Adolescence (trad. Bienstock)/Chapitre 27

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
L'Enfance, L'AdolescenceStockŒuvres complètes, volume 1 (p. 334-338).


XXVII

LE COMMENCEMENT DE L’AMITIÉ


Depuis ce jour, entre moi et Dmitri Nekhludov s’établirent des relations assez bizarres mais extrêmement agréables. Devant les étrangers il fait à peine attention à moi ; dès qu’il nous arrive d’être seuls, nous nous installons dans un petit coin et nous nous mettons à raisonner en oubliant tout, même la fuite du temps.

Nous nous entretenons tantôt de la vie future, des arts, du service, du mariage, de l’éducation des enfants, et jamais il ne nous vient en tête que tout ce que nous disons est terriblement absurde. Cela ne nous venait pas en tête parce que l’absurde que nous disions était un absurde intelligent et agréable, et que pendant la jeunesse on apprécie encore l’esprit, on croit en lui. Pendant la jeunesse, toutes les forces de l’âme sont dirigées vers l’avenir, et cet avenir prend des formes variées, vivantes et séduisantes, sous l’influence d’un espoir basé, non sur l’expérience du passé, mais sur la possibilité imaginaire d’un bonheur ; et les seuls rêves, compris et partagés, sur le bonheur futur font déjà le vrai bonheur de cet âge. Dans les raisonnements métaphysiques, l’un de nos principaux sujets de conversation, j’aimais le moment où les pensées se suivent de plus en plus rapides, deviennent de plus en plus abstraites, et arrivent enfin à un tel degré d’obscurité qu’on ne voit plus la possibilité de les exprimer, et que, croyant dire ce que l’on pense, on dit tout à fait autre chose. J’aimais ce moment où, s’élevant de plus en plus haut dans le domaine de la pensée, on en comprend tout à coup l’infini, et l’on reconnaît l’impossibilité d’aller plus loin.

Une fois, pendant le carnaval, Nekhludov était si occupé par diverses distractions que, tout en venant à la maison plusieurs fois par jour, il ne me causa pas une seule fois. Cela me blessa tellement que de nouveau je le jugeai fier et désagréable. J’attendais seulement une occasion pour lui montrer que je ne tenais pas à sa société, et que je n’avais pour lui aucune affection particulière.

La première fois, après le carnaval, qu’il voulut de nouveau me causer, je lui dis que j’avais à préparer des leçons et j’allai en haut ; mais un quart d’heure plus tard quelqu’un ouvrit la porte de la classe, et Nekhludov s’approcha de moi :

— Je vous dérange ? — dit-il.

— Non — répondis-je, malgré mon intention de prétexter un travail quelconque.

— Alors, pourquoi êtes-vous parti de chez Volodia ? il y a longtemps que nous n’avons discuté ensemble, et j’y suis si habitué qu’il me manque quelque chose.

Mon dépit passa en ce moment, et Dmitri redevint à mes yeux le même homme bon et charmant.

— Vous savez sans doute pourquoi je m’en suis allé ? — dis-je.

— Peut-être — répondit-il en s’asseyant près de moi — mais si même je devine, je ne peux pas dire pourquoi ; mais vous, vous le pouvez.

— Et je vous le dirai : je suis parti parce que j’étais fâché contre vous… pas fâché, mais j’avais du dépit ; voilà, j’ai toujours peur que vous me méprisiez parce que je suis trop jeune.

— Savez-vous pourquoi nous sommes si bien ensemble ? — dit-il en répondant à mon aveu avec un regard bon et intelligent — pourquoi je vous aime plus que des personnes que je connais davantage et avec lesquelles j’ai plus de rapports ? Je viens de le comprendre à l’instant ; vous avez une qualité étonnante et rare : la franchise.

— Oui, je dis toujours les choses que j’ai même honte à m’avouer — affirmai-je — mais je ne les dis qu’à ceux dont je suis sûr.

— Oui, mais pour être sûr d’un homme, il faut être tout à fait son ami, et nous ne sommes pas encore des amis, nicolas ; souvenez-vous de ce que nous avons dit en parlant de l’amitié : pour être de vrais amis, il faut être sûrs l’un de l’autre.

— Être sûr que vous ne répéterez à personne la chose que je vous dirai : et les idées les plus importantes et les plus intéressantes sont précisément celles que pour rien nous ne disons pas, et les pensées mauvaises, si mauvaises, que si nous savions devoir les avouer, elles ne nous viendraient jamais en tête.

— Savez-vous quelle idée m’est venue, nicolas ? — ajouta-t-il en se levant de sa chaise et en se frottant les mains en souriant : Faisons cela, et vous verrez que ce sera utile pour nous deux : promettons-nous de nous avouer tout, l’un l’autre. Nous nous connaîtrons réciproquement, et n’aurons pas honte ; et, pour ne pas avoir peur des étrangers, donnons-nous la parole de ne jamais parler de nous à personne. Faisons cela ?

— Bon, faisons-le, — dis-je.

En effet, nous avons fait cela. Qu’en advint-il, je le raconterai plus loin.

Karr a dit que dans tout attachement il y a deux côtés à envisager : l’un aime, l’autre se laisse aimer ; l’un embrasse, l’autre tend la joue. C’est tout à fait juste, et, dans notre amitié, moi j’embrassais et Dmitri tendait la joue, mais lui aussi était près de m’embrasser. Nous nous aimions également parce que nous savions nous apprécier réciproquement, mais cela ne l’empêchait pas d’avoir de l’influence sur moi, et moi de me soumettre à lui.

Il va sans dire que sous l’influence de Nekhludov, j’adoptai involontairement sa direction, dont l’essence était l’adoration enthousiaste d’un idéal de vertu, et la conviction que la destinée de l’homme est dans son perfectionnement incessant.

À cette époque, corriger toute l’humanité, détruire tous ses vices et ses maux me semblait chose très facile à exécuter, aussi facile et aussi simple que de se corriger soi-même, de s’adapter toutes les vertus, d’être heureux…

Et pourtant Dieu seul sait, si ces rêves de la jeunesse étaient ridicules, et qui est coupable de leur non réalisation !


FIN