Waverley/Chapitre XLII

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Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 325-331).


CHAPITRE XLII.

UN DÎNER DE SOLDAT.


Jacques de l’Aiguille était homme de parole quand le whisky ne se mettait pas de la partie ; et en cette occasion Callum Beg, qui se regardait encore comme débiteur de Waverley, puisque notre héros n’avait point voulu se faire payer aux dépens de mon hôte du Chandelier, profita de cette circonstance pour acquitter sa dette en montant la garde devant le tailleur héréditaire de Sliochd Nan Ivor ; et pour citer ses paroles, « le poursuivit l’épée dans les reins » jusqu’à ce qu’il eût terminé sa besogne. Pour se débarrasser de cet importun, Shemus fit glisser son aiguille comme un éclair à travers le tartan ; et l’artiste, qui tout le temps chanta une terrible bataille de Fin Macoul, cousait au moins trois points par chaque héros qu’il faisait mourir. L’habillement fut donc bientôt prêt, car le justaucorps vert allait à ravir, et il n’y avait presque rien à faire au reste de la toilette.

Quand notre héros se fut affublé du costume du vieux Gaul[1], bien propre à donner un air de force à une taille qui, quoique grande et bien faite, était plus élégante que robuste, j’espère que mes jolies lectrices le lui pardonneront, il se regarda plus d’une fois dans la glace et ne put s’empêcher de reconnaître qu’il y voyait un très-joli garçon. Au fait, il ne se trompait nullement. Ses cheveux noirs, car il ne portait pas perruque malgré la mode générale du temps, allaient à merveille avec la toque qui les couvrait en partie. Sa tournure annonçait la vigueur et la souplesse ; les amples plis du tartan lui donnaient de plus un air de dignité. Son œil bleu semblait exprimer


Les ardeurs de l’amour et les feux de la guerre.


Enfin, son esprit de timidité, qui ne provenait que d’un manque d’usage du monde, rendait sa figure intéressante, sans lui ôter la grâce ni le piquant.

« C’est un bel homme, un fort bel homme, dit Evan Dhu, depuis enseigne Maccombich, à l’hôtesse enjouée de Fergus. »

« Il est fort bien, répondit la veuve Flockhart, mais il n’est pas si bien tourné que notre colonel, enseigne. »

« Je ne les compare point, répliqua Evan, je ne dis pas que M. Waverley soit mieux fait, non : mais seulement qu’il a l’air propre, déterminé, l’air d’un digne fils de sa maison, qui ne criera pas à l’orge dans une bataille. Et vraiment il manie joliment le sabre et la targe. J’ai souvent joué avec lui à Glennaquoich, et Vich-Jan-Vohr aussi, l’après-dîner du dimanche. »

« Que le Seigneur vous pardonne, enseigne Maccombich, dit la presbytérienne alarmée, je suis sûre que cela n’est jamais arrivé à votre colonel. »

« Oh ! oh ! mistriss Flockhart, répondit l’enseigne, nous sommes jeunes, vous savez, et jeunes saints, vieux diables. »

« Mais est-il vrai qu’on livre demain bataille à sir John Cope, enseigne Maccombich ? » demanda mistris Flockhart à son hôte.

« Vrai, mistriss Flockhart ; nous marcherons sur lui et il marchera sur nous, » répondit le montagnard.

« Et vous serez face à face avec ces terribles ennemis, ces dragons, enseigne Maccombich ? » demanda une seconde fois l’hôtesse. — « Griffes contre griffes, comme Conan dit à Satan, mistriss Flockhart, et malheur à qui a les ongles les moins longs. » — « Et le colonel lui-même s’exposera aux baïonnettes ? » « Vous pouvez en être sûre, mistriss Flockhart ; par saint Phédar, il y courra le premier. »

« Bonté divine ! et s’il est tué au milieu des habits rouges ! » s’écria la veuve au cœur tendre. — « Ah ! si pareil malheur lui arrivait, mistriss Flockhart, je sais bien qui ne survivrait pas pour le pleurer. Mais nous sommes encore tous vivants aujourd’hui, et il nous faut à dîner ; voilà Vich-Jan-Vohr qui rentre, et M. Waverley est las de s’examiner depuis si long-temps dans la glace ; ce vieux rustre à tête grise, le baron de Bradwardine, qui a tué le jeune Renald de Ballenkeiroch, va aussi venir avec ce gros bailli, cet effronté flatteur qu’on appelle Mac Weeble et qui ressemble au cuisinier français de laird de Kittlegab ; plus, son cher tournebroche qui le suit partout ; enfin, moi aussi je suis affamé comme un milan, ma bonne veuve. Dites donc à Kate de tremper la soupe, et mettez votre cornette ; n’oubliez pas surtout que Vich-Jan-Vohr ne voudra jamais s’asseoir avant de vous voir à la tête de la table ; et n’oubliez pas la bouteille à l’eau-de-vie, madame. »

Cette admonition hâta le dîner. Mistriss Flockhart, souriant sous son costume de deuils comme le soleil à travers un brouillard, se mit à la place d’honneur, ne s’inquiétant guère peut-être du temps que durerait une insurrection qui lui procurait une compagnie si au-dessus de sa société ordinaire. Elle avait à ses côtés Waverley et le baron, et le chef pour vis-à-vis. Les hommes de paix et de guerre, c’est-à-dire le bailli Mac Wheeble et l’enseigne Maccombich, après plusieurs salutations profondes à leurs supérieurs et beaucoup de civilités l’un envers l’autre, se placèrent à droite et à gauche du colonel. La chère était excellente, vu le temps, le lieu et la circonstance, et Fergus était d’une gaieté extraordinaire. Méprisant le péril, présomptueux par caractère, jeune et ambitieux, il voyait en imagination toutes ses espérances couronnées de succès, et ne songeait guère à la tombe presque toujours ouverte pour le soldat. Le baron s’excusa quelque peu d’avoir amené Mac Wheeble. Ils s’étaient occupés, disait-il, des dépenses de la campagne : « Et ma foi ! continua le vieux militaire, puisque c’est ma dernière, sans doute, je veux finir comme j’ai commencé, sans un sou. J’ai toujours trouvé qu’il était plus difficile de se procurer les nerfs de la guerre, ainsi qu’un savant auteur appelle la caisse militaire, que sa chair, son sang et ses os. »

« Quoi ! dit Fergus, vous avez levé le seul corps de cavalerie qui nous soit utile, et n’avez pas eu un seul des louis d’or du Doutelle, pour vous aider[2] ? » — « Non, Glennaquoich ; des drôles plus habiles ont passé avant moi. »

« C’est un scandale, dit le jeune montagnard ; mais nous partagerons ce qui me reste encore de mon subside. Vous pourrez du moins passer une nuit tranquille, et demain vous serez comme nous tous, car nous aurons tous des provisions, d’une façon ou d’une autre, avant le coucher du soleil. » Waverley, en rougissant jusqu’aux oreilles, mais avec beaucoup d’empressement, fit au baron les mêmes offres.

« Je vous remercie tous deux, mes chers enfants, dit Brawardine, mais je n’entamerai pas votre peculium ; le bailli Mac Wheeble a trouvé la somme nécessaire. »

À ces mots, le bailli sauta et tressaillit sur sa chaise ; il semblait tout déconcerté. À la fin, après avoir craché cinq ou six fois et protesté en termes rebattus de son dévouement au service de Son Honneur, nuit et jour, à la vie et à la mort, il se mit à insinuer que les argentiers avaient transporté toutes leurs espèces au château ; que sans doute Sandie Goldie, l’orfèvre, ferait beaucoup pour Son Honneur, mais qu’il y avait bien peu de temps pour compléter la somme ; qu’ainsi donc, si le colonel ou M. Waverley pouvait arranger… »

« Que je n’entende pas de ces sottises, monsieur, dit le baron d’un ton qui rendit Mac Wheeble muet ; mais agissez comme nous en sommes convenus avant dîner, si vous souhaitez rester à mon service. »

À cet ordre péremptoire, le bailli, quoiqu’il se crût réellement condamné à souffrir une transfusion de son propre sang dans les veines du baron, n’osa faire aucune réponse. Toutefois, après s’être quelque temps agité sur sa chaise, il s’adressa à Glennaquoich, et lui dit que si Son Honneur avait plus d’argent disponible qu’il ne lui en fallait pour solder ses troupes, il pouvait le placer sûrement et à bon intérêt entre les mains du baron.

À cette proposition, Fergus éclata de rire, et répondit, quand il eut repris son sérieux : « Mille remerciments ! bailli ; mais vous saurez que nous avons l’habitude, nous autres soldats, de prendre notre hôtesse pour banquier… Mistriss Flockhart, » dit-il en tirant cinq ou six larges pièces d’or d’une bourse bien remplie, et en faisant sonner la bourse elle-même et ce qu’elle contenait encore, dans le creux de sa main ; « voilà de quoi pourvoir à mes besoins ; prenez le reste : soyez mon banquier, si je vis, et mon légataire, si je meurs. Mais ayez soin de donner quelque chose aux pleureuses de la montagne[3], qui feront les plus belles lamentations en l’honneur du dernier Vich-Jan-Vohr. »

« C’est, dit le baron, le testamentum militare, qui, chez les Romains, pouvait être verbal. » Mais le tendre cœur de mistriss Flokhart se fondit en larmes aux paroles du colonel ; elle poussa un lamentable soupir et refusa net de recevoir le dépôt, que Fergus fut obligé de reprendre.

« Eh bien ! dit le chef, si je succombe, ce sera pour le grenadier qui me cassera la tête, mais j’aurai soin de lui tailler bonne besogne. »

Le bailli Mac Wheeble fut encore tenté de remettre sa rame à l’eau ; car, dès qu’il s’agissait d’espèces, il lui était difficile de se taire. « Peut-être, suivant lui, mieux vaudrait envoyer la somme à miss Mac-Ivor, en cas de décès ou d’accident de guerre. On rédigerait une donation mortis causa, en faveur de la jeune lady, et pour ce, il n’en coûterait qu’un trognon de plume. »

« La jeune lady, répliqua Fergus, si pareil événement arrivait, aurait bien autre chose à penser qu’à ces misérables louis d’or. » — « C’est vrai… incontestable… sans l’ombre d’un doute ; mais Votre Honneur sait qu’un profond chagrin… » — « Est beaucoup plus facile à supporter, d’ordinaire, qu’une faim bien vive ?… C’est vrai, bailli, fort vrai ; et je crois même qu’il y a des gens qu’une telle réflexion consolerait de l’anéantissement de toute l’espèce humaine. Mais il est un chagrin qui ne connaît ni faim, ni soif ; et la pauvre Flora… » Il s’interrompit, et tous les convives partagèrent son émotion.

Les pensées de Bradwardine se reportèrent naturellement sur sa fille, qui restait sans défense, et de grosses larmes brillèrent dans les yeux du vétéran. « Si je succombe, Mac Wheeble, vous avez tous mes papiers, vous connaissez toutes mes affaires ; soyez juste envers Rose. »

Le bailli, après tout, était de limon terrestre ; il avait sans doute bien des vices, bien des mauvais penchants, mais aussi quelques sentiments de bonté et de justice, surtout quand il s’agissait du baron ou de la jeune miss. Il poussa un gémissement lugubre. « Si ce triste jour arrivait, s’écria-t-il, Duncan Mac Wheeble n’eût-il qu’une obole, elle serait pour miss Rose. Je me mettrai copiste à un plack la page avant de lui faire connaître le besoin ; si les belles baronnies de Bradwardine et de Tully-Veolan, avec les châteaux et les fermes qui en dépendent… (il ne manquait pas de sangloter à chaque pause) avec champs, prés, marais, moulins… terres en clos et hors clos… bâtiments, granges, pigeonniers… avec droit de pêche à la ligne et au filet dans les étangs et rivières de Veolan… avec église, cure et presbytère… tenants et aboutissants… droits de pâture… chauffage, nourriture et boisson… fermages, arrérages et redevances… (là, il eut recours au bout de sa longue cravate, car il pleurait à chaudes larmes, et malgré lui, aux idées qu’évoquait le jargon technique)… lesquels biens sont désignés plus au long dans les titres et contrats… et situés dans la paroisse de Bradwardine et dans le comté de Perth… Si, dis-je, tous ces biens passent, non à la fille de mon maître, mais à Inch-Grabbit, qui est whig et Hanovrien, et sont confiés aux soins de son homme d’affaires, Jamie Howie, qui n’est pas capable d’être garde-chasse, et encore moins bailli… »

Le commencement de cette jérémiade avait réellement quelque chose de touchant, mais la fin fit éclater un rire général. « N’ayez point peur, bailli, dit l’enseigne Maccombich, le bon vieux temps du trouble et du désordre est revenu, et Sneckus Mac Snackus (désignant sans doute les arrérages et les fermages) ainsi que vos autres amis, s’enfuiront devant la plus longue claymore. »

Et cette claymore sera la nôtre, bailli, » dit le chef envoyant Mac Wheeble pâlir à ces mots ;


« Nous leur donnerons en paiement
Le seul métal de nos montagnes ;
Au lieu de pièces d’or et de pièces d’argent,
Des claymores seront leurs fidèles compagnes.
Bientôt nous serons délivrés
Des créanciers et des créances ;
Car, de nos glaives déchirés,
Les créanciers doubleront les cadences. »


« Mais voyons, bailli, point de chagrin ; videz gaiement votre verre ; le baron retournera vivant et victorieux à Tully-Veolan, il réunira même les domaines de Killancureit aux siens, puisque le lâche pourceau qui les possède ne viendra pas, en gentilhomme, défendre le prince. »

« Pour sûr, les deux domaines sont voisins, dit le bailli en s’essuyant les yeux ; et ils dépendraient tout naturellement de la même administration. »

« Et moi, continua le chef, je prendrai soin de ma personne ; car vous saurez que j’ai ici une bonne œuvre à finir : c’est de faire entrer mistriss Flockhart dans le sein de l’église catholique, ou du moins à moitié chemin, c’est-à-dire dans votre assemblée épiscopale. Ô baron ! si vous l’entendiez avec sa voix de basse-taille réveiller le matin Kate et Matty, vous qui êtes musicien, vous trembleriez rien qu’à l’idée de l’entendre hurler les psaumes de Haddo’s-Hole. » — « Dieu vous pardonne ! colonel, quel train vous allez ! Mais j’espère que Vos Honneurs prendront du thé avant de se rendre au palais, et j’en vais préparer. »

À ces mots, mistriss Flockhart quitta la compagnie, et les convives, comme on peut le supposer, parlèrent surtout des événements prochains de la campagne.


  1. Voyez Ossian. a. m.
  2. Le Doutelle était un vaisseau de guerre qui apporta de France de l’argent et des armes aux insurgés. a. m.
  3. Highland Cailliachs, dit le texte ; vieilles femmes qui faisaient le métier de pleurer les morts. Les Irlandais les appellent Keenning. a. m.