Waverley/Chapitre XXXVIII

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Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 300-305).


CHAPITRE XXXVIII.

AVENTURE NOCTURNE.


Il y eut un moment de halte quand toute la troupe fut sortie de la chaumière, et le chef des montagnards, que Waverley, en recherchant dans sa mémoire, crut reconnaître pour le vigoureux gaillard qui servait de lieutenant à Donald Beau Lean, commanda par des signes et des demi-mots le plus profond silence. Il remit à Édouard une épée et une paire de pistolets, puis, montrant la route, lui mit la main sur la poignée de sa claymore, comme pour lui faire comprendre qu’il leur faudrait peut-être recourir à la force pour se frayer un passage. Il se plaça alors à la tête de sa troupe, qui monta le sentier sur une seule file, à la mode des Indiens. Waverley était à côté du chef, qui s’avançait avec beaucoup de précaution, comme pour ne pas donner l’alarme, et s’arrêta quand il fut au haut de la montée. Waverley en comprit bientôt le motif, car il entendit à peu de distance une sentinelle anglaise crier : « Tout est bien[1] ! » Sa voix sonore, portée sur les ailes du vent, retentit jusque dans les broussailles de la vallée, et fut renvoyée par les échos d’alentour, et le même signal fut répété une seconde, une troisième et une quatrième fois, mais de plus faible en plus faible, comme de plus loin en plus loin. On ne pouvait douter qu’il n’y eût aux environs un détachement de soldats, et tous étaient sur leurs gardes ; mais toute cette vigilance ne put faire découvrir à la sentinelle des hommes aussi habiles dans toutes les ruses de brigands que ceux dont elle épiait alors inutilement le passage.

Ces cris moururent donc dans le silence de la nuit, et les montagnards se remirent tout de suite en route, mais toujours avec plus de précaution et dans le plus grand silence. Waverley n’avait ni le temps, ni même l’envie d’observer, et il s’aperçut seulement qu’ils passaient à quelque distance d’un vaste édifice aux fenêtres duquel brillaient encore une ou deux lumières. Un peu plus loin, le chef montagnard flaira le vent comme un chien couchant, puis ordonna à sa troupe de s’arrêter une seconde fois ; il se mit à quatre pattes, enveloppé dans son manteau, de façon à ne point trop paraître au-dessus de la bruyère qu’il parcourait, et dans cette posture s’avança à la découverte. Il revint bientôt, congédia tous ses hommes, à l’exception d’un seul, et faisant signe à Waverley de l’imiter, ils se traînèrent tous trois, sans bruit, sur leurs mains et leurs genoux.

Après avoir marché de cette manière pénible plus de temps qu’il n’en fallait pour s’abîmer les genoux et les jambes, Waverley sentit une odeur de fumée qui sans doute avait frappé beaucoup plus tôt l’odorat plus fin de son guide. Elle sortait du coin d’une bergerie basse et presque en ruine, dont les murailles étaient faites de cailloux, comme toutes les chaumières d’Écosse, Le montagnard conduisit notre héros jusqu’au pied du mur, et sans doute pour lui faire comprendre l’imminence du danger, ou peut-être pour lui donner une plus haute idée de sa propre adresse, lui fit signe, tout en lui donnant l’exemple, de lever la tête, et de chercher à voir dans la bergerie. Waverley obéit, et aperçut cinq ou six soldats étendus près de leurs armes ; ils dormaient tous, à l’exception de la sentinelle, qui se promenait de long en large, son fusil sur l’épaule ; la lueur rougeâtre du feu se réfléchissait sur le canon de son fusil, tandis qu’elle passait et repassait devant le foyer dans sa courte promenade, tournant sans cesse les yeux vers le ciel du côté où la lune, cachée jusqu’alors par le brouillard, semblait près de se montrer.

En moins d’une ou deux minutes, par un de ces changements soudains d’atmosphère, si fréquents dans un pays de montagnes, une brise s’éleva et balaya devant elle les nuages qui avaient obscurci l’horizon ; puis l’astre de la nuit éclaira de toute sa lumière une vaste bruyère grisâtre, bordée de taillis et d’arbres chétifs dans la partie d’où ils venaient, mais unie et nue du côté qui leur restait à parcourir, de façon que la sentinelle pouvait tout voir. Les murs de la bergerie les cachaient bien tant qu’ils restaient baissés, mais il semblait impossible de quitter cet abri sans être aperçu.

Le montagnard fixait la voûte azurée ; mais, au lieu de bénir l’utile clarté des cieux, comme les héros d’Homère, ou plutôt comme le paysan de Pope, surpris par la nuit[2], il murmura un juron gaëlique contre la lanterne de Mac-Farlane, qui brillait mal à propos[3]. Il regarda quelque temps d’un air inquiet autour de lui, puis sembla prendre une résolution. Laissant son compagnon avec Waverley, après avoir fait signe à Édouard de rester tranquille et donné à voix basse des instructions à son camarade, il s’éloigna, favorisé par l’inégalité du terrain, dans la direction qu’ils avaient prise, et de la manière qu’ils étaient venus. Édouard, le suivant des yeux, l’aperçut qui courait à quatre pattes avec l’agilité d’un Indien, profitant, pour n’être point vu, des moindres buissons, du moindre monticule, et ne franchissant jamais un endroit découvert qu’au moment où la sentinelle avait le dos tourné. À la fin, il gagna les taillis et les buissons qui couvraient presque toute la lande de ce côté et s’étendaient sans doute jusqu’au bord du vallon où notre héros avait si long-temps demeuré. Le montagnard disparut, mais seulement pour quelques minutes ; car il sortit de nouveau par un autre côté, et s’avançant bravement sur la bruyère comme pour se faire voir, épaula son fusil, et tira sur le factionnaire. Une blessure au bras interrompit fort désagréablement le pauvre diable au milieu de ses observations météorologiques et tandis qu’il s’amusait à siffler l’air de Nancy Dawson ; il riposta, mais sans succès, et ses camarades, éveillés par le bruit, coururent aussitôt vers l’endroit d’où était parti le coup. Le montagnard, après leur avoir donné le temps de l’apercevoir, s’enfonça dans les buissons, car sa ruse de guerre avait parfaitement réussi.

Pendant que les soldats poursuivaient leur audacieux ennemi dans cette direction, Waverley, obéissant aux instructions du montagnard resté près de lui, parcourut à toutes jambes l’espace par où son guide voulait d’abord le conduire, et qui n’était plus ni surveillé, ni gardé, puisque l’attention du détachement était occupée ailleurs ; après un quart de mille, ils arrivèrent au sommet d’une petite colline où il était impossible qu’on les aperçût. Cependant ils entendaient encore dans le lointain les cris des soldats qui s’appelaient les uns les autres au milieu de la bruyère, et distinguaient aussi dans la même direction le bruit éloigné d’un tambour battant un rappel ; mais ces sons hostiles retentissaient bien loin derrière eux et mouraient avec la brise qui les apportait.

Après une demi-heure de marche à travers une campagne toujours nue et stérile, il rencontrèrent un vieux tronc de chêne qui, à en juger par les restes, devait avoir été d’une grandeur extraordinaire. Dans un creux voisin ils trouvèrent plusieurs montagnards avec un ou deux chevaux. Ils les avaient à peine joints, et le surveillant de Waverley leur expliquait sans doute le motif de leur retard, car on répéta souvent le nom de Duncan-Duroch, quand Duncan lui-même parut, hors d’haleine, il est vrai, comme s’il avait couru pour échapper à un péril, mais riant et tout joyeux de la réussite du tour qu’il avait joué à ceux qui le poursuivaient. Waverley n’eut pas grand peine à comprendre que cet emploi était facile à un montagnard agile, connaissant parfaitement les lieux et se dirigeant avec une certitude et une confiance qui devaient manquer à ses ennemis. L’alarme qu’il avait donnée paraissait durer encore, car on entendit à une grande distance un ou deux coups de fusil qui ne firent qu’augmenter la gaieté de Duncan et de ses compagnons.

Le montagnard reprit les armes qu’il avait données à notre héros, lui faisant comprendre qu’ils étaient heureusement échappés au péril du voyage. Waverley monta alors sur un des chevaux, secours que les fatigues de la nuit et sa maladie récente lui firent accepter avec le plus grand plaisir. On plaça son porte-manteau sur le second cheval, Duncan sauta sur le troisième, et ils poursuivirent leur route d’un bon pas, accompagnés de leur escorte. Il n’arriva rien de remarquable durant le reste de la nuit, et au point du jour ils se trouvèrent au bord d’une rivière rapide. Le pays d’alentour était à la fois fertile et pittoresque. Sur les rives couvertes ne bois, on voyait çà et là des champs de blé, et la récolte, à demi terminée, semblait des plus abondantes.

De l’autre côté de la rivière et entouré en partie par un détour de ses eaux, s’élevait un vaste et massif château dont les tourelles presque ruinées étaient déjà éclairées par les premiers rayons du soleil[4]. L’édifice avait la forme d’un carré long assez étendu pour renfermer une large cour intérieure. Les tours de chaque angle étaient plus hautes que les autres fortifications, et en outre étaient surmontées par des donjons de hauteur inégale et de forme irrégulière. Sur un de ces donjons veillait une sentinelle dont le bonnet et le manteau agité par le vent faisaient reconnaître un montagnard, et un immense drapeau blanc qui flottait sur une autre tour annonçait que le château était occupé par les rebelles partisans des Stuarts.

Après avoir traversé rapidement une petite ville de pauvre apparence où leur arrivée se causa ni surprise ni curiosité chez les paysans que la moisson commençait à mettre en campagne, la troupe passa sur un pont ancien et étroit, de plusieurs arches, prit à gauche par une avenue de vieux sycomores ; et Waverley se trouva en face du château sombre mais pittoresque qu’il n’avait encore admiré que de loin. Une énorme grille en fer qui fermait la porte extérieure était déjà ouverte pour les recevoir ; une seconde porte en chêne et non moins solide, toute couverte de clous à grosses têtes, s’ouvrit bientôt, et ils entrèrent dans la cour intérieure. Un gentilhomme en costume de montagnard, et une cocarde blanche à son bonnet, vint aider Waverley à descendre de cheval, et lui dit avec politesse qu’il était le bien-venu au château.

Le gouverneur, car c’est ainsi que nous l’appellerons, conduisit Waverley dans un appartement à demi ruiné, où il y avait encore un petit lit de camp, et allait le quitter après lui avoir offert des rafraîchissements à son choix.

« Ne serez-vous point encore assez complaisant, dit Waverley après toutes les civilités d’usage, pour avoir la bonté de me dire où je suis, et si je dois ou non me regarder ici comme prisonnier ? — « Il m’est impossible de répondre aussi explicitement que je le voudrais. Un mot, pourtant : vous êtes au château de Doune, district de Menteith, et vous ne courez aucun danger. »

— « Et sur quoi puis-je me fier à cette promesse ? » — « Sur l’honneur de Donald Stewart, gouverneur de la garnison, et lieutenant-colonel au service de Son Altesse Royale le prince Charles-Édouard. » À ces mots, il se hâta de sortir pour ne pas être obligé d’en dire plus.

Épuisé par les fatigues de la nuit, notre héros se jeta sur le lit et ne tarda point à s’endormir.


  1. Ce cri, all’s well, répond à celui qui est en usage parmi les sentinelles françaises pour se tenir sur leurs gardes pendant la nuit : « Sentinelles, prenez garde à vous. a. m.
  2. Allusion à la traduction de l’Iliade. a. m.
  3. Le clan de Mac Farlane, qui occupait, dit Walter Scott, le territoire à l’ouest du lac Lomond, exerçait de grandes déprédations sur les basses terres ; et comme les excursions de ces montagnards s’opéraient ordinairement pendant la nuit, on disait proverbialement que la lune était leur lanterne. Leur célèbre pibroch de Hoggil-Nambo (c’est le nom de leur chant de ralliement) se rapporte à ces habitudes de déprédation ; en voici le sens :
    « Nous enlevons les bœufs à travers les fondrières, les collines, les monts, dans l’orage et la pluie. Lorsque la lune jette ses rayons sur le lac glacé ou sur des montagnes de neige, nous nous mettons en route avec gaieté, et tout cela pour un petit gain. a. m.
  4. « Ces nobles ruines sont chères à ma mémoire, elles me rappellent des souvenirs douloureux et qui datent déjà de long-temps. Le château de Doune domine les bords de la rivière de Teith. C’était l’un des plus vastes édifices de ce genre en Écosse ; Madoch, duc d’Albanie, fondateur de ce magnifique manoir, fut décapité sur le Castlehill de Stirling, d’où il pouvait voir les tours de Doune, monument de sa grandeur passée.
    « En 1745 ou 46, une garnison fut placée au nom du Chevalier dans ce château, alors moins délabré qu’à présent. Elle était commandée par M. Stewart de Ballock, en qualité de gouverneur pour le prince Charles. C’était un gentilhomme qui possédait des domaines près de Callender. C’est de ce château que s’échappèrent, d’une manière si romanesque, John Home, l’auteur de Douglas, et quelques autres prisonniers qui avaient été pris à la bataille de Falkirk et renfermés à Doune par les insurgés. Le poète, qui était lui-même abondamment pourvu de cet esprit enthousiaste et de ce goût romanesque pour les aventures qu’il a donnés au jeune héros de son drame, conçut et tenta la périlleuse entreprise de s’évader de prison. Il fit partager ses sentiments à ses compagnons, et quand toute tentative par la force ouverte fut reconnue impossible, ils résolurent de se servir de leurs draps de lit en guise de corde et de descendre par ce moyen. Quatre prisonniers et Home lui-même descendirent sans accident ; mais la corde se rompit sous le cinquième, qui était un homme d’une haute taille et très-puissant. Le sixième était Thomas V Barrow, brave et jeune Anglais, ami particulier de Home. Déterminé à risquer l’entreprise, quelque danger qu’elle présentât, Barrow saisit le drap déchiré, glissa jusqu’au bout, et se laissa tomber à terre. Ses amis qui étaient au bas parvinrent à amortir la violence de la chute, néanmoins il se disloqua la hanche et se brisa plusieurs côtes. Mais ses compagnons l’emportèrent avec eux.
    « Le lendemain les Highlanders se mirent à la recherche de leurs prisonniers avec une grande activité. Un vieux gentleman a dit à l’auteur qu’il se souvenait d’avoir vu le commandant Stewart,

     Le visage enflammé, les éperons sanglants,

    courant à cheval comme un furieux à travers le pays pour rattraper les fugitifs. »
    Note de la nouvelle édition d’Édimbourg. a. m.