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Waverley/Chapitre IX

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Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 107-112).


CHAPITRE IX.

ENCORE QUELQUES DÉTAILS SUR LA RÉSIDENCE ET SES ALENTOURS.


Après avoir satisfait sa curiosité en regardant autour de lui pendant quelques minutes, Waverley ébranla le marteau massif de la porte principale, dont l’architrave portail la date 1594. Mais on ne lui fit aucune réponse, quoique le coup de marteau retentît dans la plupart des appartements et fût répété par l’écho des murailles de la cour ; bruit qui effaroucha les pigeons dans leur vénérable rotonde, éveilla même, malgré la distance, les chiens du village endormis sur leur fumier.

Fatigué de faire tant de bruit pour ne recevoir que des réponses qu’il ne demandait pas, Waverley commença à penser qu’il était comme le prince Arthur entrant vainqueur dans d’Orgoglio.


Alors que de sa forte voix
Il appelait, sans que personne
Répondît au sein monotone
De murs si bruyants autrefois.


Notre héros espérant presque rencontrer quelque octogénaire à barbe blanche comme la neige, qu’il pût interroger sur ce manoir abandonné, s’avança vers un petit guichet de bois de chêne, entouré de clous, de pointes de fer, et placé dans le mur de la cour à l’angle qu’il formait avec la maison. Cette porte, nonobstant son apparence de fortification, n’était fermée qu’avec un loquet ; Waverley le baissa, et entra dans un jardin d’un aspect agréable[1]. La façade méridionale de la maison, garnie d’arbres fruitiers et espaliers et de plusieurs arbres toujours verts, s’étendait, irrégulière et vénérable, le long d’une terrasse en partie pavée, en partie sablée, en partie ornée de fleurs et d’arbustes rares ; de là on descendait par trois escaliers à rampes, dont l’un était au milieu et les deux autres aux extrémités, dans le jardin proprement dit ; cette terrasse était garnie d’un parapet de pierre avec une lourde balustrade ornée de place en place de grotesques images d’animaux accroupis, parmi lesquels l’ours favori était souvent reproduit. Au milieu de la terrasse, entre une porte à châssis de la maison et l’escalier du milieu, un énorme animal de cette espèce supportait sur sa tête et ses pattes de devant un grand cadran circulaire, sur lequel étaient gravées plus de figures de mathématiques que les connaissances d’Édouard ne lui permettaient d’en déchiffrer. Le jardin, qui paraissait fort soigné, était rempli d’arbres fruitiers, et présentait une grande quantité de fleurs et d’arbrisseaux toujours verts, taillés en formes bizarres ; il se composait de plusieurs terrasses qui descendaient en amphithéâtre du mur de l’ouest à un large ruisseau à l’eau calme et limpide, qui servait à clore le jardin, et qui, à l’extrémité, passait avec bruit sur une forte écluse, cause de sa tranquillité momentanée, et formait là une cascade près d’un pavillon octogone surmonté d’un ours de tôle dorée pour girouette ; le ruisseau, reprenant ensuite son cours naturel et libre, échappait à l’œil en se précipitant dans un vallon boisé et profond, sur le penchant duquel s’élevait une massive tour en ruine, première habitation des barons de Bradwardine. Sur la rive du ruisseau opposée au jardin se rencontrait un petit pré ou un haugh (terme du pays) qui formait la pelouse du lavoir ; le terrain qui se trouvait derrière était couvert de vieux arbres.

Ce jardin, quelque agréable qu’il fût, ne valait pas les jardins d’Alcine, quoique les due donzellette garrule[2] de ce paradis enchanté n’y manquassent pas ; car sur l’herbe dont on vient de parler, deux jeunes filles à jambes nues, placées chacune dans une vaste cuve, faisaient avec leurs pieds l’office d’une nouvelle machine à laver avec brevet d’invention. Toutefois elles ne restèrent pas, comme les nymphes d’Armide, pour saluer leur hôte de leurs chants mélodieux, mais effarouchées à la vue d’un Joël étranger sur l’autre côté du ruisseau, elles laissèrent retomber leurs vêtements (ou plutôt leur vêtement) sur leurs jambes, que leur occupation mettait trop à découvert ; et jetant ce cri : Oh sirs[3] ! avec un accent où il y avait autant de coquetterie que de modestie, elles s’enfuirent, chacune de son côté, avec la rapidité du daim. Waverley commençait à désespérer de parvenir à entrer dans cette demeure solitaire et comme enchantée, quand un homme se montra dans une des allées du jardin, où bientôt il s’arrêta. Pensant que ce pouvait être un jardinier ou quelque domestique appartenant à la maison, Édouard descendit l’escalier pour aller à lui ; mais à mesure qu’il approchait, avant même qu’il pût juger les traits de son visage, il fut frappé de la bizarrerie de son extérieur et de ses mouvements. Tantôt cet être tenait ses mains jointes sur sa tête, comme un jogue indien en attitude de pénitence ; tantôt il faisait osciller ses bras comme un pendule, ou bien s’en frappait à coups multipliés en les croisant sur sa poitrine, comme un cocher de fiacre que l’on n’emploie pas, tandis que ses chevaux sont oisifs sur la place, par un beau temps de gelée. Sa démarche n’était pas moins singulière que ses gestes ; il sautait tantôt sur le pied droit, tantôt sur le gauche, et tantôt à pieds joints. Son vêtement était aussi antique qu’extravagant ; il consistait en une espèce de jaquette grise, doublée d’écarlate, avec des manchettes et des manches tailladées de même couleur. Tout le reste du costume était à l’avenant, sans oublier les bas écarlates et le bonnet écarlate surmonté fièrement d’une plume de dinde. Édouard, qu’il ne semblait pas avoir remarqué, s’aperçut de près que sa physionomie confirmait ce que lui avaient déjà annoncé son air et ses mouvements. L’idiotisme ni l’aliénation mentale ne paraissaient pas avoir donné à une figure naturellement belle cette expression irrégulière, sauvage et égarée ; il semblait plutôt que ces deux causes étaient réunies, et qu’il y avait là mélange d’imbécilité et de folie. Ce personnage se mit à chanter avec beaucoup de chaleur, et avec quelque goût, un fragment d’une vieille chanson écossaise :


En cet été, parmi les fleurs nouvelles,
« Amant trompeur, tu t’es joué de moi.
Vienne l’hiver aux froides ailes,
Je saurai me venger de toi.
Si tu me fuis, amant qui brilles
De charmes, Comme toi, changeants,
Je vais sourire à d’autres jeunes gens,
Comme tu souriras à d’autres jeunes filles.


Levant ici les yeux qu’il avait tenus attachés sur ses pieds pour voir s’ils battaient bien la mesure, il aperçut Waverley, et ôta aussitôt son bonnet, en donnant un grand nombre de marques grotesques de surprise et de respect. Quoique Édouard n’eût guère d’espoir qu’il répondît à ses questions, il lui demanda si M. Bradwardine était chez lui, ou s’il pourrait s’adresser à quelque domestique, et cet être étrange répondit, en chantant, comme la sorcière de Talaba :


« Le chevalier sur la montagne
Du chasseur a l’accoutrement ;
La dame tresse à la campagne
Une guirlande à son amant.
Dans son boudoir la belle Hélène
De mousse a couvert le plancher,
Et lord William peut approcher
L’asile de sa souveraine ;
Sans bruit il y pourra cacher
Sa flamme pour la beauté vaine
Que son cœur est allé chercher. »


Comme cela n’apprenait rien à Édouard, il fit une nouvelle question à laquelle on lui répondit si rapidement et dans un dialecte si particulier, qu’il ne put comprendre que le mot sommelier. Waverley demanda naturellement à voir le sommelier. Et le malheureux, avec un regard, un air d’intelligence, fit signe à Édouard de le suivre, et se remit bientôt à danser et à cabrioler dans l’allée. « L’étrange guide que voilà ! se dit Édouard ; il ressemble bien aux grossiers paysans de Shakspeare. Je ne suis pas très-prudent de me fier à ce pilote ; mais de plus sages ont été conduits par des fous. » Et parlant ainsi, il arriva à l’extrémité de l’allée, et là faisant un léger détour, il trouva un petit parterre de fleurs qu’une haie d’ifs serrés mettait à l’abri des vents de l’est et du nord, et où travaillait un vieillard sans habit : on ne savait, à le voir, si c’était un premier domestique ou un jardinier ; son nez rouge et sa chemise plissée appartenaient à la première profession ; mais son teint noirci par le soleil et son tablier vert semblaient annoncer


Une espèce de père Adam,
Bêchant le jardin en quidam.


Le majordome (car c’était lui), regardé comme le second officier des domaines de la baronnie (en sa qualité de premier ministre de l’intérieur ; au-dessus même du bailli Mac Wheeble, dans son département de la cuisine et de la cave), le majordome laissa sa bêche, mit promptement son habit, et lançant au guide d’Édouard un regard de colère, qui venait probablement de ce qu’il lui avait amené l’étranger tandis qu’il était occupé à un travail pénible et au-dessous de lui, il demanda au gentilhomme ce qu’il voulait. Celui-ci lui apprit qu’il désirait présenter ses devoirs à son maître, qu’il se nommait Waverley ; et le vieillard aussitôt de lui répondre avec un air tout à fait respectueux : « Je puis prendre sur moi de dire que son honneur aura le plus grand plaisir à vous recevoir. Monsieur Waverley ne voudrait-il pas goûter quelques rafraîchissements après son voyage ? son honneur est avec les gens qui abattent la Sorcière noire. Il s’est fait accompagner de deux jardiniers (appuyant avec emphase sur le mot deux), et je m’amusais à cultiver le parterre de miss Rose en attendant son honneur, pour recevoir ses ordres à son retour, s’il en était besoin ; j’aime beaucoup le jardinage, mais je n’ai que peu de temps à donner à ce plaisir. »

« Il ne peut à aucun prix s’en occuper plus de deux jours la semaine, » dit l’étrange guide d’Édouard.

Le sommelier regardant aussitôt l’interrupteur d’un air mécontent, lui ordonna, en l’appelant Davie Gellatley, d’un ton qui repoussait toute réplique, d’aller à la Sorcière noire dire à son honneur qu’un gentilhomme du sud venait d’arriver au manoir.

« Ce pauvre garçon peut-il remettre une lettre ? » demanda Édouard. — « Avec toute fidélité, monsieur, aux personnes qu’il respecte ; mais je n’aurais pas autant de confiance en lui pour un message verbal, quoiqu’il soit plus rusé que fou. »

Waverley remit ses lettres de créance à M. Gellatley qui sembla confirmer la dernière observation du sommelier, en lui montrant, pendant qu’il regardait d’un autre côté, une grimace qui le faisait ressembler à la grotesque figure qui termine certaines pipes d’Allemagne ; après quoi, prenant un congé singulier de Waverley, il se mit en route en dansant pour remplir son message.

« C’est un innocent, monsieur, dit le sommelier ; il y en a dans toutes les villes du pays, mais le nôtre est le mieux traité : il passait son temps à travailler assez bien ; mais il sauva miss Rose poursuivie par le nouveau taureau anglais du laird de Killancureit, et depuis ce temps-là nous l’appelons Davie Fait-peu. Et en vérité, nous aurions pu l’appeler David Fait-rien, car depuis qu’il a revêtu ce joyeux costume pour l’amusement de son honneur et de ma jeune maîtresse (les grands ont leurs caprices), il ne fait que danser, que se rouler d’un bout à l’autre de la ville, sans autre soin que d’accommoder la ligne du laird, d’y mettre les mouches, ou de pêcher lui-même un plat de truites, quand il n’a rien de mieux à faire. Mais voici miss Rose, qui, j’en suis sûr, sera particulièrement charmée de voir un membre de la maison de Waverley au manoir paternel de Tully-Veolan. »

Mais Rose Bradwardine mérite que son indigne historien ne l’introduise pas à la fin d’un chapitre.

Avant d’en commencer un autre, nous ferons remarquer que Waverley dans ce colloque avait appris deux choses : qu’en Écosse une maison s’appelait une ville, et un fou un innocent[4].


  1. À Ravelston, on peut voir un jardin que le propriétaire, chevalier, maréchal, parent et ami de l’auteur, a eu le bon esprit de ne pas détruire. Le jardin et la maison étaient toutefois de moindre étendue que le jardin et la maison du baron de Bradwardine. a. m.
  2. Les deux jeunes filles babillardes. a. m.
  3. Oh, messieurs ! expression d’usage proverbial. a. m.
  4. Je ne sais depuis combien de temps, dit Walter Scott, la coutume d’avoir des fous, dont l’origine remonte à une haute antiquité, est tombée en désuétude en Angleterre. Swift a fait l’épitaphe du fou du comte de Suffolk, qui se nommait Dickie Pearce. En Écosse cet usage subsistait encore dans le dernier siècle. On conserve encore au château de Glammis l’habillement de l’un de ses bouffons, riche et orné de nombreuses clochettes. Il n’y a pas plus de trente ans qu’un semblable personnage vivait auprès d’un gentilhomme de la première noblesse d’Écosse ; il se mêlait parfois à la conversation, et poussa un jour la plaisanterie jusqu’à demander en mariage une des jeunes personnes de la famille, et faire publier les bans dans l’église paroissiale. a. m.