Waverley/Chapitre LXVIII

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Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 479-485).


CHAPITRE LXVIII.


Demain ? ah ! cela est trop tôt !… Grâce, grâce pour lui.
Shakspeare.


Édouard, accompagné de son ancien domestique Alick Polwarth, qui était rentré à son service à Édimbourg, arriva à Carliste pendant que la commission d’Oyer et terminer[1], réunie pour le jugement de ses infortunés compagnons, était encore en séance. Il avait hâté son voyage, non, hélas ! qu’il eût la moindre espérance de sauver Fergus, mais au moins pour le voir une dernière fois. J’aurais dû dire qu’il avait fourni des fonds pour procurer des défenseurs aux accusés, de la manière la plus généreuse, aussitôt qu’il avait appris que le tour de leur mise en jugement était fixé. Un solliciteur et l’avocat le plus renommé les assistaient : mais c’était au même titre que l’on appelle les plus habiles médecins autour du lit d’un homme de qualité à l’agonie, les docteurs pour s’attribuer quelque révolution miraculeuse opérée par la nature, les légistes pour se prévaloir de quelque nullité de procédure tout à fait improbable. La salle était remplie d’une foule immense. Son extrême empressement, son agitation, joint à ce qu’il arrivait du nord, le firent prendre pour un parent des prévenus, et la foule s’écarta pour lui livrer passage. C’était la troisième séance de la cour ; deux hommes étaient assis au banc des accusés. Le verdict[2] de culpabilité venait d’être prononcé. Édouard leva les yeux vers le même banc des accusés dans le moment de silence qui suivit la lecture du verdict. Il reconnut sur-le-champ la tournure imposante et la noble figure de Fergus, malgré le désordre de ses vêtements et la pâleur livide de son visage, causée par une longue et sévère détention. À son côté était Evan Maccombich. Édouard, en les voyant, sentit son cœur défaillir et ses yeux se troubler ; mais il fut rappelé à lui par la voix du greffier criminel qui prononçait la formule solennelle : « Fergus Mac-Ivor de Glennaquoich, autrement dit Vic-Jan-Vohr, et Evan Mac-Ivor dans le Dhu de Tarrascleugh, autrement dit Evan Dhu Maccombich, vous et chacun de vous êtes atteints et convaincus de haute trahison. Qu’avez-vous à dire en votre faveur, pour que la cour ne prononce pas contre vous la peine capitale conformément à la loi ? »

Fergus, quand le président de la cour remit sur sa tête la fatale toque du jugement[3], plaça son bonnet sur sa tête, regarda le président d’un œil tranquille et sévère, et répondit d’une voix assurée : « Je ne puis laisser croire à cette nombreuse assemblée que sur une telle invitation je n’aie rien à répondre ; mais ce que j’ai à dire, vous ne voudriez pas l’entendre, car ma défense serait votre condamnation. Continuez donc, au nom de Dieu, à faire ce que vous avez le pouvoir de faire. Hier et avant-hier vous avez condamné le plus loyal, le plus noble sang, à être répandu comme de l’eau. N’épargnez pas le mien ; tout celui de mes ancêtres fut-il dans mes veines, je l’aurais exposé pour cette cause. » Il se rassit, et refusa de se relever.

Evan Maccombick le regarda avec des yeux pleins d’émotion et se leva ; il semblait vouloir parler ; mais l’appareil de la cour, la difficulté de s’exprimer dans une langue qui ne lui était pas familière, le troublèrent au point qu’il ne put prononcer un mot. Un murmure de compassion se fit entendre parmi les spectateurs ; on pensait que ce malheureux voulait alléguer l’obéissance qu’il devait à son chef comme une excuse de son crime. Le juge demanda, le silence et encouragea Maccombich à parler.

« Je voulais seulement vous dire, milord, dit Evan d’un ton qu’il tâchait de rendre le plus insinuant possible, que si Votre Honneur et l’honorable cour voulaient remettre Vich-Jan-Vohr en liberté pour cette fois, et le laisser retourner en France pour ne plus troubler à l’avenir le gouvernement du roi George, six hommes des principaux de son clause remettraient aux mains de la justice à sa place ; si vous voulez me laisser aller à Glennaquoich, je vous les amènerai pour être décapités ou pendus, et vous commencerez par moi tout le premier. »

Malgré la solennité du lieu, une espèce de rire se fit entendre dans l’auditoire, excité par cette proposition si extraordinaire. Le juge réprima cette indécence, et Evan, promenant autour de lui des regards sévères, quand le silence fut rétabli : « Si messieurs les Saxons, continua-t-il, rient parce qu’un pauvre homme comme moi pense que sa vie et celle de six de ses semblables vaut celle de Vich-Jan-Vohr, ils ont droit de rire ; mais s’ils rient parce qu’ils croient que je ne tiendrais pas ma parole et que je ne reviendrais pas pour le sauver, je puis leur dire qu’ils ne connaissent ni le cœur d’un Highlandais, ni l’honneur d’un gentilhomme. »

On n’eut plus envie de rire dans l’auditoire ; un silence profond suivit ces paroles. Le président prononça contre ces deux accusés la peine portée par la loi contre la haute trahison, avec tous les horribles accompagnements de cette peine. L’exécution fut fixée au lendemain. « Pour vous, Fergus Mac-Ivor, continua le juge, je ne puis vous donner aucune espérance de pardon ; vous devez vous préparer pour demain à vos dernières souffrances dans ce monde et à votre jugement dans l’autre. »

« C’est la seule chose que je désire, milord, » répondit Fergus avec la même voix tranquille et ferme.

Les yeux perçants d’Evan Dhu, qui avaient été constamment fixés sur son chef, se mouillèrent de larmes. « Pour vous, pauvre ignorant, reprit le juge, qui, en obéissant aux principes dans lesquels vous avez été élevé, nous avez montré aujourd’hui, par un grand exemple, comment le dévouement et la fidélité dus au roi seul et à l’état sont, d’après vos malheureuses idées de clan, transportés à un chef ambitieux qui en profite pour faire de vous des instruments de crimes ; pour vous, dis-je, j’éprouve tant de compassion que si vous voulez consentir à former une demande en grâce, je ferai mon possible pour la faire réussir. Autrement… »

« Point de grâce, point de grâce pour moi, répondit Evan. Puisque vous êtes décidé à répandre le sang de Vich-Jan-Vohr, la seule faveur que j’accepterais de vous, c’est d’ordonner qu’on me délie les mains, de me remettre ma claymore, et de m’attendre où vous êtes. »

« Emmenez ces prisonniers, dit le juge ; que leur sang retombe sur leur tête. »

Absorbé par ses réflexions, Édouard s’aperçut que la foule, en sortant de la salle d’audience, l’avait entraîné dans la rue avant qu’il sût ce qu’il faisait. Son premier désir fut de voir Fergus, de lui parler encore une fois. Il se rendit au château où son infortuné ami était détenu ; mais il ne put en obtenir l’entrée. « Le grand-shérif, lui dit un sous-officier, a recommandé au gouverneur de ne laisser entrer chez le prisonnier que son confesseur et sa sœur. — « Où est miss Mac-Ivor ? » On lui donna son adresse : c’était chez une respectable famille catholique dans les environs de Carlisle.

N’ayant pu obtenir son admission dans le château, et n’osant pas s’adresser au shérif ou aux juges en son propre nom, qui ne les aurait pas bien disposés en sa faveur, il eut recours au solliciteur qui avait assisté Fergus pendant les débats. Il apprit que le gouvernement, redoutant l’impression que pourraient produire sur l’esprit du peuple des relations publiées par des partisans des Stuarts sur les derniers moments de ceux qui périssaient pour leur cause, on avait résolu de ne laisser communiquer avec eux aucun de leurs anciens amis, excepté leurs parents les plus proches. Cependant il promit (pour obliger l’héritier de Waverley-Honour) d’obtenir pour lui une permission de voir le prisonnier avant que les fers lui fussent ôtés pour se rendre au lieu de l’exécution.

« Est-ce de Fergus Mac-Ivor qu’on parle ainsi, pensa Waverley, ou est-ce un rêve ? du fier, du chevaleresque, de l’audacieux Fergus ? le puissant chef d’une tribu dévouée ? lui que j’ai vu conduire la chasse dans les forêts, l’attaque sur le champ de bataille ! Brave, actif, noble, l’amour des dames, le héros des ballades ! c’est lui qui est chargé de fers comme un malfaiteur, qui sera conduit sur la claie à la potence pour y mourir de la plus cruelle, de la plus horrible des morts, et ses membres être ensuite déchirés par la main des plus ignobles scélérats. C’était le diable, ce spectre qui annonça un tel destin au vaillant chef de Glennaquoich. »

D’une voix mal assurée, il pria le solliciteur de trouver moyen de prévenir Fergus de la visite qu’il comptait lui faire, dans le cas où la permission lui en serait accordée. Il le quitta ensuite ; et revenu à son auberge, il écrivit à miss Flora un billet à peine lisible, afin de lui annoncée qu’il se présenterait pour la voir dans la soirée. Le messager rapporta une lettre de miss Flora, écrite de sa belle écriture italienne : sa main semblait à peine avoir tremblé au milieu de si cruelles angoisses. « Miss Flora Mac-Ivor, portait la lettre, ne peut se refuser à recevoir le plus cher ami de son frère, même en ce moment où elle est livrée à une douleur qui n’eut jamais d’égale. »

Quand Édouard se présenta dans la maison où résidait momentanément miss Flora, il fut admis sur-le-champ. Dans un vaste et sombre appartement, tendu en tapisseries, Flora était assise auprès d’une fenêtre dont les jalousies étaient fermées, occupée à coudre une espèce de vêtement de flanelle blanche. À quelque distance était une femme âgée, étrangère, à en juger par l’apparence, et appartenant à un ordre religieux ; elle lisait tout haut des prières dans un livre de dévotion catholique ; mais quand Waverley entra, elle le posa sur la table et sortit. Flora se leva pour le recevoir, lui tendit la main ; mais elle n’essaya pas de parler. Sa beauté n’existait plus ; elle était extrêmement maigre ; sa figure et ses mains blanches comme le marbre le plus pur, ressortaient d’une manière frappante à côté de ses habits de deuil et de ses cheveux noirs comme le jais ; cependant, au milieu de cet appareil lugubre, rien sur sa personne n’était en désordre ou négligé. Sa chevelure même, quoique sans aucun ornement, était arrangée avec le soin et l’élégance ordinaires. Les premiers mots qu’elle prononça furent : « L’avez-vous vu ? »

« Hélas ! non, répondit Waverley : on m’a refusé de me laisser entrer. »

« Cela s’accorde avec le reste, dit-elle ; mais il faut nous soumettre. Espérez-vous obtenir la permission ? »

« Pour… pour demain, » répondit Waverley. Mais il murmura ces derniers mots d’une voix si faible qu’elle était à peine intelligible.

« Oui, alors ou jamais, dit Flora, jusque, ajouta-t-elle en levant les yeux au ciel, jusqu’au moment où j’espère que nous nous réunirons tous. Mais j’espère que vous le verrez avant qu’il quitte ce monde. Il vous a toujours aimé du fond de son cœur, quoique… ; mais il est inutile de parler du passé. »

« Inutile ! » répéta Waverley.

« Et même de parler de l’avenir, mon bon ami, ajouta Flora, en ce qui concerne les événements terrestres. Combien de fois me suis-je représenté comme possible cette horrible fin, et me suis-je exercée à la souffrir en ce qui me regardait ! mais que tous mes pressentiments étaient au-dessous de l’amertume inexprimable de cette épreuve ! » — « Chère Flora, si votre force d’âme… »

« Ah ! oui, c’est là, répondit-elle un peu brusquement, c’est là, monsieur Waverley, le démon qui me déchire le cœur ; il me dit, mais ce serait une folie de l’écouter, que cette force d’âme, dont Flora était fière, a conduit son frère à la mort. » — « Bon Dieu ! comment pouvez-vous vous arrêter à une pensée si cruelle ? » — « Oui, sans doute. Cependant elle me poursuit comme un fantôme. Je sais que ce n’est qu’une chimère, une vision : mais elle est toujours là. Elle remplit mon esprit d’angoisses et d’horreur ; elle me dit que mon frère, impétueux autant qu’inconstant, aurait partagé son énergie entre mille objets différents. C’est moi qui lui apprit à la concentrer, et à l’employer tout entière au service de cette cause désespérée. Oh ! que ne puis-je me rappeler lui avoir dit une fois : « Celui qui tire le glaive périra par le glaive ! » Que ne lui ai-je dit une fois : « Demeurez à la maison ; réservez et vous-même, et vos vassaux, et votre vie, pour des entreprises qui ne soient pas au-dessus des forces de l’homme ! » Mais non ! monsieur Waverley, j’excitai son âme ardente, et sa ruine retombe pour la moitié au moins sur la tête de sa sœur. »

Édouard tâcha de combattre cette horrible idée par les raisons incohérentes qui s’offraient à son esprit troublé. Il lui rappela les principes dans lesquels ils avaient été élevés, et qu’ils regardaient comme un devoir de suivre.

« Ne croyez pas que je les aie oubliés, dit-elle en se retournant vers lui avec vivacité. Je ne m’afflige pas de son entreprise, comme coupable : oh non ! là-dessus je suis inébranlable ; mais parce qu’elle ne pouvait finir autrement qu’elle a fait. » — « Cependant elle ne parut pas toujours aussi hasardeuse, aussi désespérée ; et l’esprit audacieux de Fergus s’y serait toujours attaché, que vous l’eussiez approuvée ou non ; vos conseils ne servirent qu’à donner de l’unité et de la consistance à ses démarches, à rendre sa résolution plus digne, mais non plus périlleuse. » Flora n’écoutait plus Édouard, elle avait repris son ouvrage.

« Vous rappelez-vous, dit-elle avec un regard sombre, que vous me trouvâtes un jour travaillant aux cadeaux de noces pour l’épouse de Fergus, et maintenant je couds son habit nuptial. Les amis chez qui je suis en ce moment, continua-t-elle en étouffant son émotion, donneront un peu de terre sainte, dans une chapelle, aux restes sanglants du dernier Vich-Jan-Vohr. Mais ils ne seront pas tous ici… non… Sa tête… je n’aurai pas la dernière et cruelle consolation de baiser les lèvres glacées de mon cher… de mon cher Fergus. »

L’infortunée Flora, après deux ou trois gémissements convulsifs, s’évanouit. La dame, qui était restée dans l’antichambre, entra sur-le-champ, et pria Édouard de quitter l’appartement, mais de ne pas sortir de la maison.

Après environ une demi-heure on l’appela. Il s’aperçut que, par un violent effort, miss Mac-Ivor avait repris un grand sang-froid. Ce fut alors qu’il se hasarda à la presser de regarder miss Bradwardine comme une sœur adoptive, et d’accepter son assistance et sa protection pour l’avenir.

« J’ai reçu, répliqua-t-elle, une lettre de ma chère Rose, qui me parle dans le même sens. Le chagrin ne s’occupe que de lui-même, il est égoïste : autrement j’aurais répondu que, même dans mon désespoir, j’avais ressenti un mouvement de joie en apprenant ses espérances de bonheur, et que le vieux baron avait échappé au naufrage universel. Donnez ceci à ma chère Rose ; c’est le seul bijou de prix de la pauvre Flora, et il a été porté par une princesse. » Elle lui mit dans la main un écrin qui renfermait la chaîne de diamants dont elle avait coutume d’orner sa chevelure. « Il me serait inutile à l’avenir. La bienveillance de mes amis m’a trouvé une retraite dans le couvent des Bénédictines écossaises à Paris. Si je survis à la journée de demain, je me mettrai en route avec cette vénérable sœur. Et maintenant, monsieur Waverley, adieu. Puissiez-vous être heureux avec Rose autant que vos aimables qualités le méritent ; et pensez quelquefois aux amis que vous avez perdus. N’essayez pas de me revoir : ce serait une preuve d’amitié, mais qui m’affligerait. »

Elle lui tendit la main, sur laquelle Édouard répandit un torrent de larmes, et d’un pas chancelant il sortit de l’appartement, et retourna à Carliste. À l’auberge, il trouva une lettre de son ami le solliciteur ; elle lui annonçait que le lendemain matin il pourrait voir Fergus aussitôt que les portes du château s’ouvriraient, et qu’il aurait la liberté de rester avec lui jusqu’au moment où le shérif donnerait le signal du départ pour le lieu du supplice.


  1. Cours de justice où les causes sont ouïes et jugées. a. m.
  2. Ce mot anglais est tout latin, il équivaut à vere dictum, véritablement prononcé. a. m.
  3. Le président se couvre avant de prononcer la sentence capitale.