Waverley/Chapitre VII

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Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 98-102).


CHAPITRE VII.

QUARTIER DE CAVALERIE EN ÉCOSSE.


Le lendemain matin, Édouard Waverley, agité par des sentiments divers, dont le principal était une grave impression d’inquiétude de se voir abandonné à lui-même, quitta le château, au milieu des bénédictions et des larmes de tous les vieux domestiques et des habitants du village, qui lui remirent des demandes de grades de sergents et de caporaux, en déclarant qu’ils n’auraient pas laissé s’enrôler Jacques, Gilles et Jonathan, si ce n’avait été pour accompagner Son Honneur, comme c’était de leur devoir. Comme c’était aussi de son devoir, Édouard se débarrassa des solliciteurs avec des promesses, moins toutefois qu’on eût pu en attendre d’un jeune homme qui ne connaissait pas encore le monde. Après avoir passé peu d’instants à Londres, il poursuivit sa route à cheval (manière générale de voyager alors) jusqu’à Édimbourg, et de là à Dundee, port de mer sur la côte orientale de l’Angus-shire, où son régiment était en garnison.

Il entra alors dans un autre monde, où, pour un temps, tout lui parut beau, parce que tout était nouveau. Le colonel Gardiner, qui commandait le régiment, était lui-même une étude pour un jeune homme à la fois romanesque et curieux. Quoique déjà d’un âge avancé, il était grand, beau et actif ; dans sa jeunesse, il avait été ce qu’on appelle honnêtement un joyeux vivant, et d’étranges bruits couraient sur son passage soudain du doute, sinon de l’incrédulité, à une religion sévère et même enthousiaste. On disait que ce changement merveilleux venait d’une révélation surnaturelle qui s’était manifestée aux sens extérieurs ; et beaucoup de monde regardait le prosélyte comme un illuminé, et personne ne le considérait comme un hypocrite. Cette histoire singulière et mystérieuse inspira au jeune officier un sentiment particulier et solennel d’intérêt pour le colonel Gardiner[1]. On concevra facilement que les officiers d’un régiment commandé par un chef si respectable, devaient composer une société plus paisible et plus régulière que cela n’a lieu ordinairement dans un corps militaire, et que Waverley ne fut point exposé à des tentations qu’il eût trouvées dans un autre régiment.

En cette situation, il s’occupa très-activement de son éducation militaire ; depuis long-temps bon cavalier, il se livra à l’art du manège, dont la perfection réalise presque la fable du Centaure, les mouvements du cheval paraissant venir plutôt de la volonté de son guide que de l’usage d’une impulsion extérieure et apparente. On l’instruisit aussi de son métier d’officier ; mais je dois avouer que, sa première ardeur passée, les progrès furent moins prompts qu’il ne l’avait désiré et espéré. Le métier d’un officier, lequel affranchit des devoirs les plus difficiles aux yeux de ceux qui ne le connaissent pas, parce qu’il est accompagné d’un appareil imposant, n’est au fond qu’une routine sèche et abstraite, reposant principalement sur des calculs d’arithmétique astreints à beaucoup d’attention et exigeant une tête froide pour exécuter. Notre héros était sujet à des distractions, à des étourderies qui lui attiraient les rires de ses égaux et les reproches de ses supérieurs : il sentit avec peine son infériorité pour les qualités qui, dans sa nouvelle profession, semblaient le plus dignes d’éloge. Il se demandait en vain pourquoi son œil ne mesurait pas les distances aussi bien que l’œil de ses camarades ; pourquoi il ne réussissait pas comme eux à faire exécuter les différents mouvements nécessaires à une manœuvre ; et pourquoi sa mémoire, si heureuse en d’autres cas, ne lui faisait pas retenir les phrases techniques et les minutieux détails de la discipline militaire. Waverley était naturellement modeste, et se gardait bien de penser que ces règles fussent au-dessous de lui, ou qu’il était né général, parce qu’il n’était qu’un subalterne sans talent ; la vérité est, qu’ayant continué l’habitude qu’il avait prise d’étudier sans ordre et sans méthode, cette habitude, influant sur un caractère rêveur et abstrait, lui avait donné cette disposition mobile d’esprit, qui est tout à fait en opposition avec l’étude et une attention soutenue. Au milieu de tout cela, il passait son temps avec ennui ; la noblesse des environs n’aimait guère les officiers et les recevait peu, et la bourgeoisie de la ville, dont le commerce était la principale occupation, n’engageait guère, par son genre de vie, Waverley à se lier avec elle.

L’arrivée de l’été et le désir de connaître de l’Écosse autre chose que ce qu’il pouvait voir de sa garnison, le déterminèrent à demander un congé de quelques semaines. Il résolut de visiter d’abord l’ancien ami et correspondant de son oncle, se proposant de prolonger ou d’abréger, suivant les circonstances, son séjour dans le manoir de Bradwardine. Il se mit en route, à cheval, suivi d’un seul domestique, et passa la première nuit de son voyage dans une misérable auberge, dont la maîtresse n’avait ni souliers ni bas, et dont le maître, qui se donnait le titre de gentleman, ne vit pas avec plaisir que son hôte ne l’eût pas invité à souper avec lui[2].

Le lendemain, Édouard traversa des plaines ouvertes, et s’approcha insensiblement des hautes terres du Perthshire, qui lui apparurent d’abord comme une ligne bleue à l’horizon ; mais bientôt il les vit comme des masses gigantesques, lesquelles semblent jeter un défi au pays plat qui se trouve au-dessous. Au pied de cette barrière formidable, mais encore dans les basses terres, demeurait Cosme Comyne Bradwardine de Bradwardine ; et, si l’on en doit croire la vieillesse en cheveux blancs, c’était là que ses pères avaient résidé depuis le temps du gracieux roi Duncan.


  1. « J’ai, dit Walter Scott, mis dans cette édition le nom entier de ce brave et excellent officier, et je rapporterai, ajoute-t-il, le récit extraordinaire de sa conversion, relaté par le docteur Doddrige.
    « Cet événement mémorable arriva au mois de juillet 1710. Le major avait passé la soirée (et, si je ne me trompe, dit le pieux écrivain, c’était un samedi) en joyeuse compagnie ; il avait donné à une femme mariée un rendez-vous qui devait avoir lieu à minuit. Ses amis le quittèrent à onze heures ; et ne trouvant pas à propos de se rendre le premier au lieu convenu, il alla dans sa chambre pour tuer l’ennui de l’heure d’attente avec quelque livre amusant, ou autrement. Mais il arriva par hasard qu’il tomba sur un livre religieux que sa bonne mère ou sa tante avait glissé, sans qu’il le sût, dans son porte manteau ; il avait, je crois, pour titre le Soldat chrétien, ou le Ciel pris d’assaut, et pour auteur M. Thomas Watson. Pensant, d’après le titre de l’ouvrage, qu’il y trouverait quelques phrases de sa profession spiritualisées de manière à l’amuser, il se mit à lire sans s’inquiéter de ce que renfermait le livre ; mais cette lecture fit sur son esprit (Dieu seul peut-être sait comment) une impression qui eut pour lui les suites les plus importantes et les plus heureuses. Il crut voir un rayon extraordinaire de clarté tomber sur l’ouvrage qu’il tenait ; il pensa d’abord que cela venait de sa lumière ; mais en levant les yeux, il vit avec une surprise extrême, devant lui, comme suspendue dans l’air, l’image de Notre-Seigneur Jésus-Christ sur la croix, entouré d’une auréole, et il entendit une voix, ou quelque chose de semblable à une voix, qui lui dit, ou à peu près (car il n’était pas sûr des mots) : « Pêcheur, voilà comme tu es reconnaissant de ce que j’ai souffert pour toi ! » Il fut si vivement frappé de ce phénomène extraordinaire, qu’il tomba aussitôt dans son fauteuil à bras, où il resta long-temps sans connaissance et sans mouvement.
    « Cette apparition du Sauveur sur la croix, dit l’ingénieux docteur Hibbert, et ses paroles terribles, ne proviennent vraisemblablement que d’un mélange de souvenirs qui avaient leur source dans quelque appel puissant à la pénitence que le colonel avait lu ou entendu ; nous ne saurions toutefois expliquer comment de telles idées peuvent produire une espèce de réalité. Cette vision eut certainement des conséquences importantes en religion, la conversion d’un pêcheur. Et aucun simple récit n’est plus capable de confirmer dans l’opinion que ces terribles apparitions ne viennent que de Dieu. » Le docteur Hibbert ajoute dans une note : « Peu avant cette vision, le colonel Gardiner avait fait une violente chute de cheval. Son cerveau ne pouvait-il pas être assez dérangé par cet accident pour lui faire voir une chose imaginaire ? » (Hibbert’s philosophy of apparitions, Édimbourg, 1824, page 190.) a. m.
  2. La politesse d’une invitation à partager le repas du voyageur, ou du moins à boire avec lui quelque liqueur, était encore, dans la jeunesse de l’auteur, un devoir aux yeux de quelques vieux aubergistes d’Écosse. En retour de cet honnêteté, l’hôtelier racontait au voyageur toutes les nouvelles du pays, et étant probablement facétieux par-dessus le marché, il était très-commun de voir chez les Bonifaces* écossais toutes les affaires, toutes les occupations serviles de l’auberge dévolues à la pauvre ménagère. Il y avait autrefois à Édimbourg un gentilhomme d’une ancienne famille, qui, dans le but de s’assurer une existence, se mit à la tête d’un café, un des plus beaux établissements de ce genre dans toute l’Écosse. La maison était, comme de coutume, entièrement tenue par l’économe et laborieuse mistriss B., tandis que son mari, qui ne s’en occupait nullement, passait son temps à la chasse. Un jour, pendant que le feu prenait à l’établissement, on rencontra le mari traversant Highmet avec ses fusils et ses instruments de pêche, et il répondit tranquillement à quelqu’un qui s’informait de son épouse, que la pauvre femme essayait de sauver une partie de la vaisselle et des livres qui lui servaient à diriger les affaires de la maison. Dans la jeunesse de l’auteur il y avait encore des vieillards qui regardaient comme une partie indispensable des plaisirs d’un voyage de causer avec l’hôtelier, qui ressemblait souvent, par son humeur polie, à l’hôtelier de la Jarretière, dans les Joyeuses Femmes de Windsor** ou au Blague du George*** dans le Joyeux diable d’Edmonton. Quelquefois l’hôtesse prenait le soin de faire la conversation avec la société. En tout cas, on les désobligeait de ne pas avoir pour eux l’attention d’usage, et on pouvait s’attirer de fort mauvaises plaisanteries.
    Cette note est de l’auteur. a. m.
    * Nom communément donné aux aubergistes de la Grande-Bretagne.
    **Merry Wives of Windsor, pièce de Shakspeare. a. m.
    ***Blague of the George in the merry Devil of Edmonton. a. m.