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Waverley/Chapitre XLV

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Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 344-348).


CHAPITRE XLV.

UN INCIDENT FAIT NAÎTRE DE TRISTES RÉFLEXIONS.


Lorsque Waverley atteignit l’endroit de la ligne occupé par le clan de Mac-Ivor, les vassaux firent halte, se formèrent, et le reçurent avec de bruyantes fanfares de cornemuses et de longs cris de joie, car les montagnards le connaissaient presque tous personnellement, et lui voyaient avec plaisir le costume de leur pays et de leur tribu. « Tous criez, dit à Evan Dhu un soldat du clan voisin, comme si c’était le chef lui-même qui arrivât. »

« Mac e Bran is e a Brathair, si ce n’est pas Bran, c’est le frère de Bran, dit Maccombich en répondant par un proverbe[1]. — « Ah ! je vois, c’est le beau seigneur d’Angleterre que doit épouser lady Flora. » — « Peut-être oui, peut-être non ; mais, Grégor, ce ne sont ni vos affaires, ni les miennes. »

Fergus vint embrasser le volontaire et lui fit un accueil chaud et cordial ; il crut devoir s’excuser sur la diminution de sa troupe, qui ne montait pas à plus de trois cents hommes : bon nombre de ses gens, dit-il, étaient partis en avant.

Mais de fait, la défection de Donald Bean Lean lui avait ôté trente braves soldats sur lesquels il comptait, et beaucoup des montagnards qui le suivaient en certaines occasions avaient été rappelés par leurs différents chefs sous les drapeaux auxquels ils devaient réellement fidélité ; de plus, le chef de la grande branche du nord, rivale de la sienne, avait armé ses vassaux, quoiqu’il ne se fût encore prononcé ni pour le gouvernement ni le Chevalier, et par ses intrigues avait beaucoup diminué les troupes que Fergus mettait en campagne ; mais en réparation de ce malheur, on reconnaissait généralement que les hommes de Vich-Jan-Vohr, pour la bonne tenue, l’équipement, les armes et leur dextérité à s’en servir, valaient bien les meilleurs soldats qui suivissent l’étendard de Charles-Édouard. Fergus avait le vieux Ballenkeiroch pour major : cet officier, ainsi que tous ceux qui avaient connu Waverley à Glennaquoich, firent une réception amicale à notre héros, et le félicitèrent de ce qu’il venait partager leurs périls et leurs triomphes.

La route que suivit l’armée des montagnards en quittant le village de Duddingston fut pendant quelque temps la grande route d’Édimbourg à Haddington. Après avoir passé la rivière d’Esk à Musselburgh, au lieu de prendre la plaine qui borde les côtes de la mer, elle s’avança plus dans l’intérieur et vint occuper les hauteurs de Carberry, lieu déjà célèbre dans l’histoire d’Écosse, car ce fut en cet endroit que la séduisante Marie se remit aux mains de ses sujets rebelles ; on prit cette direction, parce que le Chevalier avait appris que l’armée du gouvernement, venue par mer d’Aberdeen et débarquée à Dunbar, avait passé la nuit à l’ouest d’Haddington, avec le projet de côtoyer la mer et d’approcher d’Édimbourg par la route basse. En occupant les hauteurs qui dominent cette route en plusieurs points, on espérait que les montagnards trouveraient l’occasion d’attaquer avec avantage. L’armée s’arrêta donc sur cette éminence, d’abord pour prendre du repos, ensuite parce que cette position centrale permettait de marcher à l’ennemi dès qu’on le jugerait convenable. Pendant cette halte, arriva à toute bride un messager qui avertit Mac-Ivor que le prince le demandait, ajoutant que les avant-postes avaient eu une escarmouche avec la cavalerie anglaise, et que le baron Bradwardine avait envoyé plusieurs prisonniers.

Waverley sortit des rangs pour satisfaire sa curiosité, et aperçut bientôt cinq ou six cavaliers, couverts de poussière, qui venaient au grand galop pour annoncer que l’ennemi était en pleine marche, vers l’ouest, le long de la mer. En avançant un peu plus loin, il fut arrêté par un gémissement qui partait d’une chaumière. S’en étant approché, il entendit une voix qui, dans le patois de son comté natal, tâchait, quoique souvent interrompue par la douleur, de réciter la prière du Seigneur. La voix de l’infortune trouvait toujours un écho dans le cœur de notre héros ; il entra dans la cabane, qui semblait construite pour faire ce qu’on appelle en Écosse, dans les comtés riches en troupeaux, une maison d’engrais ; et à travers l’obscurité, Édouard put seulement apercevoir une espèce de paquet rouge ; car les soldats, qui avaient enlevé au blessé ses armes et une partie de ses vêtements, lui avaient laissé le manteau de dragon dont il était enveloppé.

« Pour l’amour de Dieu, dit le blessé quand il entendit les pas de Waverley, donnez-moi une goutte d’eau… une seule !… »

« Vous allez l’avoir, » répondit Waverley en le prenant dans ses bras ; et, le portant à la porte de la cabane, il le fit boire à son propre flacon.

« Il me semble que je connais cette voix, » dit l’homme ; mais, fixant d’un œil égaré le costume de Waverley…, « non, continua-t-il, ce n’est pas le jeune maître… »

C’était le titre qu’on donnait d’habitude à Édouard dans les domaines de Waverley-Honour, et ce nom fit tressaillir son cœur, en lui présentant mille souvenirs que l’accent bien connu de son pays natal avait déjà réveillés. « Houghton !… s’écria-t-il en contemplant les traits pâles du blessé déjà défigurés par la mort, est-ce bien vous ?… »

« Je n’espérais pas entendre encore la voix d’un Anglais, répondit celui-ci ; ils m’ont jeté là sans s’inquiéter si je serais mort ou vivant dans une heure, parce que j’ai refusé de leur dire la force de notre régiment. Mais, jeune maître ! pourquoi nous avoir quittés si long-temps, nous avoir laissé croire les impostures de cet infâme Ruffin ? Pour sûr, nous vous eussions suivi à travers eau et feu. » — « Ruffin ! Je vous assure, Houghton, que vous avez été indignement trompés. » — « Je l’ai souvent pensé, quoiqu’ils nous montrassent votre cachet ; mais Timms a été fusillé, et moi je suis redevenu simple soldat. »

« Ne vous épuisez pas à parler, dit Édouard ; je vais vous chercher un chirurgien. »

Il vit approcher Mac-Ivor qui revenait du quartier-général, où s’était tenu un conseil de guerre, et qui se hâtait de le rejoindre. « Bonnes nouvelles ! s’écria le chef, nous commencerons avant deux heures. Le prince s’est mis lui-même à la tête de son armée, et en tirant son épée : « Mes amis, a-t-il dit, j’ai jeté le fourreau. Venez, Waverley, nous partons à l’instant. » — « Un moment, un moment ; ce pauvre prisonnier se meurt, où trouverai-je un chirurgien ? » — « Ma foi, où en trouver un ? Nous n’avons, vous savez, que deux ou trois carabins français qui, je crois, ne sont guère plus savants que des garçons apothicaires. » — « Mais cet homme est blessé à mort. »

« Le pauvre malheureux ! » dit Fergus par un mouvement de compassion. Puis il ajouta aussitôt : « Mais ce sera le sort de bien des gens avant la nuit ; ainsi, venez. » — « Impossible. Je vous dis que c’est le fils d’un des fermiers de mon oncle. » — « Ah ! si c’est un de vos vassaux, il faut en prendre soin ; je vais vous envoyer Callum. Mais diaoul ! ceade millia mollighart, continua, le chef impatienté ; à quoi pense donc un vieux soldat comme Bradwardine, d’envoyer ici des mourants pour nous embarrasser ! »

Callum arriva avec sa promptitude ordinaire, et Waverley gagna plutôt qu’il ne perdit dans l’opinion des montagnards par sa sollicitude pour le blessé. Il est vrai qu’ils n’eussent pas compris cette philanthropie générale qui ne permettait pas à Waverley d’abandonner un homme dans un si pitoyable état ; mais quand ils surent que le blessé était un de ses vassaux, ils convinrent unanimement que Waverley s’était conduit comme un bon et digne chef qui méritait l’affection de ses gens. Au bout d’un quart d’heure le pauvre Humphrey rendit le dernier soupir, priant son jeune maître, quand il retournerait à Waverley-Honour, de faire du bien au vieux Job Houghton et à sa femme, et le conjurant de ne pas se battre avec ces sauvages en jupon contre la vieille Angleterre.

Quand il eut expiré, Waverley, qui avait vu avec un sincère chagrin et un cuisant remords l’agonie du mourant (c’était la première fois qu’il assistait à ce triste spectacle), ordonna à Callum d’emporter le corps dans la cabane. Le jeune montagnard obéit, mais non sans fouiller préalablement dans les poches du défunt. Mais, comme il l’observa, elles avaient été fort bien épongées[2]. Il prit pourtant le manteau, et, procédant avec toute la précaution d’un épagneul qui vole un os, il le cacha dans des broussailles et remarqua soigneusement l’endroit, réfléchissant que si jamais il repassait par là ce serait un excellent mantelet pour sa vieille mère Elspeth.

Waverley et Fergus ne purent qu’après de longs efforts regagner leur rang dans la colonne, qui s’avançait alors rapidement pour occuper les hauteurs du village de Tranent, car c’était entre ce village et la mer que devait passer l’armée ennemie.

La triste rencontre de Waverley avec son dernier sergent remplit son esprit de réflexions pénibles et douloureuses. Il était évident, d’après les aveux de cet homme, que les rigueurs du colonel Gardiner avaient été justement motivées et même rendues indispensables par les tentatives faites au nom d’Édouard pour exciter les soldats de son corps à la révolte. La circonstance du cachet lui revint alors en mémoire pour la première fois, et il se souvint de l’avoir perdu dans la caverne du brigand Bean Lean. Que cet adroit scélérat s’en fût emparé, qu’il s’en fût servi pour conduire à son profit une intrigue dans le régiment, c’était chose assez claire ; et Édouard ne doutait pas que le paquet placé dans son porte-manteau par la fille du brigand ne lui fournît de plus amples explications. Cependant l’exclamation réitérée de Houghton. « Ah ! jeune maître, pourquoi nous avoir quittés ? » tintait comme un glas à son oreille.

« Oui, dit-il, c’est la vérité ; j’ai agi envers vous avec la cruauté d’un étourdi. Je vous ai ravis à vos champs paternels, à la protection d’un seigneur bon et généreux ; et après vous avoir soumis à toute la rigueur de la discipline militaire, je n’ai point voulu porter ma part du fardeau. J’ai abandonné la tâche que j’avais entreprise, laissant ceux que mon devoir était de protéger, et ma propre réputation, souffrir des impostures d’un scélérat. Ô indolence et indécision d’esprit ! si vous n’êtes pas de véritables vices, à combien de cruelles misères et d’affreux tourments vous frayez parfois la route. »


  1. Bran, le chien si connu de Fringal. Ce nom se retrouve souvent dans les proverbes et les chansons des montagnards écossais.
  2. Sponged, dit en effet le texte, pour signifier, poches bien vidées. a. m.