Waverley/Chapitre XLIV
CHAPITRE XLIV.
LA MARCHE.
Les passions diverses de Waverley, ses sentiments tumultueux ne lui avaient permis de s’endormir que tard, mais son sommeil était profond. Il rêvait à Glennaquoich et avait transporté dans les salles de Jan-Nan-Chaistel la fête qui venait d’embellir celles d’Holy-Rood. Il entendait même distinctement la cornemuse, et ceci du moins n’était pas une illusion, car le joueur en chef du clan de Mac-Ivor se promenait fièrement dans la rue, devant la porte de son maître ; et comme il plut à mistriss Flockhart de le dire, elle qui sans doute n’aimait pas la musique, il ébranlait pierres et poutres de la maison avec ses sons criards. De fait, les sons devinrent bientôt trop bruyants pour le rêve de Waverley, qu’ils avaient d’abord plutôt favorisé.
Le bruit des chaussures de Callum dans son appartement (car Mac-Ivor avait encore confié Waverley à ses soins) fut un second signal de départ. « Votre Honneur ne se lève-t-il pas ? Vich-Jan-Vohr et le prince sont déjà dans la grande prairie en face du château, qu’ils appellent le Parc du Roi[1], et bien des gens sont ce matin sur pied, qui reviendront ce soir sur le dos les uns des autres. »
Waverley se leva donc, et avec l’assistance et les avis de Callum, ajusta d’une manière convenable son costume de tartan. Callum lui dit aussi que son dorlach de cuir à serrure était arrivé de Doune et allait repartir avec les bagages de Vich-Jan-Vohr.
Par cette périphrase, Waverley comprit aisément qu’il s’agissait de son porte-manteau ; il pensa au paquet mystérieux de la fille de la caverne, qui semblait toujours lui échapper quand il était au moment de le saisir. Mais ce n’était pas le temps de satisfaire sa curiosité ; il refusa le bonjour, c’est-à-dire la goutte du matin, que lui offrait mistress Flockhart, et peut-être fut-il le seul homme dans l’armée du Chevalier qui n’eût pas accepté une invitation si aimable ; il lui fit ses adieux, et partit avec Callum.
« Callum, dit Waverley en descendant une petite rue sale qui conduisait à l’entrée sud de la Canongate, où trouverai-je un cheval ? »
« Que diable demandez-vous là ? répondit Callum ; Vich-Jan-Vohr, pour ne pas parler du prince qui fait tout comme lui, marche à pied en tête de son clan, sa targe sur l’épaule ; il vous faut suivre son exemple. » — « Eh bien ! je le suivrai, Callum ; donnez-moi ma targe… la voilà tout arrangée. Suis-je bien ? » — « Vous ressemblez au brave montagnard peint au-dessus du grand cabaret qu’on appelle Luckie Middlemass, » répondit Callum, croyant, je dois le dire, faire un joli compliment ; car, suivant lui, l’enseigne de Luckie Middlemass était un vrai chef-d’œuvre. Waverley, qui ne comprit pas toute la force de cette honnête comparaison, ne lui adressa plus la parole.
Lorsqu’ils se furent tirés des faubourgs sales et laids de la capitale et marchèrent en pleine campagne, Waverley sentit doubler sa force et son courage ; il promena avec calme ses souvenirs sur les événements de la soirée précédente, et considéra sans crainte ni faiblesse la journée qui se préparait.
Lorsqu’il eut gravi la petite colline de Saint-Léonard, le Parc du Roi ou la vallée profonde qui s’étend entre la montagne d’Arthur’s Seat et les éminences sur lesquelles Édimbourg est à présent bâtie du côté du midi, se déroula sous ses pieds et présenta une vue bizarre et animée. Elle était occupée par l’armée des montagnards, qui se préparait alors à partir. Waverley avait vu quelque chose d’approchant à la chasse où il accompagna Fergus Mac-Ivor ; mais c’était sur une échelle beaucoup plus petite, et la scène était incomparablement moins intéressante. Les rochers qui formaient le fond du tableau, le rivage lui-même, retentissaient des accords des joueurs de cornemuse, chacun réveillant par un air particulier son chef et son clan. Les montagnards, qui avaient eu la terre pour couche et le ciel pour rideaux, se levant avec le tumulte et le désordre d’une multitude confuse et irrégulière, comme des abeilles alarmées et sortant de leurs ruches, semblaient avoir toute la souplesse nécessaire pour exécuter les manœuvres. Leurs mouvements paraissaient irréfléchis et confus, mais bientôt régnèrent l’ordre et la régularité ; un général eût loué la bonne tenue des rangs, mais un instructeur eût tourné en ridicule la manière dont on les avait pris.
L’espèce de confusion occasionnée par l’empressement que mettaient les divers clans à se ranger sous leur bannière respective, pour se mettre en marche, offrait un spectacle plein de vie. Point de tentes à plier ; presque tous et par goût dormaient à la belle étoile ; pourtant l’automne s’avançait, et les nuits devenaient froides. Pendant quelques minutes, tandis qu’on prenait les rangs, ce fut un mélange incertain, vague et confus, de tartans ondoyants, de plumes flottantes, de bannières déployant la fière devise des Clanronald, Ganion Coheriga ! contredise qui l’ose !) ; Loch-Sloy, mot d’ordre de Mac-Farlane ; Forth, fortune, and fill the fetters, cri de guerre du marquis de Tullibardine ; Bydand, celui de lord Louis Gordon ; et toutes les devises, tous les emblèmes des autres chefs et de leurs clans.
Enfin la multitude, après s’être long-temps agitée, se rangea sur une longue colonne étroite et brunâtre qui s’étendait dans toute la vallée. Au centre de cette colonne flottait l’étendard du Chevalier, avec une croix rouge sur un fond blanc et ces mots : Tandem triumphans. La cavalerie peu nombreuse, composée des nobles des basses terres avec leurs domestiques et leurs vassaux, formait l’avant-garde : et leurs drapeaux, beaucoup trop nombreux pour un si petit corps, ondulaient à l’extrémité de l’horizon. Plusieurs de ces cavaliers, parmi lesquels Waverley remarqua par hasard Balmawhapple et son lieutenant Jinker (qui tous deux pourtant, avec quelques autres, avaient été mis, d’après les conseils du baron de Bradwardine, au rang de ce qu’il appelait les officiers de réforme), ajoutaient à la vie, sinon à la régularité du tableau, en galopant aussi vite que la foule pouvait le permettre, pour s’aller mettre à l’avant-garde. Les enchantements des Circés de Kligh, et la ribote obligée qu’ils avaient prolongée toute la nuit, avaient sans doute retenu ces héros dans les murs d’Édimbourg un peu trop tard pour qu’ils fussent à leur poste dès la pointe du jour. Les plus prudents de ces traîneurs prenaient pour retourner à leurs rangs un chemin plus long, plus détourné, mais aussi plus découvert, passant à quelque distance de l’infanterie, et galopant à travers les enclos, sur la droite, au risque de se tuer en franchissant haies et fossés. Les mouvements irréguliers et la disparition de ces petits corps, aussi bien que la confusion occasionnée par ceux qui cherchaient à passer tout droit, et, bien qu’inutilement, à fendre les rangs des montagnards malgré leurs malédictions, leurs jurements et leur résistance, contrastaient d’une manière pittoresque et bizarre avec l’ordre qui s’organisait dans l’armée.
Tandis que Waverley contemplait à loisir ce singulier spectacle, que rendaient plus imposant encore les coups de canon tirés de temps à autre du château sur les sentinelles montagnardes, quand elles passaient aux environs pour rejoindre le corps principal, Callum, avec sa liberté ordinaire, lui rappela que le clan de Vich-Jan-Vohr se trouvait presque en tête de la colonne qui était encore éloignée, et « qu’on irait bon train une fois le canon tiré. » Waverley doubla donc le pas, mais non sans jeter souvent les yeux sur les masses sombres de guerriers réunies en face et au-dessous de lui. Mais de plus près, l’armée présentait peut-être un aspect moins imposant que lorsqu’on l’apercevait de loin. Les premières lignes de chaque clan étaient armées de sabres, de targes, de fusils ; tous avaient des poignards, presque tous des pistolets. Mais c’étaient des gentilshommes, c’est-à-dire des parents du chef, plus ou moins éloignés, et qui avaient droit à son appui et à sa protection. On n’eût pas choisi dans les armées d’Europe des hommes mieux faits et plus résolus ; habitués à vivre libres et indépendants, toutefois si dociles aux commandements du chef, et combattant d’après une tactique particulière aux montagnards, ils étaient aussi formidables par leur fermeté et leur courage individuel, que par leur intime conviction qu’il fallait agir de concert et donner à leur mode d’attaque national la plus grande chance de succès.
Mais aux derniers rangs se trouvaient des soldats moins bien équipés, les paysans des montagnes : quoiqu’ils ne pussent supporter ce nom et qu’ils prétendissent souvent, avec une apparence de raison, que leurs familles étaient plus anciennes que celles des maîtres qu’ils servaient, ils portaient toutefois la livrée d’une extrême misère, étaient mal équipés et plus mal armés, presque nus, petits et laids. Chaque clan considérable avait à sa suite un certain nombre de ces ilotes. Ainsi les Mac-Couls, quoique descendants de Comhal, père de Finn ou Fingal, étaient une sorte de Gabaonites ou serviteurs héréditaires pour les Stuarts d’Appine ; les Macbeths, alliés au malheureux monarque de ce nom, étaient sujets des Morays et du clan d’Athole, roi des Robertsons d’Athole. Les citations ne manqueraient pas, mais je ne veux pas blesser l’orgueil de quelque clan qui peut exister encore, et par conséquent soulever une tempête montagnarde dans la boutique de mon libraire. Or ces ilotes, quoique forcés de se mettre en campagne par l’autorité arbitraire de leurs chefs, pour qui ils faisaient du bois et tiraient de l’eau, étaient généralement mal nourris, mal vêtus, plus mal armés. Cette dernière circonstance avait, il est vrai, pour cause principale, le désarmement général, ordonné et mis en apparence à exécution parmi les montagnards ; mais la plupart des chefs étaient parvenus à éluder l’ordre en conservant les armes de leurs clans particuliers, et en ne livrant que celles de moindre valeur, qu’ils avaient enlevées à ces satellites subalternes. Il n’est donc pas surprenant que la plupart de ces pauvres gens, comme nous l’avons déjà remarqué, vinssent au combat dans un équipement si misérable.
Il résultait de là que dans tous les régiments les premières lignes avaient une excellente tenue, et les autres se composaient de véritables bandits. L’un avait une hache d’armes, l’autre une épée sans fourreau ; celui-ci un fusil sans chien, celui-là une faux au bout d’une perche. Quelques-uns avaient seulement des poignards ou bien des bâtons et des gourdins coupés aux haies. L’aspect sauvage, grossier et féroce de ces hommes, qui la plupart regardaient avec toute l’admiration de l’ignorance les productions les plus ordinaires de l’art, surprenait les gens de la plaine, mais aussi répandait la terreur. À cette époque, la vie des montagnards était si peu connue, que les manières et l’apparition de leurs tribus, quand ils se précipitaient sur le pays plat en aventuriers militaires, excitaient autant de surprise parmi les habitants du sud, que si un torrent de Nègres ou d’Esquimaux fut descendu des montagnes septentrionales de leur patrie. Il n’est donc pas extraordinaire que Waverley, qui jusque-là avait jugé les montagnards en masse d’après les échantillons que l’adroit Fergus lui en avait montrés de temps à autre, se sentît abattu et découragé en voyant que c’était une troupe comptant à peine quatre mille hommes, dont la moitié au moins n’était pas armée, qui osait entreprendre une révolution et un changement de dynastie dans les royaumes de la Grande-Bretagne.
Pendant qu’il s’avançait le long de la colonne encore en repos, un canon de fer, la seule pièce d’artillerie au pouvoir d’une armée qui entreprenait une si importante révolution, fut tiré : c’était le signal du départ. Le Chevalier avait témoigné le désir qu’on abandonnât cette pièce de campagne tout à fait inutile ; mais à sa grande surprise, les chefs montagnards se réunirent pour solliciter la permission de l’emmener avec eux, alléguant la superstition de leurs clans, qui, peu accoutumés à l’artillerie, attachaient une importance ridicule à cette pièce, et s’imaginaient que sans elle il leur serait fort difficile, avec leurs mousquets et leurs épées seulement, de remporter une victoire. Deux ou trois artilleurs français furent donc chargés d’en faire le service ; mais la machine de guerre, traînée par un attelage de bidets des montagnes, ne servit après tout qu’à donner des signaux[2].
À peine sa voix eut-elle retenti dans cette occasion, que toute la ligne se mit en mouvement ; de féroces cris de joie déchiraient l’air à mesure que chaque bataillon s’ébranlait, mais ils se perdaient bientôt dans les sons criards des fifres, et ces fanfares aussi étaient en partie couvertes par les pas bruyants d’une si grande multitude qui tout à coup se mettait en marche. Les bannières brillaient et voltigeaient, les cavaliers se hâtaient d’aller prendre leurs rangs à l’avant-garde, ou partaient comme éclaireurs pour reconnaître les mouvements de l’ennemi. Ils échappaient aux yeux de Waverley, quand ils passaient autour d’Arthur’s Seat, au bas de cette pente pittoresque de rochers rapides qui fait face au petit lac de Duddingston.
L’infanterie prit la même direction, réglant sa marche sur celle d’un autre corps qui suivait une route plus au midi ; il fallut que Waverley doublât de vitesse pour arriver à l’endroit qu’occupait le clan de Fergus dans la ligne de bataille.
- ↑ Le camp ou plutôt le bivouac de l’armée des montagnes était dans le Parc du Roi, aux environs du village de Duddingston.
- ↑ Cette circonstance, qui est historique aussi bien que la description qui précède,
rappellera au lecteur la guerre de la Vendée, dans laquelle les royalistes, qui n’étaient
en grande partie que des paysans insurgés, attachaient un intérêt extraordinaire
et presque superstitieux à la possession d’une pièce de campagne, qu’ils appelaient
Marie-Jeanne.
Les Highlandais, dans l’origine, étaient effrayés du canon, dont le bruit et les effets leur étaient totalement inconnus. Ce fut à l’aide de trois ou quatre petites pièces d’artillerie que les comtes de Huntley et de Porol, du temps de Jacques VI, remportèrent la victoire à Glenlivat sur une nombreuse armée d’Highlandais, commandée par le comte d’Argyle. À la bataille du pont de Dee, le général Meddleson dut à son artillerie un succès pareil, les Highlandais n’étant pas en état de soutenir la décharge de la Mère aux mousquets, nom qu’ils donnaient aux canons. Dans une vieille ballade sur la bataille du pont de Dee on trouve ces vers :Le Highlandais est un vaillant guerrier
Armé de son épée et de son bouclier ;
Mais en rase campagne il ne semble plus guèreQu’un mortel timide et vulgaire.
Le Highlandais est habile guerrier
À manier la terrible claymore ;
Mais pour braver le boulet meurtrier.C’est un homme nu qui s’ignore.
Le fracas du canon dans une nuit d’été,
Est pareil au bruit du tonnerre ;
Jamais d’un Highlandais la sauvage fierté
N’a du canon méprisé la colère.
Les Highlandais de 1745 n’en étaient plus à la simplicité de leurs grands pères ; ils montrèrent dans tout le cours de cette guerre combien ils redoutaient peu l’artillerie, quoique la multitude attachât toujours une grande importance à la pièce de campagne qui a donné lieu à cette note.