fugitifs allèrent chercher un refuge à Grenade, où ils peuplèrent un quartier qu’on appela, l’Albayzin, — le faubourg des enfants de Baeza ; l’Albayzin, nous l’avons dit précédemment, existe encore et est resté le quartier le plus pauvre de Grenade.

Gaspard Becerra, un des premiers sculpteurs espagnols de la Renaissance, naquit à Baeza en 1520 ; c’est sans doute de lui que sont des sculptures que nous remarquâmes sur la puerta de Cordoba et sur celle de Ubeda ; ces belles sculptures, dans le style moitié espagnol, moitié italien de Berruguete, accompagnent l’aigle à deux têtes aux ailes fièrement éployées, et le fameux PLUS VLTRA, devise de Charles-Quint.

Baeza revendique encore un autre titre de gloire. Des historiens espagnols affirment qu’elle a donné le jour à sainte Ursule et aux onze mille vierges ses compagnes, appelées aussi les vierges de Cologne parce que les Huns les mirent à mort près de cette ville ; il est vrai que d’autres prétendent que la sainte était fille d’un prince de la Grande-Bretagne. Rien n’est plus obscur, du reste, que la vie de sainte Ursule ; elle appartient bien plus à la légende qu’à l’histoire : les uns prétendent que les onze mille vierges se réduisaient en réalité à une seule, parce que la compagne de sainte Ursule s’appelait Undecimilla, mot qui signifie tout simplement en latin, onze mille. Suivant d’autres, l’erreur viendrait de la lecture fautive d’un passage d’un ancien manuscrit portant ces mots : S. VRSVLA ET XI M. V., ce qui, au lieu de sainte Ursule et les onze mille vierges, signifierait seulement : sainte Ursule et onze martyres vierges.

Nous n’avons nullement la prétention de vider la question ; nous nous bornerons à faire observer que le Martyrologe romain mentionne seulement sainte Ursule et ses compagnes, dont il ne détermine pas le nombre. Ce qui est certain, c’est que la légende de sainte Ursule est également populaire dans d’autres pays, notamment en Italie, comme le prouve la superbe suite de tableaux de Vittore Carpaccio qu’on admire dans une des salles du musée de Venise.

Un relais à Jaen. »~ Dessin de Gustave Duré.

Ubeda n’est guère qu’à une lieue de Baeza, mais on nous avait fait une peinture si peu rassurante de la route qui relie ces deux villes, que nous résolûmes de faire cette excursion à pied, car nous n’avions été que trop ballottés et meurtris pendant deux jours de galère. Ubeda est certainement une des villes d’Andalousie où le caractère arabe se soit le mieux conservé ; on se demande, en parcourant ces rues étroites, tortueuses et escarpées, dont les vieilles maisons noires se rapprochent parfois au point de se toucher, on se demande pourquoi les habitants ne portent plus le costume arabe, et il semble que l’albornoz blanc du quatorzième siècle aux longs plis flottants, leur irait beaucoup mieux que la veste courte andalouse ornée d’un pot de fleurs dans le dos. On dit qu’Ubeda fut au moyen âge une ville florissante, et que ses murs contenaient une population de soixante dix mille Mores ; elle n’a rien conservé de sa splendeur passée, si ce n’est quelques bas-reliefs de la Renaissance, presque entièrement effacés par les gamins de la ville, qui s’en servent comme de cibles pour exercer leur adresse à lancer des pierres.

Nous devions retourner à Jaen, et de là à Grenade, point de départ de notre grande excursion dans les Alpujarras ; nous voulûmes auparavant visiter la contrée montagneuse qui appartenait aux anciens royaumes de Jaen, de Grenade et de Cordoue. Notre première halte fut à Martos, qui a donné son nom à la fameuse Sierra ; la ville est bâtie au sommet d’un rocher qu’on appelle la peña de Martos ; les fortifications arabes, parfaitement conservées, surplombent au-dessus du rocher d’une manière effrayante : c’est de là qu’en 1310, les deux frères Pierre et Jean Alphonse de Carbajal furent précipités (despeñados) par ordre de Ferdinand IV, roi de Castille et de Léon, el Emplazado, celui qui enleva Gibraltar aux Mores. On raconte que les deux gentilshommes, avant d’être lancés dans l’abîme, ajournèrent le roi à comparaître devant le tribunal céleste dans trente jours ; et en effet, le délai fatal expiré, il rendit son âme à Dieu ; c’est pourquoi il fut surnommé el Emplazado, c’est-à-dire l’Ajourné. Une inscription, que nous lûmes dans l’église de Santa Marta, rappelle que Pedro y Juan Alfonso de Carbajal, hermanos, comendadores de Calatrava, fueron despeñados, y se sepultaron en este entierro.

Après avoir traversé les gorges escarpées de l’âpre et sauvage Sierra de Martos, nous atteignîmes Baena, située au pied du versant occidental de la montagne, et qui appartient à la province de Cordoue. La petite ville de Baena serait à peine connue si un juif du quinzième siècle n’avait illustré son nom : c’est Juan Alfonso de Baena, à qui l’on doit le fameux Cancionero, un des plus importants recueils de poésies du moyen âge. Un quartier de Baena a conservé son nom arabe d’Al medina (la ville) ; on y jouit d’un des plus beaux points de vue dont nous ayons conservé le souvenir ; les hautes montagnes de la province de Cordoue, et plus loin les cimes dentelées et bleuâtres de la Sierra Morena, se détachant dans les chaudes vapeurs de l’horizon, en font un des plus vastes panoramas qu’il y ait au monde.

Nous arrivâmes le lendemain à Alcala la Real, après avoir chevauché du soir au matin par des chemins très-pittoresques, mais abominables, et maudissant nos mules, les plus rétives sans aucun doute de toute l’Andalousie ; du reste, la vue d’une des plus charmantes villes d’Espagne nous fit promptement oublier nos fatigues : du haut de la vieille tour de la Mota, construite au sommet du coteau en forme de pain de sucre sur lequel est construite la ville, nous découvrions une immense étendue, jusqu’aux plaines de la Vega, au milieu desquelles s’élèvent les collines de Grenade.

Alcala, située à plus de trois mille pieds au-dessus du niveau de la mer, est une des villes les plus élevées d’Andalousie ; aussi c’était, à l’époque des guerres entre les Mores et les chrétiens, une position des plus importantes. Alphonse XI fit en personne le siége d’Alcala, et s’en rendit maître en 1340, ce qui valut à la ville le titre de Royale, qu’elle porte encore ; plus tard les rois catholiques Ferdinand et Isabelle l’appelèrent très-noble et très-royale, la clef, la garde et la défense des royaumes de Castille et de Léon.

Si d’anciennes constructions moresques donnent à Alcala la Real un aspect mahométan, les noms de ses places sont en revanche des plus catholiques, et montrent que l’ancienne ville d’Ibn Saïd est aujourd’hui tout à fait orthodoxe : nous remarquâmes en effet la Plaza de la Consolacion, celles del Rosario (du chapelet), de las Angustias et autres dont les noms n’étaient pas moins mystiques.

À quelques lieues d’Alcala la Real, après avoir parcouru d’effrayants sentiers dans la montagne, et traversé Illora, bâtie au sommet d’un roc comme un nid d’aigle, nous redescendîmes dans la plaine, et la Sierra Nevada nous apparut tout à coup à un détour du chemin, formant avec ses hautes cimes neigeuses la plus splendide toile de fond que puisse rêver un décorateur.

Nous étions dans cette fameuse vega de Grenade, tant célébrée par les poëtes, dans cette Vega qui fut pendant des siècles comme un immense champ de bataille, et où les souvenirs de tous genres abondent pour ainsi dire à chaque pas : c’est au milieu des plaines que nous foulions que le vaillant Garcilaso gagna son titre, dans un glorieux combat en champ clos contre un More, un païen, comme l’appelle un ancien romance :

Garcilaso de la Vega
Desde alli iutitulado
Porque en la Vega hiciera
Campo con aquel pagano

La Vega, sous les rois de Grenade, était le théâtre des galants tournois de la chevalerie moresque ; Aben Amar et Alabez y exerçaient leurs palefrois, et y faisaient flotter les riches étendards de leurs lances, brodés par les blanches mains de leurs bien-aimées.

Gran fiesta hazen los Moros
Por la Vega de Granada,

une famille de mendiants, à Jaen. - Dessin de Gustave Doré.

Robolviendo sus cavallos ;
Jugando van de las lanças,
Ricos pendones en ellas
Labrados por sus amadas.

Perez de Hita célèbre encore les exploits du grand maître de Calatrava, ce brave chevalier dont la lance traversait de part en part les portes bardées de fer, et qui courait sus aux Mores à travers la Vega de Grenade :

Ay Dios ! Que buen cavallero,
El Maestre de Calatrava,
Y quan bien corre los Moros
Por la Vega de Granada !

On prétend que Vega signifie en arabe une plaine fertile : jamais étymologie ne fut mieux justifiée, et celle-ci est d’accord avec l’ancien poëte espagnol qui appelle la fraîche et bienheureuse Vega une douce récréation pour les dames, et pour les hommes une gloire immense :

Fresca y regalada Vega,
Dulce recreacion de damas
Y de hombres gloria inmensa !

Les derniers rayons du soleil couchant coloraient en rose les cimes les plus élevées de la Sierra Nevada quand nous arrivâmes à Pinos Puente : c’est sur le pont de Pinos que Christophe Colomb fut rencontré, au mois de février 1492, par un messager envoyé vers lui par Isabelle la Catholique, alors au camp de Santa Fé, devant Grenade ; la reine avait d’abord refuse d’écouter les propositions du grand homme qui voulait lui donner un nouveau monde, et Colomb s’éloignait du camp le cœur ulcéré, quand Isabelle, s’étant ravisée, envoya ce courrier sur ses pas.

Après avoir quitté Pinos Puente, nous passâmes près du Soto ou Bois de Roma, situé au pied de la Sierra de Elvira, à trois lieues de Grenade, et traversé par le Genil ; ce domaine qui contient, dit-on, près de deux mille hectares, fut donné par les Cortes au duc de Wellington à l’époque de la guerre de l’indépendance ; il appartient encore à sa famille, et est administré par un Anglais.

Nous continuâmes à cheminer près d’une heure dans la Vega ; bientôt nous aperçûmes la colline de l’Alhambra et ses tours, et peu de temps après nous entrions pour la seconde fois dans Grenade.


Départ de Grenade pour les Alpujarras. — Alhendin ; El ultimo suspiro del Moro ; la fin de Boabdil. — L’insurrection des Morisques. — La vallée de Lecrin. — Fernando de Valor. — La guerre dans les Alpujarras. — Padul. — Durcal. — Ginez Perez de Hita, soldat et historien. — Lanjaron, le paradis des Alpujarras. — Le Barranco de Poqueira. — Ujijar. — La Sierra de Gador. — La Puerto del Lobo. — Le Rio Verde et la Sierra Bermeja. — Berja. — Un mendiant centenaire.

Grenade est une de ces villes qu’on ne quitte qu’à regret : nous ne devions nous y arrêter à notre retour que pour prendre le repos nécessaire, et préparer notre expédition dans les Alpujarras ; mais l’Alhambra et le Généralife, les promenades au Sacro Monte et sur les bords du Genil nous retenaient comme malgré nous dans la poétique cité de Boabdil. Il fallut cependant songer au départ ; nous nous mîmes donc en quête d’un guide : notre ami Ramirez, le vieux nevero de la sierra Nevada, nous aurait convenu à merveille, mais ne pouvant entreprendre avec nous une aussi longue excursion, il nous mit en rapport avec un de ses camarades, et il se chargea de nous procurer les mulets qui devaient nous servir de montures et porter les alforjas aux provisions ; Manuel Rojas, dit Jigochumbo, surnom andalous qui lui venait sans doute de son teint, semblable au fruit du cactus, nous était recommandé comme un buen mozo, — un bon garçon, et il fut convenu qu’il nous servirait de guide à travers la partie la plus sauvage de l’Espagne, jusqu’à Almeria.

Nous quittâmes Grenade de bon matin, pour éviter la grande chaleur, et tout en retournant de temps en temps la tête pour dire adieu à l’Alhambra et aux Torres Bermejas que doraient les premiers rayons du soleil, nous commençâmes à cheminer à l’ombre des verts mûriers de la Vega. Après quelques heures de marche, nous atteignîmes la petite ville d’Aldenhin, située au sommet d’un rocher sauvage, comme la sentinelle avancée des Alpujarras. Lorsque le malheureux Boabdil, après avoir rendu aux rois catholiques la capitale de son royaume, prit le chemin de l’âpre contrée montagneuse qui lui avait été abandonnée comme fief par les vainqueurs, il s’arrêta quelques instants à Alhendin, le dernier point d’où il pût apercevoir Grenade ; on nous conduisit à l’endroit où la tradition prétend qu’il fit arrêter son cheval pour jeter un regard d’adieu sur sa chère capitale perdue, qu’il ne devait plus revoir. On assure qu’en regardant pour la dernière fois le paradis terrestre qu’il allait quitter pour une terre ingrate et sauvage, il s’écria : « Allah akhbar ! — Dieu est grand, et que son vizir Jousouf abou Tomixa, qui l’accompagnait, lui dit : Réfléchissez, seigneur, que les grandes infortunes, pourvu qu’on les supporte avec force et courage, rendent les hommes aussi fameux dans l’histoire que les plus grandes prospérités ! — Hélas, répondit Boabdil, quelles adversités égalèrent jamais les miennes ? et un torrent de larmes s’échappa de ses yeux : c’est alors que sa mère Ayesha se serait tournée vers lui en s’écriant :

« Pleure comme un enfant ton royaume, puisque tu n’as pas su le défendre comme un homme ! »

Rien, fort heureusement, ne prouve l’authenticité de ces paroles cruelles, bien peu dignes d’une mère qui n’était pas étrangère aux malheurs de son fils ; quoi qu’il en soit, le rocher est encore appelé El ultimo suspiro del Moro, — le dernier soupir du More, ou la cuesta de las lagrimas, — la côte des larmes.

On assure que lorsque le mot d’Ayesha fut rapporté à Charles-Quint, l’empereur répondit qu’elle avait eu raison, et qu’une tombe dans l’Alhambra valait mieux pour un roi qu’un palais dans les Alpujarras.

On n’est pas d’accord sur la fin de Boabdil. Marmol Caravajal prétend qu’il passa en Afrique, et qu’il fut tué dans une escarmouche en défendant la cause d’un petit prince avec plus d’énergie qu’il n’avait défendu la sienne propre ; mais il est plus probable, comme l’a montré le savant orientaliste Pascual de Gayangos, que le pauvre exilé, après avoir débarqué à Melilla, sur la côte d’Afrique, se dirigea vers Fez ; il y vécut tristement, regrettant toujours son beau royaume ; on ajoute que pour se rappeler le temps de sa grandeur il fit construire plusieurs palais à l’imitation de ceux de Grenade.

Il mourut en 1538, laissant deux enfants mâles, et ses descendants furent réduits à la nécessité de vivre des charités allouées aux fakirs et aux pauvres sur les revenus des mosquées !

Telle fut la fin lamentable des rejetons d’une famille royale, des fils du dernier des princes musulmans qui ait régné en Espagne.

Un auteur espagnol, Gonzalo Argote de Molina, rapporte des fragments de poésies qu’il attribue à l’ancien roi de Grenade : « Ô roi Boabdeli, l’Alhambra et ses châteaux t’accusent en pleurant de leur perte ! Qu’on m’amène mon cheval ! Qu’on m’apporte mon bouclier bleu ! Je veux aller combattre ; je veux délivrer mes enfants qui sont à Guadix, et ma femme qui est à Gibraltar ! »

Nous quittâmes Alhendin de bonne heure, après avoir donné un peu de repos à nos montures, qui devaient nous conduire le soir même jusqu’à Padul, une petite ville des Alpujarras. Cette contrée montagneuse, qu’on appelle également la Alpujarra, est une des plus intéressantes, et cependant une des moins connues de la Péninsule ; ses vertes vallées et ses montagnes inaccessibles étaient encore, quatre-vingts ans après la reddition de Grenade, le théâtre de combats acharnés entre les Espagnols, qui avaient enfin reconquis le seul coin de leur pays resté au pouvoir des musulmans venus d’Afrique, et les derniers Mores de Grenade, qui défendirent avec un acharnement dont l’histoire offre bien peu d’exemples, une terre qu’ils regardaient avec raison comme leur patrie, puisqu’elle était depuis près de huit siècles au pouvoir de leurs ancêtres.

On désigne sous le nom d’Alpujarras une vaste contrée qui appartient en partie à la province de Grenade et à celle d’Almeria, et dont le territoire occupe une vingtaine de lieues de longueur de l’est à l’ouest, de Motril à Almeria, parallèlement à la mer ; et douze ou quinze lieues de large du nord au sud, depuis la longue chaîne de la sierra Nevada jusqu’à la côte de la Méditerranée qui fait face à l’Afrique. Le nom du pays vient, dit-on, d’Ibrahim Alpujar, un des premiers chefs arabes qui l’occupaient ; il est cependant plus vraisemblable que la véritable étymologie est Al bug Scharra, c’est-à-dire, en arabe, montagne couverte d’herbes et de pâturages. Dès 1490, après la prise de Baza, les rois catholiques s’emparèrent d’une partie des Alpujarras, mais ils avaient à faire à des montagnards indomptables qui ne tardèrent pas à s’insurger ; peu d’années après la chute de Grenade, en 1500 et en 1502, une nouvelle insurrection éclata, et c’est à Alhendin que Ferdinand et Isabelle réunirent l’armée destinée à la combattre ; c’est là que, suivant le romance populaire, le roi s’adressa ainsi aux chevaliers qui l’entouraient :

Cual de vos otros, amigos,
Ira a la sierra mañana
A poner mi real pendon
Encima de la Alpujarra ?

« Qui de vous, mes amis, ira demain matin à la sierra, et posera mon royal étendard au sommet de l’Alpujarra ? »

L’entreprise était périlleuse : chaque buisson de la montagne cachait un ennemi ; on hésitait à répondre, car chacun tremblait : a todos tiembla la barba. Enfin don Alonzo se lève :

Aquesa empresa, señor,
Para mi estaba guardada,
Que mi señora la Reyna
Ya me la tiene mandada.

« C’est à moi, seigneur, qu’était réservé l’honneur de cette entreprise, car la reine, ma maîtresse, m’a déjà ordonné de partir. »

Calderon, dans une de ses innombrables pièces, a célébré la Alpujarra, dont les montagnes lèvent fièrement la tête vers le soleil ; il la compare à un océan de rochers et de plantes, où les villages semblent flotter comme des vagues d’argent :

La Alpuxarra, aquella sierra
Que a sol la cerviz levanta,
Y que, poblada de Villas,
Es mar de peñas y plantas
Adonde sus poblaciones
Ondas navegan de plata.

Peu de temps après avoir quitté Alhendin, nous entrâmes dans la vallée de Lecrin, dont le nom signifie, en arabe, la Vallée d’Allégresse ; jamais nom ne fut mieux mérité, et nous fûmes étonnés de trouver, au milieu d’une contrée aussi sauvage, cette verte et charmante vallée, où les oliviers, les amandiers, les citronniers et les orangers sont arrosés, pendant les plus fortes chaleurs, par des courants d’eau vive qui descendent de la montagne, et qu’entretiennent ces énormes amas de neige qu’on appelle dans le pays des ventisqueros.

La vallée de Lecrin fut un des principaux centres de la grande insurrection des Mores de Grenade, et ses champs aujourd’hui si frais et si tranquilles furent arrosés, au seizième siècle, du sang de bien des milliers d’hommes ; la résistance était tellement acharnée, que l’énergie et le carnage des Espagnols venaient se briser contre le désespoir des révoltés. Les atrocités les plus révoltantes furent commises des deux côtés ; on était arrivé à ne plus faire ni trêve ni quartier : à Guecija, les Mores s’emparèrent des moines du couvent des Augustins et les firent bouillir dans l’huile ; à Mayrena, la garnison espagnole s’étant retirée, les habitants bourrèrent de poudre le curé, et, au moyen d’une mèche, le firent éclater comme une bombe.

Les Mores de Canjayar sacrifièrent des enfants sur l’étal d’un boucher, et ayant égorgé deux chrétiens, ils mangèrent le cœur de l’un d’eux. Le curé de ce bourg, qui s’appelait Marcos de Soto, fut traîné de force dans l’église, en compagnie de son sacristain, auquel on ordonna de sonner les cloches pour appeler tous les habitants. Quand ils furent tous réunis dans l’église, ils passèrent chacun à leur tour devant le malheureux curé, l’un lui tirant les cheveux et les cils, l’autre lui assénant un coup de poing ; quand on l’eut abreuvé de toutes sortes d’insultes, deux Mores lui coupèrent, avec un rasoir, les doigts des pieds et ceux des mains ; un autre lui arracha les yeux, et, les lui mettant dans la bouche, lui dit :

« Avale ces yeux qui nous surveillaient ! »

Ensuite, un autre More lui ayant coupé la langue avec son alfanje :

« Avale cette langue qui nous dénonçait ! »

Enfin, pour assouvir leur vengeance avec une nouvelle atrocité, on lui arracha le cœur et on le donna à manger aux chiens.

Cette terrible insurrection des derniers Mores de Grenade, que les Espagnols appelaient par dérision Moriscos, avait été organisée à Grenade même, dans le quartier de l’Albayzin, avec tant de secret que Philippe Il n’en fut instruit que quand toutes les Alpujarras étaient déjà en armes. Le premier chef des révoltés fut un jeune homme de vingt-deux ans, beau et hardi, descendant des califes Ommiades, qui avait embrassé le christianisme sous le nom de Fernando del Valor, et qui passait pour bon chrétien. La révolte gagna d’abord toute la vallée de Lecrin, puis s’étendit rapidement dans les douze tahas ou districts des Alpujarras, jusqu’à Almeria. Fernando del Valor quitta alors son nom de chrétien pour prendre celui de Muley-Mohammed-Aben Humeya que portaient ses ancêtres, et il prit le titre aussi de roi de Grenade et d’Andalousie. C’était un chef de partisans habile et courageux ; mais ses premiers succès lui firent perdre la tête : il se crut déjà puissant, il voulut avoir une cour et jouer au souverain. Hurtado de Mendoza, un des historiens de la révolte des Mores, raconte dans sa Guerra de Granada, qu’il avait un harem, et donne des détails assez curieux sur une de ses femmes, la belle Zahara, de naissance noble, habile à danser les zambras à la morisque, à chanter les leylas et à jouer du luth, et qui, ajoute-t-il, se parait avec plus d’élégance que de modestie.

Le règne d’Aben-Humeya ne fut pas de longue durée ; les Espagnols avaient mis sa tête à prix et la division ne tarda pas à s’introduire dans son camp ; il avait pour rival un autre chef des révoltés nommé Farrax-Abencerrage ; c’était un homme sanguinaire, qui avait fait décapiter trois mille Espagnols en un seul jour, et il ne pouvait s’accorder avec Aben-Humeya, qui était doux et humain, et avait défendu d’égorger les femmes et les enfants ; celui-ci fut surpris un jour par des conjurés à la tête desquels se trouvait un certain Aben-Abou, un autre compétiteur, et qui se mirent en mesure de l’étrangler :

« Je saurai mourir avec courage, » leur dit-il, et il se passa lui-même le lacet autour du cou.

On prétend qu’en mourant il se fit chrétien ; son corps, jeté dans un égout, en fut retiré et on l’enterra à Guadiz, sous son ancien nom de Fernando de Valor.

Le bourg de Padul, où nous nous arrêtâmes pour passer la nuit, eut beaucoup à souffrir à l’époque de la guerre des Morisques, et il est d’un aspect si misérable, qu’on pourrait croire qu’il s’en ressent encore ; la posada où nous nous arrêtâmes pour passer la nuit était à peine pourvue des choses les plus nécessaires, et nous aurions fait un maigre souper sans les provisions dont nous avions eu soin de bourrer nos alfofrjas. Nous quittâmes de bonne heure Padul, dont la campagne fertile et verdoyante nous fit oublier une mauvaise nuit passée sur des lits trop durs ; les champs étaient pleins d’arbres fruitiers ; les grenadiers succombaient sous le poids de leurs fruits rouges ; de temps en temps nous rencontrions des laboureurs, à peu près les seuls habitants de la contrée, et nous échangions le fraternel salut d’usage : Vayan ustedes con Dios ! Quant aux brigands, nous n’en rencontrâmes aucun ; notre guide nous assura, il est vrai, qu’on parlait encore dans le pays d’une bande qui exploitait autrefois les Alpujarras sous la conduite de Manuel Borrasco ; il est probable que ledit Borrasco n’a pas eu de successeurs dans un pays ou la rareté des voyageurs doit rendre le métier trop peu lucratif, et où les bandoleros auraient été réduits à la triste nécessité de se voler entre eux.

Nous fîmes halte pour déjeuner à la venta de los Mosquitos (l’auberge des moustiques), dont le nom, de mauvais augure n’était que trop justifié ; c’est à peine si, dans ce coupe-gorge dénué de tout et d’une saleté repoussante, nous pûmes obtenir des œufs et du feu pour les faire cuire ; car la nécessité nous avait rendus quelque peu cuisiniers. Doré, qui sait son Homère par cœur, essayait de relever à nos yeux d’aussi triviales occupations, en nous assurant qu’Eumée savait très-bien faire rôtir un porc, et que le bouillant Achille, aidé de Patrocle, avait, de ses mains héroïques, préparé sous sa tente un festin pour les députés d’Agamemnon.

La petite ville de Durcal, où nous nous arrêtâmes ensuite, et qui est entièrement habitée par des labradores qui cultivent les environs, est située au pied du cerro de Sahor, un contre-fort de la Sierra Nevada ; Marmol raconte de terribles combats que les Espagnols livrèrent aux Morisques près de cette ville ; Philippe II, voulant abattre l’insurrection par un coup terrible, avait donné le commandement des troupes au marquis de Los Velez, qui commença une guerre à feu et à sang, et reçut bientôt des Mores le surnom du diable à la tête de fer ; les soldats voulaient venger leurs frères, car le marquis de Sesa, qui était entré dans les Alpujarras avec dix mille hommes, n’en avait plus que quinze cents. Les siéges faits par les Espagnols étaient toujours suivis de talas : ce genre d’expédition, qui exigeait au moins deux mille hommes, consistait à détruire les arbres, les moissons et même les maisons du pays. « Une nuée de Le barranco de Poqueira, dans les Alpujarras. ~ Dessin de Gustave Doré. sauterelles qui s’abat sur un pré n’y fait pas plus de ravages, dit Marmol, que n’en firent nos troupes affamées dans les jardins où elles campèrent ; au bout d’une heure, on n’y aurait pas trouvé une feuille verte. » En moins d’un mois, dix mille Morisques furent massacrés ou réduits en esclavage ; il y eut, ajoute-t-il, plus de quatre-vingts actions de guerre. Des villages entiers furent dépeuplés ; les habitants d’Alhendin, par exemple, furent transportés en masse à Montiel, dans la Manche ; de là vient qu’à l’époque de Cervantes les Morisques étaient si nombreux dans le pays de Don Quichotte.

Ginez Perez de Hita, un des historiens de ces guerres terribles, avait fait partie de l’expédition comme soldat : « Les Espagnols, dit-il, ne rêvaient que massacre et pillage ; ils étaient tous voleurs, et moi le premier, ajoute-t-il naïvement, on mettait la main sur la ferraille, sur les fruits, sur les chats, pour ne pas perdre l’habitude du vol. Après le sac du château de Jubilez, un millier de femmes moresques et trois cents hommes furent froidement égorgés ; les Mores se défendaient avec l’énergie du désespoir ; quand les armes leur manquaient et qu’ils avaient épuisé leurs flèches empoisonnées, ils faisaient rouler sur leurs ennemis des quartiers de rochers ; les femmes et les enfants se lançaient intrépidement sur les Espagnols, et cherchaient à les aveugler en leur lançant du sable dans les yeux ; on vit des Mores enfouir leurs filles vivantes sous la neige, pour les empêcher de tomber aux mains des Espagnols. » L’historien que nous venons de citer raconte qu’il trouva un jour, sur le chemin de Filix, une femme couverte de blessures, étendue sans vie à côté de six de ses enfants ; pour sauver sa plus jeune fille, qu’elle nourrissait encore, elle s’était couchée sur elle, essayant de la couvrir de son corps ; les soldats achevèrent la mère dans cette position, laissant la petite fille baignée de sang dans les bras de sa mère et la croyant également morte ; il ajoute qu’il emporta la pauvre petite et qu’il parvint à la sauver.

Ginez Perez raconte plus loin une histoire des plus dramatiques : « Deux soldats espagnols, après avoir pillé la maison d’un riche Morisque, où ils avaient détruit ce qu’ils ne pouvaient emporter, découvrirent une jeune fille d’une beauté merveilleuse, qui avait espéré échapper à leurs recherches. Ils mirent en même temps la main sur elle, chacun voulant s’assurer la possession d’un pareil trésor ; mais comme ils ne pouvaient tomber d’accord, ils finirent par tirer leurs épées, encore rouges du sang du père qu’ils avaient tué.

« En ce moment survint un troisième soldat : celui-ci, les voyant sur le point de s’égorger, eut l’idée de mettre fin à leur querelle en en faisant disparaître l’objet ; il se dirigea donc vers la jeune fille et l’étendit morte de deux coups de poignard dans le sein. C’était à faire pitié au ciel.

« Après avoir frappé, le misérable ajouta froidement :

« Il n’était pas juste que deux braves soldats risquassent leur vie pour si peu de chose ! »

Mais les deux soldats, indignés de tant de cruauté et courroucés de voir cette pauvre innocente étendue dans son sang, se réunirent contre lui.

« Ta méchanceté ne restera pas impunie, lui dirent ils, monstre infernal qui as privé la terre du plus précieux présent du ciel ! »

Sur quoi ils le percèrent de coups d’épée, et ils sortirent désolés de la maison où ils laissèrent, à côté de l’assassin, la belle jeune fille que la mort même embellissait ; on l’aurait prise pour un ange endormi. »

Avant d’arriver à Lanjaron, nous passâmes le puente de Tablate, hardiment jeté à une hauteur effrayante sur un ravin profond ; en 1569, ce pont était défendu par les Morisques avec tant d’acharnement, que les troupes espagnoles hésitaient à l’attaquer ; un moine franciscain, nommé Cristoval de Molina, pour faire honte aux soldats de leur peu de courage, prit d’une main un bouclier et une épée, de l’autre un crucifix, et s’avança intrépidement ; alors les soldats le suivirent et le pont fut emporté.

Lanjaron est une petite ville dans une situation délicieuse, au pied de la colline de Bordayla, sur le versant méridional de la Sierra Nevada ; c’est à Lanjaron que finit la fertile vallée de Lecrin ; on l’a appelée el paraiso de las Alpujarras, nom que justifie parfaitement sa position pittoresque. Ce fut une des premières villes de la vallée de Lecrin qui se révoltèrent contre les Espagnols, et elle eut beaucoup à souffrir de la guerre ; on dit qu’elle resta déserte pendant quatre-vingts ans, jusqu’à ce qu’on fît venir, pour la repeupler, cinquante habitants de l’intérieur de l’Espagne. Lanjaron est aujourd’hui la première ville des Alpujarras ; ses maisons à deux étages, à toits plats, sont blanchies au lait de chaux à la moresque, et ont un aspect de gaieté qui manque aux autres villes de la contrée ; nous y rencontrâmes quelques personnes venues d’Almeria et de Grenade, pour fuir la chaleur et prendre les eaux minérales.

En nous rendant de Lanjaron à Orgiva, nous traversâmes un pays sauvage et très-accidenté ; de temps en temps un vieux château moresque abandonné découpait sa silhouette sur les grandes masses du Mulahacen et de la Veleta ; les paysans que nous rencontrions, sans avoir rien d’hostile, nous regardaient d’un air farouche et étonné.

Orgiva, que nous atteignîmes ensuite, est un gros bourg bâti au pied du haut Picacho de Veleta ; ce fut, pendant quelque temps, la seule place où les chrétiens se défendirent pendant la guerre des Alpujarras. Pour profiter de quelques heures de halte que notre arriero nous demandait pour ses mules qui n’en pouvaient mais, nous fîmes un détour à pied jusqu’au barranco de Poqueira ; c’est un des sites les plus effrayants que l’imagination puisse rêver : à l’extrémité d’un défilé qui s’ouvre entre deux hautes murailles de rochers à pic, s’ouvre un immense abîme dont la vue nous donna le vertige ; des nuages noirs s’élevaient au-dessus des plateaux abrupts qui couronnent le barranco et se confondaient avec la fumée épaisse des feux allumés par les neveros ; un ciel orageux donnait à ces rochers, d’un gris de plomb, un aspect plus sombre et plus sinistre encore ; aussi Doré ne voulut-il pas manquer cette occasion d’enrichir son album d’un dessin.

La nature devient de plus en plus sauvage jusqu’à Ujijar, la ville la plus centrale et l’ancienne capitale des Alpujarras ; on prétend que plusieurs familles du pays descendent de Morisques restés après la guerre ; c’est dans Ogixar la nombrada, — la fameuse, tant célébrée dans les romances, que fut tué Don Alonzo quand il se dévoua pour aller planter l’étendard royal au sommet de l’Alpujarra :

Don Alonzo, don Alonzo,
Dios perdone tu Alma,
Que te mataron los Moros,
Los Moros de Alpujarra !

En quittant Ujijar, nous continuâmes à trouver les plus splendides paysages au milieu d’une contrée toujours féconde en souvenirs historiques ; quelques endroits portent encore des noms sinistres, comme la cueva del Ahorcado, — la grotte du pendu, — et Alcocer al Canjayar, dont le nom signifie, dit-on, en arabe, le plateau de la faim. C’est près de là qu’est situé Valor, le fief de Fernando, celui qui se fit appeler, pendant quelques mois, roi de Grenade et d’Andalousie ; nous avons raconté comment il fut trahi et assassiné. Aben Abou, qui lui succéda, était natif de Mecina de Bombaron, un village près duquel nous passâmes ; il ne tarda pas à éprouver le sort qu’il méritait : trahi à son tour, il fut vendu, en 1571, pour la somme de vingt mille maravedis, par un de ses affidés, nommé El Seniz, qui le frappa lui-même de la crosse de son escopette, dans une grotte qui lui servait de refuge.

« Le pasteur n’a pu rapporter la brebis vivante, dit l’infâme El Seniz en livrant son corps aux Espagnols, il en apporte la toison. »

Le corps d’Aben Abou fut porté à Grenade et livré aux enfants, qui le mirent en quartiers et le déchirèrent ; la tête fut enfermée dans une cage de fer qu’on plaça au-dessus de la porte Bib-Racha, avec cette inscription :

« Esta es la cabeza del traidor Aben Aboo ; nadie la quite so pena de muerte. — (Cette tête est celle du traître Aben Aboo ; que personne ne l’enlève, sous peine de mort). »

La défense fut respectée longtemps, car, en 1599, la tête d’Aben Aboo était encore à la même place.

La trahison d’El Seniz ne lui profita guère, car il mourut bientôt à Guadalajara, écartelé comme voleur de grand chemin.

Après avoir gravi pendant plusieurs heures ces pentes escarpées qu’on appelle ramblas, nous arrivâmes à Berja, au pied de la Sierra de Gador ; nous devions bientôt quitter les Alpujarras, non sans emporter les meilleurs souvenirs de ses paysages étranges et de ses poétiques montagnes ; le Puerto del Lobo (la Gorge du Loup), par exemple, étroit défilé entre deux gigantesques rochers qui paraissent se précipiter l’un sur l’autre, ou la Sierra Bermeja, — la montagne vermeille, au pied de laquelle coule le Rio Verde, — la rivière verte, dont les ondes cristallines, dit un ancien romance, furent autrefois teintes en rouge par le sang de tant de chevaliers mores et chrétiens :

Rio verde, rio verde,
Tinto vas en sangre viva ;
Entre ti y Sierra Bermeja
Murio gran cavalleria !
Cuanto cuerpo en ti se baña
De Cristianos y de Moros ;
Y tus ondas cristalinas,
De roja sangre esmaltan !

La Sierra de Gador est très-renommée pour ses mines de plomb, qui étaient déjà exploitées à l’époque romaine ; elles sont encore aujourd’hui tellement riches, qu’un dicton local prétend que la montagne renferme plus de plomb que de pierres. Cette Sierra, qui a près de deux mille cinq cents mètres d’élévation, est une des plus hautes montagnes de la contrée accidentée et sauvage qui s’étend le long du littoral de la Méditerranée. Bien que depuis des siècles les flancs de la Sierra aient été fouillés dans tous les sens par d’innombrables mineurs, ses richesses ne paraissent pas devoir s’épuiser de sitôt, car le minerai donne encore aujourd’hui du plomb dans une proportion très-considérable.

Au pied des derniers contre-forts de la Sierra de Gador s’élève la jolie petite ville de Berja, dont l’activité industrielle contraste avec l’aspect paisible et patriarcal des villes des Alpujarras. Sa fondation remonte, dit-on, au temps de la conquête romaine, et elle a conservé son ancien nom de Bergi. Berja est une ville habitée en grande partie par les familles des mineurs ; on prétend que ces derniers ne vivent pas très-vieux ; le pays passe cependant pour être très-salubre. Nous nous souvenons d’un mendiant aveugle que nous rencontrâmes, et qui avait, nous assura-t-il, cent trois ans accomplis ; ce brave homme, drapé dans une manta rapiécée, marchait en s’appuyant d’une main sur sa petite fille, et de l’autre sur un long bâton : c’étaient Œdipe et Antigone en costume andalou.

La fatigue commençait à nous gagner quand nous quittâmes Berja ; aussi fûmes-nous ravis quand nous aperçûmes enfin l’immense nappe d’azur de la Méditerranée ; quelques heures plus tard, nous franchissions les vieilles portes arabes d’Almeria.

Ch. Davillier.

(La suite à la prochaine livraison.)



Un mendiant centenaire et sa petite-fille, à Berja. - Dessin de Gustave Doré.

  1. Suite. Voy. t. VI, p. 289, 305, 321, 337 ; t. VIII, p. 353 ; t. X, p. 1, 17, 353, 369, 385 et 401.