Aller au contenu

Waverley/Chapitre LVI

La bibliothèque libre.
Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 401-405).


CHAPITRE LVI.

DÉMARCHE.


Le lendemain matin, quand le colonel entra dans la salle où il déjeunait chaque jour avec son ami, il apprit du domestique de Waverley que notre héros était sorti de très-bonne heure, et qu’il n’était pas encore de retour. La matinée était fort avancée quand il rentra. Il arriva hors d’haleine, mais avec un air de joie qui surprit le colonel Talbot.

« Voilà, dit-il en jetant un papier sur la table, voilà mon travail de la matinée… Alick, faites les paquets du colonel, dépêchez-vous, dépêchez-vous.

Le colonel, étonné, examina le papier. C’était un sauf-conduit du prince pour le colonel Talbot, afin de se rendre à Leith ou à tout autre port au pouvoir des troupes de Son Altesse Royale, et s’y embarquer pour l’Angleterre, ou pour toute autre ville, selon le bon plaisir du colonel, sous la seule condition qu’il donnerait sa parole de ne pas porter les armes contre la maison des Stuarts, avant un an.

« Au nom de Dieu, dit le colonel les yeux étincelants de joie comment avez-vous obtenu cela ?

« Je me suis présenté au lever du Chevalier, d’aussi bonne heure que possible : il était déjà parti pour aller visiter le camp de Duddingston. Je l’y ai suivi ; j’ai demandé une audience, il me l’a accordée… Mais je ne vous dis pas un mot, que je ne vous voie faire vos paquets. » — « Avant de savoir si je peux user de ce passeport, et comment vous l’avez obtenu… » — « Oh ! soyez persuadé que tout est en règle… Maintenant que je vous vois occupé, je continue : Quand je prononçai votre nom, ses yeux s’enflammèrent comme les vôtres il y a deux minutes. « A-t-il montré, me demanda-t-il avec vivacité, des sentiments favorables à notre cause ? — Pas le moins du monde, » et il n’y avait aucune espérance à former à cet égard… Il changea de visage. Je demandai votre liberté. « Impossible ! » me répondit-il. L’importance attachée à votre personne, comme l’ami et le confident de tel ou tel personnage, rendait à ses yeux ma demande extravagante. Je lui racontai mon histoire et la vôtre, et je le suppliai de juger quels devaient être mes sentiments, d’après les siens propres. Il a un cœur, colonel Talbot, un cœur généreux, quoi que vous en puissiez dire. Il prit un morceau de papier, et écrivit le sauf-conduit de sa propre main. « Je ne soumettrai point cette affaire à mon conseil, dit-il ; il m’empêcherait de suivre l’inspiration de mon cœur. Je ne puis souffrir qu’un ami, aussi précieux que vous l’êtes à mes yeux, soit en proie aux cruelles réflexions qui vous tourmenteraient si un nouveau malheur arrivait dans la famille du colonel Talbot ; je ne veux pas non plus retenir un brave ennemi prisonnier dans de telles circonstances. D’ailleurs, ajouta-t-il, je me justifierai devant mes prudents conseillers, en leur représentant le bon effet que produira cet exemple de douceur sur l’esprit des grandes familles anglaises auxquelles le colonel Talbot est allié. »

« Ici, dit le colonel, le politique s’est trahi. » — « Soit. Mais il a conclu en fils de roi : « Prenez ce sauf-conduit, j’y ai mis une condition pour la forme. Si le colonel a quelque objection à faire contre cette condition, laissez-le partir sans exiger de lui aucun engagement. Je suis venu ici pour faire la guerre aux hommes, et non pour désoler les femmes et mettre leur vie en péril. » — « Je n’aurais jamais cru que je dusse avoir tant d’obligation au Prétendant.

« Au prince, » dit Waverley en riant.

« Au Chevalier, répliqua le colonel ; c’est un excellent nom de voyage, duquel nous pouvons, vous et moi, nous servir pour désigner Édouard Stuart. Ne vous a-t-il rien dit de plus ? »

« Il ma seulement demandé s’il y avait quelque autre chose qu’il pût faire pour moi. Et quand je lui eus répondu que non, il me secoua la main, en disant qu’il souhaiterait bien que tous ses partisans fussent aussi peu exigeants ; que des gens que je connaissais fort bien lui demandaient non-seulement tout ce qu’il pouvait leur accorder, mais des choses même qui n’étaient ni en son pouvoir, ni en celui du plus puissant souverain de la terre. « En vérité, ajouta-t-il, jamais prince ne parut à ses sujets si semblable à un dieu, à en juger au moins par les demandes extravagantes qu’ils m’adressent chaque jour. »

« Le pauvre jeune homme ! dit le colonel, je crois qu’il commence à sentir les difficultés de sa situation ! N’importe, monsieur Waverley, ce que vous venez de faire pour moi est plus qu’un service d’ami, et ne sera jamais oublié tant que Philippe Talbot aura un cœur pour se ressouvenir des bienfaits. Ma vie, non, c’est Émilie qui vous remerciera : cinquante vies ne m’acquitteraient pas envers vous. Je n’hésite pas à vous donner ma parole, comme le prince le désire. La voilà, ajouta-t-il en lui présentant un papier qu’il venait d’écrire ; et maintenant partirai-je ? » — » J’ai pourvu à tout ; vos bagages sont prêts, mes chevaux vous attendent, et une barque a été retenue, avec la permission du prince, pour vous conduire à bord de la frégate le Renard. J’ai envoyé à cet effet un messager à Leith. » — « Tout cela s’arrange pour le mieux ; le capitaine Beaver est mon ami particulier ; il me débarquera à Berwick ou à Shields, d’où je me rendrai en poste à Londres. Remettez-moi le paquet de lettres que vous avez recouvrées par le moyen de votre miss Bean Lean ; je trouverai peut-être occasion d’en faire usage utilement pour vous. Mais j’aperçois votre ami des Highlands, Glen…, je ne puis me rappeler son nom barbare, et son officier d’ordonnance avec lui. J’aurais grand plaisir à me rencontrer avec ce jeune homme, si je n’avais pas maintenant les mains liées ; je rabattrais son orgueil où il rabattrait le mien. » — « Allons donc, colonel Talbot, vous devenez furieux à la vue d’un tartan, comme le taureau, à ce qu’on dit, à la vue de l’écarlate. Vous ressemblez à Fergus ; vous êtes aussi injuste dans vos préjugés nationaux que lui dans les siens. »

La dernière partie de cette conversation avait lieu dans la rue. Quand ils passèrent auprès du chef, le colonel et lui échangèrent un salut froid et cérémonieux, comme deux duellistes qui se rencontrent sur le terrain. Il était évident qu’ils ressentaient l’un pour l’autre une aversion réciproque. « Je n’ai jamais vu le brigand à figure refrognée qui le suit comme un barbet, dit le colonel après être monté à cheval, sans me rappeler les vers que j’ai entendus quelque part, au théâtre peut-être :


Bertram, morne et rêveur, le suit comme à la piste ;
Un démon suit les pas d’un sorcier grave et triste,
Le pressant pour être employé,
Car il est déjà soudoyé. »


« Je vous assure, colonel, dit Waverley, que vous jugez trop sévèrement les Highlandais. » — « Pas du tout. Je les juge comme il faut les juger ; je n’en rabattrai pas un iota. Qu’ils restent dans leurs montagnes sauvages, qu’ils soient fiers comme des princes, arrogants comme des empereurs ; qu’ils mettent, si tel est leur plaisir, leur bonnet sur les cornes de la lune ; mais quelle envie ont-ils de venir dans un pays où on porte des culottes, et où l’on parle un langage intelligible, je dis intelligible en comparaison de leur jargon, car les habitants des basses terres parlent un anglais qui n’est guère meilleur que celui des Nègres à la Jamaïque. J’ai plaint le Pr…, je veux dire le Chevalier lui-même, d’avoir autour de lui de pareils bandits. Et ils apprennent leur métier de bonne heure. Il y a une espèce de diablotin, un diable apprenti, que votre ami Glenna… Glenamuck, a quelquefois à sa suite. À le voir, il a quinze ans ; mais pour la méchanceté et la malice il en a cent. L’autre jour il jouait au palet dans la rue ; un monsieur qui avait l’air assez distingué vint à passer, un palet le frappa à la jambe ; et ce monsieur leva sa canne ; aussitôt notre jeune brave tire son pistolet comme Beau Clincher[1], dans un Jour de Jubilé, et si un Gardez l’eau[2], prononcé d’une fenêtre au-dessus, n’eût mis les partis en fuite, dans la crainte de l’aspersion, ce pauvre monsieur aurait perdu la vie par les mains de ce petit démon. » — « À Londres, quel beau portrait vous allez faire de l’Écosse, colonel Talbot ! » — « Oh ! le juge de paix Shallow[3] m’en évitera la peine ; des déserts, des déserts, tous des gueux, tous des gueux. Un air pur à la vérité, mais seulement quand vous venez de sortir d’Édimbourg et que vous n’êtes pas encore entré à Leith, comme nous, en ce moment. »

Ils arrivèrent bientôt au port.


De Leith le navire s’avance ;
Et, grâce au vent qui souffle fort,
Les passagers en diligence
De Berwick atteignent le port.


« Adieu, colonel, dit Waverley ; puissiez-vous trouver votre famille dans l’état où vous le souhaitez. Peut-être nous reverrons-nous plus tôt que vous ne l’attendez : on parle d’entrer immédiatement en Angleterre. »

« Ne me parlez pas de cela, répliqua le colonel Talbot. Je ne veux pas emporter de nouvelles sur vos futures opérations. » — « Alors, tout simplement, adieu. Dites tout ce qu’il est possible de tendre et d’affectueux à sir Éverard et à ma tante Rachel ; serrez-les dans vos bras pour moi. Pensez à moi avec le plus d’amitié que vous pourrez ; parlez-en avec toute l’indulgence que vous permettra votre conscience : et encore une fois, adieu. » — « Adieu, mon cher Waverley, adieu. Mille, dix mille remerciements pour vos généreux procédés. Tirez-vous de la bagarre à la première occasion. Je penserai toujours à vous avec reconnaissance ; et ma plus sévère censure sera de dire : Que diable allait-il faire dans cette galère[4] ? »

Ils se séparèrent, le colonel Talbot pour monter sur la chaloupe, Waverley pour retourner à Édimbourg.


  1. Le beau Clincher est un des personnages d’une comédie anglaise de Farghar. a. m.
  2. Pour Gare l’eau ! sans doute par corruption de cette locution française. Ceci rappelle les Passerès de Marseille, dans les vieux quartiers, où l’on jette encore, de nuit, certains vases par les fenêtres. a. m.
  3. Personnage d’un drame de Shakspeare. a. m.
  4. Phrase de Molière qui se trouve dans le texte. a. m.