Waverley/Chapitre XXXIII

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Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 278-283).


CHAPITRE XXXIII.

UN CONFIDENT.


Waverley s’éveilla le lendemain matin, après des rêves fatigants et un sommeil qui ne l’avait point rafraîchi, pour envisager plus distinctement toutes les horreurs de sa situation. Comment en sortirait-il ? c’est ce qu’il ne pouvait prévoir. Il pouvait être traduit devant un conseil de guerre, qui, dans un moment de dissension civile, ne serait point scrupuleux ni sur le choix des victimes, ni sur la force des preuves de conviction. L’idée d’être mis en jugement devant la cour de justice d’Écosse ne le rassurait pas davantage ; il savait que les lois et les formes de la procédure différaient en beaucoup de points de celles de l’Angleterre ; et l’opinion générale, quoique mal fondée, était que les droits et la liberté des citoyens n’y trouvaient pas les mêmes garanties. Un sentiment de haine s’éleva dans son cœur contre le gouvernement, qu’il considérait comme la cause de ses périls et de ses embarras, et au fond de l’âme il maudit les scrupules qui l’avaient empêché de s’associer à l’entreprise de Mac-Ivor, ainsi que ce dernier l’en avait prié.

« Pourquoi, se disait-il à lui-même, n’ai-je pas, à l’exemple de tant de gens d’honneur, saisi l’occasion qui se présentait de rétablir sur le trône de l’Angleterre le descendant de nos anciens rois, l’héritier légitime de la couronne ? Pourquoi n’ai-je pas,


Défiant ta rébellion,
Apporté de nouveau la foi dans ma patrie,
Et de Charle implorant un généreux pardon,
Rangé sous ses drapeaux la jeunesse aguerrie ? »


« Tout ce qu’on a jamais dit d’honorable et de glorieux touchante maison de Waverley est fondé sur son inviolable attachement à la famille des Stuarts. D’après le sens que ce magistral écossais a découvert dans les lettres de mon oncle et de mon père, il est évident que j’aurais dû les comprendre comme une invitation à imiter la conduite de mes ancêtres ; c’est mon défaut de pénétration, et l’obscurité dont ils se sont enveloppés par précaution, qui m’ont empêché de deviner leur volonté. Si j’avais obéi au premier mouvement de ma généreuse indignation, en apprenant qu’on portait atteinte à mon honneur, combien différente serait maintenant ma situation ! Je serais libre, les armes à la main, combattant comme mes ancêtres pour l’amour, la loyauté et la gloire. Et aujourd’hui me voilà tombé dans le piège, pris dans les toiles, à la discrétion d’un homme soupçonneux, sévère, impassible ; destiné peut-être à la solitude d’une prison d’état, ou à l’infamie d’une exécution publique. Fergus ! que votre prophétie a peu tardé à se vérifier ! combien, hélas ! elle s’est promptement accomplie ! »

Pendant qu’Édouard s’abandonnait à ces tristes réflexions, et que naturellement, mais fort injustement, il imputait à la dynastie régnante les malheurs qu’il ne fallait attribuer qu’au hasard, ou, en partie au moins à la légèreté de sa conduite, M. Morton, en vertu de l’autorisation du major, vint lui rendre une visite le matin.

Le premier mouvement de Waverley fut de lui dire qu’il ne désirait être troublé ni par des questions, ni par un entretien ; mais il supprima cette observation peu obligeante, en remarquant l’air bienveillant et respectable du ministre qui l’avait préservé de la violence des habitants du village.

« Dans toute autre circonstance, lui dit l’infortuné captif, je vous aurais exprimé vivement ma reconnaissance, comme à un homme auquel je dois la vie ; mais telle est l’agitation de mon esprit, et telle est ma préoccupation du sort qui m’est sans doute réservé, que je suis à peine en état de vous faire les remerciements que je vous dois. »

M. Morton lui répondit que bien loin de se croire des droits à sa reconnaissance, son seul désir et l’unique but de sa visite étaient de trouver les moyens de la mériter. « Mon excellent ami, le major Melville, continua-t-il, a les sentiments d’un militaire qui remplit les devoirs d’un magistrat. Ma position n’est point semblable à la sienne ; et je ne partage pas toujours ses opinions, où je trouve souvent trop peu d’indulgence pour les faiblesses de la nature humaine. » Il se tut un moment, et reprit en ces termes : « Je ne sollicite pas votre confiance, monsieur Waverley, pour obtenir de vous des révélations qui pourraient être préjudiciables à vous ou aux autres ; mais je vous avoue que mon désir le plus ardent serait que vous fissiez connaître des particularités qui pourraient servir à votre justification. Je vous assure, et je ne vous parle point légèrement, qu’elles seront confiées à un homme fidèle, et dont le zèle pour vous n’aura de bornes que les limites de sa faible puissance. » — « Vous êtes, monsieur, à ce que je présume, un ministre presbytérien ? » M. Morton fit un geste de tête affirmatif. — « Si je m’abandonnais aux préjugés de mon éducation, je douterais de la sincérité de votre zèle en ma faveur ; mais j’ai remarqué que dans ce pays on a des préjugés semblables contre mes pères, les croyants de l’église épiscopale. Je crois volontiers que les préjugés sont aussi mal fondés dans un cas que dans l’autre. »

« Malheur à qui pense autrement, dit M. Morton, et qui regarde la discipline ecclésiastique et ses cérémonies comme la base indispensable de la foi chrétienne et des vertus morales ! »

« Mais, dit Waverley, je ne vois pas pourquoi je vous ennuierais du récit de mes aventures : après les avoir repassées, aussi attentivement que possible, dans mon esprit, je me sens hors d’état de repousser la plupart des charges qui pèsent sur moi. Je sens très-bien que je suis innocent, mais je ne sais comment m’y prendre pour le prouver, je n’ai pas l’espérance d’y réussir. » — C’est précisément pour cela, monsieur Waverley, que je sollicite votre confiance. Je connais tout le monde, ou à peu près, dans ce pays ; et je trouverai aisément des moyens de recommandation auprès de ceux que je ne connais pas personnellement. Votre situation vous empêchera, j’en ai la crainte, de faire les démarches nécessaires pour réunir les preuves de votre innocence, et confondre d’injustes accusations ; je ferai ces démarches pour vous ; si mon zèle vous est inutile, au moins il ne peut vous être préjudiciable. »

Waverley, après quelques minutes de réflexion, fut convaincu qu’en accordant sa confiance à M. Morton, pour tout ce qui le concernait lui-même, il ne ferait tort ni à M. Bradwardine, ni à Fergus Mac-Ivor, qui tous deux avaient pris ouvertement les armes contre le gouvernement ; qu’au contraire il en pourrait peut-être tirer quelques avantages pour lui-même, si les protestations de dévouement de son nouvel ami étaient aussi sincères qu’elles étaient vives et pressantes. Il fit donc à M. Morton un récit abrégé de tous les événements que le lecteur connaît déjà ; seulement il passa sous silence son attachement pour Flora, et il ne parla pas non plus, dans le cours de sa narration, de Rose Bradwardine.

M. Morton sembla surtout étonné de la visite de Waverley à Donald Bean Lean. « Je me réjouis, lui dit-il, que vous n’ayez point fait mention de cette particularité devant le major. Elle est de nature à produire une grande impression, et pas du tout à votre avantage, sur l’esprit de ceux qui ne comprennent pas tout ce que la curiosité et des motifs romanesque peuvent faire entreprendre à un jeune homme. Quand j’avais votre âge, monsieur Waverley, une expédition si folle (je vous demande pardon de l’expression) aurait eu pour moi un attrait inexprimable ; mais le monde ne manque pas de gens qui ne peuvent croire qu’on s’expose au péril et à la fatigue, sans de bonnes raisons pour cela ; et ils sont ainsi conduits à assigner aux actions des motifs tout à fait contraires à la vérité. Ce Bean Lean est renommé dans le pays comme une espèce de Robin Hood, et les histoires qui se débitent sur son adresse et son esprit entreprenant, sont les récits ordinaires du coin du feu pendant l’hiver. Il possède certainement des talents bien supérieurs à la sphère subalterne où il les déploie ; n’étant ni dépourvu d’ambition, ni retenu par les scrupules, il ne négligera sans doute aucun moyen de se distinguer dans le cours de ces malheureuses commotions. » M. Morton prit des notes fort exactes sur les diverses particularités de l’entrevue de Waverley avec Donald Bean, et sur les autres événements qu’il lui avait racontés.

L’intérêt que cet excellent homme semblait prendre à ses infortunes, et surtout la confiance qu’il faisait paraître dans l’innocence de Waverley, ne pouvaient manquer de rendre du courage à ce jeune homme, à qui la froideur du major avait fait croire que tout l’univers était ligué contre lui. Il serra affectueusement la main du ministre, et l’assura que sa bienveillance et sa sympathie avaient fait rentrer le calme dans son cœur en proie aux plus cruelles inquiétudes ; il ajouta que, quel que pût être son sort, il appartenait à une famille qui était reconnaissante de ce qu’on faisait pour elle, et qui avait le pouvoir de témoigner sa reconnaissance. La vivacité de ses remerciements fit venir les larmes aux yeux du digne ecclésiastique, qui portait maintenant deux fois plus d’intérêt à la cause pour laquelle il avait bénévolement offert ses services, par la naïveté et la touchante franchise de son jeune ami.

Édouard demanda à M. Morton s’il savait où on allait l’envoyer.

« Au château de Stirling, répliqua celui-ci. J’en suis charmé pour vous ; car le gouverneur est un homme honorable et humain. Mais je ne suis pas rassuré sur la manière dont vous serez traité pendant la route ; le major Melville est, à son grand regret, obligé de vous confier à la garde d’une autre personne. »

« Tant mieux, répondit Waverley ; je déteste ce magistrat écossais, à l’âme sèche, au cœur froid. J’espère ne jamais le revoir. Il n’a de compassion ni pour l’innocence ni pour le malheur ; l’attitude glaciale avec laquelle il accomplissait toutes les formalités de la politesse, pendant qu’il me tourmentait de ses questions, de ses soupçons, de ses rapprochements, me faisait souffrir autant que les tortures de l’inquisition… N’entreprenez pas de le justifier, je ne pourrais vous écouter de sang-froid ; dites-moi plutôt à qui l’on confiera un prisonnier d’état d’aussi grande importance que moi. » — « À un nommé Gilfillan, à ce que je crois ; un membre de la secte des caméroniens. » — « Je n’ai jamais entendu parler de cette secte. » — » Elle a la prétention, répondit le ministre, de représenter les presbytériens rigides, qui, au temps de Charles II, refusèrent de profiter de la tolérance, ou, comme on disait alors, de l’indulgence accordée par le gouvernement à leurs co-religionnaires. Ils tenaient des conventicules dans la campagne ; le gouvernement écossais les traitait avec tant de violence et de cruauté, que, durant ces derniers règnes, ils ont plus d’une fois pris les armes. Ils tirent leur nom de leur chef, Richard Caméron. »

« Je me le rappelle, dit Waverley ; mais le triomphe du presbytérianisme, à l’époque de la révolution, n’a-t il pas éteint cette secte ? » — « Point du tout, répliqua Morton. La révolution fut bien loin de réaliser leurs espérances, qui n’allaient à rien moins qu’à l’établissement complet de l’église presbytérienne sur les bases de l’ancienne ligue solennelle et du Covenant. À vrai dire, je crois qu’ils ne savent guère ce qu’ils veulent ; mais formant une agrégation nombreuse peu familière avec le maniement des armes, ils se sont tenus à l’écart comme un parti séparé dans l’État ; et à l’époque de l’Union, il y a peu de temps, ils formèrent une alliance, on peut dire monstrueuse, avec leurs vieux ennemis les jacobites, pour s’opposer à cette grande mesure nationale. Depuis lors, leur nombre a diminué graduellement ; mais on en trouve encore beaucoup dans les comtés de l’ouest ; et un assez grand nombre, mieux avisés qu’en 1707, ont pris les armes pour la défense du gouvernement. Celui qu’ils nomment Gifted Gilfillan a été long-temps un de leurs chefs, et maintenant il commande un petit parti qui passera par ici aujourd’hui ou demain : ils se rendent à Stirling ; et c’est sous cette escorte que le major a décidé que vous feriez la route. Je parlerais volontiers à Gilfillan en votre faveur ; mais, imbu comme il l’est des préjugés de sa secte, et en ayant pris le caractère rude et sauvage, il tiendrait peu de compte des recommandations d’un docteur érastien, comme il ne manquerait pas de me nommer poliment… Adieu, mon cher ami ; je ne veux pas, pour cette fois, abuser de l’indulgence du major, afin d’obtenir la permission de vous faire, dans le courant de la journée, une seconde visite. »