Voyage en Espagne (Doré et Davillier)/14

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Un duel à la navaja del santolio. — Dessin de Gustave Doré.



VOYAGE EN ESPAGNE,


PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET CH. DAVILLIER[1].




GRENADE.


1862. — DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ — TEXTE INÉDIT DE M. CH. DAVILLIER.


Almeria ; le Sacro-Catino des Génois. — Une pièce de Calderon : Tuzani le Morisque et Don Juan d’Autriche. — Adra. — Motrila. — Salobrena et Salambo. — Alrnuñecar. — Velez-Malaga ; végétation tropicale : le coton et la canne à sucre. — Ferdinand le Catholique et Garcilaso de la Vega.

Le séjour d’Almeria nous parut, après notre fatigante excursion dans les Alpujarras, d’une mollesse incomparable ; les lits de la fonda Malagueña nous semblaient excellents et la cuisine à l’huile succulente. Notre première visite fut pour le port, ou nous pûmes étudier dans toute leur pureté les Andalous de la côte de la Méditerranée ; la plupart des gens que nous rencontrions, basanés comme des Africains, auraient porté à merveille le burnous, et plus d’un, très-probablement, descendait des anciens sujets de Boabdil ; la plupart des femmes ont un type moresque très-prononcé, et la mantille noire leur sied à ravir.

Almeria, avec ses maisons blanches surmontées de toits plats et de terrasses, a un aspect tout a fait arabe ; ses rues étroites, tortueuses et escarpées rappellent beaucoup certains quartiers d’Alger ; la plupart des rez-de-chaussée sont ouverts, et on y voit souvent des femmes accroupies à la manière orientale et occupées à fabriquer les esteras de esparto ou tapis de jonc, dont on fait usage dans toute l’Andalousie. Quoique les mines des environs donnent à la ville une certaine activité, elle est bien loin d’avoir aujourd’hui la même importance qu’autrefois ; elle passe pour être plus ancienne que Grenade, et il y a même à ce sujet un dicton populaire :

Cuando Almeria era Almeria
Granada era su alqueria.

C’est à dire que quand Almeria était Almeria, Grenade n’était encore que sa métairie. On nous fit voir une partie des murailles dépendant de l’ancienne enceinte, qui est probablement de construction phénicienne et sur laquelle se sont élevées depuis des constructions arabes.

Almeria, dont le nom signifie, dit-on, miroir de mer, appartenait aux Arabes dès l’an 766, et devint la capitale d’un royaume qui subsista jusqu’au milieu du douzième siècle ; son port était alors un repaire de pirates qui infestaient toute la Méditerranée ; les Espagnols en firent le siége en 1147, et s’en emparèrent avec l’aide des Pisans et des Génois ; les vainqueurs se partagèrent un riche butin, et on assure que, dans la part échue à ces derniers, se trouvait une coupe d’émeraude dont Notre-Seigneur, suivant la tradition, s’était servi à la sainte Cène ; cette relique, connue à Gênes depuis des siècles sous le nom du Sacro-Catino (la coupe sacrée), y fut considérée longtemps comme le plus précieux trésor de la ville ; suivant une autre tradition, elle aurait été prise à Césarée à l’époque des croisades et aurait fait partie des présents apportés à Salomon par la reine de Saba ; ou bien encore, ce serait le Saint-Graal, le vase mystique à la recherche duquel le roi Arthur et les chevaliers de la Table ronde entreprirent tant d’expéditions. Autrefois on montrait de loin au public le Sacro-Catino dans les occasions solennelles, et il y avait les peines les plus sévères contre celui qui aurait osé le toucher. Quelques voyageurs du siècle dernier, l’abbé Barthélemy entre autres, avaient osé élever des doutes au sujet de la fameuse relique ; ces doutes furent confirmés lorsque, sous Napoléon Ier, la prétendue coupe d’émeraude fut portée à Paris : on s’aperçut facilement qu’au lieu d’une pierre précieuse c’était une coupe de verre antique. En 1815 elle fut renvoyée à Gênes et se cassa pendant le trajet ; nous avons pu voir moyennant rétribution, dans le trésor de la cathédrale, les fragments du Sacro-Catino ornés d’une monture en or.

Almeria et ses huertas, ses fertiles jardins, sont souvent chantés dans les romances moresques ; la belle Galiana, la bien-aimée d’Aben-Amar, qui fit pour elle de si étranges choses, était fille de l’alcayde d’Almeria :

En las huertas de Almeria
Estava el moro Aben-Amar,
Frontero de los palacios
De la mora Galiana.

À l’époque de la guerre des Alpujarras, le rio d’Almeria fut une des dernières parties du pays qui se rendit aux Espagnols, et il fallut l’arrivée de Don Juan d’Autriche pour le soumettre. Calderon a tiré, d’un des épisodes de cette guerre, le sujet d’une de ses pièces : Amar despues de la muerte, y el sitio de la Alpuxarra, c’est-à-dire : Aimer après la mort, ou le siége de l’Alpujarra. Il y avait à Almeria un jeune Morisque nommé Tuzani ; c’était un beau cavalier, habile à manier avec adresse sa longue épée de fine trempe suspendue à un élégant baudrier et sa riche arquebuse valencienne. Tuzani aimait une jeune Moresque, la belle Malcha, qui fut tuée au siége de Galera, où furent commises tant d’atrocités ; il retrouva le corps de sa maîtresse percé de deux coups mortels, et fit le serment de la venger ; il s’enrôla dans l’armée espagnole et finit par découvrir, à force de recherches, que le meurtrier était un certain Garcés ; enfermé par hasard avec le Morisque dans la prison d’Andarax, Garcés s’avoua l’auteur du meurtre et fut poignardé par Tuzani, qui parvint à s’échapper ; il fut enfin repris, et on le conduisit devant Don Juan d’Autriche qui, après avoir entendu son histoire, lui accorda son pardon et sa liberté.

Comme nous voulions nous rendre à cheval d’Almeria à Malaga en suivant la côte de la Méditerranée, nous retournâmes sur nos pas, en passant par la petite ville de Dalias, où notre guide nous recommanda de séjourner le moins possible, à cause des fièvres intermittentes qui règnent dans le pays pendant l’été. Nous traversâmes ensuite Adra, dont le climat passe également pour être malsain, et dont le port est surmonté d’anciennes atalayas, ou tours de vigie, de construction moresque. Adra est l’ancienne Abdera des Phéniciens, et remonte, comme toutes les villes de cette côte, à une très-haute antiquité ; nous avons vu des médailles frappées dans cette ville à l’époque de Tibère. Ici le climat et la végétation sont dignes des tropiques ; on cultive le coton et la canne à sucre dans les environs de Motril ; toute cette côte est exposée à un soleil ardent, et quoique nous fussions en automne, il nous était quelquefois impossible de voyager pendant les heures les plus chaudes de la journée.

Peu de temps après avoir quitté Motril, nous arrivâmes à Salobreña, petite ville peu intéressante par elle-même, mais qui fait remonter sa fondation à Salambo en personne ; telle est du moins l’origine revendiquée pour elle par un historien espagnol, et cela bien avant le bruit fait autour de la Vénus phénicienne par un roman français.

À peu de distance de Motril se trouve Almuñecar, dont le nom Arabe a remplacé celui de Municipium Exitanum que portait la ville à l’époque romaine. Un grand souvenir historique s’attache au nom d’Almuñecar : c’est dans ce port que débarqua Abdu-r-rahman Ier, de la dynastie des Ommiades, quand il vint en Espagne pour faire la conquête de ce pays.

Au-dessus d’Almuñecar on voit se découper, sur un ciel toujours bleu, la haute Sierra de Lujar, et un peu plus loin celle de Tejeda, élevée de près de deux mille cinq cents mètres au-dessus du niveau de la mer ; il n’est guère de pays en Europe qui réunisse des productions aussi variées : les hautes montagnes qui dominent la côte produisent des saxifrages et autres plantes des climats les plus froids, tandis que, dans les terrains d’alluvion qui bordent la mer, on peut acclimater la plupart des végétaux de la zone torride.

Velez-Malaga est le véritable paradis de la côte méridionale d’Espagne, et il n’est peut-être aucune ville d’Europe dont le ciel soit aussi beau et le climat aussi doux ; outre le coton et la canne à sucre, qu’on appelle caña dulce, l’indigo (añil), le café, la patate et d’autres plantes des tropiques y réussissent à merveille ; nous achetâmes au marché des cannes à sucre vertes qui étaient excellentes, et des fruits originaires d’Amérique appelés chirimoyas.

À l’époque de la domination arabe, il y avait à Velez-Malaga et sur toute la côte, jusqu’à Marbella, beaucoup plus de moulins à sucre qu’on n’en voit aujourd’hui ; il y en avait encore un certain nombre au dix-septième siècle, comme le montre ce passage d’un voyageur français :

« Il y a aussi des salines et des moulins à sucre, qu’ils appellent ingenios de azucar, dont j’ay veû auprès de Marpella ou Marbella en Andalousie, où j’ai veû beaucoup de cannes de sucre, qui sont faites comme d’autres roseaux, mais qui ont au dedans une certaine moüelle, et une eaüe fort douce, car j’en ay cueilly par les chemins. »

Velez-Malaga a de brillantes pages dans son histoire ; quelques années avant la prise de Grenade, elle appartenait encore aux Mores, et Ferdinand le Catholique vint en personne faire le siége de la ville, une des dernières qui fussent restées au pouvoir des infidèles. La chronique de Hernando del Pulgar raconte que les assiégés ayant fait une sortie, le roi se trouva un moment entouré de plusieurs Mores qui voulaient s’emparer de sa personne ; le baudrier de son épée s’étant accroché au harnachement de son cheval, il ne pouvait se défendre et il allait être fait prisonnier, quand l’intrépide Garcilaso de la Vega, lançant son cheval au galop, mit les ennemis en fuite et parvint à délivrer son souverain, qui lui-même perça un More de sa lance. En souvenir de cet événement, Ferdinand donna pour armoiries, à la ville de Velez-Malaga, un roi à cheval revêtu de son armure et perçant un More de sa lance.

Nous quittâmes notre guide et nos montures à Velez, car la route de Malaga, exposée entre de hautes montagnes et la mer, à la réverbération d’un soleil africain, n’est guère praticable à cheval que pour les gens du pays, habitués à une température tropicale ; nous prîmes donc place sur l’impériale d’une diligence qui partait de grand matin, et avant midi nous faisions, au grand galop de nos dix mules, notre entrée dans Malaga.


Malaga. — L’Alameda ou le salon de Bilbao. — Les femmes de Malaga. — Le climat. — Les patios. — Chansons populaires de l’Andalousie : les Malagueñas. — Les ruines moresques. — La cathédrale. — Les statuettes de terre cuite.

Malaga la hechicera,
La del eternal primavera,
La que baña dulce el mar
Entre jasmin y azahar !

« Malaga l’enchanteresse, la ville au printemps éternel, que baigne doucement la mer entre le jasmin et l’oranger ! » Tel est le salut qu’adresse un poëte espagnol à une des plus charmantes villes d’Andalousie, et jamais louanges ne furent mieux méritées.

Dès notre arrivée à Malaga, nous nous étions installés à la fonda de la Danza, — l’hôtel de la Danse, — un nom tout à fait en harmonie avec l’aspect gai et animé de la ville, qui nous frappa dès notre arrivée, et qui contraste avec le calme et le silence des rues de Grenade.

Nous nous dirigeâmes d’abord vers l’Alameda, qu’on appelle aussi, nous ne savons trop pourquoi, le Salon de Bilbao ; c’est une grande allée, conquise autrefois sur la mer et plantée de deux rangées d’arbres magnifiques ; à une des extrémités, nous remarquâmes une grande fontaine en marbre blanc, ornée de nombreuses statues et d’un bel effet décoratif ; on dit que cette fontaine fut donnée en présent à Charles-Quint par la république de Gênes. Nous aurons plus tard l’occasion de parler de travaux de sculpture plus importants exécutés en Espagne par des Génois.

C’est à l’Alameda qu’on peut admirer la beauté des Malagueñas, célèbre dans toute l’Espagne,

Las Malagueñas
Son halagüeñas ;

dit un proverbe très-connu, et, à notre avis, jamais réputation ne fut mieux méritée ; moins sévère que la Grenadine, moins coquette que la Sévillane et que la Gaditane, la Malagueña se distingue des autres femmes andalouses par un teint plus ambré, par des traits plus réguliers, mais non moins expressifs ; des sourcils épais et bien dessinés, des cils longs et fournis donnent à leurs yeux noirs une profondeur et un charme qu’on ne saurait rendre ; elles savent à merveille, avec une simple fleur, un dahlia rouge ou blanc gracieusement posé derrière l’oreille, faire ressortir la beauté de leurs cheveux d’un noir bleu comme l’aile d’un corbeau.

Le climat de Malaga, qui diffère peu de celui de Velez, est un des plus doux de l’Espagne ; nous achetions dans les rues des cannes à sucre et des patates douces, — batatas dulces ; ces dernières sont une ressource importante pour les gens du peuple qui, avec quelques cuartos, en peuvent manger de quoi se rassasier ; aux angles des rues et sur le port, on voit des batateros qui font cuire leur marchandise en appelant les acheteurs au cri de : batatas ! ricas y gordas ! Leurs cris se confondent avec ceux des charranes, marchands de poisson, qui crient à tue-tête leurs boquerones, espèce de petites sardines, les pintarrojas, les calamares, les dentones et autres produits de la pêche méditerranéenne. Les charranes, dont nous parlerons un peu plus tard, portent leur marchandise dans des cenachos, paniers de jonc qu’ils tiennent suspendus à leurs coudes en appuyant les mains sur les hanches.

Les rues de Malaga ont conservé, dans certains quartiers, leur ancien aspect, et sont encore étroites et tortueuses comme à l’époque moresque ; beaucoup de maisons ont, comme celles de Grenade, un patio ou cour découverte entourée d’arcades et ornée de bananiers, d’orangers et d’une quantité d’autres plantes au milieu desquelles s’élance le mince filet d’un jet d’eau. C’est dans le patio qu’on se tient pendant les grandes chaleurs, et c’est là qu’ont lieu, pendant les belles soirées d’été, les tertulias, réunions où l’on danse parfois quelques pas andalous, comme le polo del contrabandista ou la malagueña del torero ; on y chante aussi au son de la guitare ces couplets si populaires en Andalousie sous le nom de malagueñas.

Le rhythme des malagueñas a quelque chose d’étrange, de barbare même si l’on veut, mais à coup sûr il n’a rien de vulgaire ni de banal ; on peut en dire autant des cañas, des carceleras, des playeras, des rondeñas et autres chants populaires d’Andalousie sur lesquels nous aurons l’occasion de revenir. De même que tous ces airs, les malagueñas ont, sans nul doute, une origine moresque, et ce sont, sans altération aucune, les mêmes mélodies que chantaient, en s’accompagnant du laud, les sujets d’Ibn-al-Kamar et de Boabdil ; probablement aussi les paroles ne sont que la traduction de quelques anciens romances moriscos.

Voici une malagueña, la plus populaire, la plus classique, et qui cependant n’a jamais, que nous sachions,


L’escrime à la navaja : Le desjarretazo. — Dessin de Gustave Doré.


été publiée nulle part[2] : « Adieu, Malaga la belle ! s’écrie tristement un Malagueño, adieu, Malaga, pays où je naquis ! Tu fus une mère pour les autres, et une marâtre pour moi ; adieu, Malaga la belle ! »

Les malagueñas se composent ordinairement de couplets de quatre vers chacun ; le premier et le dernier vers se répètent deux fois. Le sujet n’est pas toujours aussi mélancolique, mais il est presque toujours sentimental :

Echame, niña bonita,
Lagrimas en tu pañuelo,
Y las llevaré a Granada,
Que las engarze un platero.

Donne-moi, charmante petite, — Tes larmes dans ton 374 LE TOUR DU MONDE. ADIEU, MALAGA LA BELLE. mouchoir, — Je les porterai à Grenade, — Chez un bijoutier qui les enchâssera. »

Son tus labios dos cortinas
De terciopelo carmesi,
Entre cortina y cortina,
Estoy esperando el sí.

« Tes lèvres sont deux rideaux — De velours cramoisi ; — Entre rideau et rideau — J’attends le oui. »

C’est une jeune Malagueña qui s’adresse à son querido :

Como abri sin precaucion
Tu carta, dueño querido,
Se cayó tu corazon,
Mas en mi pecho ha caido ;

En él yo le he dado abrigo,
Pero no cabiendo dos
El mio te mando yo,
Y el tuyo queda conmigo.

« En ouvrant sans précaution — Ta lettre, maître chéri, — J’ai laissé tomber ton cœur, — Il est tombé dans mon sein ; — Je lui ai donné abri ; — Mais faute de place pour deux — Je t’envoie le mien, — Et le tien me reste. »

Voy à la fuente y bebo ;
No la amenoro,
Que aumienta su corriente
Con lo que lloro.

« Je vais boire à la fontaine, — Et ne peux l’épuiser, — Car j’augmente son cours — Avec les larmes que je pleure. »

Les souvenirs du temps des Mores ne sont pas rares à Malaga : plusieurs édifices ont gardé leur nom arabe, comme le castillo de Gibralfaro, la Alhondiga, la Alcazaba ; les Atarazanas, ancien arsenal moresque, ont conservé une élégante porte en fer à cheval, revêtue de marbre blanc ; de chaque côté se lisent, comme à l’Alhambra, ces deux inscriptions arabes : Dieu seul est riche, — Dieu seul est vainqueur.

Comme la plupart des villes de la côte, Malaga est une ancienne colonie phénicienne ; les Arabes s’en emparèrent après la fameuse bataille du Guadalete, et ce n’est qu’en 1487 qu’elle cessa d’être musulmane, en tombant au pouvoir des rois catholiques.


Ce n’est qu’une cinquantaine d’années plus tard que fut commencée la cathédrale, splendide édifice qui domine majestueusement le port et la mer ; un bel escalier de marbre donne accès dans la nef principale, à côté de laquelle s’élèvent parallèlement deux nefs latérales ; de chaque côté de la façade s’élèvent deux hautes tours, dont l’une est restée inachevée, comme celle de la cathédrale de Cologne ; le sacristain qui nous accompagnait se donna beaucoup de mal pour nous faire admirer les stalles du chœur, travail prodigieux, mais d’un goût médiocre ; suivant nous, la vraie manière de bien voir la cathédrale de Malaga, c’est de prendre une falua dans le port et de s’éloigner assez pour qu’on puisse apercevoir du large, au-dessus du bleu intense de la mer, la masse imposante de la cathédrale qui s’élève au-dessus des maisons blanches de la ville ; splendide tableau dont le fond est formé par les hautes montagnes derrière lesquelles se cache Grenade.

Nous trouvâmes les quais de Malaga encombrés de caisses de pasas et de tonneaux de toute dimension. Les vins et les pasas — c’est ainsi qu’on appelle les raisins secs — sont les principales productions de Malaga ; cependant n’oublions pas l’industrie des terres cuites coloriées, fort ancienne dans le pays ; c’est dans le Pasaje de Heredia que se modèlent ces statuettes, qui représentent invariablement des costumes andalous ; tantôt c’est une maja au jupon court, dansant le polo ou le jaleo ; tantôt c’est un contrabandista, le trabuco à la main ; un majo coupant, avec sa navaja, le tabac destiné à sa cigarette, ou un curé coiffé d’un chapeau long et étroit comme celui de Basile. Ce sont encore des charranes, les gamins de Malaga, ou des barateros, le cuchillo dans la ceinture ; nous passerons bientôt en revue les différents types qui appartiennent particulièrement à l’Andalousie.


Les delitos de sangre. — Les serenos de Malaga. — Les gens de vida airada. — Un professeur de navaja. — Les Golpes. — La Parte alta et la Parte baja ; le Jabeque ; le Desjarretazo ; la Plumada et le Revés. — Un coup mortel : le Floretazo ; les Golpes de Costado. — Les Engaños. — Les Tretas ; quelques bottes secrètes. — L’escrilne au Puñal et au Cuchillo. — Le Molinete. — Lanzar la navaja. — Les Tijeras des Gitanos.

Si l’usage de la navaja, du puñal et du cuchillo est général d’un bout à l’autre de l’Espagne, il est certaines villes où les saines traditions se conservent plus particulièrement et où résident les profesores les plus acreditados : Cordoue et Séville possèdent des académies fort renommées ; mais nulle part l’art de manier le fer — la herramienta — n’est cultivé avec autant de soin qu’à Malaga. Peu de villes d’Espagne offrent l’exemple d’une aussi grande criminalité et d’un pareil penchant à l’homicide ; il n’est guère d’endroits où les delitos de sangre — les crimes de sang, comme on dit dans le pays — soient aussi fréquents. D’où vient cette habitude du meurtre, si générale parmi les gens du peuple ? Sans doute de l’oisiveté, de la passion du jeu et de l’ivrognerie ; car le dernier de ces trois vices est beaucoup plus répandu à Malaga que dans aucune autre ville de la Péninsule, et c’est à tel point, que les serenos, ces gardiens de nuit dont nous avons déjà parlé, et qui sont


L’escrime au couteau : Lanzar la navaja. — Dessin de Gustave Doré.


chargés de veiller à la sécurité des habitants et au bon ordre, les serenos de Malaga jouissent, sous le rapport de la sobriété, d’une réputation détestable :

En Málaga los serenos
Dicen que no beben vino ;
Y con el vino que beben,
Puede moler un molino !

À Malaga, dit le refrain populaire, les serenos prétendent qu’ils ne boivent pas de vin ; mais, avec le vin qu’ils boivent, on ferait tourner un moulin !

Faut-il attribuer encore, comme on l’a prétendu, l’issue sanglante de la plupart des querelles des Malagueños d’une certaine classe au solano, ce vent brûlant venant d’Afrique, imprégné, comme le sirocco des Napolitains, de la chaleur irritante des sables du Sahara ? Ou bien la fréquence des homicides vient-elle de l’impunité proverbiale qui semble protéger les assassins ? Mata à rey, y vete a Malaga, — tue le roi et va-t’en à Malaga, — tel est le dicton populaire.

Un fait certain, c’est que nulle part on ne trouve autant de ces gens sans aveu, gente de vida airada, comme disent les Espagnols, expression peu facile à traduire, qui signifie littéralement des gens de vie irritée : tels sont les rateros (voleurs qui travaillent isolément), les charranes et les barateros, dont nous nous occuperons bientôt particulièrement.

Bien que l’usage de la navaja soit très-répandu en Espagne parmi les classes ouvrières, les gens que nous venons de nommer font plus particulièrement métier d’être habiles au maniement de cette arme, et, encouragés par leur adresse, ils deviennent agressifs à la moindre parole insignifiante, ou simplement pour le plaisir de faire le mal.

Déjà, en parlant d’Albacète, nous avons cité cette ville comme très-renommée pour la fabrication des navajas ; Guadiz, Séville, Mora, Valence, Jaen, Santa Cruz de Mudela et bien d’autres villes possèdent aussi leurs maestros de herreria, ou couteliers en réputation. Outre bien d’autres noms de fantaisie que reçoit la navaja, on l’appelle encore, en Andalousie, la mojosa, la chaira, la tea, expressions plus particulières aux gitanos ; les barateros l’appellent plutôt corte (tranchant), herramienta ou hierro (fer), abanico (éventail), sans compter d’autres noms aussi pittoresques.

Pendant notre séjour à Malaga, nous eûmes la fantaisie de prendre des leçons chez un des profesores ou diestros les plus consommés ; au bout de quelques séances, Doré était devenu l’un des élèves les plus distingués de la salle, et, armés de petits joncs taillés en navaja, nous nous livrions de rudes assauts et nous nous portions, suivant toutes les règles d’une escrime spéciale, les plus terribles coups de taille et d’estoc : le pouce placé sur la partie la plus large de la lame, la main gauche collée contre la ceinture, les jambes légèrement entr’ouvertes afin de rendre les évolutions plus faciles, telle était notre position quand nous nous mettions en garde pour nous pourfendre.

Le professeur commençait alors la démonstration des différentes sortes de golpes, c’est ainsi qu’on appelle les coups, qui reçoivent également le nom de puñaladas ou punalás, comme prononcent les Andalous ; les coups se portent dans la parte alta ou dans la parte baja : la partie haute s’étend depuis le sommet de la tête jusqu’à la ceinture, et la partie basse depuis la ceinture jusqu’aux pieds, de manière que les coups sont altos ou bajos, suivant qu’on les porte dans le haut ou dans le bas du corps.

Un des principaux coups de la partie haute est le javeque ou chirlo, dont nous avons déjà dit quelques mots à propos d’Albacète ; on nomme ainsi une large estafilade faite dans la figure avec le tranchant de la navaja et qui s’allonge comme la voile effilée du javeque (chebek) ; le javeque est regardé, par les barateros, comme une blessure ignominieuse ; car, de tous les coups qu’on puisse recevoir, c’est celui qui montre le mieux la maladresse du blessé et le peu de cas que le diestro, littéralement l’habile, fait de son adversaire, en se contentant de le marquer simplement au lieu de le tuer. Un autre coup de la parte alta, coup beaucoup plus grave et qui exige une grande adresse, c’est le desjarretazo ; il se porte par derrière, au-dessus de la dernière côte : le desjarretazo est un coup très-estimé, non pas de celui qui le reçoit, bien entendu, car il est presque toujours mortel, notamment quand la lame, ouvrant une large blessure, sépare en deux la colonne vertébrale. Seulement, comme rien au monde n’est parfait, ce joli coup a l’inconvénient de découvrir le diestro qui le porte et de l’exposer à recevoir en même temps un coup de pointe dans le ventre. C’est ce que nous démontra notre professeur, et Doré se hâta de formuler clairement le précepte au moyen d’un dessin qu’il lui soumit et qui reçut de tous points son approbation.

Citons encore la plumada, coup qui se donne de droite à gauche en décrivant une courbe, et le revés, porté de gauche à droite avec le bras déployé et ramené subitement ; la culebra, qui consiste à se jeter rapidement la face contre terre en s’appuyant sur la main gauche, et à porter de bas en haut, avec l’autre main, un coup dans le bas-ventre ; le floretazo, coup employé contre l’adversaire qui s’avance trop rapidement et qui vient lui-même s’enferrer sur la pointe de la navaja ; en donnant un floretazo, on courrait grand risque d’être blessé soi-même si on ne rejetait vivement le corps en arrière.

Les tiradores, ou tireurs expérimentés, recommandent encore la corrida comme un des coups les plus utiles à connaître : la corrida, qui exige une légèreté particulière et beaucoup de sang-froid, s’exécute en faisant tout d’un coup un mouvement oblique sur la droite ou sur la gauche, afin de frapper l’adversaire dans le côté. Les golpes de costado ne sont pas moins dangereux : ce sont les coups d’estoc qui se portent entre les côtes, et il est rare qu’ils ne soient pas mortels.

Quelquefois les tiradores placent sur leur bras gauche leur manta, leur veste enroulée, ou bien tiennent à la main leur sombrero, dont ils se servent comme d’un bouclier ; ces moyens de défense sont très-discutés : le principal reproche que leur adressent les puristes, c’est d’empêcher de se servir de la main gauche ; car, tout tirador accompli doit savoir manier indistinctement son arme des deux mains. Quant à la faja, ou ceinture, les tireurs de navaja ne manquent jamais d’en ceindre leurs reins, car elle est d’une grande utilité pour la défense ; seulement il est essentiel de la fixer bien solidement : si elle venait à se dérouler dans les jambes du tirador, elle pourrait le faire tomber et l’exposer ainsi aux plus grands dangers.

Chaque coup, naturellement, a ses parades ou recursos ; il y en a de différents genres : d’abord les engaños ou finjimientos (feintes ou tromperies), puis les tretas ou bottes secrètes ; ces dernières s’éloignent quelque peu des règles de l’escrime telle que nous la comprenons ; qu’on en juge par quelques exemples.

On jette le sombrero à la figure de son adversaire ; c’est une botte qui manque rarement son effet.

Le diestro se baisse rapidement pour ramasser de la main gauche une poignée de sable ou de terre qu’il jette aux yeux de son ennemi, et de l’autre main il lui porte un coup dans le ventre, ce qui s’appelle atracar.

Quelquefois encore on marche fortement sur les pieds de son ennemi, on lui donne un coup de talon dans le bas-ventre, ou bien on cherche à le faire tomber au moyen d’un croc-en-jambe ; ou bien encore on feint d’adresser la parole à un être imaginaire qui surviendrait tout à coup, et on frappe l’adversaire — le contrario — au moment où il détourne la tête.

Comme la navaja, le puñal ou le cuchillo, qu’on appelle en argot churri (d’où notre mot chouriner), a son escrime à part et ses règles particulières ; cette arme, dont se servent de préférence les marins et les prisonniers, se distingue principalement de la navaja en ce qu’elle ne sert que pour les coups d’estoc, car le poignard n’a pas de tranchant ; ordinairement le manche, gros et court, se rapproche un peu de la forme d’un œuf ; quant à la lame, elle est tantôt aplatie et ovale, tantôt ronde, tantôt à quatre pans ; nous avons rapporté de Malaga un puñal qui avait appartenu à un des plus redoutables barateros du Perchel ; cette arme, effilée et pointue comme une aiguille, a quelque chose d’effrayant : quadrangulaire du côté de la pointe, elle s’arrondit ensuite insensiblement ; de plus, elle est garnie d’entailles barbelées et la lame est repercée à jour en plusieurs endroits, précautions ingénieuses qui ont encore le double avantage de déchirer la plaie et de la rendre plus dangereuse en y introduisant de l’air.

Un des principaux coups du puñal, c’est le molinete, dont Doré nous donne un dessin très-exact : un des adversaires pivote rapidement sur un pied et lève le bras pour blesser derrière l’épaule son ennemi, dont il s’est rapproché à l’improviste et qui ne peut se défendre qu’en essayant d’arrêter de la main gauche le bras levé pour le frapper, et de frapper lui-même de la main droite. Il s’ensuit ordinairement une lutte corps à corps qui a presque toujours un résultat funeste pour les deux combattants.

Un petit traité fort curieux, écrit par un Andalou sur l’art de manier le couteau, — El arte de manejar la navaja, — nous indique de plus la manière de lancer cette arme, ainsi que le cuchillo : le manche de l’arme doit se placer dans la paume de la main ; la pointe, tournée en dedans, se retourne vers l’adversaire au moment où le diestro la lance en étendant la main avec force.

Les marins, qui ont l’habitude de porter la herramienta attachée à leur ceinture au moyen d’un long cordon ou d’une petite chaîne de cuivre, sont très-habiles à lanzar la navaja. « Nos lecteurs, dit notre Andalou, auront de la peine à croire à la précision extraordinaire avec laquelle nous avons vu lancer la navaja, qui restait clouée dans la poitrine ou dans le ventre de l’adversaire, à l’endroit même que le diestro avait choisi ; mais ce qui n’est pas moins étonnant, c’est l’adresse particulière avec laquelle certains Andalous savent éviter le coup ; nous en avons même vu qui étaient assez adroits pour saisir au vol le cordon qui retenait la navaja du contrario, et pour le couper avec leur propre navaja. »

Nous avons déjà parlé des tijeras, longs ciseaux dont les tondeurs de mules ou esquiladores, presque tous gitanos, savent se servir comme d’une arme terrible ; la double blessure causée par les deux pointes des tijeras est toujours dangereuse et quelquefois mortelle.

Nous venons d’esquisser les principales règles d’une escrime particulière aux Andalous ; disons maintenant quelques mots de deux types purement malagueños, les barateros et les charranes, gens d’une adresse toute particulière à manier le puñal et la navaja.


Les Charranes. — Le Barrio del Perchel. — L’Arriero et son once d’or. — Le torrent de Guadalmedina ; combats à coups de pierre des Lazzaroni de Malaga. — Les Barateros. — Les Garitos et les joueurs ; comment se touche le Barato. — Les pourfendeurs Andalous ; un défi. — Le Baratero sur la plage ; dans la caserne ; dans la prison. — La chanson du Baratero.

Les touristes qui séjournent quelque temps à Malaga peuvent y étudier, s’ils ne craignent pas d’approcher de près des gens appartenant de plein droit aux classes dangereuses, plusieurs types extrêmement curieux, et particuliers pour la plupart à cette ville, parmi lesquels nous citerons en première ligne le charran et le baratero.

Qu’est-ce que le charran ? Le Diccionario de la Academia española ne nous apprend rien sur ce sujet, et ce mot est également absent des autres dictionnaires espagnols. Le charran n’est pas le gamin de Paris, ni le pâle voyou ; ce n’est pas non plus le lazzarone napolitain ; et pourtant c’est un peu de tout cela : allons flâner dans le barrio del Perchel, un des quartiers de Malaga où l’étranger peut le mieux observer les mœurs intimes du peuple andalous ; le nom du Perchel vient tout simplement des perchas qu’on y voit en grand nombre, et sur lesquelles les pêcheurs étendent leurs filets pour les faire sécher ; c’est le rendez-vous des majos, comme l’est à Séville le quartier de la Macarena ; aussi, à Malaga, quand on veut parler d’une fille du peuple élégante et pleine de désinvolture, dit-on une moza Perchelera, comme à Séville on dit une hembra Macarena.

Approchons-nous de cette barque échouée sur la plage, et à l’ombre de laquelle des hommes du peuple à l’air picaresque sont assis et jouent aux cartes ; ce sont des charranes ; ils sont nés à Malaga, et ils y mourront, à moins qu’ils n’aillent finir leurs jours au presidio (bagne) de Ceuta ou de Melilla ; ils exercent bien par hasard une industrie apparente : ainsi ils vont par les rues vendant des boquerones, les sardines de l’endroit ; d’autres fois, on les voit offrir leurs services aux ménagères qui viennent acheter au marché la provision du jour, el avio, pour porter chez elles, moyennant quelques cuartos, la viande ou le poisson, mais leur véritable état, c’est de ne rien faire, de vivre d’industrie, dans le mauvais sens du mot, de prendre le soleil sur la plage et l’ombre sur l’esplanade del muelle.

Le charran est un garçon de quatorze à vingt ans ; plus jeune on l’appelle pillo, mot qu’on peut traduire assez exactement par voyou ; on l’appelle encore granuja, expression locale qui signifie pepin de raisin, et qui entraîne avec elle une intention de mépris. Plus âgé, il se livre sur une plus grande échelle à ses mauvais penchants, et devient baratero, ratero, si le tranchant d’une navaja ou la pointe d’un puñal ne viennent mettre fin à une existence si intéressante.

Les gamins de Malaga n’ont rien à envier, sous le rapport de l’adresse, aux plus habiles filous de Naples ou de Londres ; nous en avons fait personnellement l’expérience, à bon marché, du reste, puisqu’elle ne nous a coûté qu’un mouchoir. Ils sont très-inventifs pour s’approprier le bien d’autrui ; on en pourra juger par cette petite histoire locale arrivée tout récemment, et que nous rapportons dans toute sa pureté d’après un malagueño ; il s’agissait, ni plus ni moins, de voler à un brave arriero descendu de la montagne, une once d’or (quatre-vingt-cinq francs) qu’il avait mise dans sa bouche dans la crainte des filous.

Un dimanche, au moment où la messe de midi sonnait à la cathédrale, notre arriero rencontrait à la Puerta de Mar un paysan de ses amis, qui le pressait de l’accompagner à l’église ; le méfiant montagnard refusa, disant qu’il avait une once d’or dans sa faja, et qu’il craignait de se trouver au milieu de la foule. Le paysan insista, lui faisant observer que ce n’était pas une raison suffisante pour perder la misa ; et puis, ajouta-t-il, mets la onza dans ta bouche, elle y sera plus en sûreté que dans ta ceinture.

Cette raison parut concluante à l’arriero, qui prit avec son ami le chemin de l’église. Quelques vauriens, pillos, granujas ou charranes avaient entendu la conversation sans en perdre un seul mot, et avaient vu l’once d’or passer de la faja dans la bouche de l’arriero ; trois d’entre eux se détachèrent de leurs camarades et suivirent leur victime jusque dans l’église ; avant d’entrer, ils quittèrent leurs alpargatas et leur sombreros, prirent chacun les deux coins d’un mouchoir dans lequel ils jetèrent quelques petites pièces de cuivre et d’argent et se mirent à jouer au naturel le rôle de deux marins demandant les offrandes pour accomplir un vœu, et faire dire des messes à la Vierge del Carmen. Ils s’approchèrent ainsi de l’arriero, qui se tenait au milieu d’un groupe, serrant les dents pour mieux garder son once et regardant de travers tous ceux qui se trouvaient autour de lui ; les deux faux marins s’étaient agenouillés et faisaient semblant de murmurer des prières, sans perdre de vue l’arriero. Enfin, après l’Ite missa est, un d’eux lâcha tout à coup les coins du mouchoir, et la monnaie roula sur les dalles.

« Caballeros, que personne ne bouge, s’écria un des charranes, tout cet argent appartient à la Virgen santissima ! Attention à l’once ! où est l’once d’or ? »

Tous les assistants se penchèrent pour regarder, à l’exception des faux marins, qui eurent soin de ne pas se baisser, et qui reprirent plus haut :

« Personne n’a vu l’once pour les messes de Maria santissima ? Qui donc a pris l’once ?

— C’est ce coquin-là qui vient de la ramasser et de la mettre dans sa bouche, » s’écria un des assistants qui n’était autre qu’un compère, en montrant du doigt le pauvre arriero. Celui-ci, confus et interdit, porta naïvement sa main à sa bouche, et en retira l’once d’or, qu’un des assistants, — toujours un compère, — lui arracha violemment des mains avec une indignation bien jouée, pour la remettre dans le mouchoir des pauvres marins. Le public indigné accabla de reproches le prétendu voleur, et quand il put enfin ouvrir la bouche pour protester de son innocence, les charranes qui s’étaient faufilés parmi la foule comme des serpents à travers un buisson, se partageaient l’once d’or en dehors de l’église.

Malgré leur costume délabré, ces lazzaroni de Malaga ont une certaine désinvolture qui empêche de les confondre avec les mendiants de profession ; du reste, ils ne demandent pas l’aumône : ils aiment mieux voler ; 1’esplanade del Muelle est le théâtre ordinaire de leurs exploits ; c’est là qu’ils ont l’habitude de prélever leur dîme sur les diverses marchandises qu’on débarque au bord de la mer ; tantôt c’est un bacalao (morue) qu’ils font adroitement passer sous leur chemise, tantôt c’est un de ces énormes oignons, un melon, ou quelques batatas ; ils sont encore fort habiles à plonger leur navaja dans un ballot, pour recevoir dans leur sombrero le riz qui s’en échappe ; ils se donnent ensuite rendez-vous dans le lit desséché du torrent du Guadalmedina, ou dans quelque autre endroit écarté, où ils font cuire entre deux pierres, dans quelques vieux tessons, les produits de leur maraude.

Il est rare que ces festins ne se terminent pas par une partie de cartes, car ils sont très-joueurs, comme presque tous les Andalous de la basse classe : une mante crasseuse pliée en quatre et jetée à terre leur sert de tapis de jeu ; les cartes sont tellement usées que c’est à peine si on distingue les points. Ils ne sont pas moins passionnés pour d’autres jeux de hasard, notamment celui de pile ou face, cara y cruz ; et comme ils ne se font pas faute de tricher, il est rare que la partie ne finisse pas par quelque rixe, où les coups de poings, les coups de bâtons et les pierres pleuvent comme grêle : les pedreas, c’est ainsi qu’ils appellent leurs combats à coups de pierre, ont ordinairement lieu dans le torrent de Guadalmedina, qui leur fournit en abondance des projectiles de tout calibre. C’est là aussi que se vident les querelles de barrios, car Malaga est divisée en trois barrios ou quartiers principaux : la Victoria, le Perchel et la Trinidad, dont les habitants ont des mœurs et même des costumes particuliers, et ces barrios se sont voué depuis longtemps une antipathie réciproque. C’est en vain que les autorités ont voulu faire cesser les pedreas ; ces luttes se renouvellent de temps en temps, avec une sorte de périodicité, notamment les dimanches et jours de fête.

Le charran est grand fumeur, et passé maître dans l’art de ramasser les bouts de cigares, qu’il transforme immédiatement en cigarettes. Quand le hasard ou l’adresse a fait tomber un puro entre ses mains, il le partage fraternellement avec ses camarades : ce partage s’opère d’une façon assez originale : les vauriens se placent par rang d’âge, et en rond : le plus âgé allume le cigare, tire une bouffée à toute haleine, et le passe à son voisin, qui en fait autant ; et le puro passe ainsi de main en main, chacun humant la plus grande chupada possible, jusqu’à complète extinction.

Il est rare que le charran ait un domicile : il couche l’été à la belle étoile, le long des maisons, sans se soucier des moustiques dont sa peau bronzée défie les piqûres. L’hiver, il trouve toujours un zaguan ou portique pour reposer sa tête à l’abri des vents du Nord.

Bien que le charran se trouve mêlé à toutes les démonstrations, et qu’il soit de toutes les émeutes, il n’a pas d’opinion politique : on raconte à ce sujet que lorsque les troupes françaises, sous les ordres du général Sébastiani, se présentèrent devant Malaga, des groupes de charranes se mêlèrent aux partisans de la résistance, en poussant les cris de : Viva Ferdinando VII ! Des gens armés de couteaux et de poignards ne pouvaient tenir longtemps devant la mitraille, et les Français ne tardèrent pas à faire leur entrée dans la ville, précédés des mêmes groupes de charranes, qui criaient à tue-tête : Viva Napoléon !

Nous avons déjà dit quelques mots du baratero : voilà un type andalous par excellence, et s’il n’appartient pas, comme le charran, exclusivement à Malaga, nulle part en Andalousie il ne se trouve aussi complet et aussi prononcé que dans cette ville.

Le baratero est un homme de la lie du peuple, qui a acquis une habileté extraordinaire à manier la navaja et le puñal, et qui exploite la terreur qu’il inspire pour exiger des joueurs un droit sur l’enjeu de la partie. Nous l’avons déjà dit, les Andalous de la basse classe sont extrêmement joueurs : chaque ville renferme un assez grand nombre de gens sans aveu désignés sous le nom de taures[illisible], nom qui correspond à peu près à celui de grecs, et qui n’ont guère d’autre industrie que leur habileté au jeu. Il est rare que les vices d’une nation ne soient pas plusieurs fois séculaires : les ordonnances d’Alphonse le Savant contre les tafurerias ou maisons de jeu prouvent que dès cette époque la passion du jeu était déjà très-violente en Espagne ; elle n’avait en rien diminué au dix-septième siècle, si nous en croyons un curieux ouvrage d’un auteur sévillan, le licencié Francisco Luque Fajardo, contre les oisifs et les joueurs, ouvrage dans lequel l’auteur énumère les nombreux tours, pratiques et escroqueries employés par les grecs du temps.

Chaque ville d’Andalousie a donc ses garitos ou tripots, où se réunissent les joueurs de profession, auxquels on pourrait encore appliquer cet ancien couplet :


    Ya el judagor de España
    Su esperanza no fia
En el incierto azar, sino en la maña.

« Aujourd’hui, le joueur espagnol ne met pas son espérance dans le hasard incertain, mais dans l’adresse de ses doigts. »

Les garitos ne sont pas, du reste, les seuls rendez vous des joueurs ; on les voit partout : sur la plage, à l’ombre d’une barque ; sous les arbres d’une promenade, ou à l’abri d’un vieux mur, dans quelque endroit écarté : le public est ordinairement composé de charranes et autres gens sans aveu, auxquels se mêlent quelques marins et quelques soldats : voyez-les, assis ou couchés le long de ce falucho échoué sur le sable, et dont les voiles sèchent au soleil : les uns sont assis, les autres couchés à plat ventre devant un jeu de cartes crasseux qui passe de main en main ; ils jouent au cané, au pecao, ou à quelque autre de leurs jeux favoris ; leur physionomie est inquiète et agitée, soit par la passion du jeu, soit par la crainte de voir arriver un alguacil.

Tout à coup, et sans qu’on sache d’où il est venu, un individu au teint pâle, à la figure sinistre, à l’air hardi et provocateur, apparaît au milieu du groupe : c’est un homme robuste, bien empatillado, comme disent les Andalous, c’est-à-dire orné d’une large paire de favoris noirs ; il porte d’un air dégagé sa veste sur l’épaule, et son pantalon court est retenu par une large ceinture de soie brune : c’est un baratero, qui s’installe sans façon à côté des joueurs, et leur annonce brutalement qu’il vient prélever sa part sur l’enjeu, cobrar el barato, toucher le barato ; c’est ainsi qu’on appelle l’espèce de tribut qu’il s’arroge le droit de prélever, et c’est de ce mot qu’on a fait celui de baratero.

Le barato, du reste, ne consiste ordinairement qu’en une somme très-minime, deux ou trois cuartos tout au plus, c’est-à-dire environ dix centimes par partie.

Ahi va eso, s’écrie le baratero en jetant au milieu du groupe un objet entouré d’un vieux papier gris qui a servi précédemment à envelopper du poisson frit : c’est un paquet de vieilles cartes, une baraja, qui signifie qu’on ne doit jouer qu’avec ses cartes : Aqui no se juega sino con mis barajas ! — Ici, on ne joue qu’avec mes cartes. Si les joueurs sont de bonne composition et ne font aucune difficulté pour payer le barato, le baratero empoche ses cuartos, et tout se passe pour le mieux, et très-paisiblement. Mais il arrive quelquefois qu’il se trouve dans le groupe un valiente, un vaillant, un mozo cruo, littéralement : un garçon cru, expression andalouse presque intraduisible, et qui sert à désigner un jeune homme hardi, que rien ne saurait effrayer. Celui-ci répond sans s’effrayer, avec un fort accent andalous :

« Camara, nojotros no necesitamos jeso ! — Camarade, nous n’avons pas besoin de cela ! » Et il rend le jeu de cartes au baratero. « Chiquiyo, reprend le baratero, venga aqui el barato, y sonsoniche. — Gamin, fais-moi vite passer le barato, et pas un mot ! »

Le mozo cruo tire alors un long couteau attaché à sa ceinture, l’ouvre en faisant entendre le cliquetis des ressorts, en enfonce la pointe à côté de l’enjeu, et s’écrie en regardant le provocateur d’un air de défi : « Aqui no se cobra el barato sino con la punta de una navaja ! — Ici, on ne touche le barato qu’avec la pointe d’une navaja. »

Il est rare que le défi ne soit pas accepté : en ce cas les deux adversaires prononcent le solennel vamonos ! ou vamos alla ! — Allons y ! ou bien encore : Vamos a echar un viaje ! — Allons faire un voyage ! C’est leur alea jacta est.

Les charranes reprennent leur monnaie et se lèvent ; on s’en va dans un coin écarté, les navajas ou les puñales sont tirés de la ceinture et brillent en l’air, et un des adversaires tombe ensanglanté.

Le meurtre ne demeure pas toujours impuni, et il arrive parfois que deux ou trois mois plus tard on entend par les rues de la ville le son d’une petite cloche et la voix d’un homme qui demande des aumônes « para decir misas por el alma de un probe que van a ajusticiar, » pour dire des messes pour l’âme d’un malheureux qu’on va justicier.

Il arrive aussi que deux barateros se rencontrent sur le même terrain, et que le nouveau venu prétend avoir sa part de l’enjeu ; quelquefois la querelle se termine par un duel à mort ; on en a vu s’enfermer dans une cour étroite et se déchirer à coups de couteau jusqu’à ce que l’un des deux tombât inanimé. Mais quelquefois aussi chacun des adversaires n’a que l’apparence de la bravoure et réalise ce type du bravache pourfendeur, audacieux avec les faibles, filant doux quand on lui tient tête ; type si commun en Andalousie, que, pour le définir, le dialecte du pays est d’une richesse extrême : c’est le maton, le matachin, le valenton, le perdonavidas et autres expressions non moins significatives.

Lorsque deux braves de cette espèce ont maille à partir, il s’établit entre eux un dialogue des plus amusants dont nous allons essayer de donner une idée, bien que le dialecte andalous perde, en passant dans une autre langue, la plus grande partie de son originalité.

« Ea ! c’est ici que les braves vont se montrer, dit l’un d’eux en faisant crier les ressorts de sa navaja !

Tire osté ! Tirez ! compère Juan, s’écrie l’autre en tournant autour de son adversaire.

Vente a mi, Curriyo ! pas tant de tours et de détours !

— C’est vous, zeño Juan, qui sautez comme un petit chien.

Ea ! Dios mio ! Tiens, tu peux recommander ton âme à Dieu !

— Est-ce que je t’ai blessé ?

— Non, ce n’est rien !

— Eh bien ! je vais te tuer du coup ; tu peux demander l’extrême-onction.

— Sauve-toi, por Dios, Curriyo, tu vois bien que j’ai le dessus, et je vais t’ouvrir une blessure plus grande que l’arcade d’un pont ! »

Ce dialogue continuerait plus d’une heure, si les amis communs n’intervenaient ; les deux adversaires, qui ne demandent pas mieux que de s’apaiser, referment leurs couteaux, et on se rend dans quelque taberna où l’on oublie la querelle en vidant quelques cañitas de jerez.

Outre les barateros de playa, qui exercent sur la plage, il y a encore celui de la carcel, qui règne dans la prison et le baratero soldado ou de tropa : ce dernier est le véritable tyran de la compagnie ou du régiment ; le sergent, qui ne veut pas l’avoir pour ennemi, l’exempte des corvées ; il n’est pas de querelle à laquelle il ne se trouve mêlé ; c’est à peine s’il connaît les éléments de l’exercice, et il professe la plus grande répugnance pour la discipline ; par exemple, il est de première force sur le maniement de la herramienta, — c’est ainsi qu’il appelle, dans son argot, les armes dont il se sert. Le baratero soldado ne se refuse aucune jouissance : il boit du meilleur, que lui verse la cantinière de la caserne, et fume des puros ; tout cela est payé par le barato qu’il prélève sur les autres soldats.

Quand le régiment est en marche, le baratero de tropa reçoit la visite des camarades ou compères — Camaraas, compares — de la localité où l’on fait halte ; car il y a entre eux une certaine franc-maçonnerie, comme entre les Camorristi napolitains ; ils se retrouvent dans les garitos fréquentés par leurs confrères, sans exiger des joueurs le barato qu’ils se sont arrogé le droit de toucher. Quelquefois, cependant, ces entrevues ne se terminent pas sans quelque pendencia, ou querelle : à la moindre contradiction, on se jette à la figure les cañas de jerez, contenant et contenu, et on sort dans la rue pour se tirer deux ou trois mojadas, après quoi on est meilleurs amis qu’avant.

Le baratero de la carcel est le plus dangereux et le plus odieux de tous ; perdu de vices depuis son enfance, il a passé la plus grande partie de son existence dans la prison, — el estarivèl, ou casa de poco trigo, — littéralement la maison où il y a peu de blé, comme disent les voleurs dans leur argot pittoresque. Aussitôt qu’un preso fraîchement condamné a franchi le seuil de la prison, le baratero exige du nouveau détenu le diesmo, c’est-à-dire la bienvenue, qui consiste ordinairement en un ou deux machos[3]. Cette demande se fait toujours la navaja à la main, et quand le nouveau venu se refuse à payer las moneas, los metales, la question se décide ordinairement au moyen de quelques navajasos échangés entre les deux prisonniers. Quand la justice — qui s’appelle en argot la sevéra (la sévère) — intervient pour constater le meurtre, il est rare que les navajas se retrouvent ; car les carceleros ont toutes sortes de moyens plus ingénieux les uns que les autres pour les faire disparaître.

Pour achever de peindre l’étrange type que nous venons d’esquisser nous donnerons ici deux couplets d’une chanson andalouse, El baratero :

Al que me gruña le mato,
Que yo compre la baraja :
    Esta osté ?
Ya desnudé mi navaja :
Largue el coscon y el novato
    Su parné,
Porque yo cobro el barato
En las chapas y en el cané.

Rico trujan y buen trago…
Tengo una vida de obispo !
    Esta osté ?
Mi voluntá satisfago
Y a costa ajena machispo,
    Y porqué ?
Porque yo cobro y no pago
En las chapas y en el cané.

Voici la traduction de ces deux couplets, où l’auteur a parfaitement rendu le langage moitié argot, moitié gitano, que parlent les barateros :

Celui qui murmure, je le tue,
Car j’ai acheté la baraja ;
    Comprenez-vous ?
Je viens de tirer ma navaja :
Donnez, innocents et novices,
    Votre argent,
C’est moi qui touche le barato
Aux chapas et au cané[4]

Quel riche tabac ! quel bon vin !…
Je mène une vie d’évêque !
    Comprenez-vous ?
Je satisfais tous mes goûts,
Et je vis aux dépens d’autrui ;
    Et pourquoi ?
Parce que je reçois sans jamais rien payer,
Aux chapas et au cané !

Il n’est guère besoin d’ajouter comment finit le plus souvent le baratero : c’est sur une place publique, où un échafaud en planches a été dressé pour le supplice du garrotte ; l’exécuteur, après lui avoir passé autour du cou le fatal collier de fer, el corbatin de Vizcaya[5], serre la vis fatale en lui demandant le pardon traditionnel : me pardonas ? Et la société est vengée.

Ch. Davillier.

(La suite à la prochaine livraison.) Le ùaratero exigeant le barato. - Dessin de Gustave Doré.

  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 289, 305, 321, 337 ; t. VIII, p. 353 ; t. X, p. 1, 17, 353, 369, 385 ; t. XII, p. 353.
  2. Nous devons à l’obligeance de Mme Aline Hennon l’accompagnement, pour piano, de cette Malagueña.
  3. Ce mot, qui signifie littéralement des mâles, appartient à l’argot des voleurs, et sert à désigner les duros ou pièces de cinq francs.
  4. Jeux de cartes en usage parmi les gens du peuple.
  5. Littéralement la cravate de Biscaye : c’est le nom que donnent les voleurs au collier de fer du garrotte. La Biscaye est depuis longtemps célèbre pour les travaux en fer.