Waverley/Chapitre LVII

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Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 405-411).


CHAPITRE LVII.

LA MARCHE.


Nous n’avons pas l’intention d’empiéter sur le domaine de l’histoire. Nous nous bornerons donc à rappeler au lecteur qu’au commencement de novembre, le jeune Chevalier, à la tête de six mille hommes tout au plus, se résolut à tout risquer, en essayant une tentative pour pénétrer dans le centre de l’Angleterre, quoiqu’il n’ignorât pas les grands préparatifs qu’on avait faits pour le recevoir. Il partit pour cette croisade dans une saison qui l’aurait rendue impossible pour une autre armée, mais qui donnait à ses intrépides montagnards un avantage réel sur des troupes moins endurcies. Pour échapper à des forces supérieures réunies sur les Borders[1], et commandées par le feld-maréchal Wade, ils assiégèrent et prirent Carlisle, et aussitôt après ils continuèrent leur marche audacieuse vers le sud.

Comme le régiment du colonel Mac-Ivor marchait à l’avant-garde des clans montagnards, lui et Waverley, qui maintenant supportait la fatigue comme un Highlandais et commençait à parler un peu le gaëlique, se tenaient constamment à la tête du régiment. Fergus, qui n’était que feu et qu’audace, se croyant, les armes à la main, en état de tenir tête à tout l’univers, ne calculait rien, sinon que chaque pas le rapprochait de Londres. Il ne demandait, n’attendait, ne désirait aucun secours que celui des clans, pour replacer les Stuarts sur le trône. Quand, par hasard, quelques nouveaux partisans venaient se ranger sous l’étendard du prince, il les considérait comme de nouveaux prétendants aux faveurs du futur monarque, qui diminueraient d’autant la gratitude et les récompenses qui devaient se partager entre lui et ses compatriotes des montagnes.

Édouard pensait différemment. Il remarquait que dans les villes où ils proclamaient Jacques III, pas un homme ne répondait : « Que Dieu le bénisse ! » La populace demeurait étonnée, silencieuse ; elle laissait faire, regardait, écoutait ; mais elle ne s’abandonnait pas même à ce goût pour le tumulte qui la porte, dans toutes les occasions, à pousser des acclamations, pour le seul plaisir d’exercer sa voix harmonieuse. On avait fait croire aux jacobites que les comtés du nord-ouest abondaient en gentilshommes campagnards puissants, en fermiers intrépides, dévoués à la cause de la rose blanche. Mais de riches, je crois, ils en rencontrèrent fort peu. Quelques-uns avaient abandonné leurs châteaux ; d’autres enfin se mettaient dans les mains du gouvernement, pour prévenir les soupçons ; parmi ceux qui restaient, les ignorants considéraient avec un étonnement mêlé d’horreur et d’aversion, l’apparence sauvage, la langue inintelligible, l’accoutrement bizarre des clans écossais. Aux yeux des plus sensés, le petit nombre des Écossais, leur manque de discipline, qui frappaient tous les regards, la pauvreté de leur équipement, étaient des augures infaillibles de la fin désastreuse de leur tentative hardie. Ceux qui se joignaient à l’armée du prince étaient des jacobites que la ferveur de leurs principes politiques aveuglait sur l’avenir, ou que leur fortune détruite engageait à se risquer dans une entreprise si désespérée.

Le baron de Bradwardine, interrogé sur ce qu’il pensait de ces recrues, prit lentement sa prise de tabac, et répondit froidement qu’il ne pouvait en avoir bonne opinion, puisqu’ils ressemblaient exactement à ceux qui vinrent se joindre au roi David dans la caverne d’Adullam, c’est-à-dire, des gens misérables, des gens endettés, des gens mécontents ; ce que la Vulgate exprime en les appelant : « Ceux qui sont dans l’amertume du cœur. » — « Sans doute, ajouta-t-il, ils feront merveilles de leurs mains ; et il en est besoin, car j’ai vu bien des gens qui nous lançaient des regards sinistres. »

Aucune de ces réflexions ne touchait Fergus. Il s’extasiait sur la beauté, la richesse du pays, et sur l’admirable situation des châteaux qu’ils apercevaient de la route : « Le château de Waverley est-il aussi beau que celui-là Édouard ? » — « Une fois plus grand. » — « Le parc de votre oncle est-il aussi vaste que celui-ci ? » — « Trois fois plus ; c’est plutôt une forêt qu’un parc. » — « Flora sera une heureuse femme. » — « J’espère que miss Mac-Ivor aura pour être heureuse beaucoup de raisons indépendantes du manoir de Waverley. » — « Je l’espère comme vous. Mais posséder un semblable domaine sera une forte addition au reste. » — « Une addition dont elle aura, j’espère, d’autres moyens de se passer, sans s’en apercevoir. »

« Comment ? dit Fergus s’arrêtant brusquement et regardant Waverley… Comment dois-je l’entendre, monsieur Waverley ?… ai-je eu l’avantage de bien saisir vos paroles ? » — « Elles sont assez claires, ce me semble, Fergus. » — « Dois-je comprendre que vous ne désirez plus mon alliance et la main de ma sœur ? »

« Votre sœur, dit Waverley, m’a défendu de prétendre à l’une et à l’autre ; et par toutes les ressources qu’ont les dames de repousser des prétentions qui leurs déplaisent. »

« Je n’ai jamais vu, répondit le chef, qu’une dame congédiât un prétendant, et que celui-ci se retirât, quand sa recherche avait été approuvée par le tuteur de la dame, sans l’en prévenir et lui donner moyen de s’entendre là-dessus avec sa pupille. Vous ne comptiez pas, j’espère, que ma sœur vous tomberait dans la bouche comme une prune mûre, dès votre première parole. » — « Quant au droit de miss Flora pour congédier un prétendant, c’est un point que vous discuterez avec elle, et sur lequel je me tais, ne connaissant point les coutumes des Highlands à cet égard. Quant à mon droit de me soumettre à l’arrêt qu’elle a prononcé contre moi, sans en appeler à votre autorité supérieure, je vous dirai simplement, et sans rabaisser la beauté et les perfections incontestables de miss Mac-Ivor, que je n’accepterais pas la main d’un ange, avec un empire pour dot, si je ne la devais qu’aux importunités de ses parents et de ses tuteurs, et non pas à son choix libre, à sa seule inclination. »

« Un ange avec un empire pour dot, répéta Fergus d’un ton d’ironie amère ; il n’est pas vraisemblable qu’on se tourmentera beaucoup pour faire accepter un semblable parti à un… À un esquire du comté de… Mais, monsieur Waverley, si Flora Mac-Ivor n’a pas un empire pour dot, elle est ma sœur ; et cela doit suffire au moins pour qu’on ne se permette avec elle aucun procédé qui pourrait ressembler à de la légèreté. »

« Elle est Flora Mac-Ivor, répondit avec fermeté Waverley, et si j’étais capable de traiter aucune femme avec légèreté, ce seul titre la rendrait plus respectable à mes yeux qu’aucune autre. »

Le front du chef s’obscurcit des nuages de la colère, mais Édouard était trop indigné du ton arrogant qu’il avait pris, pour détourner par aucune concession l’orage près d’éclater. Ils s’étaient arrêtés depuis la fin de ce court dialogue ; Fergus semblait à moitié disposé à ajouter quelque chose de plus violent ; mais, par un pénible effort sur lui-même, il se retint, détourna la tête, et se mit à marcher, dans un sombre silence. Comme ils avaient presque toujours marché ensemble, l’un auprès de l’autre, Waverley continua aussi de s’avancer dans la même direction, mais aussi silencieux que Fergus, bien déterminé à laisser le chef reprendre sa bonne humeur, quand il lui plairait, et à ne pas céder lui-même un pouce de sa propre dignité.

Après qu’ils eurent marché environ un mille dans ces dispositions peu amicales, Fergus recommença l’entretien d’un ton bien différent. « Je crois que j’ai été un peu trop vif, mon cher Édouard, mais vous m’avez provoqué par votre défaut de connaissance du monde. Tous vous êtes piqué à cause de quelque affectation de pruderie de Flora, ou peut-être de ses idées de loyauté exaltée ; et maintenant, comme un enfant, vous vous dépitez contre le joujou que vous demandiez en pleurant, et vous me battez, moi, votre fidèle gardien, parce que je n’ai pas le bras assez long pour le prendre à Édimbourg et vous le donner. Assurément, si je manquais de modération, la mortification de perdre l’alliance d’un homme comme vous, après que cet arrangement de famille a été le sujet de toutes les conversations dans les hautes et dans les basses terres, sans savoir comment ni pourquoi, suffirait bien pour exciter un terrible ressentiment dans un cœur plus froid que le mien. J’écrirai à Édimbourg ; je remettrai vos affaires en bon train ; c’est-à-dire, si vous le désirez ; et en vérité, je ne puis croire que votre attachement pour Flora, attachement dont vous m’avez si souvent fait la confidence, puisse avoir cessé si subitement. »

« Colonel Mac-Ivor, répondit Waverley, qui ne voulait pas se laisser entraîner plus loin qu’il n’en avait l’intention dans une affaire qu’il avait déjà attentivement considérée, et à laquelle il avait renoncé, je suis pénétré de la valeur de vos bons offices ; et certainement, votre zèle à me servir dans une circonstance de cette espèce me fait le plus grand honneur ; mais comme miss Mac-Ivor s’est déterminée volontairement, librement, que toutes mes attentions à Édimbourg ont été reçues par elle avec plus que de la froideur, je ne puis, par considération pour elle comme pour moi-même, consentir qu’on la tourmente encore à ce sujet. Il y a long-temps que je vous aurais fait part de ma résolution à cet égard, mais vous avez vu sur quel pied j’étais avec miss Mac-Ivor, et vous auriez pu comprendre tout cela vous-même. Si j’avais cru qu’il en fût autrement, j’aurais eu avec vous une explication moins tardive ; mais j’avais une répugnance naturelle à aborder un sujet pénible pour vous et pour moi. »

« Fort bien, monsieur Waverley, répondit Fergus avec hauteur ; Tout est dit. Je n’ai besoin de solliciter ma sœur en faveur de personne au monde. »

« Et moi, pas besoin de rechercher de nouveaux refus de sa part, » répondit Édouard sur le même ton.

« Néanmoins, continua le chef sans faire attention à ce que venait de dire Édouard, je prendrai des informations ; je saurai ce que ma sœur pense de tout cela : nous verrons si la chose doit en rester là. »

« Au sujet de ces informations, dit Waverley, vous ferez ce que vous jugerez à propos. Il n’est pas probable, j’en suis convaincu, que miss Mac-Ivor change de détermination mais si cet événement arrivait, ma détermination, à moi, n’en resterait pas moins invariable. Je ne fais cette remarque que pour prévenir dorénavant toute espèce de malentendu. »

En ce moment, Mac-Ivor aurait de grand cœur terminé leur querelle, l’épée ou le pistolet à la main : ses yeux étincelaient ; il toisait Édouard des pieds à la tête, comme pour choisir le lieu qu’il faudrait viser pour le frapper à mort. Quoique nous ne nous querellions plus d’après les us et coutumes consacrés par Caranza ou Vincent Saviola[2], cependant personne mieux que Fergus ne savait qu’il faut quelque prétexte raisonnable pour un duel à mort. Par exemple, vous pouvez proposer un cartel à un homme pour vous avoir marché sur le pied dans la foule, pour vous avoir poussé contre le mur, pour avoir pris votre place au théâtre ; mais le code moderne de l’honneur ne permet pas d’appeler un homme sur le terrain, parce qu’il refuse, malgré votre désir, de continuer de faire la cour à une femme de votre famille, qui a déjà rejeté ses prétentions. Fergus fut donc contraint de dévorer son affront supposé, jusqu’à ce que le temps et la fortune, dont il se promettait d’épier avec la plus grande attention toutes les chances, lui offrissent une occasion de se venger.

Le domestique de Waverley conduisait toujours pour lui un cheval sellé, à l’arrière-garde du régiment, quoique son maître le montât fort rarement. Mais maintenant, irrité au dernier point de la conduite insolente et déraisonnable de son ancien ami, Édouard laissa filer la troupe, monta à cheval, assez résolu à aller trouver le baron de Bradwardine, et à lui demander la permission de servir comme volontaire sous ses ordres au lieu de ceux de Mac-Ivor.

« J’aurais fait une belle affaire, pensa-t-il quand il fut monté à cheval, de m’allier de si près à ce parfait modèle d’orgueil, d’amour-propre et de violence. Un colonel ! en vérité, on dirait un généralissime. Un petit chef de trois à quatre cents hommes ! Son arrogance suffirait, et de reste, au khan de Tartarie ; au grand-turc, au grand-mogol. Quand Flora serait un ange, il faudrait se résoudre à avoir pour beau-frère un nouveau Lucifer d’ambition et d’emportement. »

Le baron, dont l’érudition (comme les proverbes de Sancho dans la Sierra-Morena) semblait se rouiller faute d’exercice, accepta l’offre de Waverley, charmé d’avoir avec lui un auditeur avec lequel il pût entamer quelques dissertations savantes. Ce brave gentilhomme essaya pourtant d’opérer une réconciliation entre les deux anciens amis. Fergus l’écouta froidement, et lui fit une réponse respectueuse mais négative. Quant à Waverley, le baron ne voyait pas de motif pour qu’il fît des avances propres à renouer une liaison que le chef avait brisée avec si peu de raison. Le baron conta tout au prince ; celui-ci, jaloux de prévenir les querelles dans sa petite armée, déclara qu’il ferait lui-même des remontrances au colonel Mac-Ivor sur sa conduite si peu raisonnable. Mais dans la précipitation d’une marche rapide, un ou deux jours se passèrent sans qu’il trouvât l’occasion d’interposer sa médiation comme il en avait le projet.

Cependant Waverley mettait à profit l’instruction militaire qu’il avait puisée, au régiment de Gardiner ; il assistait le baron, dans son commandement, en qualité d’adjudant. Parmi les aveugles, les borgnes sont rois, dit le proverbe français. La cavalerie, composée principalement de gentilshommes des basses terres, de leurs fermiers, de leurs domestiques, conçut une haute idée des talents de Waverley, et un grand attachement pour sa personne. Cela venait en partie de la satisfaction qu’ils avaient ressentie en voyant un Anglais de distinction abandonner les Highlandais pour servir parmi eux ; car il y avait une inimitié secrète entre la cavalerie et l’infanterie, non seulement à cause de la différence des services, mais aussi parce que la plupart des gentilshommes qui demeuraient sur les frontières des Highlands avaient eu, à une époque ou à une autre, des querelles avec les tribus de leur voisinage, et que tous indistinctement voyaient avec un œil de jalousie les prétentions avouées des Highlandais à être regardés comme plus braves que les Lowlandais et comme plus utiles au service du prince.


  1. Frontières de l’Écosse. a. m.
  2. Fameux bretteurs d’alors. a. m.