Adolescence (trad. Bienstock)/Chapitre 26

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
L'Enfance, L'AdolescenceStockŒuvres complètes, volume 1 (p. 327-333).


XXVI

LES RAISONNEMENTS


Volodia allongé sur le divan, et appuyé sur le coude, lisait un roman français, quand, après les classes du soir, selon mon habitude, j’entrai dans sa chambre. Pour une seconde il souleva la tête pour regarder et de nouveau se remit à lire, — mouvement très simple et très naturel, mais qui me fit rougir. Il me semblait voir dans son regard la question : pourquoi es-tu venu ici ? et dans l’inclinaison rapide de la tête, le désir de me cacher ce regard. Cette disposition à interpréter le moindre, le plus simple geste était alors chez moi très caractéristique. Je m’approchai de la table et pris aussi un livre, mais avant de me mettre à lire, il me vint en tête que c’était un peu ridicule, ne nous étant pas vus d’un jour entier, de ne pas causer ensemble.

— Eh bien, tu seras à la maison, ce soir ?

— Je ne sais pas ; et quoi ?

— Comme ça, dis-je ; — et voyant que la conversation ne mordait pas, je pris le livre et commençai à lire.

C’est étrange : en tête à tête avec Volodia, pendant des heures entières, nous gardions le silence, mais il suffisait de la présence d’un tiers, même silencieux, pour qu’entre nous commençât la conversation la plus intéressante et la plus variée. Nous sentions que nous nous connaissions trop bien l’un l’autre, et se connaître trop ou trop peu empêche également le rapprochement.

— Volodia est à la maison ? — s’entendit de l’antichambre, la voix de Doubkov.

— Oui, — dit Volodia en baissant ses jambes et en posant son livre sur la table.

Doubkov et Nekhludov, en manteau et en chapeau, entrèrent dans la chambre.

— Eh bien, vous allez au théâtre, Volodia ?

— Non, je n’ai pas le temps, — répondit-il en rougissant.

— En voilà des bêtises ; allons, s’il te plaît !

— Mais je n’ai même pas de billet.

— Tu en auras tant que tu voudras à l’entrée.

— Attends, je reviens tout de suite, — répondit Volodia pour s’esquiver ; et faisant un mouvement d’épaules, il sortit de la chambre.

Je savais que Volodia désirait vivement aller au théâtre où l’appelait Doubkov, et qu’il refusait seulement parce qu’il n’avait pas d’argent et qu’il était sorti pour emprunter au concierge cinq roubles jusqu’à sa prochaine mensualité.

— Bonjour, diplomate ! — fit Doubkov en me tendant la main.

Les amis de Volodia m’appelaient diplomate parce qu’une fois, après le dîner, chez feu ma grand’mère, en causant de notre avenir, elle avait dit que Volodia serait militaire et qu’elle espérait me voir diplomate en frac noir, et coiffé à la coq, ce qui était, à son avis, l’attribut nécessaire du titre de diplomate.

— Où est allé Volodia ? — me demanda Nekhludov.

— Je ne sais pas, — répondis-je en rougissant à la pensée qu’il devinait sans doute pourquoi Volodia était sorti.

— Probablement qu’il n’a pas d’argent, n’est-ce pas, diplomate ? — ajouta-t-il affirmativement, en interprétant mon sourire. Moi non plus je n’ai pas d’argent, et toi, Doubkov, en as-tu ?

— Voyons, — dit Doubkov en tirant sa bourse et en tâtant très soigneusement quelque menue monnaie, avec ses doigts courts. — Voilà cinq copeks, en voilà vingt et crrri…k, — fit-il en faisant de la main un geste comique.

Dans ce moment, Volodia entra dans la chambre.

— Eh bien, allons-nous ?

— Non.

— Comme tu es drôle, — dit Nekhludov. Pourquoi ne pas dire que tu n’as pas d’argent. Prends mon billet si tu veux.

— Et toi ?

— Il ira dans la loge de ses cousines, — dit Doubkov.

— Non, je n’irai pas du tout.

— Pourquoi ?

— Parce que tu sais que je n’aime pas être dans la loge.

— Pourquoi ?

— Je n’aime pas, cela me gêne.

— Vieille chanson, je ne comprends pas pourquoi tu peux être gêné où tous sont heureux de te voir ; c’est ridicule, mon cher.

— Que faire si je suis timide ? Je suis sûr que tu n’as jamais rougi de ta vie, et moi je rougis à chaque instant, pour la moindre bagatelle — et en disant cela il rougit aussi.

Savez-vous d’où vient votre timidité ?… D’un excès d’amour-propre, mon cher, — dit Doubkov d’un ton protecteur.

— Quel excès d’amour-propre ? — répondit Nekhludov frappé au vif. — Au contraire, je suis timide parce que j’ai trop peu d’amour-propre et que je pense toujours que je suis désagréable, ennuyeux ; c’est pourquoi…

— Habille-toi donc, Volodia, — dit Doubkov en l’attrapant par les épaules et en lui enlevant son veston. — Ignace, habille ton maître.

— Cela m’arrive souvent… — continuait Nekhludov.

Mais Doubkov ne l’écoutait déjà plus. Il chantait : « Tra lala la la la… » sur un air quelconque.

— Tu n’es pas débarrassé, — dit Nekhludov. — Je te prouverai que ma timidité ne vient pas du tout de l’amour-propre.

— Tu le prouveras en venant avec nous.

— Je te dis que je n’irai pas.

— Eh bien, reste ici et prouve-le au diplomate, et quand nous reviendrons il nous le racontera.

— Je le prouverai, — répondit Nekhludov avec un entêtement enfantin. Seulement, revenez au plus vite.

— Que pensez-vous : ai-je de l’amour propre ? — dit-il en s’asseyant près de moi.

Bien que mon opinion sur ce point fût déjà faite, je me sentis tellement embarrassé à cette question inattendue que je ne répondis pas tout de suite.

— Je crois que oui — dis-je en sentant ma voix trembler, et la rougeur couvrir mon visage à la pensée qu’il était temps de leur prouver que j’étais intelligent. — Je pense que chaque homme a de l’amour-propre, et que tout ce que fait l’homme, il le fait par amour-propre.

— Alors, selon vous, qu’est-ce que l’amour-propre ? — dit Nekhludov avec un sourire qui me sembla légèrement méprisant.

— L’amour-propre, c’est la conviction que je suis meilleur et plus intelligent que tous les autres.

— Mais comment tous peuvent-ils être convaincus de cela ?

— Je ne sais pas si c’est juste ou non, mais seulement personne, excepté moi, ne l’avoue. Moi je suis convaincu que je suis le plus intelligent de tous au monde, et je suis convaincu que vous pensez la même chose de vous.

— Non, je dirai moi-même que j’ai rencontré des hommes que je reconnais pour plus intelligents que moi — dit Nekhludov.

— C’est impossible — fis-je avec conviction.

— Est-ce que vous le pensez réellement ? — demanda Nekhludov en me regardant fixement.

— Sérieusement — répondis-je.

Et ici, spontanément, il me vint une idée que j’exposai aussitôt :

— Je vous le prouverai. Pourquoi nous aimons-nous plus que les autres ? Parce que nous nous croyons meilleurs que les autres, plus dignes d’amour ; si nous trouvions les autres meilleurs que nous, nous les aimerions plus que nous, et cela n’arrive jamais. Et si même cela arrive, j’ai encore raison — ajoutai-je avec un sourire involontaire de contentement de moi-même.

Nekhludov se tut un moment.

— Voilà, je ne vous croyais pas si intelligent — dit-il avec un sourire charmant et jovial. Et tout à coup je me sentis extrêmement heureux.

La louange agit si fortement, non-seulement sur les sentiments mais aussi sur l’intelligence de l’homme, que, sous son influence agréable, il me sembla que j’étais devenu beaucoup plus intelligent, et les idées, l’une après l’autre, avec une rapidité extraordinaire, me venaient en tête. Après l’amour-propre, nous passâmes sans le remarquer à l’amour, et, sur ce sujet, la conversation semblait inépuisable. Bien que nos raisonnements eussent pu sembler, à un auditeur étranger, un galimatias absurde — tant ils étaient peu clairs et limités — ils avaient pour nous une grande importance. Nos âmes étaient si bien d’accord que le moindre contact à une fibre quelconque de l’une, trouvait son écho dans l’autre. Nous trouvions du plaisir précisément dans cette harmonie constante des diverses cordes que nous touchions au cours de cette conversation. Il nous semblait n’avoir pas assez de paroles et de temps pour exprimer l’un à l’autre toutes les idées qui demandaient à s’épancher.