Waverley/Chapitre LXX

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Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 492-497).


CHAPITRE LXX.


Dulce domum[1].


L’impression d’horreur sous laquelle Édouard partit de Carlisle, se changea insensiblement en mélancolie : la nécessité pénible, mais douce, d’écrire à Rose accéléra ce changement. Il ne voulait pas dissimuler ses sentiments sur la catastrophe dont il venait d’être le témoin ; mais il s’appliqua à en adoucir la peinture, de manière à attrister Rose sans effrayer son imagination. Ce tableau tracé pour elle se familiarisa peu à peu avec l’imagination de Waverley ; ses dernières lettres furent moins sombres, et se rapportaient aux espérances heureuses et paisibles qui s’offraient à lui dans l’avenir. Mais quoique l’horreur qu’il avait d’abord ressentie eût fait place à la mélancolie, Édouard voyagea jusque dans son pays natal, sans pouvoir, comme autrefois, jouir du spectacle des beautés de la nature.

Alors, pour la première fois depuis qu’il avait quitté Édimbourg, il éprouva ce plaisir qu’on ressent toujours quand on revient dans un pays bien peuplé, verdoyant, très-cultivé, en quittant les scènes de la nature sauvage des déserts, imposantes par leur solitude et leur grandeur. Mais combien ces sentiments devinrent plus vifs encore, quand il mit le pied sur le domaine si long-temps possédé par ses ancêtres ; qu’il reconnut les vieux chênes du parc de Waverley ; qu’il pensa avec quelles délices il conduirait Rose dans toutes ses retraites favorites ; quand il aperçut enfin les tours du vieux château s’élever au-dessus des bois qui les entouraient ; enfin, quand il se trouva dans les bras de ses vénérables parents, auxquels il devait tant de respect et d’affection !

Le bonheur de leur réunion ne fut pas troublé par un mot de reproche. Au contraire, quelque inquiétude qu’eussent éprouvée sir Éverard et miss Rachel durant la périlleuse campagne d’Édouard au service du prince, sa conduite en cette occasion était trop bien d’accord avec les principes dans lesquels ils avaient été nourris, pour encourir leurs reproches ou leur censure. Le colonel Talbot, d’un autre côté, avait fort habilement préparé l’esprit des vieux parents d’Édouard à bien l’accueillir, en faisant un long éloge des qualités qu’il avait déployées dans la profession des armes, notamment de sa bravoure et de sa générosité à Preston : si bien qu’à l’idée de leur neveu engageant un combat singulier avec un officier aussi distingué que le colonel Talbot, le faisant prisonnier, lui sauvant la vie, l’imagination échauffée du baronnet et de sa sœur mettait les exploits d’Édouard au niveau de ceux de Wilibert Hildebrand et Nigel, les héros par excellence de leur famille.

La fatigue avait bruni les traits de Waverley : la discipline militaire avait donné de la gravité et de la dignité à sa contenance ; toute sa personne respirait la vigueur et la hardiesse, ce qui, en confirmant la narration du colonel, surprit et charma tous les habitants de Waverley-Honour. Ils se pressaient autour de lui pour le voir, l’entendre et chanter ses louanges. M. Pembroke, qui en secret admirait le courage qu’il avait montré en embrassant la bonne cause de l’église d’Angleterre, reprocha doucement à son élève d’avoir eu si peu de soin de ses manuscrits ; ce qui lui avait occasionné quelques désagréments ; car le baronnet ayant été arrêté par un messager du roi, lui, M. Pembroke, avait jugé prudent de se retirer dans une cachette appelée le Trou du Prêtre, à cause de son ancienne destination. Mais le sommelier ne lui portant de la nourriture qu’une fois par jour, il était réduit à dîner avec des mets absolument froids, ou, ce qui était pis encore, à moitié chauds, sans parler que quelquefois son lit n’avait pas été fait pendant deux jours. Waverley pensa involontairement au Patmos du baron de Bradwardine, qui se trouvait content de la cuisine de Jeannette, et de quelques poignées de paille étendues par terre dans la caverne. Mais il supprima toute remarque sur ce contraste, car elle n’eût servi qu’à humilier son précepteur.

Tout était en mouvement pour les préparatifs du mariage d’Édouard ; le vieux baron et miss Rachel l’attendaient avec autant d’impatience que s’il eût dû les rajeunir. Ce parti, d’après ce que le colonel Talbot leur avait dit, était on ne pouvait plus convenable, réunissant toutes les conditions, excepté celle de la fortune, sur laquelle il leur était facile de passer, étant assez riches par eux-mêmes. M. Clippurse fut donc mandé à Waverley-Honour sous de meilleurs auspices qu’au commencement de notre histoire. Mais M. Clippurse ne vint pas seul : car, se sentant vieux, il s’était associé un neveu, un jeune vautour, comme notre Juvénal anglais, à qui nous devons l’histoire de Swalow, aurait pu l’appeler[2], et tous deux continuaient les affaires sous le nom de MM. Clippurse et Hooken. Ces respectables gentlemen reçurent l’ordre de dresser les actes nécessaires pour la donation à cause de mariage la plus généreuse, comme si Édouard devait épouser une héritière qui lui apportât une pairie de son chef, avec l’espérance de la fortune de son père pour dorer la frange des trois hermines.

Mais avant de m’engager dans un sujet dont la longueur est passée en proverbe, je dois prier le lecteur de se souvenir des progrès d’une pierre que fait rouler du haut en bas d’une montagne un enfant oisif (sorte de passe-temps auquel je me souviens de m’être amusé dans mes plus jeunes années) ; elle roule d’abord doucement, se détourne à chaque obstacle qui s’oppose à son passage ; mais quand elle est dans toute la force de sa chute, qu’elle approche du terme de sa carrière, elle imite la violence et le bruit du tonnerre, franchit à chaque saut vingt pieds d’espace, traverse les haies, les buissons comme un chasseur du Yorkshire, devenant d’autant plus rapide, d’autant plus furieuse qu’elle est plus près du moment où elle sera condamnée au repos pour toujours. Telle est, dans son cours, une narration semblable à celle que nous faisons en ce moment. Les premiers événements sont racontés avec un soin minutieux, afin que vous, aimable lecteur, vous soyez initié à la connaissance des caractères, par la narration elle-même, ou par l’intermédiaire moins intéressant d’une description directe. Mais quand l’histoire arrive à son dénoûment, nous sautons par-dessus les circonstances les plus importantes, sur lesquelles notre imagination s’était déjà arrêtée avec complaisance, nous vous laissons le soin de supposer ce que nous ne pourrions, sans abuser de votre patience, vous rapporter tout au long.

Aussi nous sommes si loin de donner la relation des démarches de MM. Clippurse et Hooken, ou de celles de leurs dignes confrères, hommes d’affaires, qui furent chargés d’obtenir l’expédition du pardon d’Édouard et de son futur beau-père ; nous sommes si loin de cela, disons-nous, que nous effleurons à peine des matières beaucoup plus importantes. Par exemple, les lettres que s’écrivirent à cette occasion sir Éverard et le baron, quoique de vrais modèles d’éloquence dans leur genre, seront condamnées par nous à un oubli impitoyable. Je ne vous dirai pas, avec tous les détails convenables, comment la respectable tante Rachel, par une allusion délicate aux circonstances qui avaient fait passer dans les mains de Bean Lean les diamants dont Rose avait hérité de sa mère, lui offrit un écrin contenant une parure qu’aurait enviée une grande-duchesse. Je prie le lecteur d’avoir la bonté de supposer qu’on pourvut dignement au sort de Job Houghton et de son épouse, quoiqu’on ne pût leur persuader que leur fils était mort autrement qu’en combattant avec le jeune squire ; si bien qu’Alick, qui, en partisan zélé de la vérité, avait tenté plusieurs fois inutilement de leur raconter comment la chose s’était passée, reçut enfin l’ordre de ne plus prononcer un seul mot sur ce sujet. Il se dédommagea amplement par des récits de batailles terribles, d’exécutions épouvantables, des histoires de loups-garous et de revenants qui faisaient tressaillir de peur tous les domestiques du château.

Quoique tous ces événements puissent être brièvement rapportés dans une narration, comme un journal rend compte en quelques mots d’un long procès devant le chancelier, il arriva cependant que, malgré toute la diligence de Waverley, et grâce à la lenteur des procédures judiciaires et à la manière dont on voyageait à cette époque, plus de deux mois se passèrent avant qu’Édouard, après avoir quitté l’Angleterre, arrivât à la demeure du laird de Dunchran, pour réclamer la main de sa fiancée.

La célébration du mariage fut fixée à six jours de là. Le baron de Bradwardine, pour qui les mariages, les baptêmes et les enterrements étaient des solennités de la plus haute importance, fut un peu mortifié de ce que, en comptant la famille de Dunchran et tous les voisins à qui leur rang donnait le droit d’être présents à cette cérémonie, on ne pût réunir plus de trente personnes. « Quand il s’était marié, observa-t-il, trois cents gentilshommes de naissance à cheval, sans compter leurs domestiques, et cent ou deux cents lairds highlandais, qui ne vont jamais à cheval, étaient présents à la cérémonie. »

Mais son orgueil se consola en faisant réflexion que lui et son futur gendre ayant eu, il y avait si peu de temps, les armes à la main contre le gouvernement, ce serait un juste sujet de crainte et de mécontentement pour l’autorité établie, s’ils réunissaient les parents, alliés et amis de leurs maisons dans l’attirail militaire, comme c’était l’usage en Écosse dans de telles occasions. « Et sans doute, ajouta-t-il en soupirant, beaucoup de ceux qui se seraient le plus sincèrement réjouis de cet heureux mariage, sont, ou dans un monde meilleur, ou exilés de leur pays natal. »

Le mariage eut lieu au jour fixé. M. Rubrick, cousin du propriétaire de la maison hospitalière où il se célébrait, et chapelain du baron de Bradwardine, eut la satisfaction de bénir les jeunes époux ; Frank Stanley remplissait les fonctions de garçon de noces, ayant rejoint Waverley dans cette intention aussitôt après son arrivée. Lady Émilie et le colonel Talbot avaient promis d’être présents ; mais la santé de lady Émilie, quand il fallut se mettre en route, ne fut pas jugée en état de supporter le voyage. En dédommagement, il fut convenu que Waverley et sa nouvelle épouse, qui, avec le baron, se proposaient de faire sur-le-champ une visite à Waverley-Honour, s’arrêteraient, dans leur voyage, pendant quelques jours à une propriété que le colonel Talbot s’était décidé à acheter en Écosse, à cause du bon marché, et où il se proposait de résider quelque temps.


  1. Douce patrie ou doux chez soi. a. m.
  2. Crable, poète rural, décédé en 1833. a. m.