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Waverley/Chapitre LXVII

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Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 472-479).

CHAPITRE LXVII.


Heureux qui sait fléchir sa belle
En six jours qu’il passe près d’elle !


Quand les premiers transports de joie causés par ces excellentes nouvelles se furent un peu calmés, Édouard proposa de descendre aussitôt dans la vallée pour en faire part au baron ; mais le prudent bailli fit observer avec juste raison que, si le baron se montrait tout de suite en public, les vassaux et les paysans pourraient, en témoignant d’une manière trop vive leur satisfaction, offenser les autorités, espèce de gens pour qui le bailli avait toujours eu un respect sans bornes. Il proposa donc à Waverley d’aller seul chez la vieille Jeannette et de conduire le baron, à la faveur des ténèbres, au petit Veolan, où il pourrait jouir encore des douceurs d’un bon lit. « Cependant, dit-il, j’irai moi-même trouver le capitaine Forster, et lui montrerai les lettres de protection accordées au baron ; j’obtiendrai son agrément pour le loger cette nuit ; il trouvera tout prêts à la pointe du jour des chevaux qui le conduiront à Dunchran avec M. Stanley ; car j’espère, ajouta le bailli, que pour le moment Votre Honneur gardera ce nom. » — « Certainement, monsieur Mac Wheeble ; mais vous-mêmes reviendrez-vous sur le soir à la vallée, pour y voir votre patron ? » — « Ce serait tout plaisir pour moi, et je vous suis bien obligé de m’a voir rappelé mon devoir, mais le soleil sera couché avant que je sois de retour de chez le capitaine, et à cette heure indue la vallée n’a pas bonne réputation ; il court de mauvais bruits sur la vieille Jeannette Gellatley. Le laird n’en croit rien ; mais il est d’une audace, d’une témérité !… il ne craint ni homme ni diable, et depuis long-temps. Mais j’ai de mes oreilles entendu dire à sir George Mackensie qu’un théologien ne pouvait mettre en doute l’existence des sorciers, puisque la Bible ordonne de leur arracher la vie, et qu’aucun jurisconsulte écossais n’en doit douter, puisqu’ils sont, d’après nos lois, punissables de mort. Ainsi, j’ai de mon côté la loi et les Écritures. Si le baron refuse d’en croire le Lévitique, il peut en croire du moins le livre des statuts… Au reste, il s’arrange à sa guise, peu importe à Duncan Mac Wheeble. Toutefois j’enverrai dire à la vieille Jeannette de venir ce soir ; mieux vaut ne pas fâcher les gens de son espèce, d’autant plus qu’il me faudra Davie pour tourner la broche ; car j’ordonnerai à Eppie de faire rôtir une bonne oie pour le souper de Vos Honneurs. »

Vers le coucher du soleil, Waverley se rendit à la cabane, et ne put s’empêcher de reconnaître que la superstition avait bien choisi le lieu et les matériaux pour bâtir ses terreurs imaginaires. C’était exactement la vallée que décrit Spencer :


Là, dans une vallée obscure et solitaire,
Son regard aperçut une simple chaumière,
Construite de roseaux et murée en gazon,
Où la vieille habitait, s’entourant d’une haire,
Et maudissant le monde en disant l’oraison.
C’est là qu’elle rêvait à de noirs artifices,
Et que tous les démons lui devenaient propices.


Tout en récitant ces vers, il approchait de la cabane. La pauvre vieille Jeannette, courbée en deux par l’âge, aveuglée par la fumée de tourbe, s’occupait à balayer la maison, et parlait toute seule en nettoyant de son mieux le foyer et le plancher, pour recevoir les hôtes qu’elle attendait. Au bruit des pas de Waverley, elle tressaillit, leva la tête et se mit à trembler de tous ses membres, comme si elle souffrait la torture pour sauver son maître. Waverley eut peine à lui faire comprendre que le baron n’avait plus rien à craindre pour sa personne ; et dès qu’elle fut persuadée de cette heureuse nouvelle, il ne fut pas moins difficile de lui ôter sa conviction qu’il rentrait dans tous ses biens. « Ce serait pourtant justice, disait-elle ; toute justice ; personne n’aurait l’imprudence de lui voler un brin d’herbe, si seulement ou voulait lui pardonner. Quant à cet Inch-Grabbit, je souhaiterais bien d’être sorcière pour le punir, si je ne craignais pas que le diable me prît au mot. » Waverley lui remit alors quelque argent, et lui promit que sa fidélité ne resterait pas sans récompense. « Et quelle plus belle récompense, dit Jeannette, peut-il m’arriver, monsieur, que de voir mon vieux maître et miss Rose revenir et vivre encore tranquilles ? »

Waverley prit alors congé de Jeannette, et arriva bientôt au Patmos du baron. Après un léger coup de sifflet, il vit le vétéran s’avancer pour reconnaître, comme un vieux blaireau qui sort la tête de son trou. « Vous venez de bonne heure, mon cher enfant, dit-il en descendant ; il me semble que les rouges n’ont pas encore battu la retraite ; alors point de sûreté pour nous. »

« Bonnes nouvelles ne peuvent être dites trop tôt, » répondit Waverley, et il lui communiqua avec des transports de joie la lettre de Talbot.

Le vieillard resta quelques minutes silencieux et ravi, puis il s’écria : « Dieu soit loué ! je reverrai ma fille. »

« Et pour ne jamais la quitter, j’espère, » dit Waverley. — « Oui, je le jure ! à moins que ce ne soit pour tâcher de subvenir à ses besoins, car ma fortune est dans un pitoyable état ; mais à quoi bon les richesses du monde ? »

« Et, dit Waverley modestement, s’il était un moyen de mettre miss Bradwardine à l’abri des atteintes du malheur, et de la replacer au rang qu’elle a perdu, vous opposeriez-vous, mon cher baron, à un arrangement qui rendrait un de vos amis l’homme le plus heureux du monde ? » Le baron se retourna avec empressement et regarda Waverley. « Oui, continua Édouard, je ne regarderai pas mon arrêt de bannissement comme révoqué, que vous ne m’ayez permis de vous accompagner à Duchran, et… »

Le baron sembla recueillir toute sa dignité pour faire une réponse convenable à ce qu’en d’autres temps il eût appelé la proposition d’un traité d’alliance entre les maisons de Bradwardine et de Waverley, mais ce fut vainement, le père l’emporta sur le baron : naissance illustre, rang distingué, il oublia tout. Dans cette agréable surprise, une légère convulsion passa sur son visage, tandis qu’il s’abandonnait à l’effusion de sa joie, qu’il entrelaçait Waverley dans ses bras, et s’écriait : « Mon fils ! mon fils ! si j’eusse pu choisir dans tout l’univers, c’est ainsi que j’aurais choisi. » Édouard lui rendit ses embrassements avec une émotion tout aussi vive, et ils gardèrent un moment l’un et l’autre le silence. Enfin Édouard le rompit :

« Mais miss Bradwardine… » — « N’a jamais eu d’autres volontés que celles de son père ; d’ailleurs vous êtes jeune, vous avez de bons principes et une naissance illustre ; non, elle n’eut jamais de volonté que la mienne ; et dans les jours de ma prospérité, je n’aurais pas souhaité pour elle un plus digne époux que le neveu de mon excellent et vieil ami sir Éverard. Mais, jeune homme, point de précipitation ! j’espère que vous avez l’approbation de vos parents et amis ; surtout celle de votre oncle, qui vous est in loco parentis[1]. Ah ! c’est par là qu’il faut commencer… » Édouard l’assura que sir Éverard s’estimerait fort honoré de l’accueil flatteur qu’il avait daigné faire à sa proposition, et pour preuve il donna au baron la lettre du colonel Talbot : le baron la lut attentivement. « Sir Éverard, dit-il ensuite, méprisa toujours les richesses, en comparaison de l’honneur de la noblesse ; et de fait, jamais il n’a pu faire la cour à la diva Pecunia[2]. Maintenant je voudrais, puisque ce Malcolm est un parricide, car c’est bien le nom qu’il mérite pour avoir aliéné les domaines de la famille ; je voudrais, dit-il en fixant de ses regards un côté du château qu’on apercevait à travers les arbres, avoir légué à Rose ce vieux manoir et toutes ses dépendances !… Mais pourtant, continua-t-il plus gaiement après avoir réfléchi, c’est peut-être aussi bien ; car, comme baron de Bradwardine, j’aurais cru que mon devoir m’ordonnait d’insister scrupuleusement sur la détermination des titres et armoiries, au lieu qu’à présent, laird sans terre avec fille sans dot, personne ne peut me blâmer de négliger tous ces points. »

« Ah ! grâce au ciel, pensa Waverley, sir Éverard n’est pas témoin de ces scrupules ! car les trois hermines passant et l’ours rampant n’eussent pas manqué de se mordre les oreilles. » Puis, avec toute la chaleur d’un jeune amoureux, il assura au baron qu’il lui fallait pour être heureux le cœur et la main de Rose, et que la seule approbation de son père le charmait autant que s’il donnait un comté pour dot à sa fille.

Ils se rendirent alors au petit Veolan. L’oie fumait sur la table : le bailli brandissait déjà son couteau et sa fourchette ; il fit à son patron l’accueil le plus amical possible. Il y avait aussi société à la cuisine ; la vieille Jeannette s’était établie au coin du feu, Davie avait tourné la broche à son éternel honneur ; Ban et Buscar eux-mêmes, dans la libéralité de la joie de Mac Wheeble, s’étaient gorgés de viandes, et ronflaient alors sur le plancher.

Le jour suivant conduisit le baron et son jeune ami à Duchran, où le premier était attendu, parce que tous les Écossais amis du gouvernement s’étaient intéressés avec succès en sa faveur. Ces démarches avaient été si générales, si bien accueillies, que ses domaines, au dire de tout le monde, lui eussent été rendus, s’ils n’avaient point passé dans les mains rapaces d’un indigne parent dont les droits, comme héritier légitime du baron, ne pouvaient être invalidés par une grâce de la couronne. Mais le vieux gentilhomme répétait avec sa gaieté ordinaire qu’il aimait bien mieux posséder l’estime de ses voisins que d’être réhabilité et rétabli in integrum[3], lors même que la chose serait possible.

Nous n’essaierons pas de retracer l’entrevue du père et de la fille, qui s’aimaient l’un l’autre si tendrement, et séparés par suite de circonstances si périlleuses ; moins encore tenterai-je de décrire la vive rougeur de Rose en recevant les hommages de Waverley, et je n’examinerai pas si elle était curieuse de connaître les motifs de son voyage en Écosse. Nous n’ennuierons pas le lecteur de fastidieux détails sur la manière de faire la cour il y a soixante ans ; il suffit de dire qu’avec un aussi rigide observateur de l’étiquette que le baron, tout se passa dans les règles. Il se chargea, le lendemain de leur arrivée, de communiquer les propositions de Waverley à Rose, qui les écouta avec toute la timidité d’une jeune fille. Toutefois la renommée ose dire qu’Édouard, le soir d’avant, lui avait appris en cinq minutes tout ce qu’il en était, pendant que le reste de la compagnie regardait trois serpents entrelacés qui formaient un jet d’eau dans le jardin.

Mes jolies lectrices décideront le cas : pour moi, je ne puis concevoir comment se peut faire, en si peu de temps, une communication si importante. Ce qu’il y a de certain, c’est que le baron mit une bonne heure à remplir sa tâche.

Waverley fut alors regardé comme amant en titre. La maîtresse de la maison, à force d’œillades et de sourires, parvenait toujours à le placer près de miss Bradwardine à table, près de miss Bradwardine au jeu. S’il rentrait dans le salon, et qu’une des quatre miss Rubrick fût à côté de Rose, elle avait soin de se rappeler que son dé ou ses ciseaux étaient à l’autre bout de la chambre, pour laisser vide la place la plus rapprochée de miss Bradwardine : et parfois, lorsque le papa et la maman n’étaient point là pour surveiller, les jeunes miss riaient tout à leur aise. Souvent le vieux laird lançait sa plaisanterie ; la vieille dame de Duchran, sa remarque ; le baron faisait comme les autres ; mais Rose alors n’avait que la peine de conjecturer le sens, car ses bons mots étaient en latin. Les domestiques eux-mêmes ricanaient trop fort, les femmes de chambre jasaient trop haut ; enfin il semblait régner dans toute la maison un air d’intelligence. Alice Bean, la jolie fille de la caverne, qui, depuis le malheur de son père, comme elle disait, servait à Rose de fille de chambre, riait et s’en donnait plus que personne. Mais Rose et Édouard supportaient toutes ces petites vexations, comme bien d’autres les ont supportées avant et depuis : sans doute qu’ils se dédommagèrent par la suite, quoiqu’on n’en dise rien, des six jours de persécution qu’ils eurent à passer à Duchran.

Il fut enfin arrêté qu’Édouard irait à Waverley-Honour faire les préparatifs convenables pour son mariage, puis à Londres prendre les mesures nécessaires pour obtenir son pardon, et qu’il reviendrait au plus vite réclamer la main de son aimable fiancée. Il se proposa aussi, dans ce voyage, de visiter le colonel Talbot, et surtout, car c’était son but principal, de s’informer du sort de l’infortuné Glennaquoich, de l’aller voir à Carlisle, et d’essayer s’il y aurait moyen d’obtenir sinon sa grâce, du moins une commutation de peine, ou une punition moins sévère que celle qu’on allait sans doute lui infliger ; il voulait enfin, au pis-aller, offrir à la malheureuse Flora un asile près de Rose, ou lui rendre tous les services dont elle pouvait avoir besoin. Il semblait difficile de sauver Fergus : Édouard avait déjà engagé son ami Talbot à s’intéresser en sa faveur ; mais le colonel, par sa réponse, avait donné clairement à entendre que son crédit dans des affaires de ce genre était épuisé.

Talbot restait à Édimbourg, et se proposait d’y passer encore quelques mois pour d’importantes missions dont le duc de Cumberland l’avait chargé ; il devait être rejoint par lady Émilie, qu’on avait mise au lait de chèvre, en lui recommandant de ne point se fatiguer, et qui allait voyager dans le nord, accompagné de Francis Stanley. Édouard rencontra à Édimbourg le colonel, qui lui souhaita cordialement mille prospérités dans son mariage, et se chargea bien volontiers de plusieurs commissions que notre héros fut forcé d’abandonner à ses soins. Mais en ce qui concernait Fergus, il fut inexorable : d’un côté il convainquit Édouard que son intervention serait inutile, et de l’autre avoua qu’en conscience il ne pouvait employer son crédit en faveur de ce malheureux, chef. « La justice, dit-il, qui demande à punir ceux qui ont plongé toute une nation dans l’inquiétude et le deuil, ne peut choisir une victime plus convenable ; il s’est mis en campagne après avoir mûrement examiné la nature de l’entreprise ; il a étudié et compris toute la portée du projet. Le sort de son père ne l’a point intimidé ; la douceur des lois, qui lui restituaient les droits et titres de son père, ne l’a point fléchi. Brave, généreux, rempli de bonnes qualités, il n’en était que plus dangereux ; accompli et bien élevé, son crime est moins excusable, fanatique pour une mauvaise cause, il doit plus que personne en être le martyr. Enfin il a poussé à prendre les armes bien des centaines de montagnards qui, sans lui, n’auraient jamais troublé la paix du pays.

« Je vous répète, dit le colonel, et le ciel m’est témoin que de tout mon cœur je plains en lui l’homme privé ; je vous répète que ce jeune chef a connu et bien apprécié les chances du jeu désespéré qu’il allait jouer. Son enjeu était la vie ou la mort, une couronne ou un cercueil, et l’on ne peut, sans injustice pour le pays, le laisser maître de retirer les enjeux après que les chances ont tourné contre lui. »

C’est ainsi que, à cette époque, des hommes généreux et humains raisonnaient contre un ennemi vaincu. Souhaitons sincèrement qu’à cet égard au moins nous ne revoyions ni les événements ni les opinions qui étaient communes en Angleterre il y a soixante ans.


  1. Vous tient lieu de père. a. m.
  2. À la fortune. a. m.
  3. En toute intégrité. a. m.