Waverley/Chapitre X

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Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 112-118).


CHAPITRE X.

ROSE BRADWARDINE ET SON PÈRE.


Miss Bradwardine n’avait que dix-sept ans ; cependant aux dernières courses de ***, chef-lieu du comté de ***, sa santé ayant été proposée au milieu d’autres jeunes filles, le laird de Bumperquaigh[1], grand porteur de toasts et croupier perpétuel du club de Bautherwhillery, ne se contenta pas de dire : Encore ! en vidant un verre qui contenait une pinte de vin de Bordeaux ; il appela la divinité à qui le toast était adressé : la Rose de Tully-Veolan[2] ; et alors trois acclamations furent poussées par ceux des membres de cette respectable société que le vin en avait laissés capables. On m’a même assuré que les convives endormis applaudirent en ronflant, et que deux ou trois qui devaient à d’abondantes libations et à de faibles têtes d’être couchés sur le plancher et de se rouler… (Je ne pousserai pas plus loin la plaisanterie), murmurèrent quelques sons inarticulés, pour manifester leur assentiment.

Un mérite reconnu pouvait seul avoir obtenu des applaudissements aussi unanimes ; et Rose Bradwardine en était non-seulement digne, mais même elle eût conquis le suffrage de personnes plus raisonnables que celles que le club de Bautherwhillery avait rassemblées, même avant la discussion du premier magnum. C’était en effet une très-jolie fille, dans le genre de beauté d’Écosse, c’est-à-dire qu’elle avait une épaisse chevelure couleur d’or pâle, et une peau blanche comme la neige de ses montagnes. Toutefois, son visage n’était ni pâle, ni sérieux ; ses traits comme son caractère peignaient la vivacité ; son teint, quoique non vermeil, était si pur qu’il semblait transparent, et la moindre émotion faisait monter la rougeur sur sa figure et sur son cou. Sa taille, quoique au-dessous de la taille ordinaire, était remarquable par son élégance, et ses mouvements étaient légers, faciles et gracieux. Miss Bradwardine venait d’une autre partie du jardin, et reçut le capitaine Waverley avec un mélange de timidité et de politesse.

Après les premiers compliments, Édouard apprit d’elle que la Sorcière noire, que, d’après le sommelier, son maître était allé visiter, n’avait ni chat noir, ni manche à balai, mais que c’était tout simplement une portion de bois que l’on faisait abattre. Elle offrait même, avec un peu d’embarras, à l’étranger de le conduire à cet endroit qui n’était pas éloigné, lorsqu’ils furent prévenus par l’arrivée du baron de Bradwardine en personne, qui, sur l’avis de Davie Gellatley, tout rempli de pensées hospitalières, accourait avec une vitesse qui rappelait à Waverley les bottes de sept lieues du conte de sa nourrice. C’était un homme grand, maigre, à formes athlétiques, d’un certain âge, et à cheveux gris, mais dont un exercice continuel avait conservé les muscles aussi souples qu’un fouet.

Il était habillé négligemment, et plutôt comme un Français que comme un Anglais de ce temps. Avec ses traits rudes et sa taille droite, on eût cru voir en lui un officier des gardes suisses qui avait passé quelque temps à Paris, et en avait rapporté le costume et non l’aisance de ses habitans. Le fait est que son langage et ses manières étaient aussi étranges que son extérieur.

D’après les dispositions qu’on lui avait trouvées pour l’étude, ou peut-être par suite du genre d’éducation adopté en Écosse pour les jeunes gens de qualité, on lui avait donné les connaissances nécessaires au barreau. Mais les principes politiques de ses parents lui ayant ôté l’espoir de s’élever dans cette carrière, M. Bradwardine avait voyagé pendant quelques années, et avait même fait avec éclat quelques campagnes au service étranger. Depuis son procès de 1715, où il avait été accusé de haute trahison, il avait vécu dans la retraite, n’ayant d’autre société que les gentilshommes de son voisinage qui pensaient comme lui. Le mélange qui existait chez M. Bradwardine, de la pédanterie du légiste et de l’orgueil du soldat, pourra rappeler aux membres zélés de notre garde volontaire actuelle[3] le temps où nos avocats portaient à la fois la robe du palais et l’uniforme militaire. Nous devons ajouter à cela les opinions politiques d’une ancienne famille de jacobites, fortifiées par l’habitude de la solitude et par l’exercice, dans toute l’étendue des domaines à moitié cultivés, d’une autorité incontestable et incontestée. Car, comme il ne manquait pas de le répéter souvent, les terres de Bradwardine, de Tully-Veolan et autres, avaient été érigées en baronnies franches par une charte de David Ier cum liberali potestate hahendi curias et justifias, cum fossâ et furcâ[4], et saka et soka, et thot et theam et infangthief, et outfangthief, sive hand habend, sive bak-barand : phrase cabalistique dont peu ou nulle personne ne pouvaient donner le sens littéral, mais qui voulait dire, en somme, que le baron de Bradwardine pouvait, selon son bon plaisir, emprisonner, juger et faire exécuter ses vassaux délinquants, comme Jacques Ier ; cependant celui qui possédait ce droit aimait mieux en parler que de le mettre en exercice. L’emprisonnement de deux braconniers dans le donjon de la vieille tour de Tully-Veolan, ou ils eurent une terrible peur des fantômes et furent presque mangés par les rats, et la mise au joug (pilori écossais) d’une vieille femme qui avait osé dire que Davie Gellatley n’était pas le plus grand fou de la maison du laird, furent, à ce que l’on m’a dit, les seuls cas où l’on accusa le baron d’avoir abusé de ses droits. Toutefois, la conscience de posséder d’aussi grands pouvoirs donnait à son langage et à sa manière d’agir de la fierté et de l’importance.

Lorsque le baron de Bradwardine aborda Waverley, on s’aperçut que l’émotion de cœur qu’il éprouvait en voyant le neveu de son ami, avait un peu dérangé sa dignité raide, car des larmes mouillèrent les yeux du vieux gentilhomme lorsque, après avoir serré cordialement la main d’Édouard à la manière anglaise, il l’embrassa sur les deux joues à la mode française, tandis que sa vigoureuse poignée de main, et la fumée de tabac d’Écosse qui s’échappa de sa bouche pendant l’accolade suffisaient aussi pour arracher des larmes des yeux de son hôte.

« Foi de gentilhomme, dit-il, cela me rajeunit de vous voir, monsieur Waverley, digne rejeton de la vieille souche de Waverley-Honour ! Spes altera, comme a dit Virgile. Vous avez un air de famille, capitaine Waverley ; vous n’avez pas encore le port imposant de mon vieil ami sir Éverard, mais cela viendra avec le temps, comme le disait un Hollandais de ma connaissance, le baron de Kikkitbroeck, en parlant de la sagesse de madame son épouse. Et vous avez pris la cocarde ? bien, bien ; quoique je l’eusse préférée d’une autre couleur, et que j’eusse cru que sir Éverard eût pensé comme moi : mais n’en parlons plus ; je suis vieux, et les temps sont changés. Et comment se portent le digne chevalier baronnet et la belle mistriss Rachel ? Tous riez, jeune homme : c’était vraiment la belle mistriss Rachel en l’an de grâce 1716 ; mais le temps passe, et singula prœdantur anni[5] ce qu’on ne peut révoquer en doute. Mais, encore une fois, vous êtes le bienvenu ; je vous reçois de tout cœur dans mon pauvre manoir de Tully-Veolan. Rose, cours à la maison, et veille à ce qu’Alexandre Saunderson nous serve de ce vieux vin de Château-Margaux que j’envoyai de Bordeaux à Dundee en 1713. »

Rose s’éloigna gravement jusqu’au détour de l’allée, puis elle se mit à courir avec la rapidité d’une fée, afin d’avoir le temps, après s’être débarrassée de la commission de son père, de se coiffer, de se parer, occupation pour laquelle l’approche de l’heure du dîner ne lui laissait que peu d’instants.

« Nous ne pourrons rivaliser ici, capitaine Waverley, avec le luxe des tables anglaises, ni vous donner les epulœ lautiores[6] de Waverley-Honour. Je dis epulœ et non prandium, le dernier mot n’étant fait que pour le peuple ; epulœ ad senatum, prandium vero ad populum attinet, dit Suétone[7]. Mais je crois que vous serez content de mon vin de Bordeaux ; c’est des deux oreilles, comme dit ordinairement le capitaine Vinsauf, vinum primœ notœ[8], comme l’appelle le principal de Saint-André. Encore une fois, capitaine Waverley, je suis heureux de vous recevoir chez moi, et de pouvoir vous offrir le meilleur vin que l’on puisse trouver dans ma cave. »

Ce discours, auquel Édouard répondait par des interjections que la politesse prescrit, eut lieu depuis l’allée basse où ils s’étaient rencontrés, jusqu’à la porte de la maison, où les reçurent quatre ou cinq domestiques en vieille livrée, ayant à leur tête Alexandre Saunderson le sommelier, qui ne conservait point de marques de jardinage, et qui les introduisit en grand costume et avec les cérémonies d’usage,


Dans une salle antique où le fer des batailles
Pendait à de sombres murailles.


Et le baron, avec une cordialité affectueuse, sans s’arrêter dans plusieurs appartements intermédiaires, conduisit son hôte dans la grande salle à manger, à lambris de chêne noir, où étaient suspendus des portraits de famille. Le couvert était mis pour six personnes ; l’ancienne et massive vaisselle plate de la maison de Bradwardine couvrait un buffet de forme antique. On entendit le bruit d’une cloche qui venait de l’entrée de l’avenue, parce qu’un vieillard, qui faisait l’office de portier les jours de gala, s’était rendu à son poste dès qu’il eut appris l’arrivée de Waverley, et qu’il annonçait alors l’arrivée d’autres hôtes.

C’étaient, comme le baron l’assura à son jeune ami, de très-estimables personnes. C’est, dit-il, le jeune laird de Balmawhapple, surnommé Falconer, de la maison de Glenfarquhar, grand amateur de la chasse, gaudet equis et canibus[9] ; du reste, jeune homme très-réservé. C’est le laird de Kiliancureit, qui a voué tous ses loisirs au labourage, à l’agriculture, et qui se vante de posséder un taureau incomparable, venu du comté de Devon (la Damnonie des Romains, si nous en croyons Robert de Cirencester) ; on peut supposer, d’après ses habitudes, qu’il est sorti d’une souche de paysans, servabit odorem testa diù[10], et je crois, entre nous, que son grand-père est venu dans le pays, du mauvais côté de la frontière ; c’était un nommé Bullsegg, qui arriva ici pour être intendant ou bailli, ou collecteur de rentes, ou quelque chose de semblable, auprès du dernier Gimigo de Kiliancureit, qui mourut d’une atrophie. Après la mort de son maître, vous croirez difficilement, monsieur, un tel scandale, ce Bullsegg, qui était de bonne mine et d’une jolie tournure, épousa la douairière, qui était jeune et amoureuse, et qui lui fit don du domaine dont elle était propriétaire par disposition testamentaire de son mari, en contravention directe à une substitution non enregistrée, et au préjudice de la vraie chair et du vrai sang du testateur, de son héritier naturel, son cousin au septième degré, Gimigo de Tipperhewit, dont la famille est devenue si pauvre par suite du procès auquel cette affaire a donné lieu, que son représentant sert maintenant en qualité de simple soldat dans la garde noire des hautes terres. Mais M. Bullsegg de Kiliancureit, qui vient en ce moment, a de bon sang dans les veines du côté de sa mère et de sa grand’mère, qui étaient toutes deux de la famille de Pickletillim, et il est très-aimé, très-considéré, et sait se tenir à sa place. Et, Dieu nous garde, capitaine Waverley, nous dont le lignage est irréprochable, de vouloir l’humilier, quand dans huit, neuf ou dix générations, sa race pourra marcher de pair avec la vieille noblesse du pays. Nous qui sommes d’un sang pur, nous ne devons pas avoir sans cesse à la bouche les mots de rang et de noblesse ; vix ea nostra voco, comme dit Ovide.

« Nous aurons, en outre, un ecclésiastique de la vraie (quoique souffrante) église épiscopale d’Écosse. Il fut confesseur dans notre religion depuis 1715, quand une troupe de whigs détruisit sa chapelle, déchira son surplis, et vola dans sa maison quatre cuillers d’argent, son garde-manger, et deux barils, l’un d’ale simple, l’autre d’ale double, et trois bouteilles de brandy[11]. Notre quatrième convive sera mon baron-bailli et agent, M. Duncan Mac Wheeble ; on ne sait, à cause de l’ancienne orthographe, s’il appartient au clan Wheeble ou de Quibble, mais tous ont produit des légistes distingués. »


Et pendant qu’il nommait et peignait les convives,
À servir le dîner les mains furent plus vives.


  1. Quaigh, en écossais est une espèce de verre à boire ; et bumper, une sorte d’adjectif répondant à plein. Ainsi on pourrait traduire Bumperquaigh par « le laird du verre plein. a. m.
  2. Il faut, en pareil cas, dit-on, boire autant de coups qu’il y a de lettres dans le nom de la personne. a. m.
  3. Il faut se rappeler que ceci a été écrit au moment où les Anglais craignaient une descente de la part des Français. a. m.
  4. Avec le droit de haute et basse justice, de geôle, de pilori et de fourche ou gibet. a. m.
  5. Les années s’écoulent et nous emportent les uns après les autres. a. m.
  6. Banquets plus somptueux. a. m.
  7. Les banquets somptueux appartiennent au sénat, et les simples repas au peuple. a. m.
  8. Vin de première qualité. a. m.
  9. Il se plaît avec ses chevaux et ses chiens. a. m.
  10. Le vase en conservera long-temps l’odeur. a. m.
  11. Après la révolution de 1688 et dans quelques occasions, lorsque l’esprit des presbytériens était le plus animé contre leurs adversaires, les membres du clergé épiscopal qui n’étaient pas assermentés, étaient exposés à être assaillis à coups de pierres, dans leurs maisons, pour expier leurs hérésies politiques. Mais quoique les presbytériens eussent été persécutés sous Charles II et sous son frère Jacques II, et eussent été exaspérés, c’était, dit Walter Scott, une bien petite violence exercée que celle dont il est parlé dans le texte. a. m.