Waverley/Chapitre XLIII

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Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 331-338).


CHAPITRE XLIII.

LE BAL.


L’enseigne Maccombich partit pour le camp des montagnards où l’appelait son devoir ; le bailli Mac Wheeble se retira dans quelque taverne obscure pour digérer son dîner et l’explication de la loi martiale donnée par Evan Dhu ; Waverley, avec le baron et le chef, se dirigèrent vers Holy-Rood. Ces deux derniers étaient d’une gaieté folle ; et, chemin faisant, le baron plaisantait notre héros sur la jolie tournure que lui donnait son nouveau costume. « Si vous avez des vues sur le cœur de quelque belle Écossaise, dit-il, je vous engage, quand vous lui ferez votre déclaration, de vous rappeler ce passage de Virgile :


Nunc insanus amor duri me Martis in armis
Tela inter media atque adversos detinet hostes ;


vers que Robertson de Struan, chef du clan Donnochy (à moins que les prétentions de Lude ne soient jugées meilleures, primo loco), a rendus fort élégamment :


L’impitoyable amour m’a pris ma jarretière
Et dans un philabeg[1] m’enferme le derrière ;


cependant vous avez mis un pantalon, vêtement que je préfère de beaucoup à l’autre, comme plus ancien et plus décent. »

« Mais, reprit Fergus, écoutez plutôt ma chanson :


« Elle ne voulut pas d’un laird de basse terre,
Ne voulut pas d’un époux d’Angleterre ;
Mais avec Duncan Græme elle prit sans façon
Le doux chemin de Cupidon ;
Et Græme dans son plaid emporta la bergère. »


En discourant ainsi ils arrivèrent au palais d’Holy-Rood, et furent annoncés chacun par leur nom à leur entrée dans les salles.

On sait parfaitement combien de gentilshommes distingués par le rang, l’éducation et la fortune, prirent part à la fatale et funeste entreprise de 1745. Les dames d’Écosse épousèrent aussi presque toutes la cause d’un jeune prince brave et bien fait, qui se jetait entre les bras de ses compatriotes plutôt en héros de roman qu’en politique habile. Il ne faut donc pas s’étonner qu’Édouard, qui avait passé la plus grande partie de sa vie dans la grave solitude de Waverley-Honour, fût ébloui du luxe et de l’élégance alors déployés dans les salles depuis si long-temps désertes du château écossais. L’ameublement n’était pas, il est vrai, fort splendide, mais il était aussi élégant du moins que le permettaient la confusion et le trouble des circonstances : l’effet général était imposant, et l’assemblée, si l’on considère le haut rang des personnes réunies, pouvait s’appeler brillante.

Il ne fallut pas long-temps à notre amoureux pour découvrir l’objet de son affection. Flora Mac-Ivor retournait à sa place, presque à l’extrémité de l’appartement, avec Rose Bradwardine à son côté. Parmi tant de parures et de beautés, elles avaient attiré à elles seules l’attention générale, se trouvant à coup sûr au premier rang des plus jolies femmes présentes. Le prince les remarqua beaucoup toutes deux, Flora surtout, qu’il choisit pour danseuse ; préférence qu’elle dut sans doute à ce qu’elle avait été élevée en pays étranger, et parlait facilement le français et l’italien.

Lorsque la confusion ordinaire à la fin d’une contredanse se fut apaisée, Édouard, comme par instinct, suivit Fergus jusqu’à l’endroit où sa sœur était assise. L’espérance dont il avait nourri son amour en l’absence de l’objet chéri, parut s’évanouir en sa présence ; et, semblable à un homme qui cherche à retrouver les détails d’un rêve oublié, il eût donné le monde en ce moment pour se rappeler les motifs qui avaient servi de fondement à un espoir devenu tout à coup une illusion. Il suivait Fergus les yeux baissés, les oreilles tintantes, et avec les sensations du criminel qui, pendant que la fatale charrette s’avance lentement à travers la multitude rassemblée pour assister à son supplice, perce vaguement et le bruit qui remplit ses oreilles, et l’agitation de la foule sur laquelle ses yeux se promènent au hasard.

Flora parut peu, fort peu émue et troublée à son approche. « Je vous présente un fils adoptif d’Ivor, » dit Fergus.

« Et je le reçois comme un second frère, » répondit Flora.

Elle prononça ces mots avec une légère affectation qui eût échappé à tout autre qu’à un amant brûlé par la fièvre de la crainte ; mais évidemment, d’après le ton et la manière qu’elle mit à prononcer toute la phrase, elle voulait dire : « Je n’ai jamais songé à m’unir plus étroitement à monsieur Waverley. » Édouard s’arrêta, salua, et regarda son ami, qui se mordit les lèvres : signe de mécontentement qui prouvait que Fergus n’interprétait pas plus favorablement l’accueil que sa sœur faisait à son jeune protégé. « Voilà donc la fin de mon rêve ! » Telle fut la première pensée de Waverley ; et elle fut si poignante qu’elle éloigna de ses joues jusqu’à la dernière goutte de sang.

« Bon Dieu ! dit Rose Bradwardine, il n’est pas encore rétabli ! »

Ces mots, qu’elle prononça avec une vive émotion, furent entendus par le prince lui-même, qui vint aussitôt de ce côté, prit la main de Waverley, et lui demanda affectueusement des nouvelles de sa santé, ajoutant qu’il désirait causer avec lui. Par un effort violent et soudain que la circonstance rendait indispensable, Édouard se remit assez pour suivre le prince en silence dans un coin de l’appartement.

Charles le retint quelque temps, lui fit diverses questions sur les grandes familles royalistes et catholiques d’Angleterre, sur leur crédit, leur influence et sur leurs dispositions à l’égard des Stuarts. Waverley, dans un autre moment, n’eût pu répondre que fort vaguement à toutes ces questions ; on croira donc sans peine qu’en proie à un trouble si pénible, il répondit d’une manière confuse et bizarre. Le prince sourit deux ou trois fois de l’incohérence de ses réponses ; mais il ne changea point de sujet, quoique forcé de faire les frais de la conversation jusqu’à ce que Waverley pût causer plus sensément. Il est probable que cette longue entrevue avait pour but principal d’accréditer le bruit, qu’à la satisfaction du prince ses partisans croyaient déjà, que Waverley était un personnage d’une grande influence politique. Mais il sembla, d’après ses derniers mots, qu’il avait un motif différent et fort généreux, tout personnel à notre héros, pour prolonger cet entretien. « Je ne puis, dit-il, résister à la tentation de me vanter de ma discrétion comme confident d’une dame : vous le voyez, monsieur Waverley, je sais tout, et je vous assure que je m’intéresse vivement à cette affaire. Mais, mon jeune et cher ami, il faut mieux cacher vos sentiments. Il y a ici bien des personnes dont les yeux peuvent voir aussi clairement que les miens, mais il vous est impossible de compter sur leur discrétion comme sur la mienne. »

À ces mots il se détourna avec aisance, et rejoignit un groupe d’officiers à quelques pas, laissant Waverley réfléchir sur sa dernière phrase ; et s’il n’en pouvait comprendre tout le sens, il comprenait du moins qu’on lui recommandait la prudence. Faisant donc un effort pour se montrer digne de l’intérêt que son nouveau maître lui avait témoigné, en suivant sans plus tarder ses conseils, il se dirigea vers l’endroit où Flora et miss Bradwardine étaient assises ; et, après avoir présenté ses respects à cette dernière, il réussit, au-delà même de son attente, à tenir une conversation banale.

Mon cher lecteur, s’il vous est jamais arrivé de prendre des chevaux de poste à… ou à… (il vous sera facile de remplir un au moins de ces blancs, et les deux, sans doute, avec le nom d’une auberge voisine de votre demeure), vous avez à coup sûr observé, et probablement avec peine et sympathie, la répugnance qu’ont les pauvres haridelles à charger d’abord leur cou galeux du collier et des harnais. Mais quand l’argument irrésistible du postillon les a forcées à courir un mille ou deux, elles ne songent plus à leurs premières douleurs ; et, dès qu’elles sont échauffées, comme disent les postillons, elles galopent aussi vite que si elles n’avaient jamais eu d’écorchures au garrot. Cette comparaison peint si bien les sensations de Waverley dans le cours de cette mémorable soirée, que je la préfère (et surtout elle est, je pense, fort originale) à une métaphore plus brillante qu’aurait pu me fournir l’Art poétique de Byshes.

Tout effort a, comme la vertu, sa propre récompense ; et notre héros avait d’ailleurs d’autres motifs non moins puissants pour persister à feindre la froideur et à jouer l’indifférence en retour du mauvais accueil de Flora. L’amour-propre, qui applique sur les plaies de l’amour des caustiques salutaires, quoique douloureux, vint bientôt à son secours. Honoré de la faveur du prince ; destiné, il pouvait en concevoir l’espérance, à remplir un rôle important dans la révolution qui allait ébranler un grand royaume ; supérieur sans doute pour l’esprit, et du moins égal, pour les avantages physiques, à la plupart des nobles et seigneurs parmi lesquels il tenait alors un rang distingué ; jeune, riche, bien né…, pouvait-il ou devait-il languir pour les beaux yeux d’une beauté capricieuse ?


Ô nymphe, quels que soient tes dédains, ta rigueur,
Mon cœur ne sera pas moins cruel que ton cœur.


Les sentiments renfermés dans ces jolis vers, qui pourtant n’étaient pas composés alors, déterminèrent Waverley à convaincre Flora qu’il n’était pas découragé par un refus ; sa vanité lui disait tout bas qu’elle y perdrait peut-être plus que lui, et pour hâter ce changement si soudain, une espérance vint flatter Waverley à son insu : miss Flora apprendrait sans doute à mieux apprécier l’affection de son amant quand elle ne se verrait plus tout à fait maîtresse de l’enflammer ou de l’éteindre à son gré. Il y avait aussi un ton mystérieux d’encouragement dans les paroles du Chevalier ; mais il craignait qu’elles ne se rapportassent qu’au désir de Fergus pour son union avec sa sœur. Enfin pourtant, diverses considérations, le moment, le lieu, la circonstance, se réunirent pour éveiller son imagination et lui faire déployer un caractère mâle et ferme, laissant au sort le soin du dénoûment. Si lui seul paraissait triste et abattu la veille d’une bataille, avec quelle joie les mauvaises langues qui s’étaient déjà tant occupées de sa réputation, broderaient un nouveau conte !… « Jamais, jamais, s’écria-t-il, des ennemis que je n’ai pas provoqués n’auront le plaisir de m’adresser des injures méritées ! »

Influencé par ces idées diverses et excité de temps à autre par un sourire d’intelligence et d’approbation du prince, lorsqu’il passait de ce côté, Waverley fit dépense d’imagination, de vivacité et d’éloquence, et s’attira l’admiration générale de la société. Peu à peu la conversation prit un tour plus favorable encore à ses talents et à ses connaissances ; la gaieté de la soirée étant plutôt animée que troublée par les périls du lendemain, tous les esprits espéraient pour l’avenir et songeaient à jouir du présent. Cette disposition de l’âme est surtout favorable à l’exercice des facultés de l’imagination, à la poésie, et à cette éloquence qui ressemble tant à la poésie. Waverley, comme nous l’avons ailleurs observé, avait parfois une aisance extraordinaire d’élocution, et dans cette soirée il s’éleva avec succès jusqu’aux matières les plus sérieuses, et redescendit avec bonheur aux sujets gais et badins ; il était encouragé et soutenu par tous les bons esprits qui cédaient à l’impulsion du moment : ceux même d’habitude plus froids et plus réfléchis étaient entraînés par le torrent. Plusieurs dames abandonnèrent la danse, et sous diverses prétextes se réunirent au groupe qui s’était formé autour du jeune et bel Anglais. On le présenta à plusieurs femmes de haut rang, et ses manières, dégagées alors de l’embarras timide qui, à moins d’aussi belle occasion, les contraignait d’ordinaire, firent les délices de l’assemblée.

Flora Mac-Ivor semblait la seule de toutes les femmes présentes qui le regardât avec un peu de froideur et de réserve. Toutefois elle ne put cacher sa surprise en apercevant des talents qu’elle ne l’avait jamais vu, depuis qu’ils se connaissaient, déployer avec autant d’éclat et d’effet. Je ne sais si elle n’éprouva point un certain regret d’avoir si brusquement dédaigné les vœux d’un amant qui paraissait destiné à tenir un rang honorable parmi les plus hautes classes de la société. Certainement elle avait jusqu’alors compté parmi les défauts incorrigibles d’Édouard sa mauvaise honte. Élevée dans les cercles brillants d’une nation étrangère, peu habituée à la réserve des manières anglaises, cette imperfection lui paraissait trop voisine de la timidité et de la faiblesse de caractère ; mais si elle souhaita un instant que Waverley se fût toujours montré aussi aimable, aussi attrayant, ce souhait passa bien vite, car il était arrivé depuis leur séparation des choses qui rendaient, suivant elle, la résolution qu’elle avait prise à son égard décisive et irrévocable.

Avec des sentiments bien différents, Rose Bradwardine était toute âme pour entendre ; elle ressentait une joie secrète du tribut d’éloges publiquement payé à un jeune homme dont elle avait trop tôt et trop bien su apprécier le mérite. Sans jalousie, sans crainte, sans chagrin, sans inquiétude, sans le moindre mouvement d’égoïsme, elle s’abandonnait au plaisir d’observer les murmures unanimes d’approbation. Quand Édouard parlait, elle avait l’oreille toute pleine de sa voix, quand d’autres répondaient, ses yeux se mettaient à leur tour en observation et épiaient sa réponse. Peut-être le plaisir qu’elle éprouva dans le cours de cette soirée, quoique passager et suivi par tant de chagrins, était-il dans son genre le plus pur et le plus désintéressé dont l’âme humaine soit capable de jouir.

« Baron, dit le Prétendant, je ne laisserais pas ma maîtresse en tête-à-tête avec votre jeune ami ; il est à coup sûr, quoique peut-être trop romanesque, un des jeunes gens les plus aimables que j’aie jamais vus. »

« Et sur mon honneur, prince, répondit le baron, il est parfois aussi sérieux que moi, qu’un homme de soixante ans. Si Votre Altesse Royale l’eût vu rêver et soupirer à Tully-Veolan comme un hypocondriaque, ou, selon l’Anatomie de Burton, comme un malade frénétique ou léthargique, vous seriez étonné qu’il ait pu en si peu de temps reprendre tant d’enjouement et de gaieté. »

« En vérité, dit Fergus Mac-Ivor, je crois que c’est l’inspiration du tartan ; car, quoique Waverley soit toujours un jeune homme de bon sens et d’honneur, je l’ai souvent trouvé distrait et inattentif. »

« Nous lui en sommes d’autant plus obligés, dit le prince, s’il avait réservé pour ce soir des qualités que même des amis si intimes ne soupçonnaient pas… Mais allons, messieurs, la nuit s’avance, et il faut songer un peu à notre besogne de demain : que chacun offre la main à sa belle et me fasse l’honneur d’accepter un léger rafraîchissement. »

Il conduisit la société dans d’autres appartements et prit place sous un dais, dans un magnifique fauteuil, à la tête d’une longue file de tables, avec cet air de dignité et de courtoisie qui convenait si bien à sa haute naissance et à ses grandes prétentions. Une heure s’était à peine écoulée lorsque les musiciens jouèrent le signal du départ si connu en Écosse[2].

« Bonne nuit, donc, dit le Chevalier en se levant ; bonne nuit, mille prospérités à vous tous ! Bonne nuit, mes belles dames qui avez fait tant d’honneur à un prince proscrit et exilé ; bonne nuit, mes braves amis… Puisse le bonheur que nous avons goûté ce soir être le présage d’un retour prompt et triomphal dans cet antique château de mes pères ! le présage de nombreuses, de fort nombreuses réunions, présidées par la gaieté et le plaisir, dans le palais d’Holy-Rood ! »

Lorsque le baron de Bradwardine, dans la suite, racontait ces adieux du Chevalier, il ne manquait jamais de répéter d’une voix mélancolique :


Audiit, et voti Phœbus succedere partem
Mente dedit, partem volucres dispersit in auras.


« Vers, ajoutait-il, fort bien rendus en anglais par mon ami Bangour :


One half the prayer in Phœbus grace did find,
The other half he whistled down the wind. »[3]


  1. Espèce de jupon écossais.
  2. C’était ou ce devait être : « Bonne nuit et la joie soit avec vous ! »
  3. Phébus exauça la moitié de son vœu, et laissa l’autre se perdre dans les airs. a. m.