Waverley/Chapitre XVII

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Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 163-167).


CHAPITRE XVII.

DEMEURE D’UN VOLEUR HIGHLANDAIS.


Un profond silence régnait dans le bateau, où l’on n’entendait que le bruit d’une chanson gaëlique, que l’homme placé au gouvernail chantait à voix basse, et dont la cadence monotone semblait régler le mouvement des rames. La clarté dont on approchait de plus en plus présentait par degrés un foyer plus vaste et un plus grand éclat. On voyait que c’était un grand feu ; mais Édouard ne pouvait distinguer s’il était allumé dans une île ou en terre ferme. La surface limpide du lac reproduisait cette masse éclatante de lumière, et Édouard croyait voir le char de feu dans lequel le génie du mal d’un conte oriental parcourt la terre et l’onde. Quand ils furent plus près, Waverley put reconnaître, à la lumière du feu, qu’il était au pied d’un roc escarpé et sauvage, qui s’élevait sur le bord de l’eau. Le front de ce roc, que la réverbération colorait d’un rouge sombre, formait un contraste étrange et même effrayant avec les sables voisins, qui de temps en temps et en partie étaient éclairés par la pâle lumière de la lune.

Le bateau touchait au rivage, et Édouard vit que ce grand feu était amplement alimenté avec des branches de pin par deux hommes qui, dans les reflets de la flamme, avaient l’air de deux démons ; qu’ils étaient placés devant l’ouverture d’une grande caverne dans laquelle l’eau du lac semblait entrer ; et il conjectura avec raison que le feu avait été allumé pour servir de phare aux bateliers à leur retour.

Ils ramèrent droit à la bouche de la caverne ; et bientôt, retirant leurs avirons, ils abandonnèrent à l’impulsion qu’ils lui avaient donnée la barque, qui doubla la pointe ou plate-forme du rocher sur lequel le feu était allumé. L’esquif, après avoir parcouru environ deux fois sa longueur, s’arrêta à l’endroit où l’on montait dans la caverne, voûtée à sa partie supérieure, par cinq ou six larges rebords de roc, si faciles et si réguliers, qu’on eût pu dire que c’était un escalier naturel. Au même instant on jeta une quantité d’eau sur le feu, qui s’éteignit en sifflant, et la lumière disparut. Quatre ou cinq vigoureux montagnards enlevèrent Waverley de la barque, le mirent sur ses pieds et le conduisirent vers l’intérieur de la caverne. Il fit quelques pas dans l’obscurité, en marchant, avec ses guides, vers un bruit confus de voix qui semblaient sortir du rocher ; et après avoir dépassé l’angle que formait cette route souterraine, il vit devant lui Donald Bean Lean et toute sa maison.

L’intérieur de la caverne, très-élevée en cet endroit, était éclairé par des torches de bois de pin qui jetaient en pétillant une lumière brillante, et répandaient une odeur forte quoique non désagréable. À cette clarté se mêlait celle d’un grand feu de charbon de bois, autour duquel étaient assis cinq ou six Highlandais armés, tandis que d’autres, enveloppés de leurs plaids, étaient couchés pêle-mêle dans les enfoncements de la caverne. Dans une ouverture du rocher, que le voleur appelait facétieusement son spence ou garde-manger, étaient pendus par les pieds un mouton ou une brebis et deux vaches tués récemment. Le principal habitant de cette singulière demeure, accompagné d’Evan Dhu qui lui servait de maître de cérémonies, vint à la rencontre de son hôte, et lui parut bien différent de ce qu’il se l’était représenté. D’après la profession qu’il exerçait, le lieu désert qu’il habitait, les visages sauvages et guerriers dont il était entouré, toutes choses bien faites pour inspirer de l’effroi, Waverley s’attendait à trouver un homme à formes gigantesques, à figure farouche et terrible, que Salvator eût placé au milieu de ses groupes de bandits[1].

Donald Bean Lean était tout l’opposé de cela. Il était mince et de petite taille ; il avait une chevelure couleur de sable, et un teint pâle dont il tirait son surnom de beau ou blanc ; et quoiqu’il fût vif, bien proportionné, agile, c’était en tout un être d’une médiocre apparence. Il avait servi dans l’armée française avec un grade inférieur ; et pour recevoir dignement notre jeune Anglais, croyant sans doute lui faire honneur, il avait mis de côté son vêtement de montagnard, et avait pris un vieil uniforme bleu et rouge, et un chapeau à plumes ; mais loin de se montrer ainsi à son avantage, il paraissait si peu en rapport avec tout ce qui était autour de lui, que Waverley se fût mis à rire s’il n’eût pas craint d’être malhonnête ou de compromettre sa sûreté. Le voleur reçut le capitaine avec toutes les démonstrations de la politesse française et de l’hospitalité écossaise ; il paraissait connaître parfaitement son nom et sa famille, et principalement les principes politiques de son oncle, dont il fit beaucoup de compliments à Waverley, qui trouva prudent de n’y répondre que d’une manière vague.

Édouard s’était assis assez loin du feu de charbon de bois, pour ne pas être incommodé par la chaleur qui se joignait à celle de la saison ; une grande fille highlandaise vint placer devant lui, Evan et Donald Bean, trois cogues ou vases faits avec des morceaux de bois enlacés, et contenant de l’eanaruich[2], sorte de soupe forte, préparée avec un morceau particulier de l’intérieur du bœuf. Après ce mets qui, quoique grossier, fut trouvé exquis, grâce à la fatigue et à la faim, on servit en abondance des côtelettes rôties sur les charbons ; elles disparurent devant Evan et Donald avec une promptitude si merveilleuse, que Waverley, tout surpris, ne pouvait concilier leur voracité avec ce qu’il avait entendu dire de la sobriété des Highlandais ; il ignorait que cette sobriété n’avait lieu que dans la classe inférieure, et forcément, et que, comme certains animaux carnassiers, les montagnards la mettaient en pratique habituellement, se réservant de s’en dédommager lorsqu’il leur arriverait de pouvoir le faire.

Pour commencer le festin, le whisky fut largement versé ; les Highlandais le burent copieusement et sans mélange ; mais Édouard en ayant pris un peu avec de l’eau, ne trouva pas cette boisson assez bonne pour être tenté d’y revenir. Donald s’excusa beaucoup de ne pouvoir lui offrir du vin, et lui dit que s’il eût été prévenu de sa visite vingt-quatre heures plus tôt, il s’en fût procuré, eût-on dû courir pour cela à quarante milles à la ronde ; qu’un gentilhomme ne peut faire plus pour celui dont il reçoit la visite que de lui offrir tout ce qu’il a de meilleur chez lui ; qu’on ne doit pas chercher de noix là où il n’y a pas de noyers, et que l’on doit faire comme ceux avec lesquels on vit.

Ensuite il déplora avec Evan Dhu la mort d’un vieillard, Donnacha an Amrigh (ou Duncan du bonnet), devin qui, doué de la seconde vue, pouvait dire si les personnes que l’on recevait chez soi étaient des amis ou des espions.

« Son fils Malcolm n’est-il pas taishatr (un devin) ? » demanda Evan.

« Oui, mais il ne vaudra jamais son père, reprit Donald Bean. Il nous prédit l’autre jour que nous allions recevoir la visite d’un grand personnage faisant route à cheval, et nous ne vîmes de toute la journée que Shemus Beg, le joueur de harpe aveugle, et son chien ; une autre fois il nous prédit un mariage, et il y eut un enterrement ; et dans un creagh d’où il nous avait assuré que nous tirerions une centaine de bêtes à cornes, nous prîmes, pour tout butin, le gros bailli de Perth. »

Ils causèrent après cela des affaires politiques et militaires du pays ; et Waverley fut étonné et même alarmé de voir qu’un homme de l’espèce de Donald connût si bien la force des troupes en garnison au nord du Tay. Il savait exactement le nombre de recrues qui étaient venues avec Waverley des domaines de son oncle, et fit l’observation que c’étaient de jolis garçons, ne voulant pas dire de beaux hommes, mais de bons soldats. Il rappela une ou deux particularités d’une revue générale du régiment, de manière à lui faire penser que le voleur en avait été témoin oculaire, et Evan Dhu s’étant retiré pour se reposer enveloppé dans son plaid, Donald demanda à Édouard, d’un ton tout à fait expressif, s’il n’avait rien de particulier à lui dire.

Waverley, surpris et en quelque sorte effrayé d’une question de cette nature, lui répondit qu’il n’avait eu, en le visitant, d’autre motif que le désir de voir une habitation aussi curieuse. Donald Bean le regarda en face pendant quelques instants, et lui dit avec un air très-significatif : « Vous auriez pu vous ouvrir à moi : je suis aussi digne de votre confiance que peut l’être le baron de Bradwardine ou Vich-Jan-Vohr ; mais vous n’en êtes pas moins le bienvenu chez moi. »

Waverley se sentit saisi d’un frisson involontaire en entendant le langage mystérieux que lui tenait ce bandit hors la loi, et il n’eut pas la force de lui en demander le sens. Un lit de bruyère jonché de fleurs avait été préparé pour lui dans un coin de la caverne ; il s’y coucha, se couvrit du mieux qu’il put de quelques plaids déchirés, et observa quelques instants ce qui se passait dans cet antre. Il vit à plusieurs reprises deux ou trois hommes entrer ou sortir sans autre cérémonie que de dire quelques mots au chef en langue gaëlique, ou à un grand Highlandais qui paraissait son lieutenant et qui veillait pendant son sommeil. Il en entra deux qui semblaient revenir d’une excursion dont ils rendirent compte, et qui, sans façon, allèrent au garde-manger et coupèrent avec leurs dirks des morceaux de viande qui y étaient à leur discrétion, et qu’ils se mirent à faire griller et à manger ensuite.

La boisson était dispensée d’une manière plus régulière ; elle était distribuée par Donald lui-même, ou par son lieutenant, ou par la grande fille highlandaise dont nous avons déjà parlé, la seule femme qui se fût encore montrée dans la caverne. Toutefois, la distribution de whisky eût paru considérable à d’autres qu’à des montagnards qui, habitués à vivre en plein air et dans un climat très-humide, étaient capables de consommer une grande quantité de liqueurs spiritueuses sans éprouver aucun des funestes effets qu’elles produisent ordinairement sur l’organisation morale ou physique.

À la fin, ces groupes mouvants se dérobèrent aux regards de notre héros, à qui le sommeil ferma les yeux : il ne les rouvrit le lendemain que lorsque le soleil était déjà élevé sur le lac, bien que les rayons n’éclairassent que faiblement l’intérieur de l’uaimh an Ri, la caverne du Roi, nom que Donald Bean Lean avait orgueilleusement donné à sa demeure.


  1. Une aventure très-semblable à celle-ci arriva à M. Abercromby de Tully-Body, grand-père du lord Abercromby actuel, et père du célèbre sir Ralph. Lorsque ce gentilhomme, qui vécut dans un âge très-avancé, vint s’établir dans le Stirlingsbire, ses vaches lui furent plusieurs fois volées par le fameux Bob-Roy ou quelqu’un de sa bande, et il fut enfin obligé, après avoir obtenu un sauf-conduit, de faire au Cateran une visite semblable à celle de Waverley chez Bean Lean. Roble reçut avec beaucoup de politesse, et le plaignit des vols qu’on lui avait faits, dit-il, par quelque méprise. Il servit à M. Abercroniby des tranches de deux de ses propres vaches qui étaient pendues par les pieds dans la caverne, et les fit reconduire à son manoir après en avoir reçu la promesse de lui payer un petit black-mail, en considération duquel Rob-Roy lui promit non seulement qu’on ne lui volerait plus son bétail à l’avenir, mais même qu’il lui ferait rendre ce qui lui avait été pris par d’autres maraudeurs. — M. Abercromby rapporte que Rob-Foy affecta de le regarder comme un jacobite et un ennemi de l’Union. Le laird n’avait point cette opinion ; mais il jugea à propos de ne pas détromper son hôte, pour ne pas en venir à une discussion politique dans une telle situation. C’est en 1792, je crois, que cette histoire me fut racontée par le vénérable gentilhomme qu’elle concerne.a. m.
  2. Ce fut le mets que Rob-Roy offrit au laird de Tully-Body. a. m.