Waverley/Chapitre XXXVII

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Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 294-300).


CHAPITRE XXXVII.

WAVERLEY EST ENCORE MALHEUREUX.


La rapidité ou plutôt la violence avec laquelle on entraînait Waverley lui avait presque ôté la respiration, car les meurtrissures qu’il avait reçues dans sa chute l’empêchaient de faire agir ses jambes aussi vigoureusement qu’il eût pu le faire sans ce malheur. Ses guides s’en aperçurent : ils appelèrent à leur aide deux ou trois compagnons, et emmaillotant notre héros dans un manteau, ils se partagèrent ainsi la charge, et l’emportèrent aussi vite qu’auparavant et sans plus de peine. Parlant peu, et encore en langue gaëlique, ils ne ralentirent leur pas qu’après une course d’environ deux milles, accablés qu’ils étaient de lassitude, mais continuèrent toujours à marcher avec vitesse, se relayant les uns les autres de temps en temps.

Notre héros essaya de leur parler, mais on lui ferma la bouche avec un « Cha n’eil beurl’ agam, » c’est-à-dire « Je ne sais pas l’anglais. » Ce qui est toujours, comme le savait bien Waverley, la réponse d’un montagnard quand il ne comprend pas, ou ne veut point répondre à un Anglais ou à un homme des basses terres. Il prononça aussi le nom de Vich-Jan-Vohr, croyant qu’il devait à son amitié d’être sorti des griffes du digne Gilfillan ; mais son escorte ne sembla point s’en apercevoir.

L’astre de la nuit commençait à briller quand la troupe s’arrêta au bord d’une vallée profonde qui, éclairée en partie par les rayons de la lune, paraissait pleine d’arbres et de broussailles. Deux des montagnards y descendirent par un petit sentier comme pour en visiter l’intérieur, et l’un d’eux revint quelques minutes après, dit un mot à ses compagnons, qui reprirent sur-le-champ leur fardeau et l’emportèrent avec beaucoup de soin et d’attention par la descente étroite et rapide. Mais, malgré leurs précautions, le corps de Waverley heurta plus d’une fois et assez rudement contre les troncs et les branches qui barraient le chemin.

Au bas de la descente et comme il se croyait auprès d’un ruisseau, car Waverley entendit la chute d’une source abondante, quoiqu’il ne pût en distinguer le cours dans l’obscurité, la troupe s’arrêta de nouveau devant une petite chaumière grossièrement bâtie. La porte en fut ouverte, et l’intérieur ne se trouva point plus agréable ni moins grossier qu’on ne devait s’y attendre d’après sa position et son extérieur. Il n’y avait aucune espèce de plancher et l’on voyait plus d’un trou au toit ; les murs étaient construits en cailloux et en gazon ; des branches d’arbres faisaient la couverture ; le foyer était au milieu et remplissait toute la chaumière de fumée, quoiqu’elle pût s’échapper par la porte aussi bien que par une ouverture circulaire pratiquée dans le toit. Une vieille sibylle montagnarde, la seule habitante de cette misérable demeure, semblait occupée à préparer quelque nourriture. Comme le feu éclairait la cabane, Waverley put reconnaître que ses conducteurs n’étaient pas du clan d’Ivor, car Fergus exigeait avec la dernière rigueur que ses gens portassent le tartan rayé suivant la mode particulière à leur race, marque de distinction anciennement adoptée par tous les montagnards et que conservaient encore les chefs fiers de leur lignage ou jaloux de leur autorité particulière et respective.

Édouard, qui était resté si long-temps à Glennaquoich, avait pu s’apercevoir d’une distinction dont il avait souvent entendu parler. Voyant donc que tous ses surveillants lui étaient inconnus, il promena tristement ses yeux dans l’intérieur de la cabane. Tout le mobilier, à l’exception d’un cuvier à lessive et d’une vieille armoire démantibulée, consistait en un grand lit de bois entouré, comme c’est la coutume en Écosse, d’une cloison qui s’ouvrait par un panneau à coulisse. Les montagnards y firent entrer Waverley après qu’il eut par signes refusé de rien prendre. Son sommeil ne fut ni paisible ni réparateur ; d’étranges visions lui passaient devant les yeux, et il lui fallait faire, pour les éloigner, des efforts pénibles et continuels. Il ne tarda pas à ressentir un frisson violent, un mal de tête affreux et des douleurs aiguës dans tous les membres ; aussi, le matin, les montagnards qui lui servaient de garde ou d’escorte, car il ne savait quel nom leur donner, reconnurent qu’il ne pouvait continuer sa route.

Après s’être long-temps consultés, six hommes de la troupe sortirent de la hutte avec leurs armes : deux seulement restèrent, un vieux et un jeune. Le premier déshabilla Waverley et bassina ses contusions, qu’on pouvait aisément voir à la couleur violette et livide de la peau. Il put changer de linge, car les montagnards n’avaient point oublié de prendre son porte-manteau, qu’on lui rendit, à sa grande surprise, sans qu’il y manquât la moindre chose. Les draps du lit étaient propres, les matelas assez bons, et son vieux surveillant ferma la porte de cette armoire, car il n’y avait point de rideaux, après avoir prononcé quelques mots gaëliques où Waverley crut comprendre qu’il l’engageait à prendre du repos. C’est ainsi que notre héros se trouvait pour la seconde fois entre les mains d’un Esculape montagnard, mais dans une situation bien moins agréable que quand il était l’hôte du digne Tomanrait.

La fièvre occasionnée par les contusions qu’il avait reçues dura plus de trois jours ; mais enfin, grâce aux soins de son surveillant et à la vigueur de sa constitution, il parvint à se mettre debout sur son lit, quoique non sans peine. Mais il remarqua que la vieille femme qui lui servait de garde-malade et le vieux montagnard n’avaient point l’air trop disposés à permettre que le panneau de son armoire restât ouvert, et il crut pouvoir s’amuser un peu de leur embarras. Mais à la fin, quand Waverley eut ouvert nombre de fois la porte de sa cage qu’on venait aussitôt refermer, l’homme de la montagne mit fin à ce jeu en l’assujettissant à l’extérieur par un clou si solide qu’il fut impossible d’ouvrir le panneau avant qu’on l’eût déverrouillé en dehors.

Tandis qu’il réfléchissait sur cet esprit de contradiction chez des gens dont la conduite à son égard n’indiquait aucune malveillance, et qui même pour toute autre chose semblaient ne consulter que son bien-être et ses désirs, notre héros se rappela que, pendant la plus forte crise de sa maladie, il avait vu une figure de femme, plus jeune que sa vieille garde, s’approcher de son lit. Il y avait, à vrai dire, bien de la confusion dans ce souvenir ; mais ses soupçons furent confirmés lorsqu’en prêtant une oreille attentive il lui arriva plus d’une fois dans le cours de la journée d’entendre une autre voix de femme causer tout bas avec sa surveillante. Qui peut-elle être ? et pourquoi semble-t-elle vouloir se cacher ? Son imagination se mit aussitôt en campagne et lui montra Flora Mac-Ivor. Mais après s’être bercé quelques minutes de son vif désir de croire qu’elle était près de lui, veillant comme un ange de consolation sur son lit de souffrance, Waverley fut forcé de reconnaître que sa conjecture était tout à fait impossible, car supposer qu’elle eût quitté le château de Glennaquoich, où elle était en sûreté, pour descendre dans les basses terres sur le théâtre de la guerre civile et habiter une si misérable retraite, c’était chose à peine imaginable. Pourtant son cœur bondissait quand il entendait distinctement le pas léger d’une femme entrer et sortir de la hutte, ou les sons étouffés de sa douce et tendre voix lorsqu’elle répondait au coassement rauque et sourd de la vieille Janet, car c’était, à ce qu’il comprit, le nom de son antique surveillante.

Ne pouvant mieux se distraire dans sa solitude, il tâcha d’aviser à un moyen de satisfaire sa curiosité en dépit des précautions sévères de Janet et du vieux janissaire montagnard, car il n’avait pas vu le jeune de toute la matinée. À la fin, après une minutieuse recherche, la vétusté de sa prison de bois parut devoir le mettre à même de combler ses plus chers désirs, car il parvint à arracher un clou d’une planche vermoulue. À travers ce trou étroit il put apercevoir une taille de femme, enveloppée dans un manteau, occupée à causer avec Janet. Mais, depuis le temps de notre grand’mère Ève, une excessive curiosité a toujours été punie par l’impossibilité de se satisfaire. Cette femme n’avait pas la taille de Flora, et il ne put voir sa figure ; et pour comble de malheur, tandis qu’il s’efforçait, à l’aide du clou, d’élargir l’ouverture pour porter ses regards plus loin, un léger bruit trahit son entreprise, et l’objet de sa curiosité disparut aussitôt ; la jeune femme, autant qu’il put le remarquer, ne revint plus à la chaumière.

Toutes les précautions prises pour l’empêcher de voir furent dès lors abandonnées, et non-seulement on lui permit de descendre de son lit, mais encore on l’aida à sortir de ce qu’on peut à la lettre appeler sa prison. Néanmoins il lui fut interdit de quitter la cabane. Le jeune montagnard avait rejoint son aîné, et l’un ou l’autre faisait toujours bonne garde. Quand Waverley approchait de la porte, la sentinelle qui était en faction lui barrait le chemin poliment, mais avec fermeté, et l’empêchait de sortir, cherchant à lui faire entendre par signes qu’il y avait du péril à le tenter et des ennemis dans le voisinage. La vieille Janet semblait inquiète et surveillait aussi Waverley, qui, n’ayant pas encore repris assez de force pour tâcher de s’enfuir en dépit de l’opposition de ses gardiens, se résignait par nécessité à la patience. Il faisait bien meilleure chère qu’il ne s’y était attendu, car la volaille et le vin n’étaient pas étrangers sur la table. Les montagnards n’osaient jamais manger avec lui et le traitaient avec le plus grand respect, à moins qu’il ne fallût le retenir. Son seul amusement était de regarder par une fenêtre, ou plutôt par une ouverture irrégulière qu’on avait pratiquée pour en tenir lieu, un ruisseau large et rapide qui rugissait et écumait dans un lit de rochers, presque recouvert par des arbres et des buissons, et passant à environ dix pieds au-dessous de sa prison.

Le sixième jour de sa réclusion, Waverley se trouva si bien qu’il commença à chercher les moyens de sortir d’une prison si triste et si ennuyeuse, convaincu que les dangers qu’il allait courir dans cette tentative n’étaient rien, comparés à la monotonie insupportable de la masure de Janet ; mais la question était de savoir où il porterait ses pas quand il serait en liberté. Deux projets lui semblaient bons à suivre, bien que l’un et l’autre fussent difficiles et périlleux. Le premier était de retourner à Glennaquoich et de se joindre à Fergus-Mac-Ivor, qui ne pourrait manquer de lui faire bon accueil ; et, d’après la manière dont il considérait les choses, la rigueur dont on avait usé à son égard le dégageait, selon lui, de toute obéissance au gouvernement établi. Le second projet était de tâcher de gagner un port d’Écosse et de s’y embarquer pour l’Angleterre. Son esprit flottait irrésolu entre ces deux plans, et sans doute, s’il se fût évadé comme il en avait l’intention, il se serait finalement déterminé pour celui qui lui aurait paru comparativement le plus facile à exécuter. Mais sa fortune avait résolu qu’il n’aurait pas l’embarras du choix.

Le soir du sixième jour, la porte de la hutte s’ouvrit tout à coup et deux montagnards entrèrent. Waverley les reconnut pour être de ceux qui l’avaient amené à la chaumière ; ils causèrent quelques minutes avec leur vieux compagnon et son camarade, puis firent comprendre par des signes à Waverley qu’il se préparât à les accompagner : cette nouvelle le combla de joie. Tout ce qui s’était passé durant sa réclusion ne lui permettait pas de penser qu’on voulût lui faire aucun mal, et son esprit romanesque, qui avait repris dans la retraite beaucoup de l’élasticité que lui avaient fait perdre l’inquiétude, la haine, le désappointement et toutes les sensations pénibles excitées en lui par ses dernières aventures, était alors fatigué d’inaction. Sa passion pour le merveilleux, quoiqu’il soit dans la nature de cette disposition de l’âme d’être excitée par un péril qui donne seulement plus d’élévation aux sentiments de l’individu qui s’expose, s’était éteinte en présence des maux extraordinaires et insurmontables en apparence dont il semblait environné à Cairnvreckan. En effet, une vive curiosité, jointe à une imagination sans frein, forme une espèce particulière de courage qui ressemble pour ainsi dire à la lumière que porte avec lui un mineur, assez brillante il est vrai pour le guider et soutenir sa persévérance dans les périls ordinaires de son travail, mais qu’il est forcé d’éteindre, s’il rencontre, par le plus terrible des hasards, des accumulations d’humidité ou de vapeurs pestilentielles. C’était pourtant avec un courage qu’il avait pu ranimer encore une fois, avec un sentiment enfin d’espérance, de crainte et d’inquiétude, que Waverley contemplait les montagnards, ceux qui venaient d’arriver dévorant à la hâte un morceau, les autres prenant leurs armes et faisant au plus vite les préparatifs du départ.

Pendant qu’il était assis dans la hutte enfumée, à quelque distance du feu, autour duquel ils étaient groupés, il se sentit doucement tirer par le bras ; il tourna la tête : c’était Alice, la fille de Donald Bean Lean ; elle lui montra un paquet de papiers de manière à n’être remarquée de personne, mit pendant une seconde ses doigts sur ses lèvres, et s’en alla comme pour aider la vieille Janet à serrer toutes les hardes de Waverley dans son porte-manteau. Elle désirait évidemment qu’il ne parût point la reconnaître ; mais elle tournait sans cesse les yeux de son côté, dès qu’elle trouvait le moyen de le faire sans être vue, et quand elle se fut aperçue qu’il suivait tous ses mouvements, elle enveloppa avec adresse et promptitude le paquet dans une des chemises qu’elle plaça dans le porte-manteau.

Dès lors nouveau champ à conjectures. Était-ce Alice la gardienne mystérieuse ? La jeune fille de la caverne était-elle le génie tutélaire qui avait veillé près de sa couche pendant sa maladie ? Était-il entre les mains de son père ? Et dans ce cas, que lui voulait ce brigand ? Il semblait en cette occasion n’avoir point fait son métier ; car il rendait à Waverley tous ses bagages, et même on lui avait toujours laissé sa bourse, qui pourtant aurait pu tenter ce voleur de profession. Peut-être le paquet expliquerait-il tout ce mystère ; mais Alice lui avait donné à comprendre qu’il ne devait l’ouvrir qu’en secret, et ne l’avait plus regardé dès qu’elle fut sûre que ses signes avaient été remarqués et compris. Au contraire, elle était bientôt après sortie de la chaumière, et ce ne fut qu’en fermant la porte que, favorisée par l’obscurité, elle fit à Waverley un sourire d’adieu et une œillade d’intelligence puis s’enfonça dans la ténébreuse vallée.

Le jeune montagnard fut à plusieurs reprises envoyé par ses camarades, comme pour reconnaître le pays ; enfin, quand il fut de retour pour la troisième ou quatrième fois, toute la troupe se leva et fit signe à Waverley de la suivre. Mais avant de partir il serra la main de la vieille Janet, qui l’avait si bien soigné, et lui donna des marques plus positives de sa reconnaissance pour ses bons offices.

« Dieu vous bénisse, capitaine Waverley ! Dieu vous protège ! » dit Janet en bon écossais des basses terres, quoiqu’il ne lui eût pas encore entendu prononcer une syllabe autrement qu’en langue gaëlique. Mais l’impatience de son escorte l’empêcha de demander des explications.