Promenade d’un Français en Suède et en Norvège/Texte entier

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PROMENADE


D’UN FRANÇAIS


EN


SUÈDE ET EN NORVÈGE.


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PREMIÈRE PARTIE



Par DE LATOCNAYE.



À BRUNSWICK,


Imprimé chez P. F. Fauche et Compagnie,
aux frais de l’auteur.
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1801.



As I consider myself in the light of a cosmopolite, I find as much satisfaction in scheming for the country, in which I happen to reside, as I would have had, for that in which I was born.
Goldsmith,
in the citizen of the world.



TABLE DES MATIERES
DE LA PREMIERE PARTIE.
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Noms des Souscripteurs Page VII

Errata XIII

Commencement des troubles en Irlande — Départ. — Nouvelle visite à l’Ecosse — La Suède. 1

Gothenbourg. — Les Anglais. — La cascade et le canal de Trolhätta. 14

Les Visigoths et les Ostrogoths. 46

Stockholm. 59

La société. — Malheur des temps. — Drottningholm. — Le clergé. — Les quatre ordres de l’état. — La justice. 87

Le tour du lac Mälarn. — Fabrique d’Eskilstuna. — La foire d’Örebro. 110

Pays des mines — Digression. — Vedevög — Vesterôs. 131

Ekolsund. — Gustave III 146

L’ancienne religion de Thor. Les écrits des savans sur l’antiquité de leur pays. — Les sources d’où les Érudits ont tiré leurs matériaux. — Arrivée d’Odin en Suède — Etablissement de sa religion. — Haine d’Odin contre les Romains. — Ses guerres. — Les anciens habitans de la Suède chassés au Nord ou en Finlande. — Mort d’Odin. — Idée de la Trinité. — Thor, Odin et Freya. — Chapitre de la création du monde, tiré de l’Edda. — Sacrifice annuel des peuples. — Rois sacrifiés aux dieux. 162

Sur les mœurs, l'histoire et le langage des anciens habitants de ces pays. Le chef de la nation prend le titre de roi. — Proclamation à Mera-henar. — Indifférence de la vie. — Trait d’Ingiald-ill-rödet {le mal avisé) qui brûle douze petits rois. Les All-häyar-ting ou états généraux. — Les vieillards et les infirmes précipités, — Traits ayant rapport à la bible et à la fable. — Le langage gothique et ses dialectes. La langue finoise. — Passage de la Voluspa sur l’émulation. — Les caractères runiques. — Les mois nommés d’après les saisons. — Indifférence de religion. — Temple de Thor brûlé. — L’ancienne capitale, Sigtuna, brûlée par une flotte Russe en 1188. — Fondation de Stockholm en 1260. 185

L’ancienne capitale, Sigtuna.Figure de la clef d’or sur le granit. — Départ pour la grande promenade. — La ferme d’Ekolsund. — Substitut pour le pain. — Charrues pour ouvrir et pour fouler la neige. — Les rennes et leur mousse. — Gamla-Upsala (la vieille Upsale). 211

La Dalécarlie. Mine de Sabla. — Fonderie de cuivre d’ Awestad.— Usage des paysannes suédoises à l'église. — La mine de Falhun. 233

La grande vallée de la Dalécarlie.Nombre et préjugés des habitans. — Le dialecte Dalécarlien. — Manufacture de porphyre a Elsdal. — Usages. — Les quatre grands villages. — Mora. — Gustave-Vasa. 248

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Nota. Il y a dix milles et demi Suédois au degré ; chaque mille est égal a deux lieues trois quarts de poste françaises a 2,000 toises.

Comme je n’ai pu me procurer la lettre |j, pour les passages gothiques que j’ai cités pages 171 et autres, j’y ai suppléé par th ; la prononciation de cette lettre en Anglais est la même.

J’ai aussi suppléé à la lettre suédoise °a, par ô, dont le son est à-peu-près semblable ; je regrette cependant beaucoup de n’avoir pu trouver cette dernière en Allemagne ; je crains que plusieurs endroits que j’ai nommés, ne soient pas reconnus en Suède ; cette crainte m’a engagé à écrire quelquefois cette lettre, lorsqu’elle s’est trouvée la première d’un nom propre, par Â. En général quand, les lettres Â Ô ô , se trouvent dans des noms suédois, elles sont à la place de la lettre A°.


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NOMS DES SOUSCRIPTEURS.


SA MAJESTÉ LE ROI DE SUÈDE, 10 Exemplaires.
SA MAJESTE LE ROI DE DANNEMARCK, 6 Ex.
SON ALTESSE ROYALE MDE. LA PRINCESSE DE SUÈDE, 2 Ex.
SON A. R. LE DUC D’OSTROGOTHIE.
SON A. S. LE DUC DE HOLSTEIN-AUGUSTENBOURG.
SON A. S. LE DUC DE BRUNSWICK-LUNEBOURG, 2 Ex.


M. M.


Général J. F. Aminoff
D. Ankarswärrl, gouverneur de Calmar
Carl Arfvedson, Ngt.
— Âkeren Mag=Berlin, Aumônier du* rdi
— Aminoff, Major
Baron G. S. Âkerhielm
Stats Raad... Angel
Baron Swante rl’Avah
Colonel Carl Armfelrlt
B. Anker, Chambell. 2. Ex.
P. Anker
Niels Anker, junior
— L’Arpent
Carsten d’Anker, direc. de la Co. des Indes
P. d’Anker, Gr. aux Indes
— Abilgaard, Professeur

B

Le Cte. Gustaf de Boucle
Le Baron de Bunge, Gr. de Province
Edm. Bourke, Ministre de Dannemark en Suède
- Bentzenslierna, Ev. de Vesterôs
— Burenstam
J. Belm, Pasteur d’Oviken
Mag. Berlin, Aumônier du roi
— Bentzen Byfogd
— Büchner
— Brougham à Oxford
— Bielefeldt, Lt. Colonel
Gom. Brunius, Past. de Tanunh
Carl Bagge
Elias Backman
Brändström
J. N. Brunn, Ev. constitué de Bergen
Le Cte. de Bille-Brahe
Madame Bruun, née Munter
P. Bylvan
A. Bilzenstolpe
Mademoiselle Bercheur
De B...
J. G. Bovlein
— De Bruce
De Blum, Conseiller privé de justice à Wolfenbuttel.

V. Biörnberg
Major Ch. de Bury

C

Contre-amiral C. O. Cronstedt
Le Baron de Crusenstolpe
Le Ch. de Corea, Ministre de Portugal
Le Génér. Baron de Cederström
Jac. Ephr. Clason de Graninge, 3 Ex.
E. D. Clarke, Cambridge, 2 Ex.
J. M. Cripps
G. J. Cappe et Shnelles, Ngus.
John Collet
C. L. Cowk, Lt. Colonel.
W. Chalmers
David Carnegie
Fred. de Coninck
Jean de Coninck
— de C... 3 Ex.
Mad. de la Calmette
J. Christmas
Le Comte de Castellafer

D

— Dynner à Bergen
F. Damm
P. Dubb, Docteur
— Duntzfelt
Pet. Fr. Duwell

E

F. d’Erheinheim, Chancelier de la Cour de Suède
Le Comte d’Ekeblad
— Eberstein, à Norköping
Pierre Ennes à Gefle
E. Erichsen
P..Erichsen
A. Ekeborn
D. Eurenius
Professeur Emperius

F

Le Cte. de Falkenberg
Le Baron C. de Flemming
Carl Fr. de Freidenheim
J. Fant, Past. de Lecksand
— De Fine, Prés. de Bergen
H. J. Fasmer
H. de Frezé, Contre-Amiral.
— De Forselles, Gr. de Prov.
C. Fabricius, de Tengnagel
J. L. Fix

G

Le Comte A. G. de la Gardie, Gr. de la Vestmanlande
Le Comte Axel de la Gardie
S. E. le Baron Em. de Geer
Le Baron de Geer de Finspông
Robt. Gilroy
Christian Gram, Assesseur
— Glückstadt, Doyen
M. J. Goldt, Dr.
J. G. Gahn, à Falhun
Alex. Gardiner, Lt. Col. à Montrose
J. E. Granihough
Major Giöthe
Baron Gyllenstierna

Eric de la Grange, Gr. de Jönköping
Pierre Godefroy
L. G. Groth

H

— De Hauch, grand Maréchal de la Cour de Copenhague
— De Hauch, grand Bailli de Bergen
— Le Cte. Axel Hamilton
Le Baron... Hamilton, Gr. de la Néricie
Le Cte. Hamilton de Basebec
L. Hauswolf, gr. Maitre des cérémonies
— Henneberg, Cons. d’état
— Hambræus, Past. d’Enonger
— Haak, Commissaire d’état
Christian Heykenskiöld
Baron Gor. Gustaf Hierrat à Frözon
Heinrich Horneman
— Horneman, Lt. Col.
— Habersdorff, Justitiarius
— Haxthausen C.G. des guerres
A. D. Humel
C. Herpel
John Hall
Hall, junior
— Holterman, 2 Ex.
S. T. Hanson
P. von Hemert
Henry Hasselhun, Pasteur de Sollellteô

J

Madame la Baronne Isselin
Herman Died. Janson
J. Janvier
M. J. Jeninge
J Jansen

K

S. E. le Cte. de Kurch
Earl of Kelly, 2 Ex.
Countess of Kelly, 2 Ex.
— Koshell
Le Général de Krogh, 3 Ex.
Hans Knudtzon, à Drontheim
Jens Kaasböl
L’Amiral de Kaas
— De Kaas, grand Bailli d’Aggerhuus, 2 Ex.
George de Kaas, Capitaine
Le Baron de Kuskull
— Kebmer, à Fredrichsbald
G. Korvall
— Klunder, le jeune

L

De Lindekrona, Gouv, de l’Ângermanland
Mad. Veuve Lysholm, 2 Ex.
— Lassen, Justits-raad
Jenin Lemon, Past. de Voss
J. de L...
— Lassen, Pasteur de Gran.
Letterberg, Pasteur de Bruneflo
Lt. Col. Ce Lindekrona
Baron Otto Lybecker.
J. N. Landhal

Le Baron de Lillieström
V. Leyonhufvud

M

Le Cte. de Moltke, grand Bailli de Drontheim, 2 Ex.
Le Cte. Carlsradt de Mörner, Gouv. du Kronoberg
Mathisen et Sillen, 2 Ex.
H. Müller
Lars Mellroth
J. G. de Maré
Isaac et Thomas Moses
Heinrich Meinche
Henrich Meyer, A. S.
David Mitchel
N. Malm
Baron de Maclean
Le Chevalier de Moréno

N

— Noræus, Consul de Suède à Hambourg
— De Nordenfalk, 2 E.
Charles de Nordenfalk
Henry Norr
De Nordin, Gr. de la Dalécarlie
Charles Jean de Nordin
Carlby de Nordin. Docteur à Hernösand
— Neergaerd
Henry Nycolaysen

O

S. E. le Cte. d’Oxenstierna
Le Baron Oxenstierna, Ministre de Suède à Copenhague
Madame la Baronne d’Örnaköld
C. O. Otte
D’O . . .

P

Le Contre-Amiral Baron de Palmqvist
Le Comte de Posse, Président de la Haute-Cour de Justice à Jönköping
— De Peyron, Ministre de Suède à Hambourg
Andræas Pihl, à Falhun
J. A. Petersen
P. Peschier
— Le P . . .
— Poppe, 2 Ex.
Franc Presvost

R

Le Comme Gustave de Rosen, Gouv. de la Scania
De Rosenstierna.
Major Ribbing
— Boeck.
S, E. le Cte. de Routh, 2 Ex.
Môm von Rosenstein, Contre-Amiral
Le Baron de Bidderstolpe
Carsten Ross
— De Rosenkrants, à Christiania, 3 Ex.

— De Rosenkrants, Ministre à Copenhague
J. C. Ryberg
— Romeis

S

S. E. le Cte. de Schimmelman
Sir Alex. Seton La Société à Stockholm
Le Cte... Shwerin
Carl Stridberg, Bibl. du Roi
Le Cte. de Schemetosse, 2 Ex.
Le Baron de Sparre, gr. de province
J. D. Steen
John Swartz
Colonel J. Schonström
Nils Setterval, 2 Ex.
N. Schönmeyer
G. Silfversparre
Lt. Col. Nils stedt
Carl Stälhammar
P. Saunderskiöld, Président
Major Axel Stedt
— Starch, Directeur des postes
J.P. Schäfer
Jean Chretien Schönheyder, Evêque de Drontheim
C. Stuart, à Londres
— Skoldberg. Justits-raad
— Schönberg, Docteur
J. Smith
A. de Sav...
Le Baron de Selby
H. R. Saabye
— Sahlgreen
— Sieveking

T

Uno von Troïl, Archevêque d’Upsal, Primat de Suède
— De Toll. Lt. Général
Andr. Tottie
Hans Tank
Carsten Tank
Le Baron G. H. de Tilas
Laus Tarras
— De Tham. Intendant de la Cour de Stockholm
W. de Tham, Major à Alingsôs
J. Tranchell
— Tutein
— Tengmalm, Docteur

V

W. Vogelsang

W

S. E. Ricks-Dron le Cte. de Vachtmeister
Docteur J. P. Westring
Fr. Wahrendorf
E. Wilkinson de Londres
J. E. F. Westphalen
Eric de Weterstet, Gr. de l’Upland
J. D. Wahrendorff, 2 Ex.
Carl Wahrendorff, 1 Ex.
Andr. Wahrendorff, 2 Ex.
E. Wittrup, Past. de Stordal

Ludw. Wiese
— Williamson, Assesseur
— Wensel, à Bergen
J. G. Wenerqvist
Jens Wuldem
— Winegaard, Evêque de Golhenbourg

U

Le Baron Ugglas, Gr. de Stockholm
D’uhr Consul Suédois

Y

L. E. Y. . .

Z

— Zeuthen, Assesseur.



Il se pourrait qu’il y eût quelques titres, et sur-tout quelques noms d’oubliés.


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ERRATA.
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Pages. Lig.
13 et suivantes. Gottenbourg lisez Gothenbourg.
46 16 entrependre, lisez entreprendre.
47 26 d’envoyer en avant un courrier qui vous annonce, au

moins six ou sept heures avant soi, lisez d’envoyer un courrier qui vous annonce, au moins six ou sept heures à l’avance.

57 23 Oster-göths, lisez Öster Göths.
58 1 Öste-reich, lisez Öster-reich.
63 14 à la distance d’un mille, lisez : d’un huitième de mille.
75 22 ils saluent, le public est muet, lisez ils saluent le public, et le public est muet.
90 11 when shall thou see they, lisez when shall thou see thy.
92 9 par trois états, lisez par trois ordres de l’état.
92 14 par les quatre états, lisez par les quatre ordres de l’état.
94 7 Drottnigholm, lisez Drottningholm.
95 3 Drottnigholm, lisez Drottningholm.
119 13 qu’elle était, lisez que cette jonction était
132 15 repétue. lisez réputée.
145 20 emprisonna, lisez empoisonna.
148 6 eu, lisez en.
149 ne sele, lisez ne se le.
156 15 en l’Angleterre, lisez en Angleterre.
186 21 en adrvora, lisez en adre vora.
223 4 le Kieha, lisez le Kiella,
225 11 l’île de Sarthom. lisez l’île de Saltholm.
228 3 croit, lisez il croit.
229 2 plue tôt, lisez Plustot.
248 10 Elfvesdale, lisez Edal.
271 24 m’entouraient est, lisez m’entouraient et.
272 8 Père, lisez frère. ------


PROMENADE
EN
SUÈDE
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PREMIÈRE PARTIE.
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Commencement des troubles en Irlande. — Départ. — Nouvelle visite à l’Ecosse. — La Suède.


Sans s’en apercevoir, le temps s’écoule et la rage révolutionnaire, qui semblait un moment vouloir se calmer, a repris de nouvelles forces (*). Que faire ? encore une promenade, cela fait passer le temps : mais où aller ? voyons, réfléchissons... Presque toute l’Europe, hélas ! gémit des maux que la guerre et la rage de la révolution y ont accumulés. Tous les pays du Sud sont couverts de ruines, ou retentissent du bruit des armes.


  • On doit se rappeler, que cet ouvrage fait suite à celui sur l’Irlande, et que l’instant où il commence, est à la fin de 1797. À l’époque de ce qu’on appelle 18 fructidor.


Vers le Nord, l’ordre accoutumé règne encore, dans la Suède et dans la Norvège : c’est de ces immenses contrées, que sont sorties ces nations conquérantes qui ont dévasté, pillé et peuplé, sur-tout la Grande Bretagne et l’Irlande. — La conformité du langage m’intéressera, les rapports des mœurs, des usages, doivent certainement encore exister : l’origine de bien des établissemens de la Grande Bretagne doit se trouver chez les peuples qui habitent ces pays. Quel vaste champ d’observation ! voilà de l’occupation pour plus de trois ans ; allons donc, et puisque la rage et la folie prolongent encore mon exil, profitons- en pour acquérir des connaissances, qui, peut-être un jour, pourront être utiles à ces mêmes compatriotes, dont la persécution est si longue, si injuste et si cruelle. Avant de visiter ces contrées lointaines, il est à-propos de me tirer de l’Irlande.

À mon retour d’Écosse donc, tant bien que mal, j’achevai ma promenade, autant que possible, tâchant de m’isoler et de bien vivre avec tout le monde, sans trop m’inquiéter de l’opinion politique des personnes qui me recevaient. Quoique de loin cela semble très-naturel, et la seule conduite qu’un étranger dût tenir : l’exécution n’en était pas très-facile, au milieu des partis qui se formaient, et dont la rage encore concentrée, n’attendait qu’une occasion favorable pour éclater.

Je rentrai enfin dans la capitale, et mettant Sur-le-champ la main à l'œuvre, je recommençai à gémir, en faisant gémir la presse. Au bout de quatre mois, je produisis ma promenade en Irlande. Comme on peut bien le penser, elle me valut des complimens et des reproches ; les uns rirent et les autres firent la mine, suivant leur humeur ; je ne pouvais qu’y faire, et je me consolais de ces vétilles avec une facilité singulière, qui paraîtra peu surprenante après tout, quand on saura que la promenade fit assez bien son petit chemin, et que les personnes les plus respectables continuèrent de me traiter avec quelques égards.

M. Peter Latouche eut l’attention de m’inviter à retourner le voir à sa maison de Belvue ; elle est située dans le comté de Wicklow, le pays le plus varié et le plus romantique de l’Irlande. Il n’y a que neuf mois que j’y étais[1] ; combien tout a changé depuis ? Ces retraites charmantes, ces belles maisons, la rage de la guerre civile a tout détruit. Lorsque je voyais dans les papiers, que ces maisons hospitalières, où l’on m’avait accueilli, étaient devenues la proye des flammes, j'éprouvais un sentiment de douleur, presqu’aussi profond qu’en apprenant les détails affreux de la guerre de la Vendée. Presque tous les lieux m’étaient familiers ; et j’ai plus d'une fois arrosé de mes larmes, la nouvelle de la mort des personnes qui m’avaient donné l’hospitalité. Je n’ai pas vu le nom de Latouche parmi les victimes de la fureur ; j’ose espérer que les malheureux que cette famille respectable a protégés, lui auront servi d’égide, et que la rage de la guerre civile aura respecté les bienfaiteurs de leur pays.

Quoique pendant mon séjour dans le comté de Wicklow, tout semblât tranquille, il y eut cependant une alerte : on fit courir le bruit qu’une troupe d’Orange men allait arriver, pour y mettre tout a feu et à sang. Plusieurs paysans s’enfuirent dans ces mêmes montagnes, où depuis Holt et sa bande ont su braver si long-temps les poursuites du gouvernement, Les propriétaires allarmés s’assemblèrent et rassurèrent les paysans par une déclaration publique, qui portait que sous quelques noms que des brigands se présentassent, les troupes du roi sauraient les châtier, et prévenir leurs désordres.

Il était assez singulier, que l’on désignât les brigands sous le nom d’Orange men qui dans les autres parties de l’Irlande, étaient censés être les supports du gouvernement. Apparemment que parmi les paysans du comté de Wicklow, il y en avait, fort peu qui eussent pris ce nom, et que par conséquent, voulant exciter l’effroi, les malveillans trouvèrent plus simple de se servir de leurs noms. En effet, c’est quelque chose de surprenant, combien aisément le pauvre, qui n’a que sa vie à perdre, est mu par des terreurs paniques. On ne doit jamais espérer trouver le courage raisonné, que parmi les hommes qui sont assurés de leur subsistance, et n’ont pas à pourvoir au besoin immédiat du jour et du lendemain. Il ne faudrait que des fouets pour battre une armée de mendians.

C’est par cela sur-tout, que les officiers sont utiles dans une armée, en communiquant à leurs soldats, quelques étincelles du point d’honneur qui doit les animer. C’est encore par cette raison, que les nouvelles levées en général, ne valent rien ; ce n’est communément qu’au bout de quelque temps, qu’elles peuvent égaler les anciennes troupes, sans doute lorsqu’elles ont acquis de l’expérience, mais surtout lorsque les individus qui les composent, se sont accoutumés à ne pas s’inquiéter de leur subsistance pour le lendemain.

Les seules précautions que prissent les propriétaires à la campagne, étaient de barricader la nuit, les fenêtres des rez-de-chaussées et d’attacher une sonnette au volet. Au surplus l’hyver se passa avec tout l'agrément possible, au milieu des plaisirs d’une grande capitale. L’esprit de parti troublait peu la société ; on y parlait que rarement de la politique.

Quelques gens cependant, annonçaient des intentions séditieuses ; l’imprimeur de la presse[2], fut mis au pilori, lord Fitzgerald et M. Arthur O'Connor, se tinrent à ses côtés pendant tout le temps qu’il fut exposé au public,l'encourageant à supporter sa disgrâce. Lui-même, le cou dans le carcan et entouré des soldats, eut l’audace de dire au peuple, que les Républicains français ne tarderaient pas à venir à son secours. Il avait été condamné à cinq-cents livres sterling d’amende : ses amis en ramassèrent plus de mille, qu’on lui donna. Un autre imprimeur prit son papier, et enfin M. Arthur O’Connor lui-même y mit son nom.

On augmentait le nombre des troupes à Dublin, les soldats n’étaient pas toujours très-modérés, ils insultaient par fois des habitans. Je crus m’apercevoir, vers la fin de janvier 1798, que les quais étaient couverts de figures patibulaires, qui, dans leurs habits déguenillés, ne me représentaient que trop les premiers instrumens de notre révolution. Plusieurs fois, on annonça un jour pour la révolte universelle. Les esprits dans la société, semblaient dans cette situation qui devance un moment de bataille, et dans laquelle on est disposé à regarder comme ennemi tout ce qui ne pense pas en tout, comme soi. Le gouvernement paraissait Visiblement inquiet, connaissait toutes les menées, et avait le fil des différentes intrigues des chefs des mécontens. Il les laissait agir, afin de les saisir à-la-fois, et ayant eu avis qu’ils étaient assemblés, il fit entourer la maison de troupes, et on les saisit tous avec leurs papiers. Lord Édouard Fitzgerald fut décrété de prise-de-corps : il réussit à s’échapper ce jour-là, mais il fut pris quelques jours après, et en se défendant, il reçut des blessures. dont il est mort depuis.

Il y eut des patrouilles nombreuses pendant les deux nuits suivantes ; et quoiqu’il n’y eût pas de tumulte pour le moment, je vis bien clairement que la glace était rompue et que l’explosion ne tarderait pas à avoir lieu. En conséquence ayant à-peu-près fini mes petites affaires, et croyant que c’était déjà bien assez d’avoir été fourré dans une révolution ; fort peu désireux de voir les troubles d’une seconde, (ou du moins d’une révolte, car je n’ai, jamais douté de quelle manière cela se terminerait) ; je me munis de passe-ports ; puis m’embarquant au quai le plus prochain, je fus conduit par une tempête à Irwin, sur la côte d’Écosse, où je débarquai le sur-lendemain, quoiqu’il y ait plus de deux-cents milles.

C’était la troisième fois, que je visitais la terre fameuse des Cakes, et ce fut avec un nouveau plaisir. Car enfin, puisqu’on ne veut pas que je sois de mon pays, il faut bien m’en faire un, et c’est l’Ecosse dont j’ai fait choix, tant qu’à présent.

Passant sur le même terrain que j’avois déjà visité plusieurs fois, je m’arrêtai à Glasgow et à Stirling pour y saluer mes anciennes connaissances, et j’eus bientôt atteint Edimbourg.

Ce fut avec plaisir, que je m’aperçus que les esprits étaient beaucoup plus modérés que l’année précédente. M. Pitt et M. Fox n’étaient plus les objets uniques des conversations. Leurs partisans les plus zélés, se contentaient d’avoir leurs bustes dans la salle a manger et de boire tous les jours à leurs santés, en présence. Les partisans de l’oppposition avaient pris part aux mesures de défense adoptées par le gouvernement ; ils s’étaient, pour la plupart, enrôles dans les différens corps de volontaires ; les esprits s’étaient rassis ; le pays enfin avait pris une contenance toute autre.

Les excès du Directoire, depuis la paix de Campo-Formio, avaient ouvert les yeux aux plus prévenus. L’invasion de la Suisse, de l’Italie et de l’Égypte avait rapproché tout le monde du gouvernement. Les cruautés que la guerre avait fait commettre dans ces pays étaient reprochées avec amertume aux républicains.

Parmi ces injustices, cependant l’invasion des états du Pape, n’était pas tout-à-fait considérée du même œil, parmi les bons presbytériens d’Écosse. Je puis assurer avoir entendu de très-honnêtes gens, me dire que c’était le but de leurs prières depuis deux cents ans. Dans les églises j’ai plusieurs fois entendu la prière charitable de détruire le papisme, de plus en plus, jusqu’à ce qu’il n’en restât plus de trace sur la terre. Ceux même qui raisonnaient le mieux, ne voyaient dans l'invasion des états de l’église, que la destruction du Pape. Lorsqu’on leur en parlait : oh ! oui, disait-on en riant : Le pauvre Pape ! il est à présent ruiné, avec vengeance. (He is done now, with a vengeance.)

Ayant enfin fini mes petites affaires, je pensai à me rendre dans le pays, à qui je voulais faire l’amitié de rendre visite, pour en étudier les mœurs, la langue et l’histoire.

Ayant fait la connaissance dans mes précédens voyages de M. Erskine[3] le consul britannique ä Gottenbourg, ie fus invité a me rendre à sa maison de Cambo. Traversant donc le bras de mer. qu’on appelle encore le Forth, quoique ce soit bien la mer, je me rendis à King-horn, qui est un petit port opposé à celui de Leith.

Au milieu de ce passage, qui peut être de dix milles anglais, il y a une petite île appelée Inchkeith, où l’on voit quelques vieux bâtimens destinés autrefois à recevoir les gens attaqués de la lèpre ; on en a fait un petit château, et sous le règne de la reine Marie Stuart, il fut pris et repris plusieurs fois par les Anglais et les Écossais. C’est derrière le rocher d’Inchkeith, que les vaisseaux de guerre, et ceux prêts à mettre à la voile jettent l’ancre.

Dans la situation d’un banni, d’un émigré, il est bien flatteur d’acquérir assez de droits à l’estime et à la bienveillance pour n’être pas oublié après trois ans d’absence. Je sus aussi sentir le prix des bontés que je reçus à Cambo. Mon séjour même ne fut pas inutile pour adoucir l’amertume des réflexions particulières. Je vis dans Mde Erskine un modèle admirable de patience et de bonté. D’une santé très-délicate, elle avait su mettre à profit son existence souffrante, et avait employé ce temps que d’autres auraient passé à gémit, à acquérir les connaissances les plus utiles. Elle parlait quatre langues, outre la sienne ; et sans se prévaloir de son savoir, bonne, indulgente dans la société, elle oubliait ses maux, pour rendre sa maison agréable à ses hôtes. Ce fut bien avec raison que je me permis un jour de lui remettre ce petit anagramme.

Cares do they oppress your breast,
Anxiety disturb your rest ?
May you, to soften your pain,
By Crail a few days remain ;
Of Erskine’s patience, learn how to be best.[4]

Certes je n’ai de ma vie vu la patience et la résignation sous un coup-d’œil plus aimable, et produire des effets plus heureux. Ayant passé une partie de sa vie dans la Suède, lady Kelly eut la complaisance de me donner des détails sur le pays, et quelques lettres pour ses anciens amis, qui me confirmèrent dans ma résolution.

Comme à mon ordinaire désirant prendre congé des personnes qui avaient été les premières à m’accueillir, je me remis en route. La tension dans laquelle étaient les esprits, rendait tout voyage pour un étranger, assez peu agréable : il était en but aux soupçons de toutes les personnes à qui il pouvait avoir besoin de parler. Dans ce moment (en juin 1798) le nom de français était loin d’être une recommandation. La curiosité et la défiance étaient beaucoup plus fortes qu’a l’ordinaire ; j’en essuyai à Kinghorn un trait assez original. Étant arrivé trop tard pour le bateau public, je m’arrêtai à l’auberge près du port. Les garçons parlèrent de moi à un voyageur, homme du pays, qui jugea à propos de m’inviter à boire une bouteille de vin avec lui, afin de me faire jaser ; je jasai et je bus tant qu’il voulut, regrettant seulement de ne pas trouver tous les jours, des curieux qui sussent si bien s’y prendre. Je me retrouvai enfin dans le Sterling-shire et y reçus comme à l’ordinaire les attentions de mes amis qui, quoique très-agréables, étaient cependant encore troublés par les vétilles qui avaient agité les esprirs l’anée d’avant, au sujet de M. Pitt et de M. Fox.

Je songeai bientôt a mon départ : une flotte partait pour la Baltique, convoyée par deux vaisseaux de guerre ; je pris place sur un vaisseau marchand qui se rendait à Gottenbourg et je quittai encore, avec regret, les côtes de l’Ecosse, La flotte était composée d’une centaine de vaisseaux : leur nombre en rassurant contre les corsaires des républiques filles et mères, dissipait l’ennui. Je voudrais bien avoir une tempête à raconter, ou du moins à copier, suivant l’usage, mais malheureusement le temps fut très-beau ; passant donc fort tranquillement sous le nez de la Norvège Norige näse (*) et le long de ces côtes de rochers arides, j’arrivai bientôt sur celles de Suède et dans la rivière de Gottenbourg.


(*) Le mot Cap en français, vient de caput (la tête): les Anglais le nomment de la même manière dans leur langue a head. Les peuples gothiques l’avaient appelé un nez (näse), qui est bien vraiment le Cap de la figure. Les Écossais ont retenu le mot, mais écrit comme Ness ; plusieurs caps dans ce pays sont nommés ainsi comme Caitheness etc. Les anciens peuples ont été obligés d’avoir recours, au nom des différentes parties du corps humain, pour nommer les choses de la terre : ainsi on dit un bras de mer, une langue de terre etc. etc. tous tirés de leur figure ou de leur situation. Les mesures, aussi, sont toutes prises du corps humain, un pied, un pouce, un doigt, une brasse, etc. Les Goths nommaient de plus une île du nom de l’œil (Ey), qui en anglais s’écrit eye. Ce mot a bien aussi quelque rapport avec le français œil.




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Gottenbourg. Les Anglais. La cascade et le Canal de Trolhätta.


Le calme me donna le loisir d’examiner à mon aise, les jolies côtes de rochers nuds et les îles de même espèce, qui cernent la baye et l’embouchure de la Götha. Il fallut passer vingt-quatre heures sans bouger, a une demi-lieue du fort Elfsborg, bâti sur un rocher au milieu de l’embouchure de la rivière. Ces petites contrariétés, qui pour un homme affairé sont fort désagréables, me sont au fait d’une indifférence singulière : on peut passer un jour d’émigration tout aussi bien sur l’eau que sur la terre. Il y avait cependant un inconvénient, c’est que le vaisseau flottait sur quatre-vingt toises d’eau, et que sa charge de plomb ayant fait travailler les jointures dans la traversée, menaçaient de nous envoyer visiter les Homars qui en habitent le fonds ; mais enfin un vent frais poussa le vaisseau dans la rivière et tout fut pour le mieux.

Dès-lors qu’on a passé le fort Elsborg, rien ne surprend comme la vue des bords de la rivière : ces maisons de bois, peintes en rouge, semées çà et là sur des rochers de granit, annoncent beaucoup d’industrie. L’effet que produit l’entrée de la rivière Götha, rappelle parfaitement ces peintures chinoises, où l’on voit des maisons situées sur de grosses pierres ou sur des arbres, des bateaux qui flottent et de gros papas fumans leurs pipes avec toute la tranquillité et tout le phlegme imaginables.

La ville est fort bien bâtie, et se ressent du goût de ses premiers fondateurs, les Hollandais, qui l’ont coupée de canaux dans tous les sens : excepté le quartier neuf et quelques bâtimens sur les quais, tout le reste est en bois. Mais ces maisons de bois dont nous nous faisons communément une si pauvre idée, parce que nous ne nous les figurons que comme des maisons de planche, sont fort commodes et plus chaudes en hyver que celles de pierres. Il est singulier que les Anglais sur-tout, qui sont accoutumés à vivre dans des maisons de bois flottantes, se fassent une idée si terrible d’une maison de bois sur la terre. Est-ce que leurs vaisseaux sont froids, quoiqu’au milieu de l’eau ? Pourquoi des maisons, construites d’une manière encore plus solide, le seraient-elles ? La construction en est fort simple : on place des arbres de sapin taillés quarrément, les uns dessus les autres, et on les attache ensemble avec des chevilles. Les intervalles entre les pièces de bois, sont remplis de mousse ; sur la muraille extérieure dans les villes on applique des planches, que l’on peint en rouge ou en blanc : l’intérieur est communément platré. Les paysans couvrent le toit d’une écorce de bouleau, sur laquelle ils mettent un gazon : les gens riches se servent de tuiles et quelques-uns de tôle ; c’est la même chose par toute la Suède et la Norvège. Il m’a semblé que ces maisons étaient infiniment plus commodes pour les paysans, que celles de pierre, de briques ou de terre ; elles sont beaucoup plutôt bâties, sont plus chaudes, et en outre peuvent être transportées d’un endroit à l’autre, sans beaucoup de difficulté.

Parmi les négocians de Gottenbourg, il y en a plusieurs de très-respectables ; le principal est M. Hall. Les étrangers lui sont généralement tous recommandés et ont à se louer de sa politesse et de son hospitalité. Le commerce de Gottenbourg est très-étendu ; il y a plusieurs maisons Écossaises très-florissantes. Les manufactures du pays sont en petit nombre, mais ce qu’elles fabriquent est bien fait ; le sucre par exemple, est généralement mieux rafiné en Suède, que dans aucun pays, mais il y est cher. Près de la mer il y a une verrerie, dont le cristal est très-beau. Ce qui occupe principalement les négocians à Gottenbourg, c’est comme ailleurs en Suède, l’exportation des métaux, du fer particulièrement qui est d’un très-grand produit.

Les harengs viennent aussi faire une visite amicale sur ces côtes, vers le mois de novembre. Ils y viennent en assez grand grand nombre pour que les bateaux ayent de la peine a passer au milieu. Ils sont si pressés les uns contre les autres, que plus d’une fois en plantant la rame au milieu de la mer, il est arrivé qu’elle se tenait aussi droite que si elle eût été dans du sable. Les négocians qui font ce trafic, qui est communément très-lucratif, préparent le sel et les chaudières dès l’été. Aussitôt que le banc de hareng paraît, on fait de l’huile des plus gras, on sale les autres, et les débris servent à engraisser les terres.

On regarde ce commerce comme si profitable et si important, que l’on prend toute espèce de précaution, pour ne pas troubler les harengs et leur faire fuir la côte ; ainsi dès qu’ils paraissent, il est expressément défendu de tirer le canon, même pour les saluts ordinaires.

Dans les bonnes années, on vend, jusqu’à 600,000 barils de harengs salés, et 30,000 d’huile Il faut pour un baril d’huile, 10 à 12 barils de harengs frais. Quand la pêche est abondante, le baril dé harengs salés, en contenant entre 1000 et 1200 se vend de deux à trois Rixdalers (15 liv. tournois). Celui d’huile contenant environ 180 bouteilles de pinte, se vend de 10 à 12 Rixdallers ; dans les mauvaises années l’un et l’autre triple quelquefois de prix : la pêche commence ordinairement en octobre et dure jusqu’à ce que la mer soit fermée par les glaces. La gelée venue, plutôt qu’à l’ordinaire dans ces deux dernières années 1798 et 1799, a empêché de faire une pêche aussi profitable que les années précédentes, et cela a occasionné dans le pays une disette cruelle.

Les objets d’importation viennent presque tous de l’Angleterre et ils s’y vendent fort bien. La communication entre les deux pays est telle, qu’il y a fort peu de gens aisés à Gothenbourg qui ne fassent venir jusqu’à leurs souliers de Londres, ou de quelque autre ville de la Grande Bretagne. Les étoffes et les cuirs qui en viennent, sont non-seulement d’une qualité supérieure, mais encore ils sont moins chers que ceux fabriqués dans le pays. Dans des cas pareils la prohibition ne sert à rien. Pour prévenir efficacement l’entrée de Les denrées il faudrait les avoir aussi bonnes et pas plus chères que chez l’étranger : en excitant l’émulation des artisans et des manufacturiers par quelque récompense, ce serait sans doute très-possible. Le port de Gothenbourg est parfaitement situé pour le commerce, à l’entrée de la Baltique, quoique sur l’Océan, et à l’embouchure d’une rivière domnt la navigation se proonge (depuis la confection du canal de Trolhätta) à une distance de près de quarante milles dans l’intérieur de la Suède. Il est aussi très-sûr et très-profond. Il a encore l’avantage d’être rarement fermé par les glaces, quoiqu’il l’ait été complètement pendant plus de quatre mois, les deux années 1799 et 1800.

Marstrand est une petite ville située sur les rochers qui bordent les côtes, à deux milles en mer ; son port qui n’est presque jamais fermé par les glaces, avait autrefois été déclaré franc, dans le dessein d’en faire comme une espèce d’entrepôt pour les marchandises de la Baltique et du reste de l’Europe. Les vaisseaux Russes auraient pu pendant l’été faire douze à quinze fois le voyage de Pétersbourg à cette ville, pendant que c’est beaucoup, s’ils peuvent aller et revenir trois fois à la Grande Bretagne. L’échange serait par conséquent devenu beaucoup plus facile et plus fréquent. Mais il est fort difficile de faire changer au commerce ses anciennes routes. Le succès n’a pas répondu à l’attente et l’on a supprimé la franchise.

Comme la Suède et la Norvège se trouvent séparées du reste du monde et pour ainsi dire isolées, il arrive souvent pendant l’hiver, que plusieurs semaines, et même quelquefois des mois se passent, sans avoir des nouvelles du reste de l’Europe. Ce retard est fort gênant et peut, dans bien des cas, être très-préjudiciable : dans le courant des hivers de 1798 et 1799, dans un temps, où les événemens marquans du Sud de l’Europe, donnaient pour ainsi dire la soif des nouvelles, on a été plusieurs fois cinq à six semaines sans en avoir aucunes.

C’est sur-tout, pour les nouvelles de la Grande Bretagne que le retard est plus long, parce que le paquebot anglais ne peut pas débarquer à Cuxhaven à cause des glaces. Du premier décembre au premier avril, c’est beaucoup si un ou deux peuvent passer. N’est-il pas inconcevable qu’un pays aussi commerçant que la Grande Bretagne, n’ait pas établi en temps de guerre un paquebot pour Marstrand ou pour Christiansand, le premier port de la Norvège, qui n’est jamais gelé. Les lettres pourraient se répandre de-là dans tout le reste de l’Europe ; car le passage des Belts et du Sund ne causent jamais un retard si considérable, que l’entrée de l’Elbe ; d’ailleurs la Suède, la Norvège, le Dannemarck et la Russie, auraient dès-lors leur correspondance surement établie.

La communication fréquente qui existe entre la Grande Bretagne et les pays du Nord, rendrait l’établissement fixe d’un paquebot extrêmement peu coûteux. Il est même plus que probable, que les sommes résultantes du passage des voyageurs et des lettres, payeraient entièrement les frais, et pourraient même donner encore du gain. Quand le paquebot ne partirait que deux fois par mois d’Édimbourg, ou de Newcastel, les lettres arriveraient plus promptement que par la voie ordinaire. Trois, quatre, au plus cinq jours suffiraient pour la traversée, et la poste n’est guères moins d’un mois à se rendre.

J’ai eu le plaisir de retrouver en Suède, the Land of Cakes. On y fait communément usage d’une galette fort sèche, qui est cependant meilleure que celle d’Écosse, parce qu’elle est faite de froment mêlé de seigle ; mais dans plusieurs autres provinces on les fait aussi d’avoine. Il est assez simple de retrouver en Suède les usages de l’Écosse. Ce sont évidemment les mêmes peuples qui habitent les deux pays. L’analogie des deux langues découvre les traces de leur origine. Le suédois a beaucoup de rapport à l’anglais dans la tournure des phrases, mais il en a beaucoup plus avec l’écossais ; il est un grand nombre de mots entièrement semblables et en général tous les verbes actifs sont les mêmes : il n’est pourtant pas moins vrai, qu’il est fort difficile d’apprendre le suédois, même quand on connaît l’écossais.

Les environs de Gothenbourg semblent bien arides ; ce ne sont que des rochers de granit nuds et ronds au sommet : les arbres dont ils étaient couverts ont été coupés, il y a déjà longtemps ; cela donne au pays un air de stérilité qu’il n’a vraiment pas, car dans les intervalles entre les pierres, il pousse d’assez bonne herbe : de temps à autre aussi, on trouve des enclos parfaitement cultivés. Les paysans paraissent être aisés, leurs cabanes sont propres dans l’intérieur, et ils sont assez bien vêtus : il en est de même par toute la Suède : les environs de Gothenbourg ne sont pas à beaucoup près, le pays où ils soient le mieux.

Les rues sont ici, comme à Stockholm, pavées de mauvais cailloux de toute figure, sans doute arrangés de la sorte par les cordonniers[5], pour augmenter leur besogne.

La chanson des Brand-vagt[6] (gardes-feu) de Suède est bien autre chose que celle des Watchmen de Londres ; ils s’arrêtent à chaque carrefour toutes les demi-heures, et entonnent sur le ton le plus mélancolique, la plus mélancolique des chansons. Ils sont armés d’une hache, d’une crécelle et d’un croc ingénieux, avec lequel ils pourraient arrêter un homme sans être exposés aux coups. C’est une espèce de traquenard, au bout d’un bâton de sept a huit pieds : on peut le passer au cou ou à la jambe d’un homme, et il est impossible de s’en débarrasser, sans qu’un tiers l’ouvre : malgré tout cela, ces gens vont toujours deux au moins, quoiqu’il y ait peu de pays, où ils ayent moins à faire, et moins à craindre. Un instrument pareil serait de la plus grande utilité dans toutes les grandes villes, à Londres surtout, où il arrive souvent que des gens sont tués ou blessés, en se défendant contre les watchmen, qui les assomment à coups de bâton. Avec ce traquenard, le watchmen n’aurait rien à craindre et tiendrait son homme à une distance convenable, jusqu’à ce que le secours vint.

Lorsqu’il arrive un étranger à Gothenbourg, les musiciens du régiment sont aux aguets : ils viennent dès le lendemain matin vers les six heures, lui donner une sérénade, pour laquelle il doit leur faire un petit cadeau.

Le dimanche on ferme les portes de la ville, depuis neuf heures jusqu’à onze, pendant le temps du service : c’est une ancienne coutume. Je n’ai appris cet usage qu’à mes dépens, étant sorti un matin de bonne heure pour gagner de l’appétit ; pour y satisfaire, il m’a fallu promener un peu plus que je ne le voulais.

En 1788, pendant que Gustave III était occupé contre les Russes en Finlande, les Danois firent une invasion dans la Suède par la Norwège. Sans la vigilance, l’activité et aussi le bonheur du roi, ils devaient certainement s’emparer de Gothenbourg. Les ministres Prussiens et Anglais près le roi de Dannemarck, sans l’aveu de leurs cours, à ce qu’on prétend, vinrent sommer le prince de Hesse qui commandait les troupes, de se retirer, et en cas de refus ils le menacèrent de déclarer-la guerre au Dannemarck. Le roi lui-même arriva tout-à-coup, rassura les habitans, et les Danois, dont le gouvernement n’avait fait cette démarche, que d’après les traités existans avec la Russie et malgré lui, pour obliger le roi à faire la paix, se retirèrent. On peut dire avec vérité que cette invasion inattendue, qui semblait devoir accabler Gustave III, fut précisément ce qui le sauva. Elle lui ramena une grande partie de ses sujets, qui avant cette époque murmuraient et s’étaient éloignés de lui.

Dans la crainte de répéter ce que beaucoup d’autres ont déjà dit, j’ose a peine entrer dans quelques détails sur les établissemens publics de Gothenbourg : ils sont peu nombreux, mais assez bien tenus : la compagnie des Indes expédie un ou deux vaisseaux par an à la Chine, et les profits des actionnaires sont, dit on, considérables.

Les francs-maçons, dont on s’est beaucoup occupé dans ces derniers temps, et que l’on a accusés de bien des choses, dont le grand nombre sont sûrement peu fondées, forment en Suède un établissement respectable ; ceux de Gothenbourg entretiennent à leurs frais soixante orphelins, et ceux de Stockholm trois cents. Le roi lui-même est franc-maçon, les princes et les ministres le sont aussi.

La circonstance fâcheuse, qui m’avait causé quelques tracasseries à Dublin, se présenta encore à mon grand regret à Gothenbourg. Une Anglaise dédaigneuse m’avait précédé, et avait fait part au public de sa mauvaise humeur. La personne qui avait passé deux ans avant à Gothenbourg, est très-connue dans le monde littéraire par ses opinions singulières et par quelques ouvrages, qui ne sont pas sans mérite. Mde Woolstoncraft n’a pas publié un ouvrage, dans lequel elle ne se soit laissée entraîner par l’idée favorite qui l’occupait, et sur laquelle elle a publié un gros livre intitulé (the rights of woman) (les droits de la femme), dont les droits de l'homme républicain, lui ont sans doute donné la première idée.

Les jérémiades perpétuelles, qu’elle fait sur les droits violés des femmes, et sur l’état malheureux qu’elles ont dans la société, me semblent bien peu fondées. Je ne vois pas que les dames ayent tant de raison de se plaindre ; le métier d’une femme jolie et aimable, tel qu’il est établi, me semble aussi agréable qu’aucun que je connaisse. Une femme mariée, une mère de famille, qui a soin de son ménage et de ses enfans, quelle que soit sa fortune et même son esprit, me semble toujours à sa place ; elle ne saurait, a mon avis, se trouver dans une situation, qui la rendît plus respectable.

Après avoir fait mon examen de conscience bien scrupuleusement, j’avoue que je n’ai pu de ma vie, concevoir aucun charme, à supposer qu’en rentrant chez moi fatigué du train des affaires, je trouverais ma femme la lunette en main, examinant les astres, donnant audience, examinant les pièces d’un procès ou bien se préparant à aller monter la garde, pendant que les soins importans du ménage seraient regardés comme frivoles et indignes de son attention. Mû par les préjugés du bon vieux temps, qu’il m’arrive souvent de regretter : je pense que dans ce cas il serait infiniment préférable de ne se point marier du tout. Mde Woolstoncraft aura beau prêcher sa doctrine, j'ose espérer qu'on ne jouera pas aux dames, le vilain tour de mettre ses idées à exécution.

Mais pour revenir à son voyage qui a si fort scandalisé les belles dames de Gothenbourg, quoique assurément cela n’en valût pas trop la peine. Quelques affaires litigieuses l’appelaient en Norvège ; elle débarqua à Gothenbourg et se rendit presque tout de suite à Arendal en Norvège, où elle resta un mois, et fut obligée d’en partir sans avoir réussi. À son retour à Londres, elle publia un livre de remarque, During a short résidence in Sweden and Norway (durant une courte résidence en Suède et en Norvège). Elle y fait souvent usage de ces termes nouveaux qu’on appelle sentimentaux, grotesquement habillés à la Sterne[7] et à la nouvelle mode des revenans, et du clair de lune ; ainsi, c’est la cloche de la vache qui tinte — la musique mortelle du murmure des eaux — les esprits de paix qui vont se promener — l’éternité qui est dans ces momens des sylphes au pied léger qui auraient volontiers dansé leurs danses aériennes — qui est-ce qui craint la rosée tombante ? — bon soir au croissant qui pend dehors dans la voûte éthérée, et qui m’invite à m’égarer au loin etc. — c’est là le style à la mode, et dont généralement les dames auteurs de la Grande Bretagne, font un usage un peu trop fréquent. On y mêle des sentimens superbes à brûle-pourpoint, sur l’objet le plus simple, et le premier qui se présente. Ainsi Mde Woolstoncraft s’attendrit et pense à sa fille, en voyant un veau sauter dans la prairie.

Pauvre femme, chagrine avec tout le monde, avec elle-même : elle portait son humeur noire dans tout ce qu’elle faisait : elle était sans doute malheureuse, cela ne se voit que trop. Mais quand on écrit, est-ce qu’on doit être heureux ou malheureux ? n’est-il pas cruel de faire partager aux hommes les chagrins qui nous dévorent ? — Eh mon dieu ! n’ont-ils pas les leurs aussi ? et quand pour se distraire, on prend un livre de fantaisie et que loin de produire ce bon effet, il augmente encore le malaise, que faire du livre ?

Ce n’est pas que plusieurs des faits qu’elle rapporte, ne s’accordent avec la vérité, mais ils sont exagérés et quelques-uns sont copiés d’auteurs qui en avaient copié d’autres : par exemple les reproches souvent répétés d’ivrognerie appliqués généralement sont en vérité bien gratuits. Si on excepte quelques maisons à Gothenbourg, qui suivent l’usage de l'Écosse, (qui après tout vaut bien celui de la Suède)on ne boit guères que de l’eau dans ce pays[8]. Combien de fois n’ai-je pas, à mon grand regret ; vu des tables de vingt couverts ne pas même achever quatre bouteilles. les seules qui fussent présentées ; si l’une d’elles l’était par hasard, c’est que ma bonne fortune m'avait placé de manière à pouvoir mettre la main dessus.

Il est certain qu’on mange trop ; les plats que l’on fait passer un à un, obligent les convives de prendre de tous, pour ne pas avoir l’air de les trouver mauvais. Comme pour se servir d’un mets, il faut attendre qu’il soit présenté, cela devient réellement fatigant dans le commencement, d’autant qu’il arrive par-là, que le rôti est froid, ce qui est fâcheux.

Avant de se mettre à table, pour suivre l’usage, on doit prendre un verre d’eau de vie, qu’on appelle Sup, pour exciter Yappétit ; c’est une coutume qui peut paraître singuliere d’abord, mais que par la suite on trouve fort bien imaginée. Après la Sup, tout le monde reste debout, un moment en silence ; ce moment est celui de la prière, à ce qu’on prétend. Fort peu de convives, j’imagine, pensent à autre chose qu’au dîner qui est devant eux, mais c’est égal, c’est toujours un simulacre de religion. Souvent dans les campagnes on fait dire une prière à l’enfant le plus jeune de la famille. Les paysans attachent une très-grande importance à ce moment de silence avant et après le repas, et ils le font durer plus que le repas lui-même.

C’est à Marstrand, que se rassemblent communément les flottes marchandes, qui doivent être escortées. Pendant mon séjour à Gothenbourg, il en sortit deux, une de dix-huit vaisseaux, et l’autre de quarante ; elles furent toutes les deux saisies par les Anglais et emmenées dans leurs ports, quoi qu’elles fussent escortées par des frégates. Il est aisé de se faire une idée de l’animosité que cette violation du droit des gens avait excitée contre les Anglais. Si on eût cru les négocians, la guerre eût été bientôt déclarée, mais le gouvernement plus sage prit le parti de dissimuler. La France, il est vrai, n’était pas beaucoup plus scrupuleuse, mais elle était agitée par des troubles violens et le désordre y était à son comble ; peut-être eût il été digne de la nation Brittannique de ne pas imiter le cruel exemple que la France, en proie à l’anarchie la plus violente, avait donné.

Dans le temps où la capture de ces flottes, causait le dépit le plus vif et le mieux fondé, il y eut une scène à la comédie qui sans doute eût été sans suite, si le principal personnage n’ût été Anglais. Le capitaine d’un Sloop (petit vaisseau de guerre) étant aux premières loges, (suivant la coutume de plusieurs villes en Angleterre, mais particulièrement de Dublin), avait son chapeau sur la tête. On lui cria : à bas le chapeau. Mais s’imaginant que c’était le caprice de quelques individus, il n’en tint compte : les cris redoublèrent : comme il avait d’abord refusé, il crut devoir soutenir la gageure : on lui jeta des pommes, on l’insulta, il fut enfin obligé de sortir, après avoir donné un défi général et avoir lancé aux spectateurs mille g..d d..n et autres complimens d’usage. Mais comme c’était en anglais, on y fit peu attention[9] ; de petits polissons le suivirent dans la rue, avec des huées : il se rendit au corps de garde l’épée à la main, demanda à parler à l’officier, non pour en avoir protection, mais pour lui faire voir qu’il n’était ni sou, ni fou, et que si on l’insultait, il était résolu à se défendre : il poursuivit ensuite son chemin sans autre malencontre.

Suivant encore l’usage de l’Angleterre et même de la France, où quand les bateliers se rencontrent en sens contraire sur une riviere, ils s’accablent de sottises en riant ; les gens de son équipage dans le même moment, passant dans leur chaloupe, près d’une autre, qui était conduite par des Suédois, commencèrent à leur en débiter. Ceux-ci, nullement accoutumés à cet usage y répondirent sérieusement ; comme les Anglais passaient près d’eux, faisant mine d’aborder, il y eut quelques coups de rames distribués, qui leur firent prendre le large.

Quelques momens après, les matelots anglais craignant d’avoir poussé le jeu trop loin, vinrent à bord du vaisseau suédois, touchèrent la main avec les gens de l’équipage, dirent qu’ils étaient de braves gens et enfin offrirent de changer leurs chapeaux neufs, contre ceux des Suédois, qui les refusèrent.

Ces histoires, qui après tout n’ëtaient quelque chose que par la circonstance, furent envenimées ä un point incroyable ; deux mois après, lorsque je me rendis à Stockholm, on en parlait encore avec aigreur.

La supériorité marquée de la marine anglaise doit nécessairement la faire regarder d’un œil jaloux par les autres nations. Si pour se la faire pardonner, les Anglais jouissaient de leurs avantages avec modération, mais non, la modération n’est pas une vertu très à la mode chez eux ; ils humilient souvent leurs amis ou leurs ennemis sans beaucoup de distinction.[10] Il n’est donc pas étonnant, que quelquefois les autres peuples montrent quelque ressentiment, lorsque des individus de cette nation semblent narguer leurs coutumes chez eux. Si un étranger ne se soumettait pas aveuglément à toutes les idées bizarres du peuple de Londres, est-ce que la boue, les pierres, les bâtons, ne voleraient pas ? est-ce que la police elle-même serait capable de le soustraire à la peine de la pompe ? si surtout il était faible et petit, car la force et des coups de poings vigoureux, inspirent un respect singulier à la populace de Londres ; si le même homme qu’on s’apprêtait à bafouer, assommait deux ou trois de ses chiens de meute, elle s’écrierait sur-le-champ, G.. d D... n ! a clever fellow, on my soul[11], et on serait capable de le porter en triomphe. Sur le continent, cela ne réussirait pas du tout, et pourrait être suivi de fâcheuses conséquences.

M. Carnegie avec la famille et les amis de qui, j’avais été lié en Écosse, eut la complaisance de me mener avec lui à Trolhäta, un des endroits les plus remarquables de l’Europe. On y voit les plus grands efforts de l’homme à côté des jeux les plus extraordinaires de la nature. Chacuns dans leur genre, sont faits pour exciter l’admiration. Nous remontâmes donc les bords du fleuve Götha, jusqu’à l’endroit où il se partage, pour former l’île qui est vis-a-vis de Gothenbourg ; il paraît n’être pas très-considérable, mais avant de diviser ses eaux il est réellement majestueux.

Le château de Bohus ou Konghell ; situé sur un roc au milieu de la rivière près de la ville de même nom, est le point où les deux branches se séparent. Ce château a été bâti par les Norvégiens, dans le dixième siècle. Plusieurs rois y ont fait leur résidence : c’était ordinairement dans cet endroit que les rois de Dannemark, de Suède et Norvège, tenaient leurs conférences. On rapporte qu’il y avait un point doù chacun d’eux était assis dans ses états et pouvait dîner avec les autres à la même table. Ce château a souvent aussi soutenu des sièges contre les unes ou les autres de ces nations, aussi contre les pirates vandales qui l’ont saccagé dans le treizième siècle. Le Dannemarck possédait alors les Scanies et tout le pays, jusqu’au fleuve Götha. La Norvège, avait toute la province de Bohus-lane jusqu’à la même rivière.

Dans ces derniers temps on a totalement négligé le château de Konghell, et il n’y demeure personne. Quelques gens prétendent, que l’on devrait faire sauter les vieilles murailles dans le bras de la rivière du côté de la ville de ce nom, afin d’augmenter le volume d’eau de celui qui se rend à Gothenbourg. On pourrait ainsi se défaire des pierres inutiles à la manière moderne de fortifier les places et conserver les autres, car un jour peut venir où l’on serait bien aise de les trouver.

Avant la séparation de la rivière le pays s’embellit et dans quelques endroits, il est vraiment intéressant. Ce sont toujours cependant les rochers ronds de granit, qui forment les hauteurs ; il faut bien s’y accoutumer ; car toute la Suède, la Finlande et la Norvège reposent sur les mêmes solides fondemens. La vallée paraît très-fertile et elle le serait sans doute davantage, s’il y avait plus d’habitans.

La rivière tombe à Edet, de dix à douze pieds avec une rapidité singulière : on a profité du courant pour y établir un assez bon nombre de moulins à scie : sous la reine Christine, pour faciliter la navigation, on a pratiqué dans le roc vif une très-belle écluse.

Nous joignîmes bientôt Lindösen chez M. Göthen où nous fumes reçus avec l’hospitalité la plus aimable. Nous fimes une course parmi les rochers de Haileberg et de Hünnaberg. Ces montagnes sont fort extraordinaires, tant par leur conformation, que par les matières qui les composent ; leur hauteur commune est d’environ deux cents pieds, mais on ne peut parvenir au sommet qu’avec beaucoup de peine, parce que les côtés sont taillés à pic de toutes parts. On trouve au sommet une plaine boisée qui peut avoir trois quarts de milles de long sur un demi de large.

Ces montagnes sont entièrement séparées du reste des collines du pays. La pierre en est aussi entièrement différentes je la crois de basalte, ou du moins d’une pierre qui y ressemble beaucoup. Dans quelques endroits, on observe que cette pierre a des dispositions à devenir colonne, et l’espèce d’escalier par lequel on y monte. semble tenir des piliers du Causway en Irlande. On y trouve aussi de la pierre a chaux, dont le reste du pays manque. Plusieurs ruisseaux tombent en cascade le long des rochers ; ils prennent leurs sources de deux petits lacs qui sont sur le sommet ; une partie du terrain est cultivée, et l’autre est couverte de bois. Les paysans qui y demeurent ne peuvent y faire monter des chevaux, que lorsque la gelée et la neige ont un peu aplani les approches de leur roc, dont ils ne descendent guères eux-mêmes que par des échelles situées dans différens endroits.

Il y a dans ce voisinage plusieurs rochers pareils ; celui de Kinekulle est le plus renommé ; son élévation est près du double de celle de Hunnaberg, ses flancs ne sont pas perpendiculaires, ils sont très-cultivés et couverts de maisons : la matière qui le compose est d’ailleurs de la même espèce.

Du sommet de Hunnaberg, la vue domine sur un pays considérable, et sur une partie du grand lac Venern dont l’étendue est de plus de treize milles de long sur neuf de large. On distingue la ville de Venersbourg, qui est située comme Ge. nêve au débouché d’un lac qui, quoique plus grand, a beaucoup de rapport à celui de ce nom. La rivière qui en sort a bien aussi quelque rapport au Rhône, dont la perte souterraine interrompt la navigation, ainsi que la Cascade de Trolhäta. Les Suédois pus entreprenons, que ceux qui habitent sur les bords du Rhône, travaillaient alors (1798), à faire un canal pour joindre les parties navigables de la rivière. Quand la France, la Suisse et la Savoie en feront-elles autant ?

Il y a trois montagnes, situées dans la même direction et séparées par des vallées étroites et profondes. A l’ouest de celle de Hallberg, et sur la vallée qui la sépare de Hunaberg, il y a un rocher d’une hauteur perpendiculaire, d’à-peu-près trois cents pieds, et du sommet duquel les vieillards et les gens infirmes se précipitaient avant l'établissemént de la religion Chrétienne. C'était l'usage de ces peuples, qui regardaient comme infâme de mourir dans son lit, et croyaient que l’on ne pouvait être admis au festin d’Odin qu'après une mort violente. Ce capitole des Goths est bien autre chose que celui des Romains, qui cep enflant pourrait fort bien avoir été imaginé d’après une idée pareille ; lorsque presque toute l’Europe était habitée par un même peuple, ces Celtes si peu connus, nos très-honorés grands-pères, qui ont laissé de leurs traces dans presque tous les royaumes de l’Europe, et dont la langue plus ou moins corrompue, est encore parlée par nombre de peuplades dispersées çà et là dans les montagnes et dans les îles.

Au pied de ce rocher est un antique monument ; il est composé de huit pierres de neuf à dix pieds de haut, placées en cercle et au milieu une plus élevée. La tradition rapporte que c’était un des parlemens des Goths, où l’on rendait la justice : les juges étaient assis sur ces pierres, et le président sur la plus haute. En son lieu et place je parlerai de ces tribunaux singuliers et de l’histoire ancienne de ces peuples, à qui l’Europe moderne semble devoir la plupart de ses institutions.

On a gravé une inscription sur une de ces pierres pour apprendre au curieux qu’un roi et une reine de Suède les avaient vues. Il y a plus d’un prince Goth qui les a vues, j’imagine… si tous avaient écrit leurs noms dessus ?… On voit à côté plusieurs petits monts funéraires, apparemment appartenans aux bonnes gens qui sur leurs vieux jours, s’amusaient à sauter dans l’autre monde.

Après avoir bien examiné tous ces monumens, et m’être bien assuré que la pierre de ces montagnes n’est pas la même que celle du reste du Pays, (c’est-à-dire du granit), et a beaucoup de rapport à la basalte[12], je me rendis au chapeau des sorciers, à Trolhätta. Je ne saurais trop dire, pourquoi c’est le chapeau, plutôt que l’œuvre, ou le saut et le bain des sorciers ; mais quelle que soit l'origine du nom, c’est, sans contredit, un des lieux les plus remarquables que j’aye vus, tant pour les prodiges de l’industrie des hommes, que pour la scène magnifique que la nature y a déployée.

La rivière qui sert de dégorgement à ce grand lac Venern, après un cours d’environ deux mille suédois, se précipite tout-à-coup, à travers les rochers, d’une hauteur d’environ cent trente pieds. Si cette masse d’eau tombait a une seule chute, elle entraînerait la montagne au pied de laquelle elle se précipite, ou plutôt elle ferait ce qu’elle a déjà fait ; elle détacherait d’énormes masses de pierres, qui arrêtant son cours, lui feraient faire plusieurs cascades. On a placé un banc dans l’endroit le plus commode pour la voir. Le bruit des vagues, les bois coupés que le torrent entraîne et qui se heurtent avec violence les uns contre les autres, et le tremblement bien distinct du rocher sur lequel on se tient, forcent à admirer en silence.

Les travaux pour vaincre le torrent ne sont pas moins remarquables, Pourrait-on croire que c'est dans le courant même de la cascade, qu’un artiste audacieux, sous la protection de Charles XII, Polheim) avait prétendu creuser dans le granit un canal pour la navigation. Il ne voulait se servir que de trois écluses : elles sont toutes faites ; l’une d’elles a cinquante pieds de hauteur, et comme aucune porte n’eût été capable de soutenir une masse d’eau aussi considérable avec un courant aussi rapide, il avait laissé à chaque écluse et surtout à celle-ci une voûte épaisse de rochers, et creusé le canal dessous, afin que les deux bouts de la porte de l’écluse s'appuyassent également sur le rocher. Pour empêcher les bateaux d’être submergés par le courant, il devait renfermer le courant avec des planches, dans une espèce de boëte, placées à quelque distance du roc dont il se précipite.

Ce travail gigantesque n’était encore rien ; le succès de l'entreprise dépendait d’une chaussée que l'on devait jeter à travers la rivière : elle devait s’élever à soixante pieds au dessus du niveau de l’eau, afin de cacher dessous les cascades partielles et de diviser toutes les chutes d’eau en trois principales. L’endroit où cette chaussée devait être jetée à Cinquante et quelques pieds de profondeur, et un courant si rapide qu’a peine on voit passer les blocs de bois qui le descendent.

À trois différentes reprises, il a osé jeter les premières fondations de sa chaussée ; et chaque fois à la distance de quelques pieds du rivage, le torrent a tout emporté. On fut enfin obligé d’y renoncer tout-à-fait et les travaux immenses des différentes écluses devinrent inutiles. Il semblerait qu’avant de les commencer, on aurait dû s’assurer du succès de la chaussée.

L'ingénieur qui avait la complaisance de nous faire voir ces travaux, le directeur Nordwall, croyait que le plan n’était pas impraticable, quoique très-difficile. Le premier objet devait être de jeter dans le torrent une masse assez lourde et assez grosse, pour qu’il ne pût pas l’emporter ; en conséquence, il croyait qu’on aurait pu faire une chambre dans l’intérieur de la montagne, qui est presque perpendiculaire au-dessus, la remplir d’une vingtaine de tonneaux de poudre et la faire sauter en l’air ; les plus gros morceaux ne se seraient pas éloignés et seraient vraisemblablement tombes dans la rivière ; sur les roches qui s’y seraient arrêtées, on aurait alors commencé à bâtir la chaussée.

Quoi qu’il en soit de ces idées, qui semblent appartenir à une race de géans, l’association qui succéda aux entrepreneurs royaux crut devoir laisser entièrement l’ancien plan de côté, et en suivre un que la raison indiquait et qui après tout ne demande que de la patience, du temps et de l'argent. on a cette fois sagement abandonné le cours de la rivière et creusé dans le roc vif, un canal qui peut avoir un demi mille de long sur un terrain de niveau. Après lui avoir fait traverser un petit lac, il arrive enfin près de la rivière, à un endroit, où la descente assez rapide, est de 122 pieds dans l’espace de quatre cents pas : on y a creusé dans le roc, cinq belles écluses et trois autres plus bas, mais dans la terre. Comme ici il n’ y a point de courant à vaincre, et qu’il ne s’agit que du plus ou du moins d’écluses, on peut être assuré de la réussite. Le canal enfin vient rejoindre la rivière au-dessus de la cascade dans un endroit où le courant n’est pas très-rapide.

Il y a tout lieu de croire que le succès de cet entreprise sera complet, et que ce sera un monument durable, qui dans les temps les plus reculés fera honneur à la nation que des difficultés aussi grandes n’auront pas rebutée, et qui aura su les surmonter[13].

Il semblerait qu’un bras de la rivière ait passé autrefois par le petit lac dont j’ai fait mention ; après en avoir fait couler les eaux par l’ouverture des écluses, on a trouvé dans son fonds plusieurs ancres, et même quelques bijoux.

Les droits que l'on doit percevoir sur les bateaux, pour le passage des écluses seront du même tarif que ceux qui sont perçus pour le portage des marchandises au-dessus de la Cascade, mais l’avantage de ne pas les changer de bateau est d’un bien plus grand prix. Le contrat passé, entre l’association de négocians et de propriétaires, qui ont entrepris ce canal à leurs frais et le gouvernement, leur en donne la propriété perpétuelle, à la charge des frais d’entretien et de réparation.

Lorsque le canal sera achevé, l’émulation s’accroîtra sans doute, et il est à croire que l’on trouvera enfin des moyens de joindre l’autre bout du Venern avec le lac Hielmarn. Ce dernier lac communiquant, depuis Charles XI, par le canal d’Arboga, à celui de Mälarn, on pourrait alors se rendre en bateau de Gothenbourg à Stockholm, par une navigation intérieure d’à-peu-près soixante milles.

La vue de la première écluse du plan de Polheim, a vraiment quelque chose d’imposant : on peut à peine concevoir comment l’idée a pu venir de faire passer les bateaux dans un courant aussi considérable : l’eau tombe perpendiculairement de cinquante pieds, et la masse est d’à peu près six pieds de haut, sur quarante de large.

Au-dessus de cette cascade il y a un creux probablement fait par les eaux, et qui ressemble assez à un trône : quand le roi y vint, il y écrivit son nom ; on l’y a gravé dans le granit avec celui de toutes les personnes de sa suite.

Le canal de Trolhätta a dans toute sa longueur 2700 aunes. Les écluses ont 120 p. sur 22 de large ; la fouille la plus profonde dans le roc est de 72 pieds.

Les écluses de Brinkeberg Skulle près Venersborg, sont plus belles que celles de Trolhäta ; mais la difficulté de les faire, n’était pas aussi considérable, elles sont placées sur un terrain aisé. Leur longueur est de 200 pieds sur 54 de large et 13 p. de haut.

On a profité du courant de la grande cascade pour y établir des moulins a scie ; ils y sont très-nombreux. La force de l’eau étant très-grande, ils meuvent des pièces énormes et les scient en quatre ou cinq planches dans le même moment. Les principales denrées qui passent par cet endroit, consistent dans les métaux, le fer sur-tout forgé dans la Vârmelande, le bois, le sel, les harengs et quelques marchandises étrangères.

Près de l’auberge, je vis un phénomène assez extraordinaire : plusieurs pommiers plantés dans un mauvais terrain et à l’ombre avaient à-la-fois des fleurs et des fruits mûrs ; c’était alors le 7 août, et il faisait très-chaud. On engage communément le voyageur à écrire son nom et ses remarques sur un livre destiné à cet usage. C’est une coutume assez générale par toute le Suède, dans les endroits où il y a quelque chose de curieux à voir.

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Les Visigoths et les Ostrogoths.


Ayant enfin appris pendant les trois mois, que j’avais demeuré à Gothenbourg, à boire un grand coup d’eau-de-vie avant le dîner, à fumer la pipe suivant l’occasion ; à répondre, ja sö, à toutes les questions, et à baiser la main des dames, suivant l’usage du pays, je me crus assez initié dans les coutumes de Suède pour entreprendre le voyage de la capitale. Je résolus cependant de m’y rendre aussitôt que possible, car je me croyais bien plus habile, qu’il n’était nécessaire pour faire un voyage, tour où description pittoresque etc. Mais pas assez pour ce que j'appelle une promenade.

La manière de voyager est assurément fort commode et pas très-dispendieuse[14], pour l’homme riche qui a une bonne voiture, avec une provision de viandes et de vins. Mais quand on se fie à la providence, comme c’est mon usage, on a souvent bien de la fatigue, en outre de beaucoup d’ennui et des tracasseries. On est obligé de s’asseoir sur une petite charrette, assez semblable, à celles qui traînent en Allemagne les pauvres diables qu’on mène pendre : à côté de soi, on place le paysan à qui le cheval appartient, qui communément est un assez bon homme, mais qui a tant d’amitié, on pourrait dire presque tant de tendresse Pour son cheval, qu’il descend et monte à tout moment, va le caresser, lui donner du pain etc. J'en ai vu pleurer quand on fouettait le pauvre cheval, et recommander tout le long de la route de le ménager. Il faut en outre souvent attendre jusqu’à deux ou trois heures à chaque poste, avant qu'on ait pu attraper le cheval, qui est souvent dans les bois.

Les voyageurs ont l’obligation au feu roi, d’avoir obligé tous ceux qui tiennent des maisons de poste, d’avoir une chambre et deux lits assez propres. Sans cela il serait par trop cruel de voyager par la pluie, le vent, la neige, et de ne savoir où se fourrer en arrivant. On n’imaginerait sûrement pas en Angleterre, et encore moins en France, que les Suédois, l’été comme l’hiver, ne voyagent guères que dans des carioles découvertes. C’est l’usage, et c’est par lui que presque tout est réglé dans ce monde.

Allingsôs est la première ville que je rencontrai. Les rues en sont tirées au cordeau, ainsi que celles de presque toutes les villes du royaume. C’est ici que M. Alströmer établit, il y a quarante et quelques années, les premières manufactures de drap : il avait long-temps séjourné en Angleterre et avait su profiter de ses voyages pour être utile à son pays. Les négocians de Stockholm ont rendu hommage à son mérite, en plaçant son buste en marbre blanc, dans la grande salle de la bourse de cette ville.

Le pays aux environs est assez varié et très-bien cultivé : il est habité par un grand nombre de gens instruits et respectables, dont la société douce (que j’avais connue à Gothenbourg)me faisait regretter de passer si vite.

Les habitans des villages, au milieu des bois immenses de sapins, qui couvrent toute la Suède, excepté près des côtes, semblent aisés et sont toujours proprement vêtus. On ne voit que très-peu de pauvres, et on peut le dire à la louange de l’administration, presque point de mendians ; cependant on ne saurait dire que le pays soit riche, mais il est immense et si peu habité pour son étendue que le paysan peut toujours s’y tirer d’affaire, soit par les bestiaux, soit par les bois. ou par le goudron qu’il en tire. L’intérieur des maisons (même de celles, dont le dehors paraît repoussant et où souvent on entre par une porte de quatre pieds de haut) est communément proprement arrangé : la misère est loin de paraître y régner : les enfans n’y sont pas très-nombreux, je ne sais d’où cela vient : quoique les paysans soient plus aisés qu’en Irlande, leurs femmes n’y sont pas à beaucoup près aussi productives... Ils font cependant usage de pommes de terre. — La rigueur du climat empêche apparemment leur effet ; Les églises sont toujours assez propres, et même paraissent de loin, assez élégantes. — Soit par la crainte du vent, soit plus grande facilité, ou soit enfin par l’usage, le clocher est toujours placé à côté et entièrement isolé. Les cimetières sont entourés d’une grosse muraille en pierre de granit, et de crainte qu’elle ne se gâte à l’air, on met dessus un toit en bois, peint en rouge.

Cet usage vient sans doute, du temps où on entourait l’église et le cimetière d’une palissade en bois, qu’on devait naturellement couvrir pour la conserver ; car assurément la muraille userait plus de dix milles toits, avant que les injures de l’air l’eussent en rien endommagée[15].

Près de chaque maison, on aperçoit quelques plantes de tabac : elles semblent venir très-bien. Les paysans ne les cultivent que pour leur consommation, on en voit rarement au marché.

Pour en encourager la culture, le gouvernement a accordé quelques exemptions aux cultivateurs : ne pouvant abolir la coutume de fumer, on veut empêcher l’argent de sortir du pays, pour acheter cette denrée dont les habitans ne peuvent se passer.

De la hauteur que l’on est obligé de descendre pour arriver à Jönköping, on a la vue du grand lac Vetern, à la tête duquel cette ville est située. Il était alors agité par une tempête violente et les vagues s’élevaient très-haut. Le temps cependant, était serein : plusieurs petits lacs dans le voisinage étaient fort tranquilles : ceux-mêmes qui n’en sont séparés, que par la langue de terre sur laquelle la ville est située, étaient dans le plus grand calme. On attribue communément l’agitation soudaine de ce lac, à des vents souterrains qui cherchent à s’é chapper.

Lorsque l’hiver a gelé toutes les eaux, et que ce lac est couvert d’une croûte de glace assez épaisse, pour permettre aux voitures de passer dessus ; les mêmes vents souterrains, qui pendant l’été, y excitent des tempêtes, rompent tout-à-coup les glaces et exposent la sureté des voyageurs. Il arrive même quelquefois qu’elles fondent tout-d’un-coup et disparaissent. Les habitans, Ont heureusement remarqué, que ces tempêtes sont précédées d’un bruit souterrain, qui les avertit assez à temps de se retirer. Ce lac peut avoir quinze milles de long sur quatre de large : sa profondeur est très-considérable : elle l’est, dit-on, beaucoup plus que la mer Baltique, et il est des endroits où. l’on assure que la sonde n’a pu trouver le fond. L’eau est d’une pureté singulière, avec un peu l’attention on aperçoit les cailloux à une grande profondeur.

Quelques rêveurs ont prétendu et même imprimé que ce lac avait une communication souterraine avec le lac de Constance en Suisse, et qu’on avait remarqué que les tempêtes les agitaient dans le même temps. L’esprit de ces rêveurs, en faisant cette belle remarque, avait sans doute aussi, quelque communication bien souterraine.

Jönköping était le séjour des rois de la Gothie, lorsqu’elle était indépendante. Elle en est encore la capitale : le gouverneur d’une des divisionS de la province de Smôland[16] et la cour supérieure de justice pour le Sud du royaume y résident. Cette cour fut fondée en 1654 par la reine Christine, elle est séparée en deux chambres de sept juges chaque, outre le président : dans les cas importans ces deux chambres se rassemblent[17].

Le président de la cour de justice, le comte de Possé, homme aussi instruit qu’aimante, voulut bien n’accueillir dans cette ville, et me donner des renseignemens très-intéressans sur l’administration de la justice en Suède, j’en ferai mention plus loin.

La ville de Jönköping est fort bien bâtie, la principale rue est fort belle : du haut du clocher de l’église, on a une vue très-étendue sur le lac et sur les belles campagnes qui l’avoisinent. Il ne reste des anciennes fortifications qu’un vieux château où sont les prisons de la ville, c'est dans son enceinte qu’était l’ancien palais.

Il est à regretter que l’on n’ait pas profité du local, comme on l’aurait pu. Si au lieu des vilaines barraques, qui s’avancent jusques dans l’eau du lac, on eût fait un beau quai le long de son bord, la scène superbe qu’il eût offerte, n’eût en vérité pas été surpassée par les plus beaux points de vue de l’Europe, en outre d’une promenade convenable pour les habitans. Comme on peut présumer que les villes de Suède, doivent brûler au moins une fois par siècle, s’engage fort les magistrats à songer à cet embellissement, au premier incendie que la ville essuyera.

On s’enfonce de là, dans des montagnes peu élevées, bien cultivées, et assez habitées, où de temps à autre, on trouve des cantons agréables et intéressans. L’on arrive bientôt à la petite ville de Grenna, qui est située au pied d’un rocher très-élevé. La vue découvre de cette ville, la presque totalité de ce grand lac Vetern qui semble une mer. On apperçoit au milieu l’île de Visingsö, qui a près de deux milles de long, et qui cependant paraît comme un point au milieu de cette masse d’eau. La beauté de ce point de vue est bien à mon avis, la plus remarquable de la Suède ; je n’ai rien vu dans ce pays qui pût lui être comparé. Bientôt les belles plaines de l’Ostrogothie se font découvrir. Cette province est la plus fertile du royaume, et quoique le nom d’ostrogoth, ne flatte pas infiniment une oreille française, on se réconcilie bientôt avec ce nom en voyant les bonnes gens qui le portent. Il m’a cependant semblé, peut-être par préjugé, que les paysans étaient plus butors et moins intelligens qu’ailleurs.

À quelques milles au Sud de Grenna, dans la paroisse de Marbäck, il y a un phénomène bien étrange. Une île appelée Röd-holmen (l'île-rouge) dans le lac de Ralôngen paraît et disparaît souvent. Depuis 1696, elle est montée seize fois au-dessus de l’eau ; sa dernière apparition eut lieu en 1790 ; elle parut le 10 août, et s’enfonça dans l’eau le 9 novembre ; c’est la seule fois qu’elle ait été aussi longtemps à la surface ; elle contient 4,800 pieds quarrés de terre : l’on voit de grosses souches dessus. Le feu roi Gustave III fut la visiter le 2 septembre 1775, comme elle venait de paraître ; en 1747, elle ne resta que trois jours sur l’eau.

La première ville qu’on rencontre de ce côté est Wadstena. Elle est fameuse par le couvent de Ste. Brigitte, fille d’un roi de Suède, qui en fut la première abbesse en 1540. Des pèlerins y vinrent pendant long-temps des pays lointains, visiter sa châsse : elle pesait, assure-t-on. 629 mares d’argent : à la réformation elle fut vendue au profit de la couronne. L’église est encore entière et est réellement très-belle et très-vaste. Le pavé est entièrement composé des tombeaux des rois et seigneurs suédois, qui ont désiré y être enterrés. Ou montre dans la sacristie nombre de statues de saints en bois, qui ne prouvent guères en faveur du goût des artistes qui les ont faites, ou de ceux qui les exposaient à la vue.

Le château bâti en 1556, sur les ruines de l’ancien palais, est totalement abandonné ; mais il est loin d’être en ruine, et présente une belle façade, de vingt fenêtres de front et quatre étages ; il est sur le bord du lac, entouré de fossés et île remparts élevés.

Un mille plus loin, est le débouchement de la rivière Motala, au village de même nom. On voit les eaux de ce grand lac Vetern, se fouler et prendre enfin leur écoulement rapide par une rivière superbe ; aussitôt que le courant commence, on a établi dessus des moulins et des pêcheries. Les eaux minérales de Médevi, sont dans ce voisinage : elles sont très-fréquentées en été : l’endroit est fort joli, et le nombre des maisons pour recevoir les buveurs d’eau est très-considérable. On y a souvent vu plus de trois cents personnes logées et soumises au régime des eaux, qui par toute la Suède est le même. Les personnes qui en prennent doivent assister dans l’église, avant et après à la prière et aux exhortations d’un ministre qui chante ensuite un pseaume.

Il y a trois puits où l’eau paraît ; près du plus ancien est la salle des buveurs. Sur les côtés, il y a des bancs très-longs, supportés seulement par les bouts ; l’usage est de se balancer dessus, pour faire passer les eaux. La compagnie se rassemble dans un grand réfectoire commun : on danse presque tous les jours, et je ne doute pas que la vie réglée, à laquelle on est assujetti, le bon air de la campagne, et la bonne compagnie, ne soient en état de rétablir une santé délabrée.

Les eaux sont sulphureuses et ferrugineuses, on les dit bonnes à bien des maux : quant à moi je les crois sur-tout bonnes contre l’ennui et l’oisiveté, comme à-peu-près toutes les eaux minérales.

Revenant sur mes pas, je repassai la Motala, et fe rentrai dans les belles plaines que j’avais quittées et qui me conduisirent à Scheninge, l’ancienne capitale de l’Ostrogothie. Comme le disent les historiens suédois, de presque toutes les villes du pays, elle était autrefois dans un état très-florissant, ce qui est fort différent de son état actuel.

Linköping[18], est le siège du gouverneur de la province et du second évêque de Suède, cette ville, qui est bâtie assez régulièrement, est la seule que j'aye vue, dans les deux Gothies, avoir un bâtiment de l'architecture gothique. C'est vraiment une chose remarquable, que les Gvths, à qui on attribue communément l’invention de l’architecture gothique, n’ayent dans leur pays, qu’un seul monument de ce genre, et encore est-il bien moderne.

Les réflexions suivantes empêcheront de s’en étonner : plusieurs pays ont porté le nom de Gothie ; pendant que le Languedoc et les Espagnes s'appelaient le royaume des Visigoths, (des Goths de l'ouest) l’Italie était soumise aux Ostrogoths, (aux Goths de l’est.) Par différens monumens, on voit que les Goths habitaient les bords du Pont-Euxin : ceux qui par la suite furent s’établir en Thrace, prirent le nom de Goths de l’ouest, ou Visigoths : il en fut ainsi à mesure qu’ils se répandirent en Europe. Ils ont suivi en Suède le même usage ; et ceux qui s’établirent sur les côtes de l’ouest s’appellèrent Vester-göths, et ceux sur les côtes de l’Ouest Oster-göths, que nous avons francisés d’une manière assez ridicule, sans connaître le sens du mot qui précède le nom de la nation, comme nous avons fait Autriche d’Öste-reich (le royaume de l’est.)

Il paraît donc évident, que ce fut aux Goths qui s’emparèrent des pays, où les arts et l’architecture en particulier avaient fleuri, que nous devons le genre gothique, qui est un mélange et une corruption du goût rafiné des Persans, des Grecs et des Romains, avec celui qui devait appartenir à des nations peu civilisées. Le principal mérité de ce genre est dans la difficulté vaincue, mais son ensemble est très-imposant, et inspire sans contredit, plus de vénération, que les jolies petites bonbonnières que les Romains appelaient leurs temples.[19]

Norköping est la troisième ville du royaume : elle est médiocrement grande, mais les quais qui bordent la rivière Motala sont de toutes beautés. Les gros vaisseaux peuvent remonter jusqu’à la ville, quoique la mer soit encore à neuf milles. Le principal objet du commerce consiste dans l’exportation des planches, des cuivres et des fers : les cuivres sur-tout forment la principale branche ; on les travaille dans une grande manufacture établie à la cascade qui interrompt la navigation de la rivière, au-dessus de la ville.

Cette cascade serait de peu de conséquence, si l’on voulait absolument établir la navigation du lac Vetern jusques à la mer : une, ou tout au plus deux écluses suffiraient. Il parait régner beaucoup d’industrie dans cette ville ; la belle rivière qui la traverse, plusieurs beaux bâtimens et l’air l’aisance des habitans devraient en faire un séjour agréable, mais je passais, je dépendais d’un autre : si je puis, je la reverrai. Mon voyage à travers les Gothies, a été beaucoup trop prompt pour pouvoir dire autre chose des habitans, si ce n’est qu’ils sont tous des Visigoths et des Ostrogoths



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Stockholm.


Le long de jolis lacs, et à travers les bois, je me rendis de-là, à la superbe maison de Finspông, chez le baron de Geer, dont la politesse et l’hospitalité sont connues de la plupart des étrangers qui ont passé en Suède. Il a dans son château, une bibliothèque composée de 18,000 volumes, un choix de tableaux de mérite, des ouvrages en ivoire, surprenans par leur délicatesse (sur-tout un vaisseau chinois avec tous ses agrès) et autres collections d’objets curieux et remarquables. Si j’avais la moindre disposition d’un voyageur allemand, il y aurait de quoi faire un volume, mais malheureusement je ne sais comment m’y prendre pour faire un registre, ou pour le copier.

Ce fut dans cette maison que je vis Pour la Première fois des bâtons Runiques : ce sont des bâtons quarrés et sur les côtés desquels sont gravés avec le canif, les jours de l’année, les foires, les fêtes etc., en caractère runique. On les croit communément très-anciens : j’en ai vu sur lesquels les fêtes du christianisme étaient marquées, mais cela ne prouverait pas que l’on n’en fit pas usage, avant son établissement. Dans certains cantons du nord de la Suède et de la Norvège, j’ai vu plusieurs paysans, se promener avec des bâtons pareils, sur lesquels étaient gravées les mêmes choses, mais en caractères ordinaires.

Les forges de Finspông sont très-connues : on y fond des canons et des boulets de tous calibres. L'établissement de Carron-work en Écosse avait d’abord donné quelques inquiétudes au propriétaire ; mais on m’a dit que l’expérience a prouvé que les canons fondus à Carron-work, sont d’un fer beaucoup plus cassant, on l’a trouvé plus convenable pour les ustensiles domestiques, qu’on y fabrique en grande quantité ; les Écossais, il est vrai, prétendent aussi que leurs fers et leurs canons sont fort bons : c’eSt aux connaisseurs à en décider, mon affaire à moi, c’est de rapporter les préjugés des gens, sur ce qui les regarde.

Les forges de Finspông, au surplus, ainsi que celles de Carron-work, ne sauraient être mieux situées. Elles sont au milieu des bois, près des mines de fer, à une cascade très-longue, qui sert de dégorgement à un lac, et se jette dans un plus grand, qui va rejoindre la rivière Motala à Norköping, sans cesser d’être navigable.

Tous les arrangemens sont pris en Suède pour le temps de l'hiver ; c’est alors que les charois se font, parce qu’on peut traverser les lacs, les ma. rais et les bois, sur la neige. Dans les années précédentes à celle de 1798, le froid avait été bien moins vif, et l’on n'avait pu transporter le charbon de bois et le minerai dans la quantité ordinaire. Afin de témoigner au baron de Geer ma reconnaissance de ses bons procédés, je lui souhaitai de la glace et de la neige depuis le mois d’octobre, jusqu’ä la St. Jean : ce souhait, dans bien des pays, passerait peut être pour un compliment un peu froid..... Il n’a malheureusement que trop bien été accompli, et désormais je n’en ferai plus de pareil.

À la poste avant d’arriver à Nyköping, on ne voulut point absolument nous donner de guide : les gens dirent, qu’ils n’avaient pas le temps ; l’on fut obligé de s’en remettre aux chevaux, qui effectivement nous conduisirent très-sagement et tout seuls à l’hôtel de ville. Quoique Nyköping, soit le siège du gouverneur de la Sudermanie, elle est peu considérable : on voit encore, un vieux château, dans lequel se sont passés plusieurs scènes tragiques sous les anciens rois de Suède, entre autres l’emprisonnement du roi Waldemar fils de Birger-Jarl, que l’on y fit mourir de faim en 1504 et l'étranglement de ses deux successeurs.

Plus on s’approche de la capitale, moins on aperçoit cette respectable bonhomie, qui caractérise généralement le paysan suédois des provinces ; les gens des postes, près de Stockholm, cherchent a tracasser le voyageur et à abuser de son ignorance, comme dans tous les pays. Heureusement que je connaissais assez la langue et les usages de la Suède, pour leur jeter dix mille millions de diables par la figure, qui les mettaient tout de suite a la raison.

Quand dans un autre pays, on dit à un homme, que le diable remporter cela lui suffit ; mais ici, un diable tout seul, ne serait pas en état de lui faire remuer le bout du doigt : si on ne fait pas usage de tio tusand dievul (dix mille diables) au moins, vis-à-vis d’un Suédois il vaut mieux ne pas s’en servir du tout. Les dames cependant se tirent d’affaire avec un ou deux Kors (Croix), mais un homme qui en ferait usage, aurait l’air petit maître, et on se moquerait de lui.

La situation de Soder-Telge, une petite ville assez mal bâtie la rend intéressante. Un bras du lac Mälarn, vient la joindre d’un côté, pendant que de l’autre une baye profonde de la mer Baltique, s’en approche à la distance d’un huitième, ou au plus d’un quart de mille. Cette situation avait donné au feu roi, l’idée d’ouvrir de ce côté une communication entre le lac et la mer. C’eût certainement été avantageux, pour le commerce du royaume en général ; car les îles sans nombre, qui bouchent l’entrée du Mälarn, sont fort gênautes ; mais aussi la capitale, eût peut-être pu souffrir de cette amélioration, parce qu'elle eût détourné le commerce de son ancien canal. Les négocians s’y sont opposés et l’on a discontinué les travaux, déjà commencés. Cependant la baye qui s’approche de Soder-Telge, ne reste pas, à beaucoup près, gelée aussi long-temps que celle de Stockholm ; elle donne réellement dans la mer Baltique, pendant que l'embouchure du Mälarn, est plutôt dans le golphe de Bothnie : je suis persuadé d'après cela, que la ville de Stockholm profiterait plus, qu’elle ne perdrait, par cette entreprise.

Soder-Telge deviendrait l’entrepôt et le port de Stockholm ; la plupart des grandes villes maritimes ont un port plus près de la mer, qui cependant ne nuit en rien à leur prospérité. Les négocians de Stockholm eux-mêmes, ont été obligés de s’arranger à Dalarön, et leurs vaisseaux s’y arrêtent souvent quand le vent contraire ou les glaces ne leur permettent pas de remonter jusqu’à la ville. La seule différence que cela ferait réellement, c’est qu’on serait en état d’expédier les vaisseaux, trois semaines et souvent un mois plutôt qu’on ne le fait.

Traversant encore des bois de sapins, des rochers et des lacs, j’arrivai enfin à Stockholm : on serait tenté de croire dans d’autres pays que 55 milles, à dix et demi au degré, seraient un grand voyage ; mais dans ce vaste pays, ce n’est qu’une bagatelle, et l’on s'accoutume tellement aux distances, que souvent il arrive d’aller diner à quatre ou cinq milles, et de revenir coucher chez soi.

La situation de Stockholm est des plus romantiques : la ville est bâtie sur différentes petites îles de rochers, ou de gravier, à l’endroit même où le Mãlarn se jette dans la mer. D’un côté des ponts, l’eau est douce et de l’autre saumátre : lorsque le vent souffle de la mer, le courant alors remonte dans le lac, mais dans un temps calme, ou pendant l’hiver les eaux du lac s’écoulent toujours, même assez rapidement dans la mer. Le lac Mälarn, le troisième grand lac de Suède, peut avoir treize milles de long, sur quatre de large. Il est couvert d’une quantité prodigieuse d’îles : on en fait monter le nombre à plus de mille ; il y en a quelques-unes d’assez considérables ; elles sont généralement toutes cultivées et habitées. C’est d’elles, que provient une grande partie des revenus de la couronne.

Les différentes capitales de la Suède ont toujours été bâties sur les bords du lac Mälarn. La proximité de la mer engagea Birger-Jarl[20] à fonder Stockholm en 1260, et à y faire établir les habitans riches de Sigtuna, l’ancienne capitale, qui avait été pillée et brûlée par une flotte Russe et Courlandaise le 4 juillet 1188. Après le sac de leur ville les habitans s’étaient retirés à Österôs qui prit le nom de nouvel Upsal et qui fut le siège du gouvernement pendant près de quatre cents ans. Il est très-probable, que l’idée de Birger-Jarl était de fermer l’entrée du lac Mälarn, aux flottes de pirates qui infestaient la Baltique, et qui effectivement depuis la fondation de Stockholm, n’y ont plus reparu.

Une situation aussi extraordinaire et aussi belle serait d’un prix inestimable dans un climat plus heureux. Telle qu’elle est, elle est réellement superbe et sans doute unique. La séparation des îles n’est en aucune manière gênante ; elles sont jointes par des ponts : cette situation a l’avantage de mettre tous les quartiers de la ville à portée de l’eau.

Le château, ou palais du roi, est ce qui Frappe d’abord. C’est un bâtiment magnifique bâti en 1695 sous Charles XII, d’après les desseins du Comte de Tessin. Il forme un quarré, au milieu, duquel il y a une grande place : la magnificence des appartemens royaux répond à celle du dehors. On y voit aussi une très-belle galerie de tableaux, dans laquelle on admire avec juste raison une jolie Vénus sortant du bain ; la tête en fut sculptée d’après une dame de la cour. Assurément il n’est rien d’aussi séduisant ; le sculpteur qui est le fameux Serge-l, a tiré le reste de son cerveau : heureux, qui peut s’assurer, s’il est aussi ressemblant que la figure !

La salle du conseil du roi est très-noble ; on y voit un buste bien ressemblant de Gustave III. Ceux qui voudront avoir plus de détails sur ce château et en connaître le nombre des tableaux, des statues, des vases, lits, chaises et pincettes, n’ont qu’à s’armer de patience et lire quelques-uns des Catalogues anglais, français, allemands, imprimés sous le nom de voyages, tours pittoresques etc., ou pour avoir plutôt fait, le registre du concierge. Quant à moi, qui malheureusement n’ai pas plus de plaisir à copier du bavardage, qu’à le lire, je me contente de dire les choses qui me frappent, ayant assez communément remarqué, que ce qui m’ennuie, fait aussi bâiller les autres.

La bibliothèque du roi est dans une des ailes que l’on a ajoutées aux quatre faces du palais. Elles sont sans doute fort utiles, mais elles ne l’embellissent pas. La salle qui la contient, est très-vaste. La galerie que le régent y a fait ajouter, en augmente la beauté et la commodité ; mais quoiqu’il y ait cinq à six ans depuis ce temps, les livres ne sont pas encore en ordre ; au sur-plus c’est assez indifférents et quand tous les livres feraient un tas au milieu du bâtiment, je n’imagine pas qu’on s’en chagrinât beaucoup dans la ville.

Le museum contient quelques statues assez belles, et des bustes d’Empereurs romains : la plus belle pièce est un gladiateur mourant, sur lequel les dames ne se permettent de jeter les yeux qu’à la dérobée. En général dans les maisons particulières, comme dans les établissemens publics, les statues et les peintures sont dans un état de nudité, que l’on croirait peu convenable à un climat si rude.

L’arsenal contient les drapeaux conquis sur les ennemis : ils remplissent trois grandes chambres. Leur multitude est loin d’inspirer un intérêt aussi vif, que si on n’en voyait que quelques-uns très-remarquables. On y voit aussi les selles et les housses, dont les souverains ont fait présent aux rois de Suède, le cheval de Gustave Adolphe empaillé, et bien d’autres curiosités de ce genre ; on a poussé la recherche jusqu’à conserver les joujous dont les rois de Suède s'amusaient dans leur enfance, leur petit carrosse, leur cheval de bois etc.

On y montre les habits ensanglantés, que portaient Gustave Adolphe, et Charles XII, quand ils reçurent le coup de la mort : on y a dernièrement joint ceux de Gustave III. Les vêtemens ensanglantés de ces grands princes inspirent sans contredit un vif intérêt : ils rappellent leur fin tragique : leurs grandes qualités et leurs hauts faits viennent aussi se retracer à la mémoire. Mais le montreμr détruit presque totalement l’effet, en expgsant en même temps, la chemise un peu déchirée à l’épaule, d’un prince très-respectable sans doute, mais encore existant.

On croirait d’après le nom d’arsenal, devoir y trouver un magasin d’armes ; on n’en montre point d’autres que quelques vieilles armures et en petit nombre. Dans la première chambre, on voit celles dont se sert la cour dans les petits tournois qu’elle donne quelquefois pour s’amuser ; elles sont en tôle, et n'ont rien de bien remarquable, quoiqu’elles soient montées sur des coursiers bardés de fer blanc.

Il y a sur-tout dans l’arsenal, un monument, qui certainement n’est pas à sa place ; je veux dire la chaloupe que le Czar Pierre construisit lui-même en Hollande, et qui fut prise dans la traversée par un vaisseau suédois. Cette chaloupe inspirerait assurément un grand intérêt à Pétersbourg, dans la capitale du grand souverain, qui pour instruire et policer ses sujets, s’était soumis à tant de travaux et de fatigues ; mais elle en inspire bien peu à Stockholm ; je crois réellement, qu’il eût été plus noble de la rendre a la paix ; même à présent je crois que cela conviendrait. Ce serait un présent très-acceptable pour le successeur du grand-homme, qui l’a construite.

Les nombreuses îles, sur lesquelles Stockholm est située, ont donné la facilité d’isoler certains objets, qui n’auraient guères pu se trouver sur terre ferme sans de grands frais de fortification ; l’amirauté par exemple, qui contient aussi le véritable arsenal, est située sur deux îles de rochers, qui quoique sans fortification, pourraient en cas de besoin servir de citadelle à la ville. Le goudron ne peut être chargé, que sur le rocher destiné à cet usage : le bois et les cordages ont aussi leurs rochers séparés. Les vaisseaux de guerre, et ceux qui ont besoin d’être réparés, se tiennent derrière l'amirauté le long du parc ; il s'y trouve un bassin naturel assez profond, pour que les vaisseaux les plus gros puissent venir le long du rivage.

L’amiral baron de Ruuth imagine, sous le roi Frédéric, de faire mettre les galères sous des couverts et à sec ; l’expérience a prouvé qu'elles s’y conservaient beaucoup mieux, que dans l'eau et exposées à l’air. Après être restées sous ces hangars pendant nombre d’années, quand le feu roi voulut s’en servir lors de la guerre de Finlande, elles furent dans vingt-deux jours en état de se mettre en mer. Les femmes seules ont le droit de passer dans leurs bateaux, les personnes qui veulent se rendre aux chantiers, ou tout autre part : elles manient la rame avec beaucoup d’habileté et même de vigueur, et je suis bien convaincu qu’un batelier audacieux qui oserait venir sur leurs brisées, pourrait en parler avec connaissance de cause.

Du clocher de l’église Ste. Catherine, ou même de la hauteur sur laquelle cette église est située, la vue de Stockholm et de ses différens bassins, est plus belle que je ne saurais dire.

On a placé un télégraphe au sommet de ce clocher, qui se rapporte à un autre placé à Drottningholm ; c’était une expérience qu’on avait voulu faire : on instruisait ainsi la cour de l’arrivée du courrier. On aurait pu rendre l’établissement utile, en le faisant correspondre avec un autre établi à Dalarö, le port de Stockholm, mais c’est une affaire qui regarde le commerce. Il est étonnant que son utilité évidente n’ait pas encore frappé les négocians. Je ne saurais trop dire, s’il y a une suite de télégraphes établis entre Stockholm et Obo, la capitale de la Finlande, à travers les îles du Golphe de Bothnie, mais je suis bien sûr que cela devrait être.

La salle où les nobles s’assemblent, quand les diètes se tiennent à Stockholm, est assez vaste ; dans les autres temps, elle sert ordinairement aux concerts. Les murailles cependant, sont entièrement couvertes d’armoiries ; il y en a jusque ; sur l’escalier : C'est en vérité une tapisserie assez peu gaie.

Le cabinet des modèles en Mécanique, est Un objet d’une curiosité bien placée et d’une utilité réelle ; on y trouve en petit, toutes les machines que le génie et l’industrie des hommes leur ont fait inventer : celles sur-tout qui regardent les mines, m’ont semblé parfaites, ainsi que celles sur l’agriculture. L’hôtel de la monnaye contient le dépôt de la manufacture de porphyre — on y voit de très-belles pièces et on peut se les procurer en s’adressant au directeur.

Gustave III avait beaucoup de goût pour les beaux arts : c’est a lui que l’on doit l’établissement des théâtres en Suède : le grand opéra sur-tout lui est entièrement dû. Il a fait des frais considérables pour y attirer de bons artistes ; Les pièces que l’on représente sont fort bien exécutées, et les costumes exactement suivis : elles sont presque toutes, traduites du français. Lorsque le goût n’est pas encore formé ; il est bon de se modeler sur les chefs-d’œuvres des autres nations, pour éviter les caprices bizarres des auteurs, qu’un public ignorant applaudirait toujours. C’est en imitant et en traduisant les anciennes comédies et tragédies des Grecs et des Latins, que le théâtre français est parvenu à les surpasser. Si les Anglais eussent suivi les mêmes modèles, leur théâtre ne serait pas encore rempli de monstruosités, qui semblent révoltantes à un étranger, et que cependant ils applaudissent à tout rompre. Il leur faudra dix fois le même espace de temps pour parvenir à la perfection de l’art dramatique. Shakespear, le modèle auquel ils s’attachent, n’en est réellement pas un à suivre. Il avait, il est vrai, un génie supérieur ; mais ayant paru, lorsque les arts et les sciences étaient encore dans l’enfance, il n’a réellement suivi aucune règle. Ceux qui cherchent à l’imiter, y réussissent dans le désordre de leurs pièces, mais sont bien loin de lui dans les morceaux sublimes, qu’il faudrait avoir son génie pour enfanter.

Le nombre de pièces nationales ou originairement suédoises est très-peu considérable. L’opéra de Gustave-Vasa est le plus admiré. La pièce n’a pas der apport à un trait particulier de ce héros, mais en général à l’expulsion de Christian et des Danois. On y voit beaucoup de batailles, et des changemens de décoration sans fin, et réellement superbes ; Gustave s’endort et de jolis dieux et déesses représentent ses songes. Pallas, Vénus, la Renommée, les Heures dansent autour de lui... On voit des batailles gagnées en l’air etc. etc. — Gustave faisait de jolis rêves. — Christian dort aussi, et des diables, des furies troublent son repos. Qui aime les revenans peut se satisfaire ; il en parait bien une trentaine les uns après les autres : cette scène est exactement celle de Richard III de Shakespear, et on a encore enchéri sur lui. Tout cela est fort beau, sans doute, et il faut bien se garder de le trouver autrement ; mais j’avoue bonnement, que Gustave dans les mines de la Dalécarlie, ou haranguant les paysans, m’inspirerait Lien un autre intérêt. D’ailleurs Gustave est si près de nous, qu’on ne l’entend pas chanter dans un grand opéra sans répugnance. Si on faisait paraître Louis XIV, faisant des efforts de gosier sur le théâtre, ou même Charlemagne, quoique beaucoup plus ancien. nous aurions de la peine à ne pas le trouver déplacé ; un héros de la fable ou de la Grèce, passe encore.

Les farces suédoises sont d’une maussaderie terrible : ce sont communément des ivrognes et des hommes habillés en femmes, qui excitent le rire, plus par leurs manières souvent peu décentes et par leurs éventails énormes, que par ce qu’ils disent. Presque tous les airs sont tirés de quelques vaudeville es français : c’est fort commode pour l'auteur, et si jamais le diable me tente de faire un opéra, je ferai, je crois, de même. On fait ainsi sa besogne tout seul, sans être obligé d’avoir recours au musicien.

La salle de l’opéra est fort belle et très-bien décorée, et c’est dans cette salle où Gustave III fut si souvent applaudi, où le public avait besoin de son exemple pour apprécier les bons morceaux et où à présent il n’applaudit rien du tout, que Gustave III fut assassiné. Il m’a toujours été difficile, dans les ballets les plus brillans, d’oublier que cette même coulisse, par où la gentille Mde de Ligny entrait ou sortait en cabriolant avec tant de grâce, était la même, où le roi tomba.... Cependant le public[21] ne paraît pas y penser beaucoup, et il voit et entend tout avec la froideur et l’étiquette la plus compassée. Cette froideur est souvent si marquée, que dans quelques occasions, j’en ai presque été scandalisé : par exemple comment les Suédois peuvent-ils voir leur jeune roi et leur jolie reine venir prendre part aux plaisirs du public, sans en témoigner la moindre sensation : pas le moindre applaudissement : le silence le plus glacé règne. Ils saluent, le public est muet. (il) Quelque temps après l’assassinat du roi de Suède, le peuple qui se voyait avec rage privé d’un protecteur (dont la Suède commence enfin à sentir le prix) voulait détruire la salle, mais enfin le temps comme dans toutes choses, a fait son effet. Que penserait le bon George, si ses flegmatiques Anglais l’accueillaient de cette manière ? il est vrai, que quand ils ne sont pas contens, ils ne le lui laissent pas ignorer non plus, mais n’est-ce pas bien préférable ? on sait au moins à quoi S’en tenir.

Il est du bon ton d’aller à tous les opéras quand même on les aurait déjà vus et qu’on s’y serait peu amusé. Les portes des maisons sont fermées ce jour-là et on ne reçoit pas, quand même on serait chez soi, pour avoir l’air de suivre la mode.

Stockholm est bien réellement la capitale du pays des mines : on voit souvent deux hommes s'embrasser, non sur l’oreille ou sur la joue, mais bien sur la bouche et recommencer à plusieurs reprises. Quand les dames entrent dans un salon, où il y en a d'autres, elles vont souvent embrasser de la même manière, toutes les femmes qui s’y trouvent. Les personnes d’un rang inférieur à celles qu’elles saluent et les demoiselles vis-à-vis des dames mariées, font de plus la grimace de vouloir baiser la main et même le bas de la robe, mais d’ordinaire on les relève gracieusement et on les embrasse.

Il est presque impossible à un étranger, d'adresser comme il faut une lettre en suédois. Avant de mettre le nom, il faut passer en revue tous les titres, toutes les charges réelles ou imaginaires de la personne à qui on écrit ; pour un noble, ce serait, Konungens tro man riddare af, tous ses ordres et toutes ses charges, puis Högvälborne herr greve etc. Pour un prêtre c’est encore plus long Konungens höf predicant, contracts prosten och Kyrcho-herden högare-vördige, och höglärde herr Magister[22]

Il est à propos que je m’arrête ; car si je voulais me laisser aller sur ce chapitre, j’aurais de quoi dire, et ma promenade s’allongerait tellement, qu’elle deviendrait aussi grosse que les in folio de Göranson et de Rudbeck.

Le feu roi aimait les fêtes et les parties brillantes : c’était alors à qui en donnerait le plus, et se montrerait davantage. Les choses ont changé depuis ; quelques circonstances politiques obligent le gouvernement à des mesures d’économie : c’est à qui économisera le plus. Les riches parlent de la misère, et se retranchent sur tout. Cependant quand on est invité, les tables sont couvertes splendidement ; mais oh ! on vous donne à manger, et point a boire. Souvent dans les maisons les plus riches une bouteille est placée près du maître, qui sert lui-même et essuye avec grand soin le verre contre le goulot de la bouteille, absolument comme si c’était de l’or potable.

Si on a le malheur de venir d’Écosse, par exemple, et qu’avec une modération sans exemple dans le pays des Cakes, on ne revienne que quatre ou cinq fois à la charge, on passe à Stockholm pour un biberon. Suivant le degré d’économie du maître, il y a plus ou moins de bouteilles sur la table : quelquefois il n’y en a point du tout, et c’est le domestique qui remplit les verres quand ils sont vides, mais pour être poli, ils ne doivent guères être vidés. On sait que la coutume en Angleterre est tout à fait différente, et qu’on ne doit jamais laisser son verre plein devant soi : fill what you please, but drinck what you fill[23]. Imbu de cet axiome admirable, et craignant d’être accusé d’impolitesse, je sablais mon verre aussitôt que rempli, et probablement en ma qualité d’étranger, le domestique le remplissait toujours : tant qu’à la fin la provision de la compagnie se trouva épuisée.

Il est fort singulier que je n’aye pas lu un livre sur la Suède, où l’auteur ne reprochát plutôt quelque chose de contraire. C’est ainsi que va le monde. Un l’a dit, l’autre le répète sans examiner si les choses sont changées depuis. Il est vrai, qu’il n’est point du tout contre la sobriété, d’avaler plusieurs grands verres d’eau de vie dans la journée, mais une demi-bouteille de vin, ah fi ! Quelle ivrognerie ! je dois aussi ajouter que les négocians riches, ne se croyant pas obligés d’imiter si scrupuleusement la cour, ont bon nombre de bouteilles autour de la table et que chacun fait comme il lui plaît.

On doit bien sentir que si l’économie va chez le riche jusqu’à la bouteille, elle s’étend également sur les petits objets de l’intérieur. De là vient que les artisans se plaignent avec quelque raison, et que le prix de leurs denrées augmente ; car c’est certainement au manque de circulation que l’on doit l’attribuer. Si le riche accumule, de quoi vivra l’homme qui n’a que son industrie. Les revenus doivent être dépensés, et quand la manie est Cle les accumuler, je regarde que c’est voler le public. On craint, dit-on, les maux d’une révolution.... mais supposé qu’elle arrivât, en quoi en serait-on mieux, d’avoir des tas de papiers dans son coffre- fort ?

Cependant chacun veut paraître et donne souvent des galas ; c’est le ton : on m’a conté qu’un monsieur qui balançait entre la gloriole d'avoir donné une fête et l’argent qu’il lui en coûterait, imagina d’illuminer ses appartemens et de mettre nombre de chapeaux sur les fenêtres. Malheureusement quelqu’un que cette montre même attira, vint lui faire visite.... c’était un tour perfide.

Le commerce, par la disposition des négocians, ne pourra jamais faire les progrès qu’il a faits en Hollande ou en Angleterre. Dans ces deux pays, lorsqu’un négociant s’est enrichi, il pense à faire de grandes entreprises, quelquefois même, sans profit pour lui. En Suède, on peut dire que le commerce est toujours commençant, les négocians riches se retirent, achètent des terres, marient leurs filles avec des nobles et le nom de la maison de commerce la plus florissante, meurt presque toujours avec le chef, dont la fortune est dispersée en différentes mains.

Les lois somptuaires sont assez rigoureuses : les dames ne peuvent porter de robe de couleur en soie : le gris, le noir et le blanc, sont seuls permis ; les plumes, les galons, les broderies, les longues dentelles sont défendus, aussi bien que les dorures dans les maisons ou sur les voitures. Cependant les diamans et les bijoux en or et en émail ne sont pas compris dans la loi somptuaire. Il y a de plus un habit réglé pour paraître à la cour : celui des dames est une vieille mode de polonaise : ce qui les distingue plus particulièrement, ce sont les manches blanches qui excitent beaucoup de jalousie et de tracasseries. Souvent, quand on sait que la cour doit venir à un bal, les dames de la ville ne se soucient pas d’y aller, Car il n’y a que celles présentées à la cour qui ayent le droit de porter ces manches. Les hommes ont par-dessus une espèce de gilet noir, un manteau de taffetas ou de satin de la même couleur qui semblerait plutôt devoir convenir au climat du Portugal qu’a celui de la Suède ; mais on se couvre de pelisse, on pique son manteau de coton et on gèle. Les jours de gala à la cour l'habillement est bleu, et d’autres fois gris, mais c’est toujours la même forme et la même étoffe.

Les gens du commun sont bien vêtus et n’ont pas l’air de souffrir : les servantes elles-mêmes, quoique leurs gages ne montent guères qu’à dix ou douze ricksdalers (de 50 à 60 l. tournois) sont toujours proprement mises, elles ont même le dimanche un petit air fringant qu’on ne leur trouve qu’en Écosse, et (lieu sait comment cela leur vient, dans les deux pays.

Il Y a 150 jeunes gens, élevés aux frais du gouvernement à l’école militaire de Carlberg : c’est un établissement tout nouveau : la maison, située à quelque distance de la ville, est fort belle : le ; jeunes gens y sont tenus avec le plus grand soin ; j’ai vu avec plaisir qu’on les exerçait pendant l’hiver à courir sur la neige avec les longs patins de bois dont les Lapons se servent pour voyager, et avec lesquels ils montent et descendent les montagnes avec une vitesse prodigieuse, et vont même à la chasse des ours. Un de ces patins a huit pieds de long et l’autre quatre. Il est vraiment singulier, que les peuples voisins chez qui la neige reste six mois de l’année, ne les ayent pas adoptés : les habitans des Alpes, de la Suisse, de l’Allemagne et même de la France, pourraient aussi en faire un usage très-avantageux.

Les hôpitaux sont assez nombreux et bien tenus. Ce sont des femmes, qui soignent les malades : les fonds pour leur entretien ont été assignés par la couronne, ils sont sous la régie des chevaliers de l’ordre des séraphins, le cordon bleu et le premier des quatre ordres de Suède. Les chevaliers donnent eux-mêmes annuellement une petite somme pour le même objet. Dans toutes les villes du royaume, où siège un gouverneur, il y a un hôpital sous la même régie.

La police a étendu sa vigilance sur les secours dont le public peut avoir besoin à tous momens : les boutiques d’apothicaires sont gardées toute la nuit par un homme qui y veille, et à quelque heure que l’on vienne, on est sûr d’avoir des remèdes sans éveiller les voisins. On les délivre par un guichet à la porte de la rue, pour la sureté du propriétaire ; c'est la même chose dans toutes les villes de Suède. La manière dont les médecins sont établis dans le Nord est très-libérale ; ils ne sont point payés par visite ; le dernier jour de l'an, chacun leur envoie sa quote part.

L’hôpital des femmes en couche, ne contient que 25 lits : il serait à propos d’en augmenter le nombre et d’en faciliter l’entrée aux femmes grosses ; peut-être diminuerait-on de cette manière, les infanticides qui sont assez nombreux, à ce qu’on prétend. On coupe quelquefois la tête aux filles, pour ce crime. Le vol simple n’est pas puni de mort : le voleur est condamné au fouet et à travailler dans une forteresse : aussi y en-t-il fort peu. (On peut se rappeler que j’ai traité ce sujet, dans le volume sur la grande Bretagne p. 32 et 33.) La peine de mort est réservée seulement pour le meurtre, et assure-t on la contrefaçon des billets de banque.

L’industrie a fait de très-grands progrès ; quelques particuliers ont établi des machines semblables à celles de l’Angleterre. Mr. Helmius, entre autres, a une fabrique dans le faubourg du nord, pour la filature de la laine, semblable aux machines anglaises pour la filature du coton. Malheureusement il n’a pas l’eau à commande, mais il y a suppléé par une grande roue creuse, dans laquelle il fait entrer un cheval qui la fait mouvoir, absolument comme dans certains pays, on se sert de chiens pour tourner la broche.

Il y a fort peu de mendians, il y a une maison de travail, où on les enferme ; mais elle ne peut en contenir qu’un petit nombre, et d’ailleurs on n’y tient pas autrement la main, on les laisse sortir le samedi pour prendre l’air et mendier : c’est le seul jour qu’on en voye dans les rues.

Les Suédois en général paraissent beaucoup plus sensibles au froid que les étrangers qui viennent les visiter. Dans le fait ce n’est pas le froid qui paraît extrême, c’est la longueur du temps qu’il dure, qui fatigue et qui peut-être refroidit la masse du sang et la moëlle des os. Je n’ai pas vivement senti le froid de cet hiver ; (1798) mais j’avoue que je ne me sens pas de la même manière : je ressens une gêne dans le corps et sur-tout une envie de dormir, qui ne m’est point ordinaire, et qui paraît assez générale dans le Nord. Si je reste ici plus d’un hiver, au second vraisemblablement je serai obligé par le refroidissement des humeurs, de prendre comme les Suédois, des pelisses des Lapp-mud, des bottes fourrées et le diable enfin pour me tenir chaud[24].

Les appartemens sont échauffés avec des poëles de fayence, qui avec peu de bois entretiennent une chaleur douce et égale partout. On n’a pas besoin, comme en France, de se rassembler autour de la cheminée, et souvent d’être brûlé par-devant et gelé par derrière. Il fait chaud partout, et personne dans les plus grands froids ne pense à s’approcher du poële. Cette méthode, qui est fort bonne, et qu’il est étonnant qu’on n’ait pas introduite ailleurs, peut cependant être une des causes qui rend les Suédois si frilleux.

L’espèce d’hommes est réellement superbe, on voit tous les jours, mille jeunes gens avec des figures à faire fortune dans une autre cour ; mais ici c’est si commun qu’on n’y prend point garde. Les femmes sont d’une fraîcheur et d’une beauté souvent remarquables : elles possèdent d’ailleurs des grâces et sur-tout, presque généralement un charme dont la blancheur, la rondeur, et les proportions séduisantes ne se trouvent que très-rarement au même point de perfection dans les autres pays. Mais il faut les voir au bal ; comme les dames dans le Nord prennent ordinairement peu d’exercice, elles s’en dédommagent en dansant. Bien n’est engageant comme un bal à Stockholm ; le nombre de jolies personnes et la grâce des pas, intéressent presque autant le spectateur, que les danseurs eux-mêmes. On danse communément fort bien, et l’on ne voit jamais personne danser ridiculement ; si quelques étincelles du feu, qui anime les Provençales, paraissait un peu plus dans les gestes, il n’y aurait plus rien à désirer, ou plutôt il y aurait trop a désirer.

Lorsque je me trouve dans les assemblées publiques, quoique je ne prenne part au plaisir que par les yeux, je reste toujours jusques à la fin, et je suis toujours le dernier à sortir. Dans les bals suédois, les adieux, les embrassades, les baise-mains et sur-tout le privilège que les domestiques ont de chausser les bottines fourrées à leurs jolies maîtresses, rend ce moment pour le moins aussi intéressant que les danses les plus brillantes.

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La société — malheur des temps - Drottningholm — le clergé - les quatre ordres de l’état — la justice.


L’assemblée, à laquelle on a donné le nom de la société, est l’établissement le plus somptueux que j’aye vu de ce genre : trois cents membres la composent, qui doivent avoir été ballottés ; les premières personnes du royaume se trouvent parmi elles. On y a les papiers publics, un dîner et un souper excellent, à heures et à prix fixes et très-modéré. Il est permis aux membres d’y présenter les étrangers qui peuvent leur être recommandés, mais non les Suédois des provinces qui viennent dans la capitale. Les ministres étrangers y sont admis de droit, et peuvent y présenter les personnes de leur nation : on parlait même d’en restreindre la permission à eux seuls, ce qui serait gênant pour ceux qui comme moi, ont le malheur de n’être d’aucune nation. Un étranger ainsi admis peut y venir deux mois, après quoi il doit être ballotté et payer la taxe, comme les autres membres, c’est-à-dire douze ricksdallers en entrant, et tous les mois : cet argent sert à payer les domestiques, qui sont nombreux et bien tenus, les appartemens, les couverts d’ argent et le feu, etc. etc. Là, les opinions se trouvent neutralisées. La première règle est de ne jamais parler de politique.

On y donne quelquefois des bals, qui sont très-brillans, c’est, en quelque façon, une espèce de consolation pour les dames, afin de ne pas trop exciter leur mauvaise humeur, contre cette assemblée, qui souvent les prive de compagnie. Les dames ont toutes raisons de ne pas aimer la société : l’étranger n’a guères d’autres ressources à Stockholm, et pour lui elle est de quelque conséquence ; mais un homme établi, qui y vient passer une grande partie de la journée, donne naturellement à penser que intérieur de sa maison ne lui est pas très-agréable, et c'est un secret de famille que les dames n’aiment pas à voir exposé à la connaissance du public.

J’avais cru faire merveille de me munir d’une lettre de recommandation pour M. H..... ministre de la Grande Bretagne... Fou, que j’étais ! — Rien sans doute, n’est capable de faire repentir un homme d’honneur d’avoir fait ce qu’il a cru son devoir, quelques puissent être les événemens ; mais dans notre situation malheureuse, ce n’est pas le moindre de nos maux, de les voir constamment traiter avec peu d'égards, par ceux dont on devrait en attendre le plus.

D’un autre côté, il m’advint avec le chargé d’affaire républicain, une scène assez originale. Une personne, qui m’avait invité à dîner chez elle à la campagne, m’offrit une place dans une voiture où il en avait déjà accepté une. Quand ce vint le moment de partir et qu’il m’eut aperçu, il fit grand tapage accompagné de réflexions peu charitables sur les émigrés ; je résolus dès-lors de ne point aller dans la voiture, mais passant près de lui, je ne pus m’empêcher de lui dire qu’on pouvait être ennemis sur le champ de bataille, mais dans un pays étranger et neutre, et dans une maison tierce. Il s’emporta, et me dit : » qu’il allait monter sur ses grands chevaux.« » Moi sur un éléphant « lui dis-je, en riant et je fis la route à pied.

Eloigné comme je suis, depuis sept à huit ans de la fureur révolutionnaire, il m’est difficile de concevoir comment elle peut encore exister. Je désire bien sincèrement le bonheur de mon pays ; je sais très-bien, que cela ne peut pas arriver avec un gouvernement anarchique, et je crois fermement que la royauté seule, (sous quelque nom qu’on l’introduise) est capable de fermer les plaies de la France : je la lui souhaite donc. Voilà où se réduit tout mon esprit de parti. Je pense que les Français (de quelques partis qu’ils soient) sont tous malheureux par cette révolution ; Le moyen de faire cesser ces malheurs, c’est de tâcher de se rapprocher et de s’arranger ; mais les chefs de la tyrannie n’y trouveraient pas leur compte : ils ne seraient plus chefs, et il faut que la nation s’égorge, massacre et vole ses voisins, pour leur conserver leurs places de directeurs, de législateurs. Ja-Herre[25], de généraux et d’ambassadeurs.

_____________________O nation miserable
With untinttled Tyrants bloody sceptered,
When shall thou see they wholesome days again ?
_______________________Shakespear.[26]


Le Feu roi avait attiré à sa cour des gens d’un talent vraiment supérieur : M. Sergel un des meilleurs sculpteurs de l’Europe, en a reçu l'encouragement que méritaient ses grands talens : c’est lui qui a été chargé de fondre la statue pédestre de Gustave III, que la bourgeoisie lui élève : Le piédestal est de ce beau porphyre que l’on travaille dans la Dalécarlie. La ville de Stockholm aura ainsi trois statues des rois de Suède, qui toutes peuvent passer pour des chefs-d’œuvre. Ce sont celles des trois Gustaves. La noblesse fit ériger celle en l’honneur de Gustave-Vasa, plus de deux siècles après la mort de ce héros ; la statue équestre de Gustave-Adolphe, fut élevée par Gustave III.

Malgré les encouragements du feu roi, les beaux arts sont généralement assez négligés en Suède. La jalousie qui existe entre les artistes des différentes professions ne leur permettra jamais de s’élever, sans la protection immédiate du gouvernement. Dans les autres pays, un chanteur n’est pas jaloux d’un peintre, ni celui-ci d’un prédicateur, mais à Stockholm il arrive souvent, que non-seulement les gens de la même profession se discréditent entre eux, mais encore ceux de la profession voisine. — Mon pauvre livre, comme on l’a déchiqueté ! — C'est sur-tout lorsque le roi a bien voulu me permettre de le lui présenter, que le tapage a été grand. Je me croyais presque au milieu de ces petits bosquets que les bonnes gens d’Écosse appellent une Rookry : ce sont des bouquets de bois où des milliers de corbeaux se nichent et croassent à qui mieux. Eh mon dieu ! je ne jalouse pas ces Messieurs, parce qu’ils dansent, qu’ils chantent ou même qu’ils écrivent, je ne Suis par nature jaloux de personne, et à qui me donnerait à critiquer leur meilleur ouvrage, je suis sûr que je saurais y trouver des beautés.

La perte de l’argent sur le papier-monnaie, est la cause de la cherté excessive des ouvriers et des denrées. Il y a deux sortes de papiers d’état en circulation, le papier de banque et le Ricksgeld ; le premier fut consenti seulement par les trois Ordres de l’état, mais la quantité émise est assurée sur de5 terres ou sur des fonds : ce papier ne perd rien, mais il n’est pas d’un usage courant. L’autre, le Ricksgeld, dont la création fut consentie par les quatre ordres de l’état, après la dernière guerre avec la Russie ; mais comme il n’y a point de fonds pour le représenter et qu’il dépend ainsi du crédit public et de l'agiotage, il hausse et baisse perpétuellement ; je l’ai vu perdre, jusqu'à 70 p.c. C’est là le papier. qui circule dans tous les usages de la vie. La plus petite division est du quart d’un Ricksdaler, qui ferait au pair à-peu-près 50 sous tournois.

La distribution des lettres à Stockholm et dans les autres villes de la Suède, se fait avec difficulté : il doit s’en trouver souvent de perdues. Il est d’usage de payer non à la réception, mais en mettant la lettre à la poste ; il s’en suit tout naturellement que la délivrance doit peu inquiéter, puisque le bureau n’y a nul intérêt : il faut donc que l’on vienne soi-même à la poste les demander, mais alors même on vous répond de regarder sur la liste des différens courriers, qui est affichée à la porte[27]. En outre de la fatigue et de l’ennui de parcourir toutes ces listes à chaque courrier, ne pourrait il pas arriver que quelques frippons demandassent pour eux, des lettres qui ne leur appartiendraient pas, d’autant plus aisément qu’ils ne seraient pas obligés de rien payer pour les avoir.

En Angleterre, en France, en Allemagne. en Italie, à-peu-près par toute l’Europe, le bureau. de poste a des hommes affidés, payés par lui et portant une marque distinctive, qu’il leur donne. À la réception de chaque courrier, ils vont porter les lettres à leur adresse et ne les délivrent qu’en recevant le tarif marqué dessus, qu’ils sont obligés de rendre au bureau, ou les lettres dont ls étaient chargés. Il n’arrive jamais qu’il s’en perde, et ces gens sont si accoutumés au quartier où ils doivent distribuer les lettres, qu’ils vont par ordre de porte en porte, sans la moindre confusion. Dans tous les pays où cet usage est établi, on ne paye rien en mettant une lettre à la poste, à moins qu’on ne veuille l’affranchir, ou qu’elle ne soit pour l’étranger.

Il n’est peut être pas de rois en Europe, qui ait un aussi grand nombre de palais, que celui de Suède ; presque tous les chefs lieux de gouvernemens, sont de vastes édifices, qui lui appartiennent. Dans le voisinage de Stockholm il en est plusieurs très-remarquables par leur beauté. Celui de Drottnigholm (l’île de la reine) à un mille de Stockholm est le principal. On est réellement surpris de la magnificence de ce beau lieu ; Le feu roi y a fait construire une belle salle de comédie et sur-tout un petit village isolé, qu’il a nommé Canton : les maisons en sont occupées par des artistes célèbres, ou par des personnes, à qui il les a données pour retraite : elles sont fort commodes et ont toutes un petit jardin. Ceux qui les possèdent, peuvent en outre faire paître une vache dans le parc, au milieu duquel le village est situé. Un roi qui accueille de cette manière les gens à talent, n’en doit pas manquer.

On voit dans le jardin, plusieurs belles statues en bronze, que Gustave Adolphe a tirées de l’Allemagne, ainsi que les républicains de France ont tiré les leurs de l’Italie, et les Romains de la Grèce et de l’Égypte… Il y a long-temps que le pillage est à l’ordre du jour parmi les conquéran.

Il est d’usage pour les seigneurs en Suède, de marier quelquefois des jeunes filles en automne, de faire les frais du festin de noce et d’y assister. Je fus présent à la fête que comme seigneur de Drottnigholm le roi donna en octobre 1798, aux paysans de sa terre. Il y avait neuf filles plus ridiculement parées les unes que les autres. Elles étaient empaquetées dans des robes à grands paniers et couvertes de clinquant de toutes espèces, avec une perruque chargée de quelques colifichets, et par-dessus tout, d’une couronne de métal blanc ou jaune. Elles empruntent tous ces ajustemens pour la cérémonie ; souvent le ministre les a en réserve pour cet usage[28].

Ainsi équipées elles marchèrent en procession, suivies de leurs chers maris, et se rendirent à la chapelle, précédées de quelques instrumens baroques, moitié guitarre, moitié violon, qui n’ont que trois cordes, et je crois guères plus de deux notes.

Lorsque le roi et la reine eurent paru au balcon, le service commença : après maints Oremus, un prêtre fut prendre aux hommes les bagues qui étaient destinées à leurs mariées, et le ; plaça en ordre à son doigt ; puis commençant à rebours, il les maria toutes les unes après les autres et plaça lui-même la bague qui revenait à chacune. Les filles de la noce mirent ensuite certains draps sur leur tête, et on leur donna la bénédiction nuptiale.

Cette cérémonie n’intéressa fort ; elle l’eût fait sans doute davantage, si les mariées eussent été un peu moins laides et plus jeunes : dans un pays où la race d’hommes est si belle, il faut être bien malheureux, pour que l’on ne puisse présentera une cérémonie pareille que de vilains mâgots, chargés d’une parure ridicule, et qui assurément ne faisaient pas regretter de demeurer garçon.

Au sortir de l’église, la même procession recommença, et conduisit la bande joyeuse dans la salle à manger, où elle entoura une table à fer à cheval de cent cinquante couverts. Le ministre récita un long sermon et tout le monde mangea fort bien, comme on peut croire.

Quatre joueurs de Harpa, l’instrument maudit par Apollon dont j’ai déjà parlé, juchés sur des tonneaux de bière, chacun dans un des coins de la salle, raclèrent, comme ils voulurent sans accord, ni harmonie, chacun leur air ; ce qui produisit un carillon enragé qui sans doute aurait fait évanouir Jarnowits, mais qui ne diminuait pas l’appétit de ces bonnes gens.

On finit enfin, on leva les tables : puis aussitôt le retour du roi, les deux ministres, la calotte en tête, prirent deux des mariées, et ouvrirent le bal. Ceci pourra paraître extraordinaire, mais c’est l’usage en Suède ; le prêtre qui vient de faire la cérémonie du mariage, ouvre toujours le bal en dansant avec la mariée.

Les danses des paysans ne consistent guères qu’à tourner continuellement, au son de ce maudit Harpa. À force de tourner, la couronne d’une des mariées tombe à terre, un des hommes la ramasse et doit la remettre, les yeux bandés, sur la tête d’une jeune fille ; celle à qui elle échoit, regarde cela comme un heureux présage, et s’attend à être mariée dans l’année.

On donna à chaque couple le lendemain, huit Rixdallers (40 liv. tournois), et quelques bagatelles. Après avoir reçu cette petite somme et avoir fait un bon diner, la dernière fois que cette cérémonie eut lieu, plusieurs maris plaidèrent dès le lendemain en séparation, et établirent des procès de Crim. con. contre leurs femmes et les soldats des gardes du Château. On avait tout lieu de croire cette fois, que rien de pareil n’arriverait.

C’est au fait, une cérémonie qui doit être fort ennuyeuse pour le roi et pour la cour ; mais dans les circonstances présentes, il est fort sage de profiter des occasions d’entretenir une popularité, qui peut devenir nécessaire.

Le roi est le chef de l'églse ; l’archevêque d’Upsal est primat de Suède, mais il n’a pas plus de pouvoir que les autres évêques hors de son diocèse ; les privilèges de sa dignité se bornent à quelques prérogatives, comme de sacrer le roi et de présider l'ordre du clergé à la diète.

Les campagnes sont divisées par pastorats ; chacun d’eux contient trois ou quatre paroisses, qui sont desservies par le pasteur, ou par ses chapelains. Le roi nomme aux évêchés et aux pastorats ; les pasteurs n’ont à répondre qu’au roi de la police de leur charge, car les évêques ne possèdent guères qu’une dignité nominale. On a joint à l’évêché à-peu-près par-tout un pastorat, de sorte que l’évêque n’est guères que le premier curé de son diocèse. Il a cependant le droit de visiter ef d’examiner si tout est en bon ordre, mais le roi seul pourrait redresser le mal, ou infliger une punition.

Le service est une traduction littérale de la liturgie romaine ; on appelle même l’office du matin, la messe : l'officiant est couvert d'une chappe, en tout semblable à celles des prêtres catholiques. Un homme point prévenu ne croirait pas être dans une église luthérienne.

Pour être admis dans les ordres il faut avoir subi des examens rigoureux sur la théologie, le grec, l’hébreu, le latin, etc. Si on joignait, pour ceux sur tout qui se destinent à vivre dans les provinces éloignées, quelque peu de chirurgie et de botanique, ce serait sans doute, au moins aussi utile à leurs paroissiens, que le peu de mots qu’il retiennent dans ces langues.

Dans les pays protestans, on tient encore beaucoup, à ce que les prêtres soient en état de lire la bible dans les langues originales. Mais puisque tant de milliers de traductions en ont déjà été faites, par des gens approuvés par les différentes églises, à quoi bon, perdre dix ou douze ans de sa vie, à se fourrer dans la tête quelques mots inutiles d’hébreu ; je puis du moins certifier, qu’après avoir été reçus, les prêtres ne s’en rapellent guères plus que du grec et du latin.

Les églises n’ont rien de bien extraordinaire : l’autel cependant est communément trop chargé de colifichets et de petits saints dorés ; c’est assez l'usage par toute la Suède. Les églises en Italie n’en ont réellement pas tant. Les rois sont enterrés dans l’église de Riddar-holm (l’île des chevaliers) ; leurs tombeaux sont sont très simples.

Les sermons sont en général très-pleureurs : j’ai vu dans quelques endroits, les femmes tirer leur mouchoir, du plus loin qu’elles apercevaient leur bon ministre. Elles sont, comme en Irlande, toujours séparées des hommes : quand par hasard il y en a dans l’allée entre les bancs, elles leur tournent assez cruellement le dos, et se tiennent de côté par rapport a l’église.

Il n’est pas de pays protestans où il y ait aussi peu de catholiques. La raison me semble en être dans les rapports qu’il y a dans le rituel et les cérémonies de la religion établie et celle qui l’était avant. C’est peut-être encore par cette raison que la réforme s’est faite sans secousse violente ; le grand nombre n’a, j’imagine, pas été capable d’apercevoir de différence entre le nouveau et l’ancien culte : la principale consiste dans la communion, qui se fait sous les deux espèces de pain et de vin, et l’addition du vin, pouvait être regardée comme indifférente.

Gustave Vasa ne résolut point de changer la religion de son pays par des motifs de fanatisme, ainsi que la plupart des réformateurs ; mais afin l’épargner à ses successeurs les maux que le turbulent archevêque Trolle lui avait faits, par occasion aussi, afin de grossir le trésor royal, des dépouilles des riches bénéficiers. Il a sagement évité les excès, dont les autres réformateurs se sont assez généralement rendus coupables.

Il y a quatre ordres dans l’état : la noblesse, le clergé, la bourgeoisie et les paysans[29]. De tous les gouvernemens établis sur la face de la terre, celui de Suède est le seul qui ait appelé cette dernière classe d’hommes d’une manière fixe et positive, aux assemblées de la nation. En donnant, çomme en France, le droit à tout le monde de siéger aux assemblées, les paysans y peuvent être par le droit, mais n’y sont jamais par le fait. Cependant on ne peut se dissimuler que le cultivateur propriétaire, ait un peu plus d’intérêt à s’y trouver, que des avocats, des procureurs, des médecins et autres artificiers de parlerie, comme dit Montaigne, ou même qu’aucun homme vivant de son industrie, ou de rentes viagères sans propriétés foncières.

N’en déplaise à nos souverains seigneurs et maîtres artificiers en parlerie, les propriétaires sont les enfans de la maison ; les autres, quoique de la même famille, doivent en être dépendans ; si les lois du pays ne leur conviennent pas, ils doivent le quitter et porter ailleurs leur industrie ; mais dans aucun cas, ils ne peuvent avoir le droit de s’immiscer dans les affaires de la nation.

La noblesse est composée de 1500 Familles à-peu-près[30], dont les chefs ont seuls le droit d’être à la diète : elle est présidée par le maréchal de la cour nommé par le roi. En cas d’absence le plus ancien des Comtes présens prend sa place.

Le clergé est représenté par les treize évêques de Suède, les bénéficiers et les députés des pasteurs et archidiacres : il est présidé par l’archevêque d’Upsal, en son absence par l’évêque de Linköping et enfin par un autre évêque.

La bourgeoisie est représentée par les députés qu’envoient les habitans des villes ayant droit de bourgeoisie ; il faut avoir 21 ans pour pouvoir être élu : le président dépend du choix du roi. L’ordre des paysans est composé des laboureurs qui cultivent eux-mêmes des terres à eux appartenantes. L’orateur qui le préside et le secrétaire, sont nommés par la cour. Ces trois derniers ordres sont défrayés par leurs commettans, à l’exception des dignitaires du clergé.

L’armée, lorsqu’on l’appelle, est représentée par ses chefs : mais comme par-tout on se ressent du temps, les possesseurs de forges, de mines et de certaines terres point classées, ne sont pas représentés. Il semblerait que le feu roi aurait dû penser à cela en 1772, puisqu’il en était le maître ; mais c’est une bagatelle, car il en est fort peu qui ne se rangent dans l’un des ordres : il en est cependant qui ne sont ni nobles, ni prêtres, ni bourgeois, ni paysans[31].

Chacun des quatre ordres a ses privilèges particuliers. Ceux de la bourgeoisie m’ont semblé dans quelques points être les plus nuisibles à l’industrie. Les corporations des villes s’opposeraient à ce qu’un cordonnier, un tailleur, : ou un homme de quelque métier que ce soit, s’établît à la campagne ; elles feraient même saisir sa marchandise et la confisqueraient. Personne ne peut faire le commerce, sans avoir été admis dans la corporation d’une ville ; ce sont les bourgeois eux-mêmes, qui admettent ou qui refusent un nouveau membre, en spécifiant le genre d’industrie auquel il veut se donner, et il ne peut en prendre un autre. Un homme, reçu dans une corporation, peut exercer son métier à la campagne, mais il ne pourrait aller dans une autre ville sans l’agrément des bourgeois, et encore moins avoir des établissemens dans plusieurs villes à-la-fois.

Les privilèges de la noblesse diminuent un peu les conséquences fâcheuses de ceux de la bourgeoisie ; les artisans peuvent travailler en toute sureté pour l’usage des Säterys ou fiefs, mais il faut qu’ils vivent dans la maison du seigneur, et alors ils sont regardes comme ses domestiques.

Le royaume entier est divisé en vingt-huit gouvernemens, et ceux-ci en un nombre plus ou moins grand de Härad ou bailliages. Le terrain est aussi divisé par mantals ou portions de terre. On en compte à-Peu-près 83,000, dans tout le royaume. C’est en proportion du nombre de mantal, que les réparations des grands chemins se font par les propriétaires. Cet article est sous la police la plus exacte et la mieux entendue. Plusieurs fois par an, le gouverneur de la province envoie un commissaire examiner les chemins ; sur son rapport, il oblige le propriétaire de tel mantal ou partie de mantal, dont le nom est écrit sur une pierre ou sur un piquet, bordant le chemin, faire son devoir. En cas de négligence il a le droit de le punir sévèrement. Les gouverneurs ont une autorité considérable, qui donne beaucoup de nerf et d’énergie aux branches de police qui leur sont confiées.

Sur les 85,000 mantals, un quart appartient à la noblesse, qui ne paye rien au gouvernement pour les Säterys qu’elle occupe, et très-peu de chose pour les Frälse ou seigneuries inférieures. Un Sätery est un fief, (le siége d’un noble) une seigneurie. La seule redevance qu’ils doivent à la couronne, est d’avoir un appartement assez propre pour loger le roi en cas de besoin : dans le cas où le pays serait envahi par l’ennemi, ils devraient fournir un ou plusieurs cavaliers montés, suivant l’étendue et la valeur de la terre.

Il est vraiment incroyable qu’avec des privilèges aussi extraordinaires, ce soit toujours l’ordre de la noblesse qui se plaigne et soit mécontent en Suède. Il est cependant fort à présumer que s’il y avait la plus petite révolution dans le genre français, les Säterys et même les Frälse ne dureraient pas long-temps. Je dois sans doute ajouter que ces privilèges ne sont point personnels à la noblesse, mais appartiennent à la terre, et qu'avec la permission du roi les bourgeois peuvent les acheter. Dans les dix premières années de possession un parent éloigné du noble qui l’a vendue, peut en déposséder le bourgeois, en lui rendant le prix qu’il en a donné, mais après ce temps expiré, il ne peut plus en être dépossédé. Le terme était d’abord de 50 ans, on l’a réduit à vingt et enfin à dix.

La justice est distribuée par quatre tribunaux supérieurs, dont un est établi à Stockholm, pour la Suède proprement dite, un à Jünköping pour les Gothies, et deux en Finlande. Dans toutes les villes, où réside un gouverneur, le juge provincial, ou Lagman tient Le ting (ses séances) une fois l’an. Dans les campagnes les justices inférieures sous le nom de Härad, tiennent leurs séances tous les quatre mois, dans une maison appelée Ting-hus. Ces tribunaux subalternes sont composés de l’Härad-höfding (juge territorial, sénéchal), et de douze paysans élus dans le district. Les clefs des coffres, où sont les registres de l’Härad, sont entre les mains de l’Härad-höfding et du plus ancien, en service des paysans.

C’est dans ce tribunal subalterne, que les affaires commencent en première instance : elles sont de là portées à celui du Lagman et ensuite aux cours supérieures, d’où l’on peut encore en appeler au conseil du roi. Le Lagman cependant juge définitivement jusqu’à la somme de 16 R. (au pair ce serait 96 livres tournois) l’on ne peut appeler d’un tribunal à l’autre, sans déposer une somme qui augmente progressivement jusqu’à celle de 200 pelottes (au pair 381 liv. tournois) que l’on paye pour en appeler au conseil du roi.

Pour des gens qui ont eu le malheur de gémir sous la férule rapace des procureurs en France, et des attorneys en Angleterre, la Suède paraîtra sans doute la terre de promission. Il n’ y a ni avocats, ni procureurs, il y a bien des gens qui plaident pour les autres, mais ils ne sont ni gradués ni examinés, : et communément si pauvres, que cela prouve que le métier n’est pas si bon qu’à Londres. Chacun plaide son affaire, si cela lui convient, sans connaître le dédale des lois, et les juges en sont beaucoup moins embarrassés. Toute la procédure roule sur le protocole du juge en première instance qui met par écrit la déposition des parties. Les juges des tribunaux supérieurs font de même, et reçoivent, pour chaque page d’écriture sur papier timbré, une légère rétribution, dont le prix est fixé suivant le tribunal.

La haute cour n’étant qu’une espèce de tribunal de révision, la justice n’y est dans aucun cas rendue publiquement : les parties intéressées sont seules admises dans la salle des juges, pour répondre à leurs questions. Le nombre des juges dans les deux chambres est de huit.

Cette forme est assurément très-simple : à la publicité près, elle semble absolument tracée sur le modèle des anciennes jurisdictions du pays, où huit juges assis en plein air sur une pierre, interrogeaient les parties et décidaient sans autre délai ; chaque canton alors formait une nation séparée et cela convenait sans doute à un peuple peu nombreux : il semblerait qu’a présent ce devrait être sujet à quelques inconvéniens.

Avant Gustave-Adolphe, le tribunal supérieur était celui du Lagman. Ce prince établit à Stockholm la haute cour de justice et la reine Christine, sa fille, en établit une autre à Jönköping.

La jurisdiction des Härad ou Hundrade (des cents) contenait d’abord ce nombre de Bonde (ou chefs de famille parmi les paysans). Il est à présent plus ou moins considérable. C’est cette institution qui donna à Alfred l’idée d’établir en Angleterre, la jurisdiction des Hundred (cents) sur un plan pareil et qui a subsisté longtemps après lui. Les Anglo-Saxons, à cette époque, ne formaient encore qu’un même peuple avec ceux du Nord.

L’on peut aussi trouver dans ce tribunal, l’institution du jury anglais qui est également composé de douze propriétaires et du juge, quant à l’administration simple de la justice ; la forme ne s’en retrouve en Angleterre que dans les tribunaux des grandes villes connus sous les noms de cour du lord-maire et cour de conscience.

Le roi voulut bien me permettre de lui présenter le fruit des loisirs de mon long exil ; il eut aussi la bonté de l’encourager à m’occuper de la même manière dans son royaume. Il est impossible d’avoir des manières plus engageantes et plus indulgentes pour les autres que Gustave IV, avec une conduite, on pourrait dire sévère et austère pour lui-même. Sa ressemblance avec les portraits de Charles XII est frappante ; la régularité de ses mœurs, et la fermeté de son caractère ne le sont pas moins[32]

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Le tour du lac Mälarn. — Fabrique d'Eskilsuna. — La foire d’Örebro.


Ayant entendu parler de la foire d’Örebro, qu’on disait brillante, par la compagnie nombreuse qui s’y rassemble ; je crus devoir profiter de cette occasion pour faire le tour du grand lac Mälarn ; afin de me familiariser davantage avec les usages des habitans et aussi de juger de la meilleure manière à prendre, pour faire la longue promenade que je méditais.

Le lac était gelé, et ce fut un plaisir singulier pour moi, d’aller en traîneau et de navigue, pour ainsi dire, entre les îles nombreuses qui le couvrent. Rien ne peut paraître si extraordinaire a un étranger, que de se voir sur l’eau à la queue d’un cheval au grand trot. On peut s’exprimer ainsi, car la glace est si pure, qu'on semble jouer le rôle de St. Pierre marchant sur les eaux.

Ce fut avec un nouveau chagrin, que je revis le canal commencé de Sodern-Telge. Un gouvernement est bien malheureux, quand il faut qu’il accède aux représentations des corporations, qui toujours sont guidées par des vues étroites et bornées d’intérêt présent et personnel, tandis que celles qui le dirigent doivent être le bien du plus grand nombre et l'intérêt bien entendu du présent et de l'avenir.

On prétend que si on ouvrait le canal, on dessécherait le lac de plusieurs pieds. En outre que l'on pourrait prévenir cela par des écluses, je suis convaincu que ce serait un très-grand bien ; mais les Suédois n’en sont pas encore venus au point de préférer une grande rivière au milieu d'une vallée fertile, à une grande masse d’eau. Non-seulement on n'aide en rien la nature dans ce cas, mais au contraire on fait des digues pour empêcher l’écoulement des eaux : ainsi il y en a deux à Stockholm très-anciennement faites, l’une sur-tout à Stocksund, qui a coupé le bras du lac en deux, sans laisser aucune communication entre les eaux : l’autre est au milieu de la ville où l’on a aussi fait une écluse qui semble assez inutile, quoique le mécanisme en soit fort ingénieux.

La digue à laquelle se trouve l’écluse, à Stockholm, est absolument afin de donner une chûte d’eau aux moulins qui sont en dessous ; en adoptant des moulins à eaux flottans, tels que ceux que l’on voit sur les rivières de France où la marée donne et qui tournent des deux côtés, on n’aurait pas besoin de chûte d’eau, et on pourrait en construire un bien plus grand nombre ; cela serait d’autant plus nécessaire, qu’il arrive fréquemment, que la farine est rare à Stockholm par le manque de vent ou d’eau.

L’attention de conserver les eaux des grands lacs en Suède, était peut-être nécessaire autrefois, lorsque tous ces rochers, qui sont à présent nuds et dépouillés, étaient couverts de terre et de forêts ; mais à présent tous ceux dont on a coupé les bois, se sont aussi dégarnis de terre, et elle est tombée dans les bas fonds qui alors étaient couverts d’eau. Dans les tournées que j’ai faites dans le Pays, j’ai vu beaucoup de bas-fonds, couverts seulement de quelques pouces d’eau. Si les lacs avaient plus d’écoulement feraient sans peine de bonnes prairies.

Malheureusement l’agriculture n’a pas encore fait de grands progrès en Suède : toute l'attention est fournée du côté des forges et des mines. Les propriétaires voient avec peine les paysans s’occuper beaucoup de la culture, parce que, disent ils, cela détourne leur attention des forges. La Suède n’a guères que trois millions d’habitans, y compris la Finlande ; dans l’état présent de l'agriculture, elle ne fournit pas assez de blé pour leur consommation ; si les parties qui en sont susceptibles étaient mises en valeur, elle pourrait aisément fournir à la subsistance de douze où même de quinze millions d’habitans. Tant que le système des forges occupera uniquement, on peut bien être certain que la population n’augmentera jamais, car un pays ne se peuple qu’autant que les habitans y trouvent de quoi subsister, et le fer ne se digère pas aisément.

Aussitôt que les lacs sont gelés, les paroisses sont obligées de marquer le chemin d’hiver avec des branches de sapin ; si l'on attend que ces branches soient posées, on ne court aucun risque à aller sur la glace, depuis le mois de novembre, jusques devers le mois d’avril, lorsqu’elle commence à se dissoudre[33]. Tant que l’on entend le bruit étonnant des crevasses, occasioné par l’air intérieur cherchant à s’échapper, il n’y a rien à craindre. La réflexion et l’habitude, peuvent seules empêcher de sentir un effroi involontaire, lorsque placé sur une vingtaine de toises d’eau, on entend et l’on voit la croûte qui vous porte, se fendre à des distances prodigieuses et avec un bruit très-considérable.

Je fus me présenter a Ökersbruck chez M. Wahrendorf ; des attentions de qui j’avais déjà eu lieu de me louer à Stockholm. Le lendemain je fus voir les forges, les fourneaux et les canons ; on ne peut couler les plus gros du même fourneau, on en ouvre deux à la fois ; la matière des deux fourneaux coule ensemble dans le moule. La forge et les établissemens me semblèrent très-considérables et dans le meilleur état[34].

À un mille, on voit le château royal de Gripsholm : le salon où l’on voit les portraits des différens souverains de l’Europe en 1775 et celui où est le divan dont l'impératrice de Russie fit présent au feu roi, sont fort beaux.

Dans la chambre à coucher, il y a sur une table, une petite statue en argent de Gustave-Adolphe : elle tient à la main un verre plus gros qu’elle, avec cette inscription : Gustave-Adolphe, ayant pris Mayence but à la santé des habitants. Si Gustave-Adolphe venait à reparaître à Stockholm avec son grand verre, il ne trouverait guères à le remplir, à moins que ce ne fût de l’eau du lac Mälarn, ou de swag-driclka[35].

Comme les modes changent ! il y a cent cinquante ans, que les habitans de Mayence crurent ne pas pouvoir faire un plus grand compliment à leur vainqueur, que de lui dire qu’il était un bon buveur, et de le représenter buvant dans un tonneau à leur santé. À présent tous les élégans du pays qu’il gouvernait, ne boivent presque que de l'eau et comme ils le répètent cent fois par jour, ils craignent d’être échaufféra[36] en buvant du vin.

On y fait voir l’horrible prison, dans laquelle Eric XIV, fils et successeur de Gustave-Vasa, fut enfermé pendant huit ans, par les ordres de son frère Jean III, qui avait usurpé sa couronne. La chambre en dessous est encore meublée comme elle l’était, lorsque ce même Jean III y fut enfermé, avant son avènement au trône, avec sa femme, qui y mit au monde Sigismond, roi élu de Pologne et par naissance de Suède ; mais détrôné et chassé par Charles IX, son oncle, sous prétexte de son zèle pour la religion catholique. C’est avec douleur, que l’on voit la famille et les successeurs de Gustave-Vasa se déchirer avec autant de fureur.

Ce pays comme le reste de la Suède plus ou moins est coupé de gros rochers couverts de bois : dans la conversation je m’avisai de dire que quoi ; que le pays fût inégal, il n’y avait point de montagnes. Comment point de montagnes, me dit-on, je puis vous assurer qu’à une demi-journée d’ici j’en ai vu qui étaient deux fois plus hautes que cette maison ; la maison avait bien 30 pieds de haut. C’est-il possible, répondis-je.

M’empaquetant encore sur le traîneau, ie fus visiter la ville épiscopale de Strengnäss qui est un assez vilain trou ; la cathédrale cependant n’est pas trop mal. L’évêque y demeure, car en Suède, il est bon de le dire, pour l'édification des ëvêques anglais, français, allemands, espagnols, italiens etc. etc. les Evêques vivent continuellement dans leur diocèse.

Sur la hauteur près d’Eskilstuna, on voit de grosses pierres rangées en cercles : la tradition rapporte que c’était un des parlemens des Goths, où l’on rendait la justice.

Ce fut le roi Charles X, qui fit le premier établissement des forges et manufactures d’acier à Eskilstuna : elles ont été négligées ou encouragées par le gouvernement, suivant l'humeur dominante du moment ; le feu roi les avait fait revivre, elles sont retombées sous la régence, elles vont tout doucement à présent. C’est le directeur Nordwall qui est à la tête de cet établissement, le même dont j’avais fait la connaissance à Trolhäta, et qui voulut bien encore me traiter à Eskilstuna avec la même complaisance. Il prouve évidemment, que le climat le plus glacé ne nuit pas aux connaissances : il est né quelques milles suédois au-delà du cercle polaire.

Ce sont sur-tout les armes, comme sabres et épées que l’on fabrique à Eskilstuna. On les fait fort bien et très-promptement. Les opérations que doit subir le fer pour devenir acier, sont peu connues ; cependant c’est avec crainte de passer pour bavard, que je me permets d’en faire un petit exposé. A la première fonte, le minerai de fer est un acier brut : à la seconde il est du fer proprement dit : à la troisième il redevient acier et se rafine ensuite par les fontes suivantes. Il faut chaque fois briser le massif en pièces, et le faire refondre ainsi broyé : on peut aussi joindre plusieurs barres de fer ordinaire, et les placer ainsi, dans le fourneau ; elles doivent y être laissées quinze jours ou trois semaines après la cuisson.

Un artiste ingénieux Mr. Johanson, avait trouvé le secret dans son jeune âge, de fixer l'or sur l’acier, et d’ y tracer de jolis dessins par le moyen d’un caustique. Son secret est a présent connu mais il le pratique mieux qu’aucun de ses élèves. Sa méthode est très-simple ; l’acier sur lequel on veut travailler, doit être couvert d’un mastic, sur lequel l’eau forte ou corrosif préparé, ne puissent produire aucun effet. On cisèle le dessin dans le mastic, et on couvre légèrement le tout du corrosif. La partie découverte se rembrunit et prend différentes teintes, suivant que les ciselures sont plus ou moins profondes.

L’or n’est pas appliqué d’abord, mais posé sur une légère feuille de cuivre, qui a plus d’affinité avec le fer. Le principal mérite de ces bijoux à présent, que le secret est connu, consiste dans la beauté du dessin : il est dommage qu’un artiste comme Johanson, ne se soit pas établi dans une grande ville, où il eût pu trouver des encouragemens.

La petite ville d’Eskilstuna est située sur la rivière qui sert de dégorgement au lac Hielmarn. Si Ton eût plus connu les arts de la mécanique et de l'hidraulique du temps de Charles XI, on eût sans doute préféré faire quatre ou cinq écluses aux chûtes d’eau de cette rivière, à la peine et à la dépense de creuser le canal d’Arboga quia six ou sept milles de long.A présent que le canal de Trolhäta est achevé, il reste encore à joindre le grand lac Venern, avec le Hielmarn. Le directeur Nordwall m’a assuré que cette jonction était difficile, mais très-possible.

La chaîne de montagnes de granit qui sépare les deux lacs, est coupée dans deux endroits par du sable aisé à mouvoir. Du côté de Bregôrden, le passage est dominé par des hauteurs sur lesquelles il y a de petits lacs qui pourraient fournir abondamment aux eaux du canal. Ce serait un bel ouvrage, digne de l’esprit d’entreprise que l’on remarque souvent dans la nation suédoise, et qui d’ailleurs achèverait la communication de l’Océan au golphe de Bothnie. La jonction du Vetern avec le Hielmarn lui semblait plus difficile, quoique praticable, mais celle du Venern et du Vetern presqu’impossible. Le canal du Venern au Hielmarn, aurait dix à douze milles suédois de long[37].

À l’endroit où la rivière sort du lac, on remarque encore une digue bâtie dans l’ancien temps pour empêcher les eaux de sortir autant qu'elles le pourraient ; un temps viendra où les Suédois reconnaîtront qu’une grande rivière est aussi bonne et même meilleure pour la navigation, qu’un grand lac qui couvre une trentaine de milles quarrés de terrain, rendus inutiles par ses eaux ; que même une rivière produit plus de poisson qu’un lac, car, comme dans la mer, on n’en prend dans les lacs que près des bords, où seulement les herbes aquatiques peuvent croitre, fécondées vraisemblablement par les substances végétales et animales qui viennent du rivage.

À quelque distance de cette ville, il y a une paroisse appelée Vinôker dont les habitans ont un habillement qui leur est particulier ; c’est un habit blanc avec des paremens rouges et agrafé sur la poitrine. Les femmes le portent également par« dessus leur jupe et ont de plus un bonnet rouge bordé de blanc, de la même étoffe, et fait en turban, Il y a quelques années, que les habitans se sont mutuellement promis de ne le pas quitter : il va fort bien aux hommes parce qu'il est très-propre et leur donne un air d’aisance, mais je trouve que les agrafes sur la poitrine, donnent un air trop aplati aux femmes.

On voit sur la route d’Arboga, la vieille maison royale de Kungsöre ; par respect pour la mémoire de Gustave-Vasa, on a conservé les bâtimens, dans l’état où ils étaient sous son règne. Il y a de belles écuries, où l’on voit grand nombre de jumens poulinières, et quelques étalons : le roi a plusieurs haras dans cette partie ; celui de Stronsholm est plus considérable encore que celui-ci.

Entre cette maison et Arboga, on passe le canal qui fut fait sous Charles XI ; il s’était gâté à tel point que dernièrement on l’a donné à un compagnie, à la condition de le réparer. Il joint, comme je l’ai dit, le Hielmarn avec le Mälarn.

Les deux clochers pointus d’Arboga, font paraitre cette ville à une distance considérable. C’est une vieille ville, autrefois assez florissante : il s’y fait encore un petit commerce de commission.

À quelque distance, et à la même hauteur que le village de Vinôkër sur le lac Hielmarn, est celui de Valmar, dont les habitans, pour faire un contraste avec ceux qui sont de l’autre côté du lac, sont habillés en noir avec un petit parement rouge. Les femmes cependant n’ont aucune différence dans leurs habits. Je n’ai pas été capable de découvrir la moindre tradition au sujet de cette particularité. Les habitans n’en connaissent absolument aucune, et les uns comme les autres sont vêtus de noir et de blanc, avec des agrafes au lieu de boutons, parce que leurs pères étaient vêtus de la même manière. Il y a bien des choses dans le monde qui se font par la même raiso.

Je fus me présenter à Dylta chez le baron Akerhielm : la mine ou carrière de soufre de ce nom, est la seule qui soit en Suède : on fait éclater la pierre avec de la poudre ; on la brise ensuite en petits morceaux, et on la jette dans le fourneau, où elle est reçue dans un tuyau de fonte un peu incliné. Le soufre coule dans le récipient qui est au bout ; après vingt-quatre heures de cuisson, on le verse dans un bassin, où on le laisse se durcir, et on en fait ensuite des bâtons.

Le résidu des pierres n’est pas perdu, après avoir été exposé à l’air pendant à peu-près une vingtaine d’années, le vitriol qu’il contient, se rassemble dans différens endroits qui paraissent jaunâtres. Ou le fait bouillir deux jours de suite, après quoi on dépose l’eau dans des bassins où il y a des bâtons suspendus, autour desquels il se cristallise. Le résidu de ce qui a été bouilli, sert à faire l’ocre : les gens qui le pilent, ressemblent à des furies. Ils pourraient fort bien paraître à l’Opéra, et jouer leurs rôles dans les rêves de Christian et de Gustave-Vasa

La ville d’Örebro n’a guères qu’une longue rue : elle est beaucoup moins régulière que ne le sont communément les villes de Suède. A l’époque de la foire, il y a un concours de monde vraiment étonnant : les propriétaires et les paysans y viennent de fort loin à la ronde. Ces derniers apportent du fer brut, du ble et des toiles : c’est communément à cette foire que se font les payemens et les marchés des forges : nombre de marchands y viennent aussi de fort loin : ils se tiennent dans les maisons, où les acheteurs viennent souvent en grand nombre les visiter. La confiance qui règne en Suède dans les campagnes est au-delà de tout éloge : rien n’est plus fait pour rendre bon même le méchant. une nation défiante est une nation de voleurs. Ici, il n’y en à point, les paysans entraient dans les magasins, maniaient des choses de prix et le marchand sans inquiétude, ne regardait pas, et finissait son marché avec d'autres. Plusieurs marchands de soieries ou autres effets légers, m’ont assuré n’avoir jamais rien perdu. S’il arrivait que quelque chose le fût, les autres paysans le découvriraient sur le champ et le coupable ne saurait guères échapper[38].

La demeure du gouverneur de la Néricie, est un château royal, qui quand la Värmeland formait un état indépendant ou appartenait à la Norvège, se trouvant près des frontières, était un poste de défense. Sa forme, ainsi que celle de presque tous les anciens bâtimens en Suède est un quarré, au milieu duquel il y a une cour. Il est flanqué de quatre grosses tours, dont les murailles ont dix à douze pieds d’épaisseur : il est entouré de tous côtés par la rivière, qui traverse Örebro et va se jeter dans le lac Hielmarn.

Le lendemain du jour de mon arrivée, le baron Hamilton eut non-seulement la complaisance de me faire trouver une chambre, mais encore eut la bonté de m’offrir sa table pendant mon séjour : cela me mit à même de faire la connaissance, de la société aimable et nombreuse qui s’était ras

C’est vraiment une chose bien extraordinaire, que presque jamais on n’entende parler de vol en Suède, et cependant quand il s’en commet à Christiania ou à Copenhague, les habitans ne manquent jamais de dire, c’est un Suédois ; ce qui se trouve assez souvent être la vérité. La raison de ceci est assez simple. Comme la police est bien faire en Suède, un malfaiteur n’a guères de possibilité d’échapper ; les frippons sont donc obligés de sortir du pays pour voler à leur aise. rassemblé à Örebro pour la foire. Pendant les huit jours qu’elle a duré il y a eu sept bals, et le dernier a duré jusqu’à cinq heures du matin : les mêmes personnes y ont toujours été, et je ne crois pas que parmi les dames, il en soit plus d’une, qui ait manqué une seule contre-danse, car en Suède ! vive la danse, c’est le dieu du pays.

Je n’ai malheureusement pas autrement le cœur à la danse, je ne puis guères jouer dans ces assemblées brillantes, que le rôle de spectateur ; mais la nature a bien voulu me douer d’assez de bonne humeur, pour me faire amuser du plaisir des autres, comme pour être heureux de leur bonheur.

En outre des bals il y avait aussi une comédie, sous les combles de la maison où on les donne. Il y avait toujours autant de monde que le grenier, je veux dire la salle, pouvait en contenir. Il m’a semblé qu’on aurait pu faire les frais de plancher l’appartement : en outre qu’il est désagréable de voir les tuiles, le froid aussi est un Peu trop violent pour se plaire à entendre des acteurs qui ne contribuent ne bien peu à vous réchauffer.

Il y a eu aussi deux concerts donnés par un joueur d'harmonica, qui est un instrument peu commun et dont on pourrait tirer un grand parti, pour finir enfin, j’y ai vu une banque de biribi. Il est vrai qu’elle n’était pas tout-à-fait comme celle d’Aix-la-Chapelle ou de Francfort, car le gouvernement de Suède ne sait pas encore ce que c’est d’autoriser des frippons et d’être de moitié dans leurs gains. C’est en cachette qu’on jouait, et assurément quand la police serait entrée dans le lieu du sacrifice, la fumée épaisse du tabac, qui remplissait la salle, l’eût empêchée de distinguer personne. Il me parut fort étrange de voir placer délicatement dans la cuiller des papiers d’une saleté, ah — comme si s’était des pièces d’or, des pincettes auraient mieux convenu à tous égards. Tout le monde jusqu’au banquier avait la pipe à la bouche.

C'est une fureur que la fumerie en Suède : on fume jusques dans son lit, jusques sur le premier trône des papes. J'ai vu des gens qui m’ont dit bonnement que toute personne bien hospitalière devrait avoir en certain lieu, provision de pipes, tabacs, briquets etc. ; chacun prend son plaisir où il le trouve, celui-là n’est pas du goût de tout le monde.

La rivière coule encore près d’un demi-mille avant d’entrer dans le lac, et l’on a été obligé d’en placer le port à son embouchure. Örebro m’a semblé beaucoup plus riche qu’il ne serait nécessaire, pour faire les frais d’un canal de communication, ou pour rendre la rivière navigable jusqu’au lac : il ne s’agirait que de mettre de côté les grosses pierres qui en arrêtent le cours.

Certain capitaine Yunter, de bachique mémoire, avait l’usage de prendre avant le dîner, nombre de verres d’eau de vie : on m’a même assuré qu’il en avait souvent bu onze. En son honneur il est d’usage dans toutes les maisons à Örebro d’offrir à ses hôtes une seconde sup que l’on appelle Yanter sup. Je vis ici pour la première fois un morceau d’élan : la viande en ressemble assez à celle du bœuf, avec un très-petit goût de venaison.

L’élan du temps des Romains se trouvait communément en Allemagne, on n’en voit plus qu’en Suède et en Russie. C’est un cerf d’une stature prodigieuse, les cornes sont plates : au premier moment j’aurais pu croire que c’était le même animal que celui dont on trouve les os et les cornes dans les tourbières de l’Irlande et qu’on appelle Mois Deer. Mais les cornes et les os de ces derniers sont beaucoup plus gros et plus longs ; c’est cependant à-peu-près la même forme, pour les cornes sur-tout. On était parvenu autrefois à rendre cet animal domestique et à l’atteler aux traîneaux. On prétend qu’on a cessé cet usage, à cause de la vitesse prodigieuse avec laquelle il court, qui, dit-on, pourrait faire échapper les criminels. C’est une assez pauvre raison, car on pourrait les faire poursuivre de la même manière qu’ils s’enfuient ; l’espèce commence à devenir très-rare, et c’est dommage, car elle est fort belle.

La salle, dans laquelle Gustave-Vasa tint en 1529, un concile Où la religion catholique fut abolie, est encore existante. La maison est en bois, et la salle est très-petite ; au moindre mouvement tout tremble. Les murailles sont couvertes de peintures grotesques qui montrent le goût du temps.

Un juge est sur le trône : la misère se présente : l’orgueil la protège. la calomnie et l’intrigue la chassent à coups de balai. Les vertus sont de l’autre côté. Les crimes politiques sont aussi représentés allégoriquement, ainsi l’anarchie, l’est par un cochon qui tire un coup de fusil. Tant y a que je ne conseille à personne d’y aller dans vingt ans, si le hasard fait que la maison tienne jusqu’alors.

C’est dans cette ville que vivait l’assesseur von Achen, qui avait fait plusieurs expériences intéressantes pour éteindre le feu et même pour prévenir un incendie. On croit que la composition dont il faisait usage était un mélange d’alun, de vitriol et de terre glaise, délayé en suffisante qualifié dans l’eau dont on faisait usage avec les pompes. L’eau tombant sur les poutres enflammées se desséchait bientôt, et ces matières formaient une croûte sur le bois qui en éteignait la flamme en interceptant l’air extérieur.

L’assesseur von Achen a fait plusieurs expériences à ce sujet, entre autres celle-ci qui me parait décisive. Il fit ériger trois chaumières en bois : toutes les pièces de l’une étaient enduites de la composition dont j’ai parlé. Il les remplit toutes trois de matières très-combustibles, comme d’étoupes, de copeaux de bois et de goudron. Il y mit ensuite le feu, il ne s’inquiéta en aucune manière de celle qui était enduite, mais il arrosa l’une des deux restantes avec l’eau préparée comme il l’entendait, et l’autre avec l’eau toute simple. Celle-ci brûla entièrement malgré les pompes, et les deux autres ne souffrirent que fort peu.

Je rapporte ceci comme on me l’a donné à Örebro : si le docteur von Achen eût été vivant, j’aurais eu le plus grand empressement à le connaître : mais des personnes respectables m’ont tellement assuré de ce fait, que je ne crois pas pouvoir le révoquer en doute. Les mêmes personnes m'ont aussi dit qu’il avait reçu de Londres et de Varsovie des médailles, et des éloges bien mérités sans doute, si la chose est, comme on me l’a dit.

À un ou deux milles d’Örebro, se trouve une carrière d’alun. On se sert de la pierre même, pour chauffer les fourneaux où l’on fait bouillir celle qui a été brûlée. Elle doit ainsi bouillir pendant deux jours : on la laissé ensuite déposer dans des bassins pleins d’eau, avec des bâtons suspendus au milieu, et l’alun s’attache et se cristallise après comme le vitriol. Le résidu qui se trouve au fond, sert comme celui du vitriol, à faire de l’ocre. J’ai dans l’idée que si les ardoises blanches que l’on trouve souvent dans le charbon d’Écosse subissaient la même cuisson, elles produiraient également de l’alun, et le résidu de l’ocre ; car la pierre d’alun brûle comme le charbon d’Écosse, et les pierres qui restent après, sont comme celles que l'on trouve souvent dans ce pays, après que le charbon est brûlé. Je suis persuadé qu’avec un autre procédé, on en tirerait aisément du soufre et du bitume.

La foire finit enfin et tout-à-coup le monde, les marchands, la comédie etc., tout disparut et Örebro devint ce qu’il était avant, pas grand’chose. On y trouve habituellement cependant, quatre ou cinq maisons de très-bonne compagnie. À qui je dois des remerciemens pour les attentions que j’en ai reçues. On parlait beaucoup d’une autre foire à Christinehamn, plus considérable encore que celle celle d’Örebro, mais elle ne devait avoir lieu que six semaines après.

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Pays des mines. — Digression. — Vedevôg. — Vesterôs. — Ekolsund. — Gustave III.


Jusqu’alors le froid avait été modéré, mais on commençait à en sentir la rigueur ; courir le pays pendant ce temps, est un supplice presqu’aussi grand que de rôtir. Les anciens Scandinaves et Goths d’odin avaient bien quelque raison d’avoir fait leur enfer à la glace, ainsi que les peuples du Sud l’ont fait brûlant. Le jour que je partis d’Örebro donc (le 20 janvier), il faisait un froid d’enfer, au point que le nez et les oreilles étaient comme insensibles, et que ce n’était qu’avec beaucoup de précaution que j’osais me moucher, dans la crainte de voir rester le nez dans le mouchoir.

Pendant que je me dégelais au Gästgifwaregórd[39], du mieux que je pouvais, un voyageur m’adressa la parole ; je ne lui répondis rien, attendu que j’étais gelé, ou plutôt que je craignais de faire rire les paysans, qui sont toujours nombreux dans ces chambres, et communément assez moqueurs. » Vous voyez bien qu’il ne comprend pas, dirent-ils : je vais me faire entendre, dit l’autre, et versant une rasade de bière forte, il me la présenta. Comme ici les paroles étaient inutiles, je l’avalai aussi bien qu’aucun Suédois aurait pu le faire. Je m’aperçus alors de la vérité de ce dont on m’avait prévenu ; lorsqu’on est saisi du froid, un verre de bière forte remet les humeurs en mouvement, tandis qu’un verre d’eau de vie les resserre encore davantage.J’ai rapporté cette histoire comme un avis aux voyageurs gelés.

J’arrivai enfin chez le capitaine Heykenskiöld à Yxegôrd. Cette partie de la Suède est réputée être un pays de mines dans un royaume ou presque toutes les provinces en sont pleines : cela veut dire, qu’il y en a plus qu’ailleurs. J’en visitai une ou deux, au-delà de Nora[40], petite ville assez jolie et dont toutes les rues sont tirées au cordeau à angles carrés. Malheureusement pour y arriver il fallait traverser un lac sur le bord duquel la ville est située. La bise était froide et ma curiosité me valut une joue gelée. J’en fus quitte, suivant l’usage, pour me frotter avec de la neige, et cela s’est dissipé trois ou quatre jours après, Le thermomètre de Celsius avait descendu jusqu’à 35 degrés au-dessous de Zéro ; quatre de plus le vif argent aurait gelé[41].

Le capitaine Hykenskiöld voulut bien m’ensager a rester chez lui pendant ces grands froids. Mes affaires, grâces à Dieu, ne me fatiguent guères, j'élais bien traité, la bibliothèque était bien fournie et ainsi de jour en jour je suis resté trois semaines chez lui : c’est ainsi que je fais mes promenades. Eh ! pourquoi me presserais-je ? J'ai tout le temps ; chi va piano va sano, dit l’Italien. Mais ce n’est pas voyager, dira-t-on. Eh ! qui vous dit que je voyage ? mais au fait distinguons. Lorsqu’on a un chez soi et que l’ennui et l’inquiétude, plus que le désir de s’instruire, le font quitter, pour aller visiter des contrées lointaines, cela s’appelle voyager. On parcourt avec vitesse et dans le même esprit, les pays qu’on visite ; on dépense beaucoup d’argent, on va très-vite et l’on s’ennuie beaucoup. Bientôt la même inquiétude et le même ennui qui ont fait quitter la maison, y font revenir en hâte. On balbutie quelques mots estropiés de la langue des différens peuples, et les voisins vous regardent comme un prodige.

Plein de la course qu’on vient de faire, on écrit son journal, jour par jour, heure par heure, mille par mille ; comment on eut des draps sales ici, comment les chemins étaient cahoteux, comment les chevaux étaient fatigués, et beaucoup d’autres choses presqu’aussi admirables. On copie en outre le bavardage des gens qui ont passé devant, les listes des concierges, l’almanach royal et le livre de poste. On joint à tout ce fatras, quelques apostrophes sentimentales, comme quoi on s’est attendri, et on a pensé à sa fille en voyant un veau faire des cabrioles, comme quoi le chant mélodieux du coucou a fait venir des idées délicieuses et songer à sa fidèle épouse. Comme quoi la lune dansait à travers les arbres, et que les sylphes, les gnômes et les commis de la douane. — Mais mon Dieu ! me voilà comme ces messieurs, je ne sais plus ce que je dis. Tant y a que l’on se fait imprimer pour se désennuyer, sans faire la réflexion salutaire, que cette récréation innocente pourrait fort bien produire un effet tout-à-fait différent, sur le lecteur tant bénévole fût-il. On appelle cela être auteur d’un voyage ou tour pittoresque, ce qui ne laisse pas de donner une certaine considération à un homme dans sa coterie.

Au rebours, quand on a perdu ses pénates et son pays, il faut tâcher de s’arranger de manière, à être chez soi par-tout où l’on se trouve. Quand on est bien, ou même passablement, il est inutile de se presser de partir : on sort enfin pour prendre l’air, on va et on vient encore... chez-soi : c’est ce qu’on appelle se promener.

Comme on reste du temps dans ses différens domiciles, on s’instruit malgré soi de l’état du pays, on vit avec les hommes, on apprend à les connaître, on cherche à se rendre utile, en apprenant aux uns les usages de ceux-ci, et à ceux-là les coutumes des autres. On s’est aperçu que ces récits amusaient et étaient souvent utiles ; on rêve à cela, et lorsqu’on se trouve enfin, encore chez soi, tout seul dans une grande ville (souvent assez délaissé) : pour s’amuser, on broie du noir, on barbouille les promenades qu’on a faites, on dit ce qu’on croit pouvoir être utile : on rit quelquefois avec le public, comme avec un ami : le public au fait. est bon homme, il rit aussi, achète la promenade et cela va le mieux du monde.

C’est ainsi que sans prétention, et sans viser à la considération de sa coterie, (attendu qu’on n’en a point) le temps se passe : que l’on vit pas très-désagréablement, au milieu de distractions assez puissantes, pour faire presqu’oublier, que l’on est dans une situation, que beaucoup de gens regardent, comme le comble de l’infortune.

Mais me voilà bien loin de mon propos ; c’est encore la promenade, je me suis égaré dans un sentier de traverse. Je vais revenir dans le grand chemin, et j’y resterai, jusqu’à ce que la fantaisie me prenne, de me jeter à droite ou à gauche.

Ce que j’ai dit ici, pourra peut-être scandaliser messieurs les auteurs pittoresques. Ah ! mon Dieu ! qu’ils se rassurent, je les respecte infiniment et les dérange le moins que je peux. Tout ce que j’ai voulu dire, c’est que je n’ai pas plus de rapport à eux, qu’un homme qui s’amuse à courir la bague sur un cheval de bois, n’en a avec celui qui court la poste à franc-étrier.

La sécheresse ayant été très-grande l’été dernier, on avait récolté très-peu de foin, et l’on était embarrassé comment nourrir les bestiaux. Le capitaine Heykenskiöld d’après d’anciens erremens, a fait donner à ses vaches le bout des branches de sapin, et je les ai vues en manger sans que cela leur fît le moindre tort.

La manière de préparer ces branches, est de les mettre par couches légères dans un baquet ; entre chaque couche, on jette une pincée de farine d’avoine avec le son, et on l’arrose avec un peu d’eau salée. Les vaches s'accoutument aisément à se nourrir de la sorte, et je ne me suis pas aperçu que cela fit le moindre tort au lait. Une dame très-économe, avait imaginé de prendre du crottin de cheval et en le mêlant avec un peu de paille, saupoudré de farine, d’avoine et de sel, les vaches l’avaient mangé. S’il faut en croire les voyageurs, il est certains cantons en Arabie, où l’on dit que les hommes se régalent avec de la bouze de vache. Avec une botte de foin dans ces pays-là, il y aurait de quoi nourrir toute une famille.

Les habitans des campagnes en Suède, ont des préjugés qui semblent très-singuliers. Si un cheval vient à mourir, ils se croiraient souillés de l’écorcher, même de le toucher. Dans les pays plus rapprochés de la Laponie, il y a un Lapon dans chaque paroisse, qui est payé pour faire cette besogne et plusieurs autres qui répugnent aux habitans. Ils croient aussi aux sorciers : entre Yxegôrd et la petite ville de Linde, il y a un gros rocher près du chemin, qui tient si bien tout seul, que je ne crois pas qu’on pût le jeter bas. Cependant les paysans craignent sa chûte, et mettent en passant de petits bâtons pour le supporter, et rompre le charme qui le porterait à tomber sur les passans.

Je fus reçu à Vedevôg, par M.Âkerren, c’est la principale manufacture d’acier en Suède : elle emploie 300 ouvriers. On y fabrique comme à Carron-work en Écosse, les ustensiles de cuisine et de plus des couteaux, des ciseaux et des serrures. Il y a aussi un ouvrier qui est un élève de Johanson à Eskilstuna, et qui fait les mêmes ouvrages que lui, mais pas aussi bien, à ce qu’il m'a semblé.

Il faisait un froid horrible, et il durait depuis un mois, j’avais cru beaucoup faire de mettre deux redingotes, cela me semblait assez ; mais je gelais tous ceux que je voyais. M. Âkerfen ne voulut absolument pas me laisser partir sans m'être couvert d’une troisième redingote de cuir, qui me donnait presque l’air d’une grosse botte forte : je partis ainsi équipé.

Depuis mon dernier passage à Arboga, le feu avait pris dans cette ville. Le froid était si violent que les pompes ne pouvaient jouer ; l’eau gelait dans les tuyaux ; mais par toute la Suède, il règne une activité singulière, à la moindre apparence d’incendie : on fit des feux sur la place, on chauffa l’eau pour le service des pompes et on éteignit le feu. Une personne qui me parlait de l’incendie, et qui avait été réveillée en sur saut par la flamme, me dit avoir été presque aussi effrayée, que les puissances belligérantes, à l’approche des républicains.

Le vent avait accumulé la neige, sur le chemin a la hauteur de cinq a six pieds, dans quelques endroits. Comme à mon ordinaire, j’étais étendu dans le traîneau, et couvert de foin ; je dormais presque, lorsque le conducteur maladroit, versa et m’enterra dans un tas de neige. Après avoir fait la moitié de la route, il causa avec un paysan et bientôt tout effrayé, il me proposa de me déposer dans un village voisin, assurant qu’il ne lui serait pas possible d’arriver à Köping à cause de la hauteur de la neige. Je persistai à poursuivre mon chemin et ce ne fut pas sans peine que je pus l’y décider. Il y avait réellement du danger à voyager alors : deux ou trois fois le cheval enfonça de manière à disparaître tout-à-fait : je versai quelquefois aussi ; mais après tout, cela valait encore mieux que de rester dans un village isolé.

La petite ville de Köping et le château de Kongsöre, sont situés à l’extrémité du lac Mälarn, la plus éloignée de Stockholm : de chacun de ces deux endroits, il peut y avoir douze milles jusqu’à la capitale. Je ne prétends pas dire ce qu’est la ville de Köping ; j’y suis arrivé à moitié gelé, et de nuit. Si je voulais cependant consulter le livre de géographie du canton, j'y trouverais sans doute de bien belles choses ; mais courant d’abord au plus pressé, je voulus visiter une bouteille de vin d’Espagne dont j’avais pris grand soin le long de la route. Le vin était gelé ; après l’avoir remué quelque temps auprès du feu,il sortit épais comme une glace à la crême. J’en remplis un verre et l'arrangeai en glace par dessus les bords : je puis assurer les confiseurs.que c’était excellent. Dans la bouteille d’eau de vie, il y avait quelques glaçons, mais la liqueur n’était pas entièrement gelée.

À peine pourra-t-on croire que dans les auberges, comme dans les maisons particulières en Suède, il y ait rarement plus d'une couverture de toile de coton sur le lit, même dans les plus grands froids ; il est vrai que les appartemens sont très-chauds ; mais le matin, il fait un froid terrible. La chambre où j’étais, n’avait pas été échauffée de l’hiver, autant eût valu coucher dans une glacière : j’avais mis sur moi toute ma garde-robe, même le coffre ; malgré cela, pendant la nuit, me sentant un violent mal de tête, je mis la main sur l’endroit : la peau du sommet de la tête était comme un glaçon, roide et sans élasticité : je pris vite mon parti et m’enfonçai sous la couverture jusqu’au matin. Cet hiver disent les Suédois, était plus rigoureux qu’à l’ordinaire. A présent qu’il est passé, je ne suis pas fâché d’en avoir éprouvé la rigueur, mais cependant je Suis dégoûté des voyages d’hiver en Suède.

Le lendemain, je n’eus pas d’autre mal-encontre que les tas de neige de la veille accumulés jusqu’à la hauteur de sept à huit pieds, près des barrières sur le chemin. Il fallait les monter et les descendre perpétuellement ; le pauvre cheval entreprenait cette rude besogne avec une complaisance étonnante : plusieurs fois il s’enfonça dans la neige presque tout entier : il fallait alors l’aider, avec des bâtons, et il se tirait d’affaire.

Tant que la neige, ou le vent continuent : on ne fraye pas le chemin, mais quand ils ont cessé les paroisses sont obligées d’envoyer des travailleurs pour l’ouvrir, et c’est généralement le lundi qu’ils y viennent. Les règlemens de police dans l’intérieur de la Suède, pour la Sureté et la confection des chemins, sont réellement admirables, et les gouverneurs (les provinces tiennent la main à leur exécution avec la plus grande exactitude. La manière seule de donner les chevaux de postes aux voyageurs, demande un changement total, sur-tout dans les environs de Stockholm. La forme actuelle doit être extrêmement nuisible à l’agriculture, et aux mœurs des paysans qui sont obligés de venir avec leurs chevaux, attendre à chaque Gastifwaregôrd que les voyageurs arrivent. Le nombre dans lequel ils s’y trouvent, et l'oisiveté totale dans laquelle ils y sont, ne sont que trop capables de les corrompre : le voyageur, sur-tout quand il est seul et étranger, ne s’aperçoit que trop combien ils le sont.

Quoiqu’il m’ait semblé très-difficile d’établir une autre manière d’avoir des chevaux dans l’intérieur du royaume, vu sa grande étendue et son peu de population ; je crois qu’il ne serait pas impraticable, de mettre en régie tous les environs de Stockholm, jusqu’à la première ville, éloignée seulement de sept a dix milles. La quantité de voyageurs donnerait l’assurance aux entrepreneurs d’être employés, et de voir leurs frais remboursés. Si la dépense de tenir toujours des chevaux à l’écurie était trop onéreuse, au prix qu’est à présent la poste en Suède, il n’est pas de voyageur, qui ne préférât payer un tiers en sus du prix ordinaire, au désagrément d’être insulté et maltraité par les postillons.

Vesterôs est la capitale de la Vestmanland, c’est une ancienne ville, assez considérable quoique peu habitée ; il y a encore ici un château royal plus grand que celui d’Örebro, mais dans le même genre. Je fus reçu avec bonté par le gouverneur et par l’évêque le docteur Bentzelstierna. Ce dernier était un homme âgé de près de 80 ans ; il avait une particularité assez remarquable dans sa famille, C’est que son grand-père et ses trois oncles ont été archevêques d’UpSal les uns après les autres.

Comme le froid continuait toujours, et que de plus j'étais bien aise de rester quelques jours à Vesterôs, j’eusse été fort mal sans doute à la poste, et je dois remercier le docteur Tengmalm, d’avoir bien voulu me recevoir chez lui. Je suis resté huit jours dans cette ville et y ai passé mon temps avec beaucoup d’agrément : rien n’est aimable, je me plais à le répéter comme l'hospitalité que l’on rencontre ordinairement parmi les gens bien élevés, dans les provinces de Suède.

On voit dans la cathédrale le tombeau du pauvre Eric XIV, que son frère Jean III détrôna et fit languir 8 ans en prison à Gripsholm, un an à Vesterôs, et enfin emprisonna au château de Örbybus. Les fers qui lui étaient destinés et que l’on montre à Vesterôs, sont si lourds qu’à peine peut-on les porter. Il fut enterré dans le cimetière ordinaire en 1625. On a dernièrement déterré ses os, et on les a placés dans un sarcophage de marbre, derrière le chœur de la cathédrale : la couronne et le sceptre que l'on a placés dessus, ont été pris à Upsal au tombeau de ce même frère barbare Jean III. Il est extraordinaire que ce soit 164 ans après sa mort, qu’on l’ait fait restituer ce qu’il avait usurpé. Les historiens suivant l’usage, se sont plu à noircir la mémoire de ce malheureux Eric XIV ; il parait que c’était un prince plus faible que méchant, mais il était battu.... Que n’a-t-on pas dit du plus malheureux Louis XVI !

On est ici à portée des mines fameuses de Salha et de Falhun, dignes, à tous égards de la curiosité du voyageur ; mais j’en ai réservé la visite au printemps. Le tour du lac Mälarn que je faisais alors, n’était que pour me donner une légère idée du pays, et quel était ce grand lac, qui fournit à si bon marché aux plaisirs sobres et salubres, de la table des grands seigneurs de la capitale.

Près de Vesterôs, à Stronsholm, vient aboutir le canal de ce nom, qui commence dans la Dalécarlie, à douze milles de là. On a profité des lacs et des endroits de la rivière qui se sont trouvés être navigables, et cependant on a été obligé d’ y construire vingt écluses.

À l’instant de mon départ le froid n’était pas très-violent, mais bientôt je fus bien aise de retrouver la grande botte dans laquelle, j’avais déjà voyagé. Quand il fait si froid, présentât-on l’objet le plus attrayant, à peine voudrait-on dégeler les cils de ses yeux pour le regarder : c’est à la lettre réellement, je sentais le froid pénétrer mes yeux et m’y faire mal, je les fermais alors, et si je les tenais cinq ou six minutes dans cette situation, les cils se collaient et je ne pouvais les détacher qu’en appliquant la main dessus.

Enköping est une très petite ville toujours située sur le Mälarn ; je descendis à la poste. Dans la chambre où se tiennent les postillons, je fus témoin de la scène la plus originale ; quatre ou cinq grands gaillards dormaient sur les bancs, trois jouaient, d’autres fumaient, et deux paysans se battaient à coups de poings, au milieu de la chambre. Plein de cette belle idée anglaise, « que l’on ne doit pas empêcher les gens de se battre quand ils en ont envie », je n’assis fort tranquillement et les regardai faire, ainsi que tous les autres. Au bout de quelques instans cependant, l’un d’eux reçut un coup de poing qui lui ensanglanta la figure, et lui fit mesurer le plancher. Comme son adversaire voulait continuer à le battre, cela me sembla trop fort : je le pris par le collet et lui fis faire une pirouette. L’autre se releva et voulait encore se battre. Comme le cheval était prêt, je leur souhaitai bien du plaisir et je me remis en route.

C’est à Lislena, la poste avant d’arriver à Ekolsund, qu’est située la maison appelée Ting-hus, où se tient le tribunal inférieur du distrigt (l’Härad). Le juge et les procureurs du roi y ont des chambres et de bons lits. Dans l’intervalle de la session, on y loge les voyageurs ; mais on attend qu’ils le demandent, ce qui doit être très-désavantageux pour un étranger qui ne sait pas que cet usage existe. En général toutes les fois qu’on voit une maison, communément en pierre, bâtie près du Gästivaregórd, on peut s'informer si ce n’est pas le Ting-hus. Dans la salle d’audience, il y a deux grands coffres, à trois cadenats, où sont les papiers. Les clefs en sont, comme je l’ai dit page 107, une entre les mains du juge, et les autres, dans celles des deux plus anciens paysans propriétaires.


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Ekolsund. — Gustave III. — Upsal.


Ekolsund est une maison royale qui appartenait au feu roi, pendant qu’il était prince royal, et qu'il a gardée long-temps après être monté sur le trône. Il l’a enfin vendue à M. Seton Écossais de naissance, qui avait fait une très-grande fortune en Suède : celui qui la possède à présent est son neveu sir Alex. Séton, Écossais aussi, et dont les terres dans ce pays sont dans le West-lothian près du Sterlingshire, où j’ai trouvé si long-temps la paix. J'en reçus l’accueil le plus flatteur et je fus charmé de me retrouver avec un compatriote, car c’est toujours comme tel, que les Écossais me traitent dans le pays étranger.

Ekolsund est divisé en deux grands corps-de-logis, le roi et sa société demeuraient dans l’un : l’autre était destiné pour sa suite, les cuisines et les caves etc. Ce qui convient à un roi est souvent fort gênant pour un particulier : tant de bâtimens deviennent inutiles. M. Séton a tout-à-fait abandonné le pavillon du roi, personne n’y demeure : les fournitures sont encore en assez bon état et la maison est toujours en bon ordre.

Sur deux volets, on voit un petit cadre d’argent avec un verre. Sous l’un le feu roi a écrit de sa main. D. 12 september 1772 Âterkom hit frôn revolutionen[42].

Gustaf.

Il avait bien quelque raison d’être bien aise de se retrouver sain et sauf dans sa maison : il y a peu d’exemples d’une révolution aussi complète, que celle qu’il fit cette année : il ne fallait pas moins que tout le courage et la présence d’esprit qu’il y a mis, pour réussir[43].

La situation du roi dans la salle de ces mêmes nobles, qui avaient usurpé le pouvoir royal et qui avaient demandé à sa mère le compte des diamans qu’elle avait reçus eu mariage : qui, la veille encore, se servaient de son contre-sein gravé, pour ne lui pas communiquer les affaires publiques, est réellement une chose unique.

Quel spectacle étonnant ne devait-ce pas être, d’entendre les reproches amers, qu’il leur fit, l’humble silence dans lequel la force de la vérité et du canon, les fit se tenir. Lorsqu’enfin tout fut fini, le roi ôta sa couronne et en signe de pardon général, (tirant de sa poche un livre de pseaume) il entonna lui-même le te deum, auquel tout le monde répondit, sinon de cœur, du moins des lèvres.

Une inadvertance malheureuse, (dans la constitution qu’il présenta alors, et qui comme on peut bien le penser, fut acceptée sans difficulté) servit de prétexte aux officiers mécontens de son armée, pour refuser de le suivre dans l’attaque qu’il fit de la Russie en 1733 ; il fut obligé d’avoir encore recours à un coup d’autorité en 1789, pour obtenir l’acte qu’on appelle de sureté ; qui autorise le roi à déclarer la guerre, sans en prévenir la diète. Droit, qui certainement doit toujours appartenir au monarque ; il est inconcevable qu’il ne se le soit pas réservé dans la constitution de 1772, puisqu’alors il semble qu’il était absolument le maître de l’y insérer. La vigueur encore plus déterminée de ce coup d’autorité ; les précautions si bien prises pour s’en assurer le succès, dénotent un prince habile et très-courageux.

C’est dans le temps même, ou Gustave frappait avec courage ces grands coups, que Louis XVI, dans des circonstances pas à moitié si embarrassantes, courait à sa perte et à celle de son royaume, par la faiblesse et la trop grande condescendance de son gouvernement. Plût à dieu que notre malheureux roi eût eu quelques étincelles du génie entreprenant, qui animait GustaveIII. Ses contemporains ne lui rendent pas toute la justice qui lui appartient : la guerre de Finlande, qui quoique glorieuse pour lui et pour la Suède, a cependant été malheureuse dans ses conséquences, fait qu’on reproche à sa mémoire, le dérangement des finances qui existe à présent, et le vide qu’elle a laissé dans un pays déjà si peu peuplé.

Mais ces malheurs, a qui les Suédois les doivent-ils ? à eux-mêmes, on doit le dire. Si le roi eût trouvé dans son armée, la soumission qu’il devait présumer y rencontrer ; la première campagne eût terminé cette guerre, de la manière la plus utile et la plus glorieuse. Le plan, au dire même des ennemis qu’il attaquait, en était parfait. Combien n’a-t-il pas fallu de talens et de victoires brillantes et coûteuses, non pour réparer, cela n’était pas possible, mais pour empêcher que les conséquences de cette insurrection ne fussent fatales au royaume.

Un assassin a enfin privé l’Europe des secours qu’elle devait se promettre des talens de Gustave. Il avait mieux connu l’esprit de la révolution cruelle de la France, qu’aucun autre prince. Tous les rois de l’Europe ont cru que jamais occasion plus favorable ne se présenterait d’humilier la France, et de saisir les provinces qui étaient à leur convenance. Gustave seul, trop éloigné pour pouvoir être mu par des vues d’intérêt, a vu dans ce colosse alors naissant et faible, la destruction de la société et le retour de l’Europe à la barbarie, après que des flots de sang auraient été versés sur ses trônes culbutés. Il voulait qu’on étouffât le mal dans son principe ; les autres le voyaient croître et se fortifier avec plaisir, pensant qu’il n’étendrait pas ses ravages jusques chez eux, et que le beau pays qu’il dévorait deviendrait leur proie ; aveuglement qui leur a déjà été bien fatal et qui peut l’être bien davantage.

En quittant la maison d’Ekolsund au nouveau propriétaire, le roi écrivit sur un autre volet D. 6 mars 1776, adieu. M. Séton par respect pour sa mémoire, a fait recouvrir ces deux endroits d’un petit cadre.

Le parc d’Ekolsund est fort beau et très-grand ; je compte y revenir au printemps, en commençant ma longue promenade : je remets à cette époque à parler de différens objets assez intéressans.

Près de la maison, il y a une pierre gravée en caractères runiques très-bien conservés, et dont l’inscription, ainsi que la plupart de celles de ce genre, a rapport à quelque chose de peu important. Elle est sans date, comme elles le sont presque toutes : il s’agit ici de la bâtisse d’une maison. Comme les expressions de ce vieux gothique m’ont semblé avoir un rapport singulier avec l’anglais, j’ai cru devoir rapporter l’inscription en supprimant les caractères runiques qu’on n’entendrait pas.

« Kika let raisa stain, at Thortarf buanta sin, sun Kuthutukar, auch buky harvistum. Bali risi.

Mot à mot en anglais.

Kika did let raise this stone at to thortaf husband her, son of Kuthutukar, and the built harvistum. Baly has rose it[44].

Ce ne serait pas bon anglais, mais on l’entendrait et en y ajoutant les articles et les pronoms toujours supprimés dans le runique, et placés dans l’entre-ligne, ce serait à-peu-près la manière dont on s’exprime à présent.

Partant sur la glace je fus visiter Skog closter (le cloître du bois) un très-beau château, autrefois un couvent, dont l’église reste encore. Il appartient au comte de Brahé, chef d’une famille illustre et le premier comte de Suède. On y montre un grand nombre d’armes, de pierres précieuses et nombre de jolies petites choses en ivoire, dépouilles de l’Allemagne durant les guerres de Gustave-Adolphe ; on assure qu’il y en a pour une somme très-considérable. Le château lui-même été bâti par le général Wrangel, sur le butin qu’il avait fait. il en est plusieurs autres dans Ce pays, bâtis de cette manière. Ekolsund a aussi été construit par le général Totte ; et jusqu'à la cloche, qui sert à appeler les gens pour le dîner, porte une inscription polonaise. Celui qui bâtit Skog-closter, était si enchanté de l’ordre qu’il y avait établi, qu’il stipula dans son testament, que la maison de Brahé, à qui il devait revenir après sa mort, n’aurait pas la liberté d'y rien changer, faute de quoi sa succession passerait à d’autres. Voilà plus de cent ans que le général est mort, et l’on a jusqu’à présent respecté son arrangement et sa vieille fourniture, qui, il faut en convenir, est un peu hors de mode.

Je fus reçu à Upsal par M. l'archevêque, M. Uno de Troil, homme aussi bon que savant, et par M. le gouverneur de Veterstet, qui voulut bien me loger dans sa maison. La plus grande université de Suède est dans cette ville ; avant d’être employé dans toute autre branche que le militaire, il faut avoir pris des degrés dans une des trois universités du royaume, Upsal, Lund ou Âbo en Finlande. y a dans celle d'Upsal environ cinq à six cents étudians. Je ne crois pas devoir répéter ici ce que beaucoup d’autres ont déjà dit dans le plus grand détail sur cette ville et sur les choses curieuses, qu’elle contient ; en général, ces détails sont toujours copiés les uns d’après les autres.

Le feu roi a déposé dans la bibliothèque deux grands coffres enchaînés et scellés qui ne doivent être ouverts que cinquante ans après sa mort. Cette bibliothèque est très-considérable : on y montre plusieurs anciens manuscrits, entre autres la bible écrite par l’évêque Ulphilas, dans la langue Mésogothique : il paraît que cet évêque fut envoyé par l’empereur Constantin le Grand pour prêcher et convertir les Goths, qui étaient dans la Thrace. C’est le plus ancien monument qu’on ait de cette langue : on l’appelle Codex argenteus ; le bibliothécaire m’a dit que c’est à cause de sa reliure qui est en argent massif ; d’autres prétendent que c’est parce qu’il est écrit en lettres d’argent et d’or. Avec un peu d’étude les savans Suédois le comprennent encore : le professeur Göransson en a imprimé et traduit plusieurs passages.

La cathédrale est un beau bâtiment gothique ; elle est beaucoup moins grande que quelques-unes sur le continent ou en Angleterre : elle est très-vaste cependant et élégamment construite dans l’intérieur : c’est derrière l’autel que reposent les restes du grand Gustave-Vasa. M. Freidenheim, le fils du dernier archevêque a érigé un très-beau monument à son père : il a été fait en Italie. La Religion s’appuye sur la croix et montre l’archevêque : elle est représentée paf une très-belle femme. C’est toujours plus agréable ; on en aime davantage les vertus, de les voir sous un joli minois : si les femmes sculptaient, peut-être les verrions-nous transformées en jolis garçons. C’est une chose étrange que les anges qui dans le sud de l’Europe sont représentés sous la forme de jolis jeunes gens avec de belles ailes, le soient toujours, dans les pays du Nord, sous celle de jeunes et belles filles. Pendant que je faisais tout seul ces belles réflexions, les ouvriers qui étaient dans l’église, s’en allèrent, sans- que je m’en aperçusse. Quand j’eus bien admiré ce qu’il y avait à voir, je voulus sortir, et je trouvai la porte fermée. Cela me fit d'autant plus de peine, que c'était l’heure du dîner et que la maison du bon Dieu est connue pour n’être pas des mieux fournies. Je pris le parti de frapper en cadence contre la porte de fer : les premiers qui passèrent, crurent, j’imagine, que c’était un revenant ; car ils s’en furent au plus vite : la curiosité enfin amena deux ou trois personnes, je parlai et l’on fut chercher le portier.

On montre dans la sacristie, un vieux tronc, que l’on prétend avoir été la statue de Thor : on y montre aussi une grosse pierre à repasser, que le roi Albrecht envoya à la reine de Dannemarck Marguerite de Valdemar, (veuve de son prédécesseur Magnus Smeck) pour épointer ses aiguilles à ce qu’il prétendait. La reine pour reconnaître son présent, fit faire un drapeau avec une de ses chemises sales et le lui envoya ; ou le voit aussi[45].

Comme le ton de la société a changé, de petits bourgeois, querellant dans un village, ne se permettraient pas à présent de niaiseries aussi puériles : et c’était deux grands souverains alliés par le sang ! Cette grande princesse, qui par la sagesse et la vigueur de son gouvernement, mérita qu’on la nommât la Semiramis du Nord, long-temps avant que la reine Elizabeth régnât en l’Angleterre et l'impératrice Catherine en Russie : qui battit depuis le roi Albrecht, le fit prisonnier à Mösseberg en Vestrogothie, et déclara son neveu, Eric duc de Poméranie, son héritier, aux trois royaumes du Nord, qu’avec le consentement des différens états, elle unit si sagement et si politiquement par le traité de Calmar en 1397. Ces trois royaumes, évidemment habités par le même peuple, parlant la même langue (avec quelque légère différence) seraient sans doute encore unis. sans l’imbécile fureur de ses successeurs, qui força les Suédois à prendre les armes, pour secouer leur joug en se séparant du Dannemarck ; pendant que les Danois eux-mêmes furent obligés de les détrôner.

Le château d’Upsal est encore une maison royale, il était autrefois très-fortifié : les vieilles murailles forment à présent des tas énormes de briques. On l’appelait anciennement Styre-Bishop (Bride-l’évêque), parce que dominant la ville, il servait à tenir en bride l’évêque ou l’Archevêque, qui en avait un autre, près de la cathédrale, et qui souvent abusait de son pouvoir jusqu’à faire la guerre au roi. On sait la peine que l’archevêque Troll a donnée à Gustave-Vasa : au sur-plus tous les évêques et tous les principaux seigneurs en Suède, étaient dans la même situation et avaient des places dites de sureté, contre le roi. Ce furent surtout ces places, que Gustave-Vasa eut de la peine à soumettre. La peine que lui donna un clergé si puissant, dut sans doute contribuer beaucoup à l’engager à faire la réforme, pour se soustraire, tout-à fait à sa puissance, et être autorisé à s’emparer de ses biens.

On doit présumer que toutes les branches qui ont rapport aux sciences, fleurissent dans cette université. La botanique sur-tout que cultivait Linnœus, et qui lui a acquis une réputation méritée, est encore très-soignée sous le professeur Thunberg. La collection que l’on montre dans le cabinet d’histoire naturelle n’est pas celle de Linnœus : celle qui lui appartenait, fut vendue à Londres après sa mort, mais elle est encore digne de l’attention des curieux.

La collection des mousses est à ce qu’on assure très complette. Elle a été faite par le docteur Vestering de Norrköping, qui a réussi à faire des couleurs avec toutes les espèces : l’on m’a montré plusieurs écheveaux de soie teints en différentes couleurs tirées des mousses. Elles réussissent mieux pour celles qui sont peu saillantes. On montre aussi dans ce cabinet nombre d’animaux empaillés, et enfin ce qui peut avoir rapport à cette partie.

Le cabinet des monnaies et des médailles en rassemble une très-grande quantité. Le feu roi en a fait frapper beaucoup : elles sont fort belles, mais elles sont bien nombreuses[46]. On y conserve quelques-unes de ces pièces énormes de cuivre dont on faisait usage il n’y a guères que quarante ans ; il y en a qui pèsent plus de trente livres, les armes du royaume sont aux quatre coins et au milieu : il fallait une charrette pour payer cinq ou six Ricksdalers (24 l. tournois).

Dans la pièce attenante à celle de ce cabinet, on voit une suite de tableaux peu intéressans par leur fini, mais beaucoup par le sujet. C’est l’histoire du roi Christian II : on le voit d’abord donner des assurances de protection aux Evêques et aux peuples soumis : puis l’Archevêque Troll soufflant le feu de la discorde, et lui donnant de fausses insinuations : dans le troisième, les Evêques sont mis à mort, leurs têtes jetées dans un tonneau et le corps du dernier administrateur de Suède, déterré pour être ensuite jeté au feu : puis les sénateurs décapités devant le tyran[47], les moines noyës et assommés, et enfin une bataille entre ses troupes et les Dalécarliens, puis sa fuite précipitée.

Si jamais révolte contre l’oppression fut juste, ce fut celle-là : ces peintures cependant entretiennent une animosité contre le peuple dont Christian II était roi, qui quoique juste dans son principe n’est plus fondée, sur-tout quand on se ressouvient que les Danois chassèrent également leur tyran, et lui donnèrent un successeur de son vivant.

Le cabinet de minéralogie est aussi très-complet et contient des échantillons de presque toutes les mines de Suède, des différentes espèces de marbre et de porphyre, trouvées dans le pays et des coquilles de toute espèce.

Différens professeurs font des lectures publiques sur tous les objets de la littérature et des sciences. Les étudians prononcent souvent des discours sur les sujets auxquels ils s’appliquent : communément ces discours sont imprimés, et la manie des épîtres dédicatoires, qui possédait les professeurs du siècle passé est loin d’avoir cesse. Souvent, pour un petit ouvrage de sept à huit pages, on voit à la tête une douzaine de dédicaces. C’est un secret que les auteurs de Londres regretteront de n’avoir pas connu : je ne connais que Dryden, qui semble en avoir eu une idée. Malheureusement les mécènes anglais suivent en cela. leur goût ordinaire, ils aiment peu la compagnie, et ne voudraient pas d’un hommage offert à un grand nombre.

Lorsque les jeunes gens ont fait leur droit, ils prennent le titre de magister qu’on leur donne dans la société. Leur usage est alors d’ajouter un us à la fin de leurs noms pour le latiniser : de là. vient que la plupart des prêtres et des professeurs en Suède ont des noms terminés en us.

Lorsqu’un prêtre parvient à l’Evêché, sa famille est anoblie, et alors on change l’us en Skiöld (bouclier), hielm (casque), Stiern (étoile) ; ou bien, on prend un nom de bête sauvage ou d’oiseau de proie, comme Löwen, (lion) Falk (faucon) et on le termine par une des trois épithètes précédentes. La plupart des noms nobles en Suède et en Dannemarck, sont terminés ou commencés de cette manière. Les officiers en Dannemarck font précéder le leur de l'appellation von (de). C’est à ceci, que se rapporte la plaisanterie d’Holberg dans sa comédie de Jacob von Tyboe. Vi lœrde, bruge i steden for det ord VON, som krigs-mœnd, sœtte för deres nanm, det ord US som vi hefte meget net bag til[48]


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L'ANCIENNE RELIGION DE THOR.
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Les écrits des savans sur l'antiquité de leur pays. — Les sources d'où, les érudits ont tiré leurs matériaux. — Arrivée d’Odin en Suède. — Etablissement de sa religion. — Haine d'Odin contre les Romains. — Ses guerres. — Les anciens habitans de la Suède chassés au nord, ou en Finlande. — Mort d'Odin. — Idée de la Trinité. — Thor, Odin et Freya. — Chapitre de la création du monde, tiré de l’Edda. Sacrifice annuel des peuples. — Rois sacrfiés aux dieux.


Il y a une cinquantaine d’années que c’était la mode parmi les gens de lettres de faire des recherches sur les antiquités et l’histoire de leur pays : en Irlande, en Écosse plusieurs écrivains connus ont poussé bien loin leurs recherches de ce côté ; mais quand on mettrait ensemble tous les écrits de toutes les nations à ce sujet : ce ne serait pas la moitié de ceux que les professeurs d’Upsal ont produits.

Jean Jhre, Göransson, Budbeck etc. etc. ont publié d’immenses infolios de conjectures et de rêveries des Plllâ extraordinaires. L’|, m prétend dans son Atlantica, que la Suède était l’île Atlantide de Platon, et donne à penser que c’est là qu’était le paradis terrestre où le premier homme fut créé. Göransson se perd dans des conjectures sans fin, pour prouver que Gog le premier fils de Japhet, aussitôt sorti de l’arche, arriva dans la Suède ety donna son nom aux Goths.

Jean Jhre est beaucoup plus raisonnable ; Il prouve par différens auteurs anciens, que les Goths habitèrent autrefois la Chersonèse-Tauride et les Palus-Méotides ; qu’ils se transportèrent ensuite en Thrace. Il cite Eutrope et Ammien qui donnaient indifféremment le nom de Goths ou de Scythes aux troupes qui servaient de gardes aux empereurs de Constantinople. Procope aussi dans la description du Pont-Euxin et des pays qui le bordent, nomme expressément et plusieurs fois les Goths. Tous Ces récits tendent à prouver que les Goths sont d’origine scythe ou tartare.

Il est tout naturel de penser que les Goths, aussi bien que toutes les nations, qui sortirent de la Tartarie sous des noms différens, pour envahir l’Europe, étaient d’origine scythe. Mais que la Scythie des anciens fut eu Suède, voilà qui est aussi inadmissible que l’Europe conquise par le très-petit nombre d’hommes qui habitaient cette partie de la Suède appelée les Gothies ; loin que ces provinces fussent le pays originaire des Goths, elles furent au contraire conquises et nommées d’après eux, lorsqu’ils s’y furent établis, ainsi qu’ils avaient fait dans beaucoup d’autres endroits, comme je l’ai dit page 57.

Peut-être ne sera-t-on pas fâché d’avoir quelques notions des prétentions qui ont si souvent fait rêver les érudits des trois royaumes du Nord ; car la manie n’a pas été particulière à la Suède ; le Dannemarck et la Norvège ont bien aussi eu leurs rêveurs, et quoique les écrivains des trois pays ayent toujours rapporté la même histoire, ils l’ont toujours adaptée à leur pays seulement. Ces messieurs ont eu beau faire ; l’ancienne histoire d’un pays est aussi celle de l’autre. Si par hasard le lecteur venait à m’accuser d’un peu de pédanterie. je le prie de se rappeler que je suis à Upsal, et que le bon Evêque de Marseille, ainsi que Howard furent atteints de la peste, en visitant les pestiférés.

Tous les renseignemens dont les érudits ont tiré leurs conjectures, ne consistent que dans les écrits de quelques savans qui froissaient dans la république d’Islande depuis le neuvième jusqu’au treizième siècle. Cette république s’était formée d’une colonie de Norvégiens, qui a cette époque préférèrent quitter leur pays, à se soumettre au joug d’Harald Haarfager (aux beaux cheveux) qui avait réuni sous sa puissance la plupart des petits royaumes qui la composaient. Se trouvant en paix dans cette partie éloignée du monde alors plus fertile, et possédant un climat moins glacé, ils se donnèrent une forme de gouvernement, (qu’ils appelèrent république) et à la tête duquel était un lagman ou chef perpétuel : Snore Sturleson, le plus fameux des écrivains de ce pays, en était aussi lagman : c’est à lui seul que l’on doit les détails de l’ancienne histoire des Goths, qui vinrent s’établir dans la Scandinavie, ainsi qu’une grande partie de la connaissance de leur mythologie : il y a sans doute beaucoup d’autres écrits que les siens, mais ce sont pour la plupart des chants religieux ou des espèces de questions énigmatiques.

Les peuples de l’Europe actuellement existans, doivent une si grande partie de leurs institutions, à ces nations qui refluant du Nord et du centre de l'Asie, accablèrent enfin l’empire romain, que l’étude de leurs loiS et de leurs mœurs ne peut qu’être très-intéressante. L’analogie que l’on retrouve à chaque instant, entre les coutumes de ces hordes a demi sauvages et celles des peuples les plus civilisés et les plus instruits, est bien faite pour donner à penser au philosophe et à l’historien.

La distinction entre les vainqueurs et les vaincus, c’est-à-dire entre les anciens habitans et les nouveaux possesseurs de l’Europe n’a jamais été bien établie[49]. Les peuples modernes tiennent des uns et des autres, et je mets en fait que l’origine de nos coutumes, même les plus frivoles, pourrait se retrouver parmi les leurs.

Qui pourrait tracer l’origine des Celtes, la trouverait sans doute, quoique à une époque très-reculée dans ces mêmes fertiles et inépuisables contrées qui semblent destinées à renouveler la race humaine, et dont presque toutes les nations du monde, même celles de l’Amérique, se glorifient encore d’être originaires.

On a pu Voir dans le volume sur l’Irlande, page 55, que les anciens habitans prétendent être les descendans d’une nation errante, venue de la Tartarie, et conduite dans leur île par Milesius, six ou sept cents ans avant les premières expéditions des peuples qui envahirent l’empire romain. Par le long espace de temps qu'elle avait séjourné dans les différens pays où les historiens rapportent qu’elle avait passé, sur-tout dans cette partie de l'Espagne, qui borde les Pyrénées, elle devait avoir quitté la Tartarie plus de quinze cents avant ces derniers.

Les coutumes et le langage des Irlandais et des montagnards d’Ecosse, sont encore celtiques : or si ceux-ci sont venus de la Tartarie, n’est-il pas clair que les autres Celtes, parlant des dialectes de la même langue et ayant les mêmes usages, doivent aussi en être venus.

Ce n’est que dans les îles, et dans les montagnes, que ces nations abâtardies ont pu résister efficacement et se maintenir contre les peuples féroces, braves et vigoureux qui ont envahi les pays qu’ils habitaient. Si l’Europe avait le malheur d’avoir à combattre à présent contre des essaims pareils de barbares, qui pourrait répondre que le résultat ne serait pas le même ?

Qui sait si la providence n’a pas ménagé l'aveuglement inouï des princes et des peuples, dans Cet horrible temps de révolutions, afin de renouveler la race européenne, ainsi que l’histoire nous montre qu’elle l’a déjà été deux fois à des époques à-peu-près aussi distantes ? Qui sait, si un autre Gengis, ou Tamerlan, ne se forme pas dans la grande pépinière du genre humain : qui, profitant de l’état de faiblesse, où les querelles sanglantes qui déchirent l’Europe la laisseront long-temps, saura la réduire a son joug, et achevera l’ouvrage des philosophes, en égorgeant les trois quarts de ce qui lui restera d’habitans, et la repeuplant avec ses tartares.

On ne saurait trouver ailleurs que dans les pays du Nord, des traces plus fraîches de la religion, des mœurs, et du langage des peuples qui ont enfin terrassé le collosse de l’empire romain. Ce n’est guères que dans le treizième siècle, que la religion chrétienne a succédé en Suède, au culte de Thor, Odin, et Freya.

Les historiens Islandais, à qui l’on a l'obligation de connaître l’ancienne histoire de ces pays, ont comme ceux de toutes les nations, entouré leur origine de fables et de merveilleux ; ainsi Snore Sturleson fait descendre Odin, le conquérant et le législateur de la Suède et du nord de l’Europe d’une fille de Priam, à la vingtième génération. Il est étrange en vérité que toutes les nations de l’Europe veuillent descendre de quelques-uns des malheureux restes de la ville de Troye, a l’imitation des Romains qui, comme on le sait, se prétendraient descendans d’Enée[50].

Au milieu de tout ce fatras de choses absurdes et ridicules, il en est cependant de très-intéressantes et qui semblent s’accorder avec la vérité. Si l’on veut se donner la peine d’ôter ce qu’il y a de merveilleux dans l’histoire de l’arrivée d’Odin, ou Woden, comme d’autres nations l'appellent, on n'y verra rien que de très-simple.

Soixante ans environ, avant l’Ere chrétienne lorsque les Romains au faîte de leur puissance chassaient et conquéraient tous les peuples dont ils pouvaient approcher. Sigge, appelé Odin, (ce qui signifie, l’illustre, le divin[51], usage assez commun chez les peuples orientaux) pour ne pas se soumettre à leur joug, quitta avec une suite brillante et nombreuse un pays situé vers la mer Caspienne entre le Tanaïs et le Borysthène, appelé Tyrkland[52], où il avait de grandes possessions.

Voyageant à l’ouest, Odin arriva sur les bords de la mer Baltique, où les peuples étonnés de sa magnificence et de sa sagesse le regardèrent lui et ses compagnons, plutôt comme des dieux que comme des hommes, et se persuadèrent qu’ils en étaient les députés. Leur beauté et leur force leur gagnèrent tous les cœurs. Ils cherchèrent à civiliser les peuples, chez qui ils se trouvaient, et plus par persuasion que par force, Odin les rassembla sous une forme de gouvernement, et mit à leur tête trois de ses fils : lorsqu’en fin s’étant informé qu’il y avait de bons pays dans la Suède il fit des offres à Gylphe que l’on prétend y avoir régné alors, pour aller s’y établir : celui-ci qui sentait bien qu’il n’était pas en état de lui résister, l’y imita.


Le pays plut à Odin : il y bâtit pour les siens une ville, qu’il nomma d’après lui ou un de ses fils Sigrun (la ville de Sigge). Il y établit, dit Snore Sturleson, un gouvernement pareil à celui de l’ancienne ville de Troye. Il y établit douze gouverneurs pour juger le pays. Les habitans appellèrent aussi cette ville, Æse-garth (habitation des Asiatiques), car lui et les siens étaient appelés Æsir (Asiatiques)[53].

Odin donna aux peuples, le Culte du Dieu Thor, qui a assez de rapport avec le Jupiter des anciens : il établit la croyance de l’immortalité de l’âme. Un des dogmes principaux, était que ceux seulement qui mourraient à la guerre, ou au moins de mort violente, pourraient être admis dans le Walhall (la salle des dieux), et se réjouir avec les héros en buvant de l’hydromel dans le crâne de leurs ennemis[54].

La matinée dans ce paradis, devait être employée à se battre. À l’heure du dîner les blessés guérissaient, les tués ressuscitaient et tous venaient dans la salle manger et s’enivrer. Le paradis, où les braves seuls devaient être admis, était bien échauffé, et l’enfer, où les criminels et les lâches devaient être plongés, était à la glace.

Odin enfin érigea un temple à Thor à Gamla-Upsola, (la vieille Upsale) : il existe encore à présent et sert de paroisse au village de ce nom.

On peut supposer que la haine qu’Odin portait aux Romains, fut ce qui l'engagea à donner ces dogmes féroces aux peuples qu’il soumit à sa domination, afin de les mettre en état de leur être opposés et de se créer des vengeurs. C'est à ces dogmes terribles, (qu’il paraît que tous les habitans du nord de l’Europe et même de l’Asie avaient adoptés) que les Romains et sans doute l'Europe entière ont dû leur bouleversement total, trois ou quatre cents ans après cette époque.

Quoique Odin se fût fixé en Suède, étant à-peu-près le centre des vastes pays dont il avait fait ses fils gouverneurs, il n’avait pas tout à fait abandonné celui d’où il était venu. Il y retourna plusieurs fois et y fit des guerres sanglantes, vraisemblablement contre ses oppresseurs. Les peuples avaient un tel respect pour lui et les siens, que l’on appelait ce pays, Gud-heim la demeure des dieux, pendant qu’ils donnaient le nom de Manheim, la demeure des hommes, à celui qu’ils habitaient.

S’il faut en croire l’Edda du Lagman Snore Sturleson, Odin laissa trois de ses fils comme gouverneurs dans la Saxe ; c’est-à-dire, tout le pays à présent connu sous les noms de Prusse, Westphalie, Hanovre, Saxe et Franconie. Ces trois fils étaient Vegdreg, Beldreg et Sigi : il établit aussi dans la Gothie rouge, pays (dit l’Edda) que nous appelons à présent Jotland, un quatrième fils nommé Skiölldungar et bâtit une ville dans la Fionie à laquelle il donna son nom Odensee (le siège d’Odin) et qui fut long-temps la capitale du Dannemarck. Dans un voyage qu'il fit vers le nord jusqu’à la mer, il plaça son cinquième fils Semingr en Norvege d’où les rois et les Jorlar (chefs ou comtes) de ce pays, sont descendus.

Lorsqu’Odin et ses suivans se furent bien établis dans les pays qu’ils avaient conquis, grand nombre d’Asiatiques, (Æserni) s’y rendirent avec leurs femmes et leurs enfans. Bientôt leur langue devint la seule en usage dans tous ces pays. Il paraît que ceux parmi les habitans de la Suède qui refusèrent de se soumettre aux lois d’Odin, se retirèrent en Finlande, dans laquelle ce héros ne vint pas, ou se retirèrent dans les bois plus vers le nord. On leur donna le nom de Lappes (fuyards ou chassés). Les Lappons portent encore ce nom, mais ils ne le souffrent pas volontiers et le regardent comme une injure. Ils appellent leur pays Sabmienladti et eux-mêmes Sabmi, comme les Finois, Same. La langue de ces peuples nomades est tout-à-fait différente du gothique, et a beaucoup de rapport au finois. Ce qui semble prouver l’assertion de Snore Sturleson, c’est que même à présent, il est bien des endroits en Suède dont on ne connaît la signification, que par le lapon ou par le finois ; les Lapons aussi ont des traditions, qui font posséder à leurs ancêtres, toute la péninsule du Nord.

Enfin après tant de travaux et de conquêtes, Odin se sentant vieillir et voulant donner luimême l’exemple de la mort violente qu’il avait recommandée, assembla ses capitaines, et après les avoir harangués, il se perça de son épée à leurs yeux. On brûla son corps, et ses cendres furent enterrées sous un mont funéraire que l’on éleva près du temple qu’il avait bâti. Frigga sa femme fut aussi enterrée sous un autre mont à côté, et par la suite une vingtaine de rois ses successeurs. Ce sont ces monticules que l’on voit encore à présent autour de l’église de Gamla-Upsala, (vieille Upsale) dont deux sont plus élevés que les autres et peuvent avoir une trentaine de pieds de haut.

Ces monts funéraires sont assez communs dans les royaumes du Nord. Dans ceux qu’on a ouverts, on a généralement trouvé des cendres dans une urne, des ossemens de cheval, des fers de lances, de piques, ou de flèches. C’était l’usage d’enterrer avec le défunt, son cheval de bataille, que l’on égorgeait sur sa tombe, et ses armes, afin qu’il ne se trouvât pas au dépourvu au Walhhall.

Le peuple avait la mémoire d’Odin en vénération : sous Jngwe son troisième successeur, ou en fit un dieu, aussi bien que de sa femme Frigga ou Freya. Les peuples n’abandonnèrent cependant pas l’idée de l’unité de Dieu mais ils se firent une espèce de Trinité. Le temple était toujours dédié à Thor ; mais certaines parties étaient consacrées à Frigga et à Odin.

Ce même Jngwe bâtit la vieille ville d’Upsale autour de ce temple. La famille d’Odin a régné près de huit cents ans en Suède et a porté le nom d’Ynglingar d’après celui qui bâtit Gamla-Upsala.

Par la suite la religion de Thor se corrompit encore, et de tous les attributs de la divinité dont parle l’Edda, on fit autant de dieux, comme chez les Romains. Les noms des jours de la semaine dans toutes les langues venues du gothique, sont encore ceux de divinités, ayant a-peu-près les mêmes attributs. que celles qui les noment dans les langues dérivées du latin.

L’Edda est la collection de tous les points de la croyance religieuse des Scandinaves ou Goths, rassemblés par Snore Sturleson, Lagman de la république d’Islande vers le dixième siècle, quelque temps avant l’introduction de la religion chrétienne dans le Nord. Je crois pouvoir présenter au public le passage de la création du monde. On y verra qu’il semblerait que les AEsirs ou Asiatiques d’Odin avaient apporté de leur pays le dogme de la Trinité qui est connu de tous temps des Indous du Bengale et du Malabare. Gylfe[55] était un homme sage ; il pesait les louanges que le peuple donnait à ces Asiatiques, et désirant s’informer par lui-même de la nature et de la vérité du fait, il se rendit à Æsgarth (la demeure des Asiatiques), déguisé en vieillard : mais ceux-ci furent encore plus fins que lui ; et connaissant son intention, ils lui fascinèrent les yeux par des sortilèges, et il s’imagina voir des palais superbes d’or et d’argent etc. etc. On lui demanda son nom : il répondit Ganglere, et qu’il venait de l’autre côté des monts Ryphées : on l’introduisit dans une salle superbe, où il vit trois hommes assis sur des trônes plus élevés les uns que les autres. Il s’informa qui était le roi ? On lui répondit, celui qui est assis sur le trône le plus élevé. Il se nomme Har (le très-haut). Le nom de celui qui est à côté est Jafn-Har (l’égal du très-haut) et celui qui est au-dessous Thridi (le troisième).

Ganglere demanda a ce dernier, si un homme savant pourrait répondre à ses questions ? Har lui dit qu’il pouvait parler. Ganglere demanda donc quel est le plus puissant et le premier des dieux ? Har répond, celui que dans notre langue nous appelons Alfaudr (père de tout) mais dans Æsgarth, (Sigtuna) on lui donne douze noms : Alfaudr, Herian, Nikadre, Nikuthur, Fiolner, Oski, Omi, Riflindi, Svithur, Suithrer, Solskr[56].

Alors Ganglere demanda où est ce dieu ? que pourrait-il faire pour manifester sa gloire ? Hal répond : il est dans l’éternité et gouverne tout, les plus petites comme les plus grandes choses. Alors Jafu-Har, (l’égal du très-haut) il a fabriqué le ciel, la terre et l’air. Thridi (le troisième) ajoute : il a fait plus ; il a créé l’homme : il lui a donné l’esprit qui vit et il a permis au corps de mourir. Les hommes bons et justes vivront avec lui dans le Gimle : mais les méchans iront dans le Nifleheim, au neuvième monde.

Ici Ganglere fait une question fort délicate à laquelle Har répond fort mal et que Göransson n’a pas traduite. La voici. Hvat hafthir han athr at en himin ok jord voro Skaupud ? qu’avait-il à faire avant que le ciel et la terre fussent créés ? Thar répond : il était avec les Hrimthussum[57].

Ganglere demande alors comment les choses ont elles commencé ? Har. Le commencement du temps était qu'il n’y avait rien, ni le sable, ni la mer, ni les rivages ; la terre n’existait pas, ni le ciel en dessus ; le chaos était éternel et il n'y avait rien !.... Alors continua Jafu-Har : bien des années avant que la terre fût créée, le Nifleheim fut fait : dans le milieu était une fontaine nommée Hvergelmir : d'elle viennent les fleuves si bien connus Kvol, Gundro, Fiorni, Fimbulthui, Slithan okkrith, Sylgr ok Ylgr, Vidleiptr[58]. Les portes de l’enfer s’ouvrirent en frémissant. Thridi (le troisième): avant tout, parut Muspellzheimr, comme on l’appelle, c’est-à-dire la lumière et la chaleur.....

Suivent des disputes entre le noir (la nuit) et le jour : le premier doit venir à la fin du monde ; il vaincra les Dieux et les hommes et brûlera l’univers avec le feu.

L'abyme était entre Nifleheim et Muspellzheimr. Les émanations du premier (qui est l’enfer) étaient des glaces effroyables ; celles du second étaient chaudes et lumineuses : lorsque l’esprit de chaleur eut rencontré les Brumes gelées, elles se fondirent ; et par la puissance de celui qui gouvernait fut faite la ressemblance d’un homme appelé Yinr.

Là suivent nombres d’idées métaphysiques, que l’auteur donne pour enfant à Ymr.

Ganglere dit : comment pouvait-il avoir une si grande famille ? Croyez-vous qu’il fut dieu ? — Alors Jafnhar : nous ne croyons pas qu’il fut dieu ; il était méchant aussi bien que sa race : en dormant il sua, et les sexes masculins et féminins parurent sur sa main gauche, et un de ses pieds fit un enfant à l’autre et de là vinrent les Hrimthussum. — Alors Ganglere : où demeurait Ymr, et de quoi se nourrissait-il ? — Har répond : près de là était la brume degelée d’où naquit la vache Authumla ; quatre fleuves de lait coulaient de ses mamelles et Ymr' s’en nourrissait. La vache elle-même vivait en léchant des pierres couvertes de frimats. Sur ces pierres parurent d’abord des cheveux d’homme, ensuite une tête humaine et enfin un homme parfait, appelé Buri, père de Bors (Borée) qui épousa Beizlo la fille du géant Baulthorn, d’où vinrent trois fils, Odin, Vili, et Ve ; et nous sommes persuadés, dit Har, que cet Odin et ses Frères sont les gouverneurs de l’univers et qu’il est le seigneur sans pareil.

Les Borœs tuèrent Ymr ; et il en sortit tant de sang, que toute la famille Hrimthusta fut noyée à l’exception d’un seul qui se sauva dans sa barque avec tout son monde. Ici Har cite la Voluspa, mais Ganglère qui s’ennuie de ses contes, lui demande ce que devinrent alors les Borœs qu’ils croyoient des dieux. Har répond : ceci n’est pas une petite affaire ; ils transportèrent le corps de Ymr dans le milieu de l’abyme et en firent la terre : de son sang furent formées la mer et toutes les eaux : les montagnes, de ses os ; les rochers, de ses dents. De son crâne ils firent le ciel qu’ils posèrent sur la terre, et qu’ils divisèrent en quatre parties, l’orient, l’occident, le septentrion et le midi. Puis ayant pris des feux à Muspellzheim, ils les placèrent dans le ciel pour éclairer la terre et leur donnèrent un espace à parcourir.

Puis les Borœs se promenant sur le rivage, trouvèrent deux arbres dont ils firent un homme et une femme ; le premier Borœ leur donna une âme, le second la vie, et le troisième la vue et l’ouie. Ils appelèrent l’homme Askr et la femme Emla ; C’est d’eux qu’est venue la race humaine à qui ÎlS donnèrent une demeure vers le milieu du royaume d’Asgarth où demeuraient Odin et sa famille, dont nous sommes descendus. — Là est située une ville nommée Hlizthskialf, d’oü, quand Alfaudr (le père de tout) est assis sur son trône, il découvre l’univers et les mœurs de tous les hommes.

Cet Har qui répond à tout si aisément, se met en colère, quand Ganglère lui demande pourquoi il fait chaud l’été et froid l’hiver ; et lui répond qu’il faut respecter les secrets de la nature et ne pas faire de questions indiscrètes.

On voit dant ce passage un mélange incompréhensible d’absurdités et d’idées philosophiques et religieuses : on sent que l’Odin dont Har veut parler, n’est pas celui qui était censé être parmi eux ; ce n’était qu’un surnom. Il est particulier que dans la création du monde on ne passe pas de Thor, et que dans le cours de la narration ou ne parle de lui que comme d’un homme très-fort et très-entreprenant, qui achève des exploits plus grands que ceux d’Hercule. Il n’en est pas moins vrai que c’est sa religion qui s’établit dans le Nord, et que le signe principal qui šappelait le signe du Marteau (en tout semblable à celui de la Croix) se faisait en commémoration exploits faits avec son marteau, ou massue de fer.

Les peuples venaient une fois l’an au temple d'Upsal pour y offrir des sacrifices. Ces sacrifices étaient horribles, et tenaient aux mœurs féroces de ces temps barbares. On faisait de grands feux et on y jetait les enfans : on pendait des hommes par les mains à des branches d’arbre, et on les laissait périr dans cette situation. Dans quelques grandes calamités publiques le roi lui-même était la victime. Donald, le neuvième successeur d’Odin, fut offert en sacrifice la troisième année d’une grande famine, pour appaiser les dieux. Les deux années précédentes on avait vainement sacrifié des chevaux et des bœufs, mais cette fois cela réussit parfaitement, et la récolte fut bonne. Oluf, premier roi de la Värinelande fut aussi sacrifié par les gens qui l’ y avaient suivi.

On pourrait croire que la coutume de venir à Upsal pour les sacrifices, a été en partie adoptée par les missionnaires chrétiens, mais qu’ils en ont changé l’objet. Près l’église de Dannemarck à un quart de mille d’Upsal, il y a une fontaine dédiée à la Trinité, où les paysans viennent en foule dans le mois de juin. Elle est en tout semblable à une des saintes fontaines dont j’ai fait mention dans le volume sur l'Irlande. Les paysans se promènent autour, boivent de l'eau et récitent des prières : ils ne vont pourtant ni à genoux ni pieds nuds. Il paraîtrait qu’on aurait substitué la Trinité à Thor, Odin et Freya. Plusieurs historiens rapportent. que les premiers missionnaires chrétiens avaient été obligés de consacrer à Jésus-Christ et à la Vierge, la première coupe des festins, en faisant le signe de la croix dessus. Avant le christianisme cette coupe était dédiée à Odin et à Freyag et l’on faisait dessus le signe de marteau de Thor, qui se faisait absolument de la même manière que celui de la croix.

Ce fut la ressemblance de ces signes qui sauva Hagen-Adelsten, roi de Norvège, de la fureur de ses sujets ; il avait été élevé à la cour d’Adelsten, roi d’Angleterre et y avait embrassé le christianisme. À un des sacrifices près de Drontheim, il crut se tirer d’affaire en faisant le signe de la croix sur la coupe ; ses gens qui s’en aperçurent, voulaient l'assommer ; mais Sigurd-Jarl, son ministre, les appaisa en les assurant que le roi avait fait le signe du marteau de Thor, comme tous les braves qui ne mettaient de la confiance qu’en leur force et en leur valeur.


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SUR LES MŒURS, L'HISTOIRE ET LE LANGAGE DES ANCIENS HABITANS DE CES PAYS.
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Le Chef de la nation prend le titre de roi. — Proclamation à Mora-stenar. — Indifférence de la vie. — Trait d’Ingial-Ill-rôdet (le mal avisé) qui brûle douze petits rois. — Les Allhäyar-ting ou états-généraux. — Les vieillards et les infirmes précipités. — Traits ayant rapport à la bible et à la fable. — Le langage gothique et ses dialectes — La langue Finoise — Passage de la Voluspa sur l'émulation. — Les caractères runiques. — Les mois nommés d’après les saisons. — indifférence de religion. — Temple de Thor brûlé. — L’ancienne capitale, Sigruna, brûlée par une flotte Russe en 1188 — fondation de Stockholm en 1260.


Le chef de la nation se nommait Drottnar (le grand juge). Snore Sturleson rapporte que Dygvi, le dixième successeur d’Odin, prit le titre de Konung (roi).La reine n’en changea pas et encore à présent on l’appelle Drottning[59].

Le pays fut divisé par la suite entre un très-grand nombre de petits seigneurs, qui s’appelaient rois : ils reconnaissaient cependant pour chef un premier roi (Öfver-konung) qui quoique élu, devait toujours être de la race d’Odin. Ce monarque était le roi d’Upsal ; il était proclamé près de la ville, à Mora-Stenar (champ des pierres). Il y avait douze grandes pierres en cercle et une plus élevée au milieu, sur laquelle il montait, entouré des roitelets ses vassaux et il était ainsi proclamé à la vue du peuple[60]

Les historiens rapportent que dans ces occasions les rois de Dannemarck et de Norvège tenaient l’un la bride et l’autre l’étrier de son cheval ; je voudrais bien savoir ce que les Danois pensent de ce petit trait d’histoire, car il faut toujours entendre les deux partis. Il se pourrait après tout, qu’ils rendissent hommage au descendant d’Ordn, et au grand prêtre de sa religion. Les rois chrétiens en rendent un pareil au Pape ; les princes musulmans aussi, ont de la vénération pour l’empereur des Turcs, et avant lui pour les Caliphes. Leurs états cependant sont indépendans et ils se permettent quelquefois de leur faire la guerre. Les rois du Nord, même les plus petits, ne se faisaient pas de scrupule, pour la déclarer à leur Öfver-konung.

Lorsque l’intérêt général faisait prendre les armes, les rois d’Upsal commandaient les autres ; c’était à peu-près à cela que se bornait tout leur pouvoir.

On doit bien présumer que cette foule (le petits rois, qui désolaient le pays, devaient fort déplaire à leur Öfver-konung, à l’autorité duquel ils mettaient des bornes et tâchaient souvent de se soustraire tout-à-fait. Les Öfver-konung cherchèrent souvent à se défaire d’eux : Ingiald surnommé Ill-Rôdet (le mal avisé) invita tous les rois feudataires à se rendre près de lui pour la cérémonie de prise de possession du trône de son père. Lorsqu’ils furent ivres, il fit entourer la salle du festin par des soldats pour qu’aucun l’échappât, et il y fit mettre le feu. Ils furent tous brûlés. Deux seulement qui ne se trouvaient pas à cette fête, échappèrent à la mort pour le moment, mais pas pour long-temps ; car Ingiald surprit le roi Granmar de Sudermanie avec son beau-père dans une île appelée Silier. et il mit encore le feu à la maison. Il fit épouser sa fille au roi de Scanie le dernier restant ; elle lui persuada d’abord de faire mourir son frère., et ensuite elle le tua, et se rendit auprès de son père.

Jwar-Vidfame (le fameux) fils du roi de Scanie, qui était aussi roi de Dannemarck, fit à Ingiald une guerre terrible, et finit par l’obliger à se brûler lui-même avec sa fille et ses gens, dans un fort qu’il avait construit sur une hauteur, pas loin d’Upsal. Ainsi finit la race d’Odin en Suède, huit cents ans après son arrivée dans le royaume. Olaf fils d’Ingiald, quoique innocent des crimes de son père, ne put jamais remonter sur le trône, Il se retira dans les bois de la Värmelande, où il sut se former un état. Les historiens l’appellent Oluf Trä-telge (le bûcheron), parce qu’il fut obligé de couper les bois pour s’établir.

Les Suédois qui ne voulaient pas se soumettre au joug d’Iwar-Widfame, apprenant qu’Oluf avait trouvé un bon pays, vinrent le joindre en si grand nombre, que la disette s’en suivit bientôt, et on le sacrifia aux dieux pour obtenir l’abondance.

Oluf avait épousé une princesse de Norvège, et Harald-Haarfager (aux beaux cheveux), son arrière petit-fils, acheva la conquête entière de ce pays, où la race d’Odin a régné jusques dans le quatorzième siècle.

Les trois pays ont souvent été unis ; Iwar-Widfame, possédait à-la-fois la Suède, le Dannemarck, tous les pays qui sont autour de la Baltique et une partie de l’Angleterre. La grande reine Marguerite de Valdemar avait sagement uni les trois royaumes, mais les trois princes qui lui succédèrent n’eurent point d’enfans ; les nobles aussi, jaloux de leur pouvoir. sentaient bien, que sous le gouvernement d’un prince puissant, il serait bien faible. Les traitemens rigoureux, on pourrait dire absurdes des gouverneurs danois, finirent par désespérer la nation. Gustave-Vasa parut et son pays fut délivré du joug de l’étranger. Tout en admirant son courage, on ne peut s’empêcher de regretter pour le bien des peuples, que cette union si politique n’ait pas été durable.

Dans le mois de février, il se tenait des états sur cette même plaine de Mora-Stenar appelée All-häyar-ting, comme qui dirait place ou chose à écouter tout le monde. On avait fixé le temps le plus froid. afin de faciliter les moyens de s’y rendre ; dans ces temps sur-tout, où vraisemblablement les chemins n’étaient pas très-bien entretenus, on devait attendre la neige pour faire de longs voyages. Comme d’ailleurs ces états se tenaient en plein air, le froid cuisant devait faire dépêcher les affaires. La se trouvaient les Jarlar (les comtes ou petits rois) les Hersar (les propriétaires de terre), les Lagmän (les gens de loi) et les Boude (les paysans libres et propriétaires qui devaient un service militaire). Le roi était assis sur un siège élevé, entouré de sa cour.

Les états se séparaient d’eux-mêmes après huit jours : on n’y délibérait guères, que de la paix ou de la guerre, car il n’y avait point d’impôts établis ; chacun marchait ses frais et se nourrissait comme il pouvait. Les rois avaient leurs domaines et ceux qu’ils pouvaient prendre, mais rien de fixe. Ce qui intéressait le plus dans ces All-häyar-ting était la question assez simple de quel côté et à quel peuple il fallait faire la guerre et souvent on partait sur-le-champ pour l’expédition projetée.

Comme toute l’attention de ces peuples était tournée du côté de la guerre, leur principale police aussi consistait dans la manière de s’armer et dans le partage du butin fait sur les ennemis. Les chefs avaient une plus grande part, mais chaque soldat devait avoir la sienne. Les armes des vaincus étaient aux plus braves ; les fuyards étaient déshonorés, et leur témoignage n’était pas reçu en justice. Les vaisseaux étaient forts, et bien construits ; les habitans d’un canton bâtissaient les leurs et devaient avoir part au butin pris sur mer.

Le peu de justice, qu’il y avait à attendre d’un peuple toujours armé, se rendait en plein air, dans certains lieux désignés pour cet usage. Les juges s’asseyaient, à ce qu’on assure, sur ces pierres hautes de sept à huit pieds que l’on trouve éparses çà et là dans le royaume. Elles forment un cercle dont le diamètre peut être de quinze pieds. Il y en a communément huit ou neuf ainsi placées ; si elles servaient de sièges aux juges, ils étaient assurément bien isolés et devaient déclarer leur opinion à la vue du peuple et sans que les parties pussent craindre les insinuations du voisin.

Dans le cas de quelques occasions extraordinaires, comme une attaque ou la révolte d'une province, le chef du conseil appelé Lagman, convoquait l’assemblée du peuple, en envoyant une certaine marque de main en main, comme une flèche, un petit marteau représentant celui de Thor, une hache, ou autre instrument ; après l’établissement du christianisme, on se servait Pour le même usage d’une petite croix de bois dont le bout était brûlé[61].

On rapporte qu’Haquin régna 190 ans en rachetant sa vie tous les dix ans, d’après l’avis de l’oracle, par la mort d’un de ses fils : il aurait sacrifié le derniers sans le peuple qui s’y opposa, et il mourut a l’âge de 210 ans.

Dans toutes les actions de ces peuples on trouve le mépris de la mort le plus décidé : on précipitait du haut de certains rochers, les vieillards et les gens infirmes pour leur procurer l’entrée du Vallhall d’Odin. Le roi Haka blessé dans un combat, près d’Upsal, se fit mettre sur un vaisseau avec les blessés et les morts, il conduisit ensuite le vaisseau en pleine mer, puis il y mit lui-même le feu.

Les guerriers formaient des liaisons entre eux : ils juraient de se défendre et de ne pas se survivre. Quand l’un mourait, l’autre devait sur-le-champ le rejoindre. L’on rapporte que Hunding roi de Suède, s’étant réconcilié avec Hadding roi de Dannemarck qui avait tué son frère, ils formèrent ensemble une liaison pareille. Hunding apprenant la mort de son ami, se jeta la tête la première dans une tonne d’hydromel. La nouvelle se trouva fausse ; et Hadding, pour ne pas lui céder, se pendit lui-même devant tout son peuple. Je pourrais en citer un beaucoup plus grand nombre d’exemples, mais celui-ci les vaut tous.

Les jeunes gens étaient émancipés à dix-huit ans, en leur donnant un bouclier, une épée et une lance ; après cela ils devaient pourvoir eux-mêmes à leurs besoins et par la force.

Ces peuples avaient des mœurs très-sévères dans l’intérieur de leurs maisons : en Dannemarck, le mari pouvait mutiler le galant, et en Suède il pouvait le tuer ainsi que la femme coupable : dans la république d’Islande, les lois assignaient aux adultères une place particulière aux enfers. Il y a plusieurs traits dans l’histoire, qui ont quelques rapports à ceux de la fable ou de la bible. On y trouve presque l’histoire d’Œdipe ; le trait suivant rappelle l’histoire de Judith. La princesse de Finlande qu’Agne roi de Suède avait fait prisonnière, après avoir défait son père, consentit à l’épouser. et la première nuit des noces, elle le pendit à l’arbre qui soutenait sa tente et sut échapper du camp[62].

La langue de ces peuples, communément appelés gothiques, et d'où sont sortis, l’Allemand, le Hollandais, l’Anglais, le Suédois, le Danois, l'Islandais et plusieurs autres dialectes, a encore un rapport plus ou moins grand avec toutes celles qui en sont dérivées ; mais le Suédois tel qu’il est parlé aujourd’hui, n’y a pas beaucoup plus de rapport que les autres. On peut considérer l’Islandais comme le langage qui en approche le plus.

Cette langue pourrait servir de point de rapprochement entre le Suédois, le Danois, l’Anglais et leurs dialectes. La conformité de ces quatre langues est telle que, sans craindre de se tromper, on pourrait assurer que tous les mots d’une d’elles se trouvent épars dans les trois autres. Si On excepte les mots dérivés du latin, du grec et du français.

Le Finois n’a aucun rapport avec le Suédois ; ce langage était celui des habitans de la Suède, avant qu’Odin en fit la conquête. Les Finois sont cependant aussi d’origine tartare ; et quoique je n’aye pas trouvé de matériaux satisfaisans à ce sujet, c’est cependant un fait prouvé par la conformité de leur langue avec le Hongrois. Il est bien connu que ceux-ci sont les descendans des Huns, qui des confins de l’Asie se répandirent en Europe, et se fixèrent dans la Pannonie à laquelle ils donnèrent leur nom.

Le rapport de ces deux langues est tel, que Jean Ihre assure que dans les guerres de Gustave-Adolphe en Allemagne, les soldats Finois entendaient sans beaucoup de peine les habitans de la Hongrie. Voici le passage. Milites quosdam fennicœ nationis in Hungariam translatos, intra perexiguum tempus cum regionis ejus incolis colloqua miscere potuisse[63].

Le Lapon est évidemment un dialecte du Finois : j’en ai vu une grammaire et un dictionnaire à la bibliothèque de Stockholm. Les mots se déclinent comme dans le latin, et on y fait peu d’usage des articles. Il est assez extraordinaire que le pronom personnel des Lapons, soit le pronom possessif de la langue française ; je n’aurais jamais cru que nous eussions le moindre rapport.


  Lapon   mon, todn, sodn, mije, tije, sije,
  je tu il nous vous ils
  Finois   minun   sinun   hanan   meida   teida   heidan  


Voici une courte phrase dans les deux langues.

_________Je l’aime de tout mon cœur
__Lapon.   Mon etsab so kaiket waimost
__Finois.   Minun rakastan kaikesta minun sydämestärei.


Je pourrais bien remplir quatre ou cinq pages de rapprochemens ; mais à quoi cela menerait-il ? cependant celui-ci est singulier, Áttie veut dire père en Lapon et mère en Finois. Ces deux langues (Tailleurs ne sont point fixées : sur les confins du pays, elles se mêlent. Plus les peuples sont éloignés, plus elles diffèrent. Toutes les langues d’ailleurs ont des points de contact entre elles ; à qui voudrait se donner la peine, je parierais qu’entre le Bas-Breton et le Chinois, on trouverait bien du rapport.

Pour terminer cet article, ie vais transcrire un passage de la Voluspa : poëme religieux qui a été écrit long-temps avant l’Edda, et qui comme ce dernier est par demande et par réponse. On sait que les peuples anciens avaient l’usage de se faire des questions difficiles, et que la science consistait à ne jamais rester court. J’ai choisi ces couplets parce qu’ils sont brefs, qu’ils ont un sens moral et que le premier vers est Anglais.


COUPLET XX.

Vindkaldr qvap :

Seg thu me that Fiölsvithr[64]
Hvat that barr heitir
Er breithir vm
Könd ö oc limnar.

Vindkaldre chante :

Dis - mois cela Fiölsvithr
comment cet arbre s’appelle
qui étend par
tous pays ses branches ?


COUPLET XXI.

Fiãlsuithr quap :

Mima-meithr hann heitir :
Men that fair vitv
Of hvereom rötum rennr,
Vit that han fellr,
Er fœstan varir.
Flor-at hann Eldr ne jam.

Fiolsvizhre chante :

L’émulation il s’appelle :
peu d’hommes savent
ca qui de ses racines vient ;
ce que de lui tombe
très-peu savent apprécier.
il écorche le feu et le fer.

Il se rit du Fer : ou le fer et le feu ne sauraient l’endommager


J’ai traduit littéralement pour faciliter l’intelligence du passage : on en trouvera le style très-simple et pas sans élégance.

Les caractères runiques ont autrefois embarrassé les savans, mais ils sont bien connus à présent, aussi bien que la langue dans laquelle ils sont écrits : c’est l’ancien gothique. plus ou moins pur, suivant que l'inscription se rapproche des temps modernes On a trouvé en Suède 1060 pierres gravées avec des caractères runiques, il en est sans doute beaucoup d’autres que l’on ne connaît pas encore. Elles sont presque toutes sans date et ont la plupart des croix, ou des marteaux : elles sont communément placées près d’un pont, d’un chemin ou de quelque autre établissement, L’inscription en est ordinairement de peu de conséquence : on y voit d'ordinaire, que c'est à un tel fils d'un tel, que la maison, le pont ou le chemin auprès desquels elles se trouvent, doivent leur origine.

Les inscriptions les plus importantes sont celles qui disent, que la pierre fut érigée en l’honneur d’un tel qui mourut dans le Levant : et il y en a beaucoup qui le disent. La garde des empereurs de Constantinople était composée de Goths de Thrace, et ces pierres prouvent que ceux de ce pays regardaient encore les Goths de Suède comme leurs compatriotes. Ce qui le prouve encore davantage, c’est que lorsque les Goths de Suède furent battus, et une partie de leur pays conquis par les Angles du Jutland, ils se retirèrent en grand nombre l’an 588, vers Théodoric roi des Ostrogoths, en Italie, et en furent reçus.

On attribuait souvent des qualités magiques aux caractères et aux bâtons runiques. Les sorciers prétendaient qu’ils en pouvaient faire d’une vertu assez puissante pour ressusciter les morts.

Run dans l’ancien langage voulait dire courir ; il a encore la même signification en Anglais et dans quelques idiomes Suédois, que j’ai rencontrés sur mon chemin. Je serais tente d’en conclure que l’ancien terme de Ranar appliqué aux caractères runiques, ne veut pas dire autre chose que caractères courans. Ce nom leur serait venu dans ce cas, de la facilité de les tailler dans la pierre, n’étant que des lignes droites sans jambages, arrondies ; peut-être aussi aurait-il pu leur être donné de la manière dont on faisait courir et mêler la bande sur laquelle ils étaient écrits, entre des serpens et de longues lignes entrelacées.

Cette explication ne s’accorde pas autrement avec celle des savans étymologistes d’Upsal ; mais enfin pourquoi ne pourrait-on pas se permettre d’aller chercher ce qu’il y a de plus simple dans une matière, ainsi que ces messieurs ont toujours run (couru), après le plus difficile et le plus obscur[65] ?

Il n’y avait que seize lettres dans l’alphabet runique : on en peut voir l’ordre, et la conformation à la page 42 du volume sur l’Irlande ; les caractères dits vulgaires sont ceux dont on faisait le plus d’usage, et que l’on trouve sur presque toutes les pierres ayant des inscriptions runiques. Les Helsinge, ou sacrés, n’étaient, dit-on, employés que par les prêtres : on a aussi trouvé quelques inscriptions faites de cette manière.

Les républicains modernes ont cru faire une invention étonnante, en donnant aux mois les noms ayant rapport a la saison, ou aux occupations champêtres. les Goths suivaient la même coutume ; les noms romains ne les ont remplacés que depuis l’établissement du christianisme, et encore à présent on écrit dans les almanachs en Suède, en Dannemarck et même en Allemagne l’ancien nom à côté du nouveau. Voici ceux de Suède. L’usage est d’ajouter mônad (mois), après chaque nom, ainsi que day en Angleterre et di en France et en Italie après le nom des jours de la semaine.

Thor mônad Gój Wôr Gräs
mois du dieu Thor,   de la déesse Göje   du printemps   de l’herbe
Janvier Février Mars Avril


Blomster Sommär Sknede
des fleurs       de l’été         du foin         de la moisson
May Juin Juillet Août


Höst Slagt[66] Vinter
de l’automne   de la tuerie   de l’hiver
Septembre Octobre Novembre


Jul
des fêtes de Jul, du retour du soleil[67].
Décembre


On trouvera avec raison que le printemps ne paraît guères en Suède dans le mois de Mars : au fait les anciens Goths ne comptaient que deux saisons dans l’année, l’été et l’hiver, et ils avaient raison ; car il n’y en a pas davantage dans tous les pays du Nord. L’hiver commence vers le milieu d’octobre, et l'été à la fin de May. Ces deux nom ; de Wör et de Höst me semblent ajoutés.

La fête chrétienne de Noël a succédé à celle de Jul. On célébrait alors la fin de l’année et le commencement de l’autre : on se réjouissait, on se félicitait : il était aussi d’usage de se faire des présens appelés Jul Klap (Caresses de Jul ou du retour du soleil, de la saison). Tous ces usages existent encore, les Jul Klap sont charmans, mais c’est à Noël qu’on pense.

Les premiers missionnaires de la religion chrétienne ont été très-prudens et très-adroits. Toutes les grandes fêtes du Christianisme sont placées dans le même temps que l’étaient les grandes fêtes du paganisme. On sait que les Romains célébraient aussi à cette époque les Saturnales, dans lesquelles les maîtres servaient leurs domestiques. Cet usage existait aussi en Suède, et même à présent si on ne les sert pas, il est du moins d’usage de les régaler et de leur faire un petit présent.

Les noms des jours de la semaine, sont les mêmes que chez les peuples dont le langage est dérivé du latin ; c’est-à-dire que les noms des dieux, quoique différens par l’expression, sont les mêmes par le fait. Le dimanche est dédié au soleil, le lundi à la lune, mardi à tiens qui ressemble à mars, mercredi à Odin, jeudi à Thor, vendredi à Freya, comme dans les langues dérivées du latin au soleil, à la lune, à Mars, à Mercure, à Jupiter, à Vénus et à Saturne. Le samedi seul Lägerdag[68], exprime une action commune de la vie. Il était d'usage, dit Jean Ihre, de se laver et de se baigner ce jour-là, pour paraît décemment au temple, et c'est de-là que le non lui est venu.

La chûte de toutes les religions s’annonce longtemps avant qu’elle n’arrive : d’abord les gens raisonnables ouvrent les yeux sur quelques abus : les entêtés et les ignorans y renoncent tout-à-fait et deviennent athées ; les moins pervers, comme il est prouvé par l’exemple des philosophes du paganisme, se contentent de croire simplement en dieu. Si cet esprit de philosophie gagne la masse du peuple, on peut être sûr de grandes convulsions dans l’état, suivies d’un changement de culte. Pour établir une nouvelle religion, il faut que de grands et longs malheurs ayent fait oublier l'indifférence philosophique de l'ancienne, en plongeant de nouveau dans l’ignorance et dans la barbarie ; autrement, des philosophes verraient la nouvelle religion avec la même indifférence quel’ancienne, et elle ne s’établirait pas.

Les peuples du Nord paraissent souvent avoir fait profession de l’athéisme le plus prononcé. Rien ne le prouve comme la réponse de Gauke-tore, un guerrier du Jämeteland, qui offrait ses services à St. Oluf, que nous appelons Olaüs, roi de Norvège. St. Oluf lui ayant demandé de quelle religion il était. Je ne suis, répondit-il, ni chrétien, ni païen, mes compagnons et moi n’avons d’autre religion que la confiance en nos forces, et dans le bonheur qui nous suit toujours à la guerre, et il nous semble aussi que c’est là tout ce qu’il faut. » Assurément les républicains modernes n’auraient pas parlé autrement.

Dans le même temps on trouve souvent des phrases religieuses parmi eux, semblables a celles de nos philanthropes : » Je suplie et je conjure, disait Gaest, un autre guerrier, celui qui a fait le soleil de rendre ton entreprise heureuse. Il recevra, disait Thorstein, une récompense de celui qui a fait l’univers, quel qu’il puisse être[69] «.

Ces nations gothiques, que leur indifférence religieuse portait à traiter avec mépris les missionaires chrétiens, aussi bien que leurs propres prêtres, ne manquaient cependant jamais, aussitôt qu’elles avaient conquis un pays,d'embrasser la religion des habitans. Rolf, que nous appellons Bono, fit beaucoup plus de façon pour prêter hommage au roi de France, pour la Normandie qu’il avait conquise, que pour embrasser le Christianisme, dont il savait bien que la profession lui servirait à se maintenir dans sa conquête.

Tous les Barbares qui de leurs immenses contrées, se sont répandus sur l’Europe, le sud de l’Asie ou sur les côtes de l’Afrique, ont suivi le même système. Voyez Clovis avec ses francs, se faire baptiser dans les Gaules : les Turcs et Turcomans tout en abattant le trône des calyphes, embrasser la religion des vaincus et leur chef se dire descendant de Mahomet ; suivez-les à la Chine, vous les verrez adorateurs de Fo. Ce n’est qu’après s’être établis et avoir adopté les opinions, souvent exagérées, des nations vaincues, que les barbares ont persisté dans leur croyance.

L’indifférence religieuse des peuples du Nord, jointe à leur ignorance, et à la misère où devaient se trouver des peuples, à tous momens exposés aux invasions de leurs voisins, ou se disposant eux-mêmes a les attaquer, semblait promettre des succès aux mission aires chrétiens. Il ne parait pas cependant, qu’aucune fussent écoutés, avant qu’Asgardius, Archevêque de Brême, vint visiter le roi Biörn et réussit à le baptiser vers l’an 829[70]

Ce roi y consentit sans doute par complaisance ; car le culte de Thor continua encore longtemps après. L’historien Emund rapporte avoir vu vers le milieu du onzième siècle, le temple d’Upsal couvert d’or et d’argent et fréquenté par les peuples qui venaient faire leurs sacrifices ordinaires. St. Sigfred enfin réussit à baptiser Olöf-Sköt-Konung, la reine et la cour. Vers l’an 1100 (sous le roi Inge, qui fit une paix glorieuse avec les rois Erick-Svendsen de Dannemarck et Magnus-Barefoot (nud pied) de Norvège à Konghhell en Vestrogothie) ce qui était de bois dans le temple de Thor, brûla. Les sectateurs d’Odin furent découragés par cet accident et comme on ne le répara pas et que les rois d’ailleurs encourageaient le christianisme, peu-à-peu les peuples l’embrassèrent.

En 1155 le roi St. Eric conquit une partie de la Finlande et égorgea ou força à fuir tous ceux des habitans, qui refusèrent de recevoir le baptême. Ils furent obligés de quitter leur pays et furent s’établir sur les côtes vers le fond du Golphe de Bothnie où il parait qu’ils fleurirent pendant plus d’un siècle et firent un commerce assez considérable. Mais enfin l’indépendance de la Suède, dans laquelle ils vivaient, excita la jalousie de leurs voisins. Magnus-Ladulôs promit de laisser leurs terres en souveraineté, à ceux de ses sujets qui les chasseraient ; après une guerre de peu de durée les Birkarles, habitans de quelques cantons voisins, s’emparèrent de toutes leurs terres.

Ces malheureux Scristofins (comme les historiens les appellent) furent rejoindre dans les bois leurs anciens compatriotes les Lappes (Lapons) chassés comme eux, à la vie errante desquels ils se sont accoutumés, et ne la voudraient pas changer pour les palais des rois.

St. Eric fut tué en 1160, dans une bataille contre Magnus-Henricksen, roi de Dannemarck, à l’endroit même où l’on a depuis bâti l’église appellée Dannemarch près dUpsal. C’est sa châsse que l’on voit dans la Cathédrale de cette ville auprès de l’autel. Elle y est, on l’y laisse par habitude et par respect pour l’ancienneté ; mais, à sa qualité de chrétien près, il est assurément peu d'hommes qui ayent moins mérité le titre de saint.

Sigtuna cependant était toujours la capitale du royaume. Vers l'an 1000 le site de l’ancienne ville d’Odin fut abandonné : la nouvelle Siqtuna fut bâtie sur une autre branche du lac Mälarn à une demi-heure de chemin de l’ancienne. En 1026, sous le règne de Stenkill, on bâtit la cathédrale appelée St. Pierre, et plusieurs autres églises, dont les ruines sont encore existantes. Ce devait être offusquant pour les sectateurs de l’ancien culte ; car Gamla-Upsala où était le temple de Thor, n’est guères qu’a quatre milles suédois de Sigtuna.

Il paraîtrait que cette ville devint assez florissante quelque temps après ; car lorsque le premier évêque Adelward y fut introduit en 1064, on fit après le service, une collecte pour les pauvres, qui monta à 70 marcs d’argent (égalant à présent 560 Ricksdalers, près de 5,000 liv. tournois) ce qui était très-considérable alors.

En 1188 les Russes, Courlandois et Caréliens pour se venger de l’expédition de St. Eric en Finlande, envoyèrent une flotte dans le Mälarn, qui brûla Sigtuna le 4 juillet de la même année, et fit un grand butin. On voyait dans les dépouilles une porte ou grille d’argent, qui servait a fermer le chœur de la cathédrale, et qu’ils portèrent à Novogorod. L'assesseur Brenner, (qui fut fait prisonnier dans les guerres du roi Charles XII et qui revint en Suède en 1722) écrivit de Novogorod au docteur Wallin depuis évêque de Gothenbourg, qu’il avait vu dans cette ville, cette grille d’argent servant dans une église, au même usage et portant le nom de Sartunsky vorota les portes de Sigtuna.

La tradition rapporte que cette grille d’argent était fermée par une clef d’or, que les Russe par accident, laissèrent tomber dans le lac en s'en retournant. Le peuple de cette partie, croit l’appercevoir à une grande profondeur sous l’eau. On prétend aussi, que depuis ce temps son empreinte a été marquée sur un rocher de granit, vis-à-vis de l’endroit où elle tomba.

Il est vraisemblable, que c’est la singularité d'une grosse clef représentée par les veines du granit, qui a donné lieu à cette histoire ; car la figure d’une clef sur le rocher existe certainement, je l’ai vue et j’en parlerai après.

Les églises de Sigtuna furent toutes brûlées à cette époque, et le grand nombre des habitans, craignant encore un malheur pareil, se retirèrent à Öszerôs (le port de l’est, par allusion à Vesterôs, le port de l'ouest sur le lac Mälarn), où ils s’établirent et bâtirent une ville, qui après la destruction du paganisme, et du temple d’Odin prit le nom d’Upsala et fut jusques vers le quatorzième siècle la capitale du royaume.

L’ancienne ville du même nom, bâtie autour du temple fut presque tout-à-fait abandonnée. Ce n’est plus à présent qu’un village, au milieu duquel on voit encore la partie du temple de Thor, que le feu a épargné ; elle est bâtie en pierre de champ, et sert d’église aux habitans. Autour sont les monts funéraires, dont j’ai parlé, et qui lorsqu’on est instruit de l’histoire du pays deviennent très-intéressans.

La ville de Lund en Scanie, avait déjà un archevêque, et celle d’Upsal était encore païenne : elle n’a proprement jamais été le séjour d’un Evêque : ce n’est qu’après le sac de Sigtuna, que l’Evêque de cette dernière ville se transporta à Österôs, qui parla suite, a pris le nom d’Upsal, et dont l’évêque est devenu le primat et le seul archevêque de Suède.

Birger-Jarl en 1260, voulant fermer l’entrée du lac Mãlarn aux pirates, crut enfin devoir bâtir une ville à son embouchure. Il sut engager les habitans riches d’Upsal et de Sigtuna à venir s’y établir. Stockholm, un demi-siècle après, est devenue la capitale du royaume ; les autres villes ont toujours déchu depuis ; Sigtuna n’est plus qu’un village avec nombre de ruines, et Upsal se soutient par son université, qui fut établie en 1476, sous l’administration de Sten-Sture l’ancien.

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L’ancienne capitale, Sigtuna — Figure de la clef d’or sur le granit. — Départ pour la grande promenade. — La ferme d’Ekolsund. — Substitut pour le pain. — Charrues pour ouvrir et fouler la neige. — Les rennes et leur mousse. — Gamla-Upsala (la vieille Upsale).


Je partis enfin d’Upsal dans l’intention d’aller visiter l’ancienne ville de Sigtuna. A quelque distance, on commence déjà à voir les ruines qui sont encore assez considérables, mais qui l’étaient davantage il y a quelques années.

Le curé de l’ancienne capitale du royaume est le plus pauvre du pays : sa maison est bâtie parmi les ruines de la cathédrale de St. Pierre, et n’a guère ; de diffèrence d’avec celles des paysans.J’en reçus un fort bon accueil. L’après-dînée nous allames visiter les ruines. Celles de quatre ou cinq églises sont encore assez bien conservées, on ne peut plus voir que les fondations de quatre ou cinq autres. Le caractère de ces ruines est le même que celui de celles à l’est de l’Irlande : le clocher est au milieu du bâtiment et sépare le chœur de la nef ; celui de a cathédrale est quarré et il faut qu’il ait été bien maçonné, car il ne paraît pas avoir souffert, quoique il y ait bien quatre cents ans qu’on ne l’ait réparé ; ces églises étaient d'ailleurs très-peu considérables.

Il n’existe pas de vestiges de ruines sur le site de l’ancienne ville d’Odin, on y remarque cependant les fondations d’un assez grand bâtiment, mais c’est tout. Cette ville était située de l’autre côté d’une branche du lac Mälarn ; par eau ou sur la glace, on peut y aller dans un quart d’heure, de la ville qui a pris son nom ; à quatre ou cinq milles de Sigtuna, il y avait dans une île du lac, la ville de Biörkö. dont il est souvent fait mention dans l’histoire de Suède, même dans les temps modernes, comme d’une ville considérable. Elle a été détruite on ne sait trop comment : les seules ruines qu’on voye sur l’endroit, consistent dans une arche assez large, ressemblant à une porte de ville et quelques pans de murailles, çà et là.

L’église paroissiale de Sigtuna est tout ce qui lui reste et lui donne encore une certaine apparence ; elle est située dans l’enceinte d’un couvent, dont les ruines sont intéressantes a parcourir. Il paraîtrait qu’il y avait beaucoup de Russes établis dans cette ville, pour le commerce ou pour leurs études ; ils y ont eu une église, dédiée à St. Nicolas, dont les ruines même ne subsistent plus.

Les registres de la cure sont curieux à parcourir, c’est d’eux que j’ai appris les détails que l’on a vus depuis la page 207.

On est très-peu accoutumé à voir des étrangers dans cette ci-devant capitale du royaume, et mon accent réjouit fort les gens de l'auberge et du pays, quoique je fisse de mon mieux pour exprimer ce que je voulais, dans leur gothique bâtard, vulgairement appelé suédois ; ils ne voulaient pas n’entendre, riaient et ne se gênaient guères, sous prétexte que je n’entendais pas la langue que leur nourrice leur avait apprise. Ma situation ici n’était pas très-différente de celle dont le conte suivant fait mention.


Un Anglais, dont l’argent bien placé sur la banque,
__Le délivrait de tous mondains soucis
Pour se désennuyer, arpentait le pays.
Car ce n’est pas le tout, d’être contre le manque
________Pleinement rassuré,
__L’on veut encor n’être pas désœuvré.

Malheureux, qui n’a plus de crainte ou d’espérance !
C'est le destin, dit-on, des diables en enfer.
Ah ! mon Dieu ! que je plains ce pauvre Lucifer !
__Notre homme donc, tout seul vaguait en France,
Sans cependant savoir quelques mots de français,
__De son argent la touchante éloquence,
Dans les cités, lui valait des succès ;
Mais une fois (je crois que c'était en Bretagne

Non non, je dis que c’était en Champagne)
Il S’égara tout seul dans la campagne.
__Les manans ne surent jamais
_______Aucun autre langage,
__Que celui qu’on parle au village.
____Un d'eux pourtant plus sage,
Crut reconnaître, à son baragouinage,
__Qu’il avait besoin de manger
__Et qu’il cherchait à se loger :
Lors par le bras, vous le prend et le mène
__L'hôte le voyant arriver
Et désirant chez lui le conserver,
S’empresse à le servir, lui présente une chaise,
__Lui faisant signe de s’asseoir :
__Il semblait glorieux et tout aise,
__Dans sa maison de recevoir
Un Anglais. Appelant sa servante Javotte :
Allons vite, dit-il, de Monsieur le mylord
__Défaites promptement la botte.
Mais le malheur voulut que tirant par trop fort,
__La Javolte fit un effort,
Et tout-à-coup avec grand fracas lâche
Ce que devant le monde avec soin chacun cache.
__Du cas, se trouvant très-peiné,
__Le pauvre maître consterné
S’écria : fi la vilaine ! eh ! que veux-tu qu’on dise
De notre honnêteté, chez les milords Anglais ?
Bah ! qu’estque ça fait donc, dit l’autre avec franchise,
Comme si ce Monsieur comprenait le français.



En outre de la mauvaise habitude de rire et de Se moquer d’un étranger, qui ne parle pas bien distinctement, usage qui semble appartenir à toutes les nations gothiques ; les gens du commun en Suède, ont encore comme en Angleterre, et surtout en Écosse, l’habitude de crier, quand ils parlent à un étranger comme si l’éclat de leur voix les faisait mieux comprendre. Dans ce cas, le seul parti à prendre c’est tout simplement de se mettre les doigts dans les oreilles et de crier aussi om ni skulle skrika só högt som Oscar, jag skulle intet förstô er mera.[71]. Cela les fait rire et ils cessent de brailler, car ils sont bonnes gens après tout, et on les comprend beaucoup mieux, quand ils parlent doucement.

Après toutes les embrassades d’usage entre mon vieux prêtre, sa femme et sa fille, je partis et voyageai sur la glace du lac, le long de l’allée d’îles qui semblent plantées devant Sigtuna, à une distance de plus d’un mille. J'arrivai bientôt à la roche, devant laquelle on prétend que les Russes, laissèrent tomber la clef d’or de la grille du chœur de l’église Cathédrale. Je vis, non sans surprise, la figure d’une grosse clef, haute d’un pied, bien marquée sur la pierre ; il n’y avait, j’en suis bien certain, ni gravure, ni peinture. Cette figure est formée uniquement par les veines blanchâtres du granit. C’est un accident singulier, qui, comme je l’ai dit, a sans doute donné occasion à l’histoire de la clef d’or de Sigtuna, tombée dans le lac vis-à-vis.

La vue de la ville à travers cette longue allée d’îles, qui semblent rangées comme une avenue dans un jardin, a encore quelque chose de grand ; il faut avoir vu avant, combien elle est déchue, pour ne pas la croire encore une ville considérable.

Je terminai enfin ma course autour du lac Mälarn : elle a sans doute été longue. C’est un tour que l’on peut faire à son aise dans huit jours pourtant, mais les excursions que je me suis amusé à faire dans le pays des Goths, et peut-être aussi dans celui des conjectures, l’ont rendu bien plus considérable[72]

Je rentrai dans la capitale pour me préparer à l’expédition que j’avais projetée. Deux ou trois mois s’écoulèrent, avant que le dégel parût. Les rues étaient embarrassées d’une quantité prodigieuse de glace et de neige, que deux mois n'auraient pas fondues. La police donna ordre que les rues fussent nettoyées dans trois jours, sous peine d’amende, et sur le champ on a vu partout les gens occupés à déblayer : ce qui a rapport à la police et à la sureté des villes et du royaume en Suède, est toujours fait avec la vigueur nécessaire pour se faire obéir promptement.

Dans les circonstances critiques occasionnées par la révolution de France, le gouvernement de Suède s’est souvent montré avec dignité. Le refus de recevoir pour ambassadeur, un homme qui avait voté pour la mort de son roi, lui fait sans doute honneur ; quand on réfléchit sur-tout, qu'à cette époque (le mois d’octobre 1793) toute l’Europe semblait courber le genou devant l’idole du jour.

En outre de cette raison, le roi de Suède en avait bien une autre. Il avait donné au directoire, le ministre qu’il avait demandé, quoique ce ministre fût alors disgracié. Sa Majesté avait sans doute autant de droits à avoir celui qui lui convenait. On n’eut point d'égards à la demande qu’elle fit de trois personnes, laissant le choix au directoire d’en nommer une d’elles ; et on lui envoya un ambassadeur, pendant qu’elle n’avait qu’un ministre en France et qu’elle désirait n’avoir qu’un ministre chez elle.

Depuis cette époque, le gouvernement de France écoutant enfin la voix (le la raison, regarderait comme indigne de lui de commettre rien de pareil. Il sait se respecter assez, pour respecter lui-même les gouvernemens des autres nations. Mais alors la république, c’est- à-dire le Quinquemvir qui la maîtrisait, se plaisait à envoyer, à la cour des rois, (même de ses alliés) ceux qui s’étaient montrés les plus acharnés à la perte de l’infortuné Louis XVI, comme pour les avertir du sort qu’il leur préparait..... et les rois ont baissé la tête et toujours accepté avec reconnaissance cette faveur singulière. — Il convenait à l’héritier du trône de Gustave-Vasa, Gustave-Adolphe. Charles XII et Gustave III, de la repousser avec dignité.

Il y a quatre ordres de chevalerie en Suède ; le Premier est l’ordre des Séraphins : c’est le cordon bleu de Suède. La cérémonie se l’ordre qui se fait le 28 avril, est très-pompeuse : j’ai vu le roi y représenter avec la dignité la plus grande. Après le service divin, il créa un chevalier et lut lui-même un discours assez long sur les raisons qui avaient déterminé son choix ; toutes étaient appuyées sur le mérite et les longs services du Récipiendaire.

Il y a fort peu de chevaliers et on compte parmi eux, l’empereur de Russie, le roi de Prusse et le roi de Dannemarck. À la gauche de l’église, de l’autre côté du trône, il y avait sous un dais, trois fauteuils vides qui leur étaient destinés.

Grâces à la révolution, une telle cérémonie n’est plus à la mode : les honneurs et les décorations sont bien reconnues pour être des préjugés. Suivant le philosophique système moderne, il ne reste à un général, après des victoires et des conquêtes brillantes, que l'argent qu’il a pu voler ; pendant qu’autrefois, une aune ou deux de ruban bleu était une récompense, que l’on croyait pouvoir payer complètement les plus grands services. Il se pourrait après tout, que le Général fût également satisfait ; mais j’ai dans l’idée que les peuples ne doivent pas l’être. Suivant un ancien usage, et qui sans que personne le sache, tient encore aux temps qui ont précédé le christianisme, et que l’on trouve par-tout sous différentes formes ; la cour et la ville sortent et vont se promener au parc le premier jour du mois de mai. La promenade de Long-champ, que l’on fait à Paris le vendredi saint, a beaucoup de rapport à celle-ci.

L’usage des gens du commun est de boire ce jour-là, plus qu’a l’ordinaire : man möste dricka marg i ben, disent-ils ; (on doit boire de la moelle dans ses os) afin d’avoir de la force pour les travaux de la campagne ou pour les fatigues de la guerre, qui vont commencer. Le premier de mai aussi, comme on le faisait autrefois en Irlande, on allume encore, dans certains cantons, des feux sur les hauteurs.

Les travaux de la campagne ne durent pas longtemps, mais par cette raison même, ils sont très-pénibles : la nature fait en trois mois dans le Nord, ce qu’elle fait en six dans le Sud. L’hiver ayant été très-rigoureux, la terre commençait à peine à s’ouvrir : les glaces fermaient encore l’entrée du port : et elles sont fermée jusqu’à la fin du mois de mai. Le 4 du même mois, il a tombé deux pouces de neige, à la grande satisfaction de tous les propriétaires de forge et même des cultivateurs, qui craignent toujours de manquer d’eau, pour leurs moulins et pour la campagne.

Le temps s’adoucissant enfin, et ayant pris les arrangemens que je crus nécessaires, à la sureté de la longue expédition, que j’avais méditée, je pensai à mon départ. En Irlande c’était pour le militaire et pour les propriétaires que j’avais désiré des recommandations : ici je crus devoir me mettre sous la protection de l'église.

M. Uno von Troil archevêque d’Upsal voulut bien me donner une lettre générale (le recommandation pour tous les prêtres. Elle m’a réellement été très-utile, et m’a fait faire mon voyage ainsi qu’un évêque fait une visite dans son diocèse, avec cette différence, cependant, que ces messieurs, n’étant point prévenus, se montraient à ’moi tels qu’ils étaient réellement, au lieu que l’évêque ne les voit guères, que comme ils devraient être. J’étais en outre recommandé à tous les gouverneurs de province, et aux personnes un peu marquantes des pays que je devais parcourir.

Pour ne pas perdre un moment du court intervalle qui sépare les deux hivers, je hâtai mon départ et je me mis en route le 21 mai, avec une pluie à verse qu’on disait excellente pour la terre ; me consolant comme je pouvais, du mal particulier, par l’idée du bien général.

Je ne pus passer près du joli palais de Haga, sans lui rendre cette dernière visite. C’était la demeure favorite du feu roi : il n’avait rien négligé pour la rendre agréable, et il y avait bien réussi, c’est sous ce nom que Gustave III avait voyagé en France en 1785, et qu’il avait passé en revue à Châlons-sur-Saône le régiment dans lequel j'étais. Certes alors, je n’avais pas lieu de croire qu’en 1799, après neuf ans de malheur et d’exil, la fortune me conduirait à la terre dont il portait alors le nom, pour joindre aux regrets de sa perte des souvenirs cruels et bien inutiles.

La disette se faisait sentir près de Stockholm : les paysans manquaient sur-tout de fourrage ; ils avaient découvert les écuries, les granges et même leurs maisons, pour donner la paille des toits, à leurs bestiaux. Il ne faut pas conclure de ceci que ce fut un cas bien extraordinaire. Sur dix ans on s’attend communément a trois années de disette : pour en prévenir les fâcheuses conséquences, les paysans dans les bonnes années, couvrent leurs habitations d’une couche épaisse de paille, et dans les mauvaises ils sont fort aises de la trouver.

Ma première journée finit à Ekolsund chez M. Séton, dont j’ai déjà parlé. À peine y avait il de verdure, la surface de la terre était dégelée, mais le Kielta y était encore. On appelle ainsi, la terre gelée à une profondeur de quelques pieds. Dans les bois, il se conserve fort longtemps. Il a en dégelant la propriété, assez particulière, de pousser à la surface les objets solides qu’il embrasse ; ainsi l’on est oblige «le renfoncer tous les ans les palissades ou piliers de bois, qui ne sont pas enterrés bien profondément. Je ne serais pas éloigné de croire que c’est aussi le Kiela, qui pousse en dehors les grosses pierres que l’on voit dans les champs de la Suède. Le cultivateur en découvre tous les ans de nouvelles, qui arrêtent le soc de la charrue. et dont il aime mieux faire le tour, que de prendre la peine d'en nettoyer le terrain.

La principale allée du parc d ’Ekolsund conduit sur le rivage du lac Mälarn : ce lac forme dans cet endroit une baye dont la plus grande profondeur n’est que de quatre pieds. On pourrait aisément gagner ici douze cents arpens de bon terrain. Si une des chaussées de Stockholm était ouverte, cela se ferait tout seul : sinon, en renforçant la chaussée sur laquelle on a fait passer le chemin, et en la continuant à l’endroit où est le pont, quelques pompes à vent comme en Hollande, l’auraient bientôt entièrement desséché.

Il paraît que les eaux du lac, étaient autrefois beaucoup plus élevées : il y a plusieurs villages situés sur des rochers dans l’intérieur du pays, qui portent le nom de Holm (petite île). En examinant la rondeur des rochers de granit qui couvrent une grande partie de la Suède, on ne peut s’empêcher de penser qu’autrefois tous les cantons peu élevés, étaient comme est encore le lac Mälarn, couverts d’eau et d’un nombre prodigieux d’îles qui par le dessèchement sont devenus des collines. Sur la hauteur, de l’autre côté de la baye d’Ekolsund, on voit dans le granit, plusieurs trous ronds de trois ou quatre pieds de profondeur, sur un ou deux de large. Ils semblent n’avoir pu y être faits, que par des cailloux mis en mouvement par les eaux.

Bien des gens prétendent que les eaux de la Baltique se retirent de 45 pouces par siècle : quoique la proportion semble un peu forte, les observations dont j’ai parlé, porteraient à les croire.

Les observations sur le retrait des eaux de la Baltique, et sur-tout du golphe de Bothnie sont fort extraordinaires. Dans quelques endroits le long sur-tout de la côte de Suède ; on dit communément qu’elles se retirent considérablement, et des expériences le prouvent ; sur celles de Finlande, elles ont semblé hausser au contraire, et près du Dannemarck et de la Russie, elles sont absolument dans le même état ; ceci est prouvé par plusieurs petites îles sablonneuses et si plates (entre autres Salthom), que la partie la plus élevée n’est pas deux pieds au-dessus du niveau de la mer ; on fait mention de cette île dans l’histoire de Dannemarck à une époque reculée de six à sept cents ans. Si le retrait de 45 pouces par siècle était égal par-tout, l’île de Sarthom serait près de 24 pieds au-dessus du niveau de l'eau, à dater de cette époque.

Les habitans du pays ont des idées fort étranges sur ces trous ronds, dont j’ai parlé plus haut : ils se sont imagines que ce sont des espèces de troncs, qu’une fée puissante a creusés dans le granit, pour y recevoir le tribut des passans. Il en est même qui s’imaginent qu’en y jetant quelques pièces de monnaie, la fée les guérira de bien des maladies ; et les jeunes filles, qu’elles seront bientôt mariées. Pour vérifier cela, j’ai ôté, non sans peine, l’eau qui remplissait le trou le plus grand, et j’ai effectivement trouvé au fond, trois petites pièces de monnaie, entre autres une de celles que Charles XII, fit frapper à son retour de Bender, en 1718, avec cette inscription flinck och färdig (courageux et prêt) et que l’on fut obligé de recevoir pour huit shillings (16 s. tournois) quoiqu’elles ne valussent et ne passent à présent que pour deux Krèutser (2 liards). Sur l’autre face on voit un lion à côté d’un homme armé.

Il arrive souvent qu’au printemps, les paysans manquent de vivres, soit par négligence soit par disette. Il est une plante très-commune dont quelquefois les gens des villes mangent la feuille en salade, mais dont le paysan ne sait tirer aucun parti : le pissenlit, ou chicorée sauvage qui couvre la terre aussitôt que la neige a disparu. M. Séton m’ayant parlé de la disette où se trouvaient alors les habitans des environs de Stockholm, je lui donnai l’idée d’en faire usage ; j'en ai vu quatre plats sur sa table : la feuille en salade et en épinards : la racine, préparée comme le salsifis, était vraiment très-délicate : en la mêlant avec un tiers de farine, on avait réussi à en faire une espèce de pain, pas très-bon à la vérité, mais mangeable. En Allemagne on en fait une espèce de café. C’est ainsi que la nature toujours prévoyante semble vouloir suppléer à nos besoins, mais que nous négligeons ses dons, et que nous allons chercher bien loin ce que nous avons sous la main.

La culture des pommes de terre n’a pas encore fait les progrès qu’on pourrait désirer, parmi les paysans de cette partie. La manière de les planter à Ekolsund, est si extraordinairement simple, que je crois devoir en faire mention. Elle consiste à diviser une terre en friche par plate bandes de trois à quatre pieds : on étend une légère couche de fumier sur l’une, et on y met les pommes de terre, à deux pieds de distance. Le reste de l’opération consiste à relever le gazon, la terre ou le sable de la plate-bande à côté, et à les en couvrir : elles viennent communément très-bien sans autre culture. L’année d'après, on met du fumier sur la plate-bande découverte, et on plante les pommes de terre, que l’on recouvre avec la terre de celle qui a produit. La troisième année, on couvre toute la surface de fumier, et on plante des pommes de terre par-tout. La quatrième année on peut labourer sans beaucoup de difficulté, arracher les troncs d’arbres et les pierres qui couvrent le terrain et y semer du froment. On voit que cette méthode sauve les frais énormes du défrichement, qui se trouvent payés par les trois récoltes qui l’ont précédé. En général je crois pouvoir citer la ferme d’Ekolsund, comme un modèle aux agriculteurs suédois ; je les engagerais volontiers à la venir visiter ; ils y trouveront beaucoup d'établissemens et une perfection de culture dont ils pourront tirer très-grand parti.

Dans les bas-fonds, près du lac Mälarn, croît une espèce d’anémone sauvage ; elle a la fleur blanche. Les habitans sont dans l’usage de la piler et de s’en servir au lieu de mouches cantarides. Elle produit-lie même effet ; on m’a même assuré qu’il était encore plus fort et qu’il faut en user avec beaucoup de ménagement.

La neige est de grande importance en Suède ; elle facilite les charois, et souvent sans elle on serait très-embarrassé. On se sert pour l’ouvrir, d'une espèce de charrue triangulaire, composée de deux planches en équerre et de quelques arcs-boutants pour les soutenir. Un cheval et un jeune garçon suffisent souvent, pour frayer un chemin à travers la neige. Quand on a vu, combien facile est cette opération, est-ce qu’on ne doit pas rire de bon cœur, en entendant dire que la poste de Londres manque souvent huit jours de suite à Édimbourg, parce qu’il a tombé de la neige sur les hauteurs entre Berwick et Dunbar, un espace de chemin d’environ douze milles anglais, (deux mille suédois.)

La charrue triangulaire, dont j’ai parlé plus haut, ouvre sans doute le chemin avec facilité ; mais elle à l'inconvénient de trop écarter la neige, ce qui fait que lors du dégel, on est privé du traînage, trois semaines plus tôt qu’on ne le devrait. M. Hambrœ, homme très-ingénieux, a imaginé une masse solide et pesante de solives, un peu plus large que la voie des voitures et sans angles, avec laquelle on écrase et l’on foule la neige sans l’écarter, ce qui prévient l’inconvénient de la faire disparaître avant le temps. La construction de cette machine est fort simple, n’étant composée que de solives jointes ensemble. Elle est plus coûteuse que la charrue ordinaire, et demande plus de chevaux pour la traîner, mais elle doit durer beaucoup plus long-temps.

Dans les églises suédoises à la campagne, il y a généralement une espèce d’antichambre avant la grande porte, qu’on appelle Wapen-hus (la maison des armes). Avant d’entrer à l’église, il est d’usage d’y déposer ses armes et même son bâton. Ceci ressemble assez à l’usage suivi en Écosse pour engager à boire, j pledge you (je vous garantis) c’est-à-dire je vous garantis qu’on ne vous coupera pas la gorge pendant que vous aurez le verre à la bouche. Les armes déposées a la porte de l’église, faisaient voir qu’on était en sureté dans l’intérieur. Les temps ou on a été obligé d’imaginer (le telles précautions, n’étaient pas beaucoup meilleurs, que ceux de la liberté en France.

Dans un enclos de la ferme d’Ekolsund, il y avait deux rennes mâles et femelles : lors de mon premier passage, je les avais vus avec leurs cornes qui semblaient des os desséchés : elles étaient tombées depuis et repoussaient alors. Ils étaient fort privés et mangeaient dans la main leur mousse blanche, mêlée de glace : je m’attendais a les trouver beaucoup plus forts ; ceux-ci ne l’étaient pas davantage que des daims ordinaires. La furie que l’on m’a dit quelquefois les posséder et qui les fait attaquer leurs conducteurs, me parait bien peu à craindre. Sans trop se gêner, il m’a semblé qu’un homme, sans armes, pourrait tordre le cou à une demi-douzaine.

La mousse dont les rennes se nourrissent, est fort délicate : on la mâche aisément ; elle a un petit goût de champignon point désagréable : on s’en sert depuis quelque temps dans la médecine, sous le nom de mousse islandique. Les Lapons la préparent comme une espèce de gelée et s’en nourrissent quelquefois, j’en ai goûté moi-même, et quand la gelée est froide, avec un peu de lait et de sucre cela n’est pas mauvais.

On sait que ce joli petit cerf (le Renne) est tout pour les Lapons, c’est par la quantité qu’ils en possèdent qu’un homme est réputé riche ; car quoiqu'ils aiment assez l’argent et qu’il y en ait qui en ont beaucoup, ce n’est que pour avoir des rennes qu’il le considère.

Le renne est vraiment un joli animal : la forme de son pied seule est désagréable. Il est large comme une petite assiette et a au moins six pouces de diamètre : c’est ainsi que la nature le destinant à habiter un pays qui est plus de six mois sous la neige, l’a pourvu d’une corne qui par la surface qu'elle embrasse, l'empêche d'y enfoncer.

J’avais commencé ma longue promenade comme à mon ordinaire sans précaution quelconque, espérant voyager par les carrioles du pays et trouver à vivre où je serais : sir Alex. Séton, après m’avoir fait sentir l’impossibilité de la continuer de cette manière, eut la complaisance de me pourvoir d’un petit coffre de provisions et même d’une petite carriole découverte que les gens du pays appellent Kerra. Ainsi équipé je pris congé de lui, et je fus de nouveau visiter Upsal, pour y saluer les personnes qui m’avaient reçu et aussi pour voir la figure qu’auraient les monticules près de la vieille Upsal, depuis la fonte de la neige.

Je fis donc une petite course à Gamla-Upsala ; l’église paroissiale semble évidemment avoir été destinée à un autre usage : la partie ancienne est une grosse tour quarrée, bâtie en pierre de champ, dans laquelle il y a huit portes de quinze pieds de haut ; on les a murées, mais on les distingue aisément. Vis-à-vis de l’église, au sommet du coteau qui borde le bassin dans lequel Upsal est situé, il y a trois grands monts funéraires, quatre plus petits et environ soixante à quatre-vingts élévations circulaires de deux à trois pieds de haut.

Il est très-vraisemblable que lors d’Odin, cette plaine n’existait pas et était sous les eaux du Mälarn qui venait mouiller le pied de ces collines. L’ancienne histoire de Suède rapporte que les vaisseaux venaient directement de la mer, à Gamla-Upsala. Il est très-probable qu’avant que l’embouchure de la rivière à Stockholm eut été élargie, le lac Mälarn devait se dégorger d’un côté par Soder-telge et de l’autre par Norder-telge. Ces deux villes portant le même nom, avec la différencede leurs prénoms de Sud et de Nord, sont également situées sur des bras de mer, qui aboutissent à peu de distance du lac Mälarn.

Comme je rentrais à Upsal, j’entendis que suivant l’usage, un homme au haut du clocher, annonçait les heures au pays d’alentour, avec un porte-voix. La porte du clocher était ouverte : je crus pouvoir profiter de l’occasion pour jouir de la beauté du coup-d’œil ; en montant je rencontrai le crieur dans l’escalier. Il me prit apparemment dans l’obscurité pour un des jeunes gens de l'université ; il ne dit mot, mais je le vis sourire : enfin après m’être bien amusé à considérer la beauté de la vue, je voulus descendre : je trouvai la porte fermée et je fus obligé d’attendre jusqu’à l’heure suivante. Pensant que cette cathédrale dans laquelle j’avais déjà été enfermé deux fois, finirait par me jouer quelque mauvais tour, je partis le lendemain de bonne heure, dirigeant ma route vers Sahla pour en visiter les mines fameuses.

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LA DALÉCARLIE.


Mines de Sahla. — Fonderies de cuivre d’Awestad. — Usages des paysannes suédoises à l'église. La mine de Falhun.


On voyage très-bien en Suède, mais ce n’esit pas quand on n’a pas de courrier, qui vous précède dix ou douze heures en avant ; on irait beaucoup plus vite à pied. Mais comment porter à pied des provisions, du linge, des habits ? Je ne pus arriver à Sahla qu’à deux heures du matin, mais les nuits d’été sont superbes en Suède et fort bonnes à connaître : les alouettes ne cessent de chanter dans les champs, et semblent s’élever pour avoir la vue du soleil, qui est à peine caché sous l’horizon.

La petite ville de Sahla a été bâtie pour le service de la mine d’argent qui est auprès. Cette mine était autrefois fort riche : elle rend peu à présent. Mais, qu’importe au voyageur, la richesse d’une mine ? C’est la beauté des travaux, et l’ingénuité des procédés pour extraire le mine. rai qui l’intéressent. Je ne crois pas que dans toute l’Europe il y ait une mine dont les travaux soient plus intéressans que ceux de Sahla. La profondeur peut être de 900 pieds. Les ouvriers et les curieux descendent les 600 premiers dans un baquet ; beaucoup de voyageurs ont parlé de ce baquet comme d’une chose terrible : je ne ferai pas de même : jamais voiture ne m’a semblé plus douce

Avant de m’y mettre pourtant, je voulus voir descendre quelques ouvriers : aussitôt qu’on les eut perdus de vue, ils entonnèrent un pseaume et arrivèrent sans accident. Je fus voir la machine que l’eau fait mouvoir pour faire monter et descendre les seaux. Un homme examinait et comptait certaines marques faites au câble et levait une soupape, lorsque la dernière paraissait ; ce qui faisait arrêter la machine : tout ceci me sembla très-facile et très-simple. Le nombre des ouvriers va à deux cents, qui tous les jours descendent et montent : il n’arrive guères que deux accidens tous les trois ans : c’est à-peu-près un en cent mille : on court plus de risque dans un bateau, dans une voiture. Le directeur voulut bien venir avec moi : en empêchant le baquet de toucher à la muraille, il me faisait remarquer les différentes veines, où des ouvriers travaillaient, et où ils arrivaient avec le même baquet en s’attachant à un croc, et le forçant à aller du côté qu’ils voulaient.

À une profondeur d’à-peu-près trois à quatre cents pieds, je commençai à apercevoir le feu qui est au fond et dont jusqu’alors, je n’avais vu que la fumée. Lorsque je fus arrivé au fond, de cet abyme, l’ouverture par laquelle j'étais descendu, paraissait comme une lune, et semblait n’avoir pas plus de trois pieds de diamètre, quoiqu’elle en ait près de trente[73]. On est à-peu-près sept à huit minutes à faire ce chemin : il est sûr que vers le milieu, lorsqu’on aperçoit le feu, on fait des réflexions peu agréables, mais on éprouve aussi une sensation qui fait plutôt plaisir que peine.

La voûte dans laquelle on arrive, est de toute beauté ; elle est très-large et très-élevée. J'y ai rencontré des chevaux attelés à des chariots et allant au trot et même au galop, sans être obligé de me déranger pour les laisser passer.

Les pompes vont en directe ligne jusqu’à l’étage le plus profond ; il est encore trois cents pieds plus bas, mais on ne peut y arriver que par des échelles ; ce qui n’est pas, à beaucoup près, une manière si commode et, comme les Anglais disent, si gentlman-like que dans le baquet. J'étais si fort accoutumé a cette sorte de voiture qu’en remontant je regrettais fort, qu’on ne put en avoir une pareille pour aller à la lune.

On montre chez le directeur le seau dans lequel descendit Charles XI et même celui du prince Frédéric, oncle du roi. Je crains fort qu’on n’y montre pas le mien. On vous fait aussi voir une paire de gants de la reine Ulrique dans une boîte d’argent. Il est vraiment digne de remarque que dans les temps même où les rois de Suède sont les plus tracassés par leurs sujets, s’ils paraissent dans les provinces, il faille absolument qu’ils laissent des espèces de reliques derrière eux.

Les travaux, à la surface de la mine, sont aussi très-intéressans ; une cloche mue par l’eau, avertit quand quelques mouvemens sont dérangés. —

Comme le produit de la mine est peu considérable, on a mis toute l'ingenuité possible, à tâcher de n'en rien perdre ; on pile le minerai, on le réduit en poudre, on le lave, on le brûle etc. etc. enfin on en est venu au point de ne perdre guères que la moitié des frais d’exploitation. Autrefois on gagnait beaucoup : on travaille à présent dans l’espoir de voir revenir ce bon temps.

La culture des terres n’était pas alors d’un profit si considérable : pour le service de la mine et de la fonderie on a mis sous l’eau, 1200 arpens de terre, qui produiraient à présent presqu’autant en herbe, que la mine le fait en argent et en plomb.

Plusieurs voyageurs ont rapporté sur la foi les uns des autres, que les frais de la mine de Sahla, montaient à 80,000 R. et le produit à la moitié de cette somme. Depuis plusieurs années, U le produit n’a monté qu’à 2,000 ducats à-peu-près 6,000 R. et les frais à-peu-près au double (60,000 liv. tournois) ; mais le produit est en argent et en plomb, et les frais sont en papiers ; en outre ils sont en partie payés par douze paroisses, dont les habitans doivent y apporter annuellement des redevances en bois et en charbon.

Toute la montagne est de pierres calcaires, si les communications dans l’intérieur du pays étaient un peu plus faciles, on en pourrait tirer un parti avantageux. Le résidu du minerai qui forme une espèce de marne, m’a semblé très-propre à fertiliser sur-tout des prairies humides.

Des travaux tels que ceux de la mine et de la fonderie de Sahla, font honneur à une nation, et l’on doit réellement regretter que tant d’industrie et de savoir ne soient pas plus profitables[74].

La mine superbe de Dannemora est très-connue ; c’est là le véritable Potose suédois. C’est de cette mine que vient le meilleur fer de l’Europe : une masse énorme de rocher semble être entièrement de fer et pour en avoir le minerai il suffit d’en briser les pierres. On y a creusé un abyme prodigieux dans lequel on descend aussi par un baquet : on assure qu’il a plus de deux mille pieds de circonférence : sa profondeur est de sept à huit cents pieds. Dans ces derniers temps, on a commencé à travailler sous terre : cela vaut beaucoup mieux, car il se détache quelquefois des pierres de la muraille, qui blessent les ouvriers. Le fer s’en fabrique à Löfta et à Suderfors, qui sont des forges très-considérables.

Je partis encore la nuit ou du moins le temps de la nuit : on va mieux, il est vrai, parce que les postillons et les chevaux sont à la maison, mais c’est très-fatigant. Devers minuit, dormant presque tout debout, je demandai à la poste la chambre des voyageurs. Dans cette chambre il y a toujours deux lits ; en m’y conduisant, on me dit qu’une madame était couchée dans un des deux. Cette idée d’avoir une madame a mon côté, me tracassait ; et je ne pouvais pas reposer tranquillement ; comme elle se trouvait éveillée, je liai conversation ; elle me parla de sa famille et de son pays : » Vous êtes mariée sans doute ? « —  » Oui sûrement. « — » Et vous avez des enfans ? « — » Deux.  » Quel âge a le plus jeune ? «  » Trente-trois ans. « Je ne sais ce que c’est, mais ces trente-trois ans opérèrent sur mes sens comme l’opium le plus fort ; la madame n’avait pas achevé de prononcer cette courte phrase, que déjà je dormais profondément.

Les gens dans cette partie ont une propension singulière, pour vous faire marcher du côté de Stockholm ; plusieurs fois je fus obligé de les faire revenir dans le chemin que je voulais suivre. J'arrivai enfin à Avestad : c’est là, que l’on rafine le cuivre de Falhun. La fonderie est très-considérable : c’est sur-tout les planches de cuivre pour les vaisseaux qu’on y fabrique, et des pièce rondes que l’on envoie dans tous les pays de l’Europe, pour y être frappées aux armes du prince. A quelque distance est Biurfors, où l’on fabrique le fil de laiton ; cette fonderie appartient à M. Wharendorf.

Aussitôt qu’on approche du Dal-Elfven (la rivière de la vallée)[75], le pays prend toute une autre figure ; on pourrait presque dire, comme mon homme en Irlande, qu’il a l’air beaucoup plus naturel. Ce ne sont plus ces rochers détaches, couverts de sapins ou tout nuds ; c’est une suite de collines qui s’élèvent en remontant la rivière et qui sont cultivées pour la plupart, et toujours couvertes de terres. Cette rivière est vraiment fort belle et très-large. Différentes cascades interrompent le cours de la navigation, et c’est réellement fâcheux ; sous un climat moins rude, on aurait pu remédier à cet inconvénient par des écluses ; mais ici la gelée suspendrait la navigation pendant plus de six mois. La cascade dont on a profité pour la fonderie d’Avestad, peut avoir quinze pieds d’élévation ; le froid était si vif l’hiver dernier, que la partie à laquelle l’on a été obligé de mettre un niveau pour le mouvement des roues, était gelée.

La vallée que le Dal-Elven arrose, est superbe, cultivée et très-peuplée : elle forme la province de la Dalécarlie, dont les braves et nombreux habitans ont plus d’une fois sauvé le royaume et qui, dans tous les temps, doivent être considérés comme le plus ferme appui de la couronne.

C'était un dimanche, je fus à l’église, j’y vis les femmes comme à l’ordinaire sur le côté gauche, et comme à l’ordinaire aussi toujours fidelles à leurs mouchoirs, dont elles s’essuyaient fréquemment les yeux.

Le mouchoir en Suède, est diversement employé par les gens de différens rangs : en se rendant à l'église les paysannes qui sont communément proprement vêtues, ont un livre et un mouchoir blanc à la main, ce qui ne les empêche pas cependant de se moucher avec les doigts. Quand le sermon est commencé, il est d’usage pour elles, d’abord de soupirer bien haut, puis de sanglotter et de s’essuyer les yeux avec le beau mouchoir ; j’en ai vu qui ne pouvant pleurer, se pinçaient le nez avec vigueur usqu’à ce qu’enfin une larme ou deux eût humecté le mouchoir.

Dans les rangs plus relevés, il est d’usage avant d’entrer dans une maison de s’arrêter à la porte, pour y déployer un mouchoir blanc dont on fait sortir un grand bout hors de la poche ; la longueur qui en sort est dans certaines provinces absolument une marque de distinction ; je me rappelle avoir vu quelques grandes dames, qui le laissaient ainsi pendre presque à terre. Dans tous les cercles des provinces, on peut être assuré que les hommes habillés, n’y manquent presque jamais : c’est un usage, à ce qu’il semble fort indifférent, que chacun suit sans trop savoir pourquoi[76].

Les paysans de cette province. sont communément très-vigoureux ; on les employe plus volontiers que d’autres, aux travaux de la terre. Leur grand nombre les oblige à sortir de leur pays pour chercher du travail ailleurs ; ils se répandent par toute la Suède à des distances considérables, chaque bande a une espèce de chef, qui la conduit et qui fait les marchés.

Les habitans de la Dalécarlie se ressouviennent fort bien des services qu’ils ont rendus à l’état et en parlent souvent ; ils se croyent réellement d’une race supérieure aux habitans des autres provinces : causant avec un petit bout d’homme du pays, employé à quelque école, il m’assura tranquillement dans la conversation, que trois Dalécarliens valaient dix hommes d’un autre pays. Comme il me semblait, que sans me vanter, j’aurais été assez fort pour assommer trois ou quatre petits bossus Dalécarliens comme lui, cela me donna pour un moment un petit mouvement de vanité, qui finit par un éclat de rire, dont il fut fort scandalisé...

____N’aguères qu’à Rome il était
____Un cardinal très-contrefait :
____Bossu par devant, par derrière,
____Et tel, qu’homme aussi laid
____Ne fut peut-être sur la terre.
____Or donc ce souverain seigneur
_______Du pays de laideur,
Un jour contre un meunier était fort en colère.
Je ne sais trop qui causait sa fureur :
L’histoire seulement dit que dans cette affaire,
____Jean-farine n’avait pas tort.
Aussi le cardinal avait beau crier fort,
____Menacer, faire le diable,
L’autre n’en devenait ni plus ni moins traitable.
Si bien que, pour paraître avoir quelque raison
Le prélat Bossecot lui dit : n Gueux, misérable,
____» Je te ferai mettre en prison. «
À ces mots, froidement, le meunier sans rien craindre,
Répondit » monseigneur... moi, je vous ferai peindre. »

Pour arriver à Falhun, il fallut traverser plusieurs fois la belle rivière de la vallée (dalh Elven). On a pratiqué des ponts de planches flottans sur l’eau et arrêtés par des chaînes. Ils sont peu coûteux et remplissent le même effet, que ceux bâtis au fond de la rivière ; il y a sur le côté, un petit trottoir un peu plus élevé, pour les gens à pied ; l’endroit où les chevaux et les voitures passent, enfonce souvent dans l’eau de trois à quatre pouces.

Toutes les fois que je rencontrais quelques paysans sur le chemin, je devais m'attendre à de grands coups de chapeau ; comme le pays est très-peuplé, c’était presque un mouvement perpétuel, et, comme disent les Anglais, cela rendait mon chapeau très-malheureux.

Falhun a été entièrement bâtie, pour le service de la mine (le cuivre de Kopparberg, qui en est près, et dont le voisinage en hiver sur-tout, lorsque la gelée condense les vapeurs et les empêche de s’élever, est loin d’en rendre le séjour agréable, par la fumée épaisse de soufre qu’elle y répand.

Les ouvrages extérieurs de la mine, sont prodigieux : les machines, le nombre de pompes qui l’entourent sont étonnans ; on n’entend de toutes parts que le cri plaintif des roues, le bruit des mines qui éclatent dans l’intérieur, et on ne respire que la fumée et l’odeur infecte du soufre et du vitriol. La plus grande roue des machines peut avoir 60 pieds de diamètre, l’eau vient des hauteurs de plusieurs petits lacs, dont on a ménagé le cours, Quelques-unes des machines ne pouvaient cependant pas encore être mises en mouvement, étant remplies de glaces, épaisses de cinq ou six pieds ; c’était cependant le 4 de juin que je les ai visités, on devait briser les glaces quelques jours après : on sent qu’étant à l’abri du soleil elles auraient fort bien pu s’y conserver jusqu’à l’hiver suivant. Le thermomètre de Celsius avait descendu ici pendant l’hiver ; de 1795 à 1799, jusqu’à 40 degrés au dessous de zéro, (32 de Rhéaumur): un demi-degré de plus, le vif argent eût été gelé.

L’entrée principale de la mine s’est faite par un éboulement des galleries inférieures ; le trou qu’elle forme, peut avoir deux cents pieds de profondeur sur six a sept cents de tour ; il y en a plusieurs autres moins considérables. Les décombres qui les entourent sont immenses ; on a déchiré le sein de la montagne et on en a porté les débris en dessus. On descend dans la mine, par des escaliers dont la pente est assez douce, pour permettre aux chevaux d’aller presque jusqu’au fond. À une profondeur de 150 toises. où ils sont employés à conduire le minerai au pied du puits, d’où les machines l’enlèvent à la surface.

Quoique la manière de descendre dans le fond ténébreux de ces mines, paraisse préférable au baquet de Sahla c’est un voyage très fatigant. Je préférerais visiter vingt fois la mine de Sahla, à retourner une seule dans celle de Falhun. Les passages sont très-étroits et étouffans : de toutes parts coule une eau verdâtre, chargée de vitriol, qui dans plusieurs endroits se forme en cristaux de la même matière d’une hauteur de quinze à vingt pieds. L’air qui circule dans la mine, est chargé de parties vitrioliques, qui tout en empêchant le bois de se pourrir, le rongent peu-à-peu et le brisent. Le vitriol est tellement répandu par-tout, que dans la crainte qu’il ne n’introduise dans l’eau destinée aux ouvriers, on l'a mise dans une barique, et pour la boire ils sont obligés de l'aspirer avec un siphon.

C’est ordinairement à-la-fois que l’on fait partir les mines ; lorsque le curieux est alors dans la salle, dite du conseil, il lui semble que le monde va s’écrouler : le bruit effroyable, répercuté dans les différentes galleries, en eût imposé au général Souvarrow lui-même.

Cette salle du conseil est garnie de stalles et elle peut avoir une vingtaine de pieds en tout sens ; quand le roi vint visiter les mines, on avait illuminé cette salle, sa majesté y trouva une table dressée et bien servie. La gravure qu’on a faite de ce festin dans cet autre ténébreux, ressemble assez à celle de Lucifer au milieu de ses pairs. On a gravé sur la muraille les noms de Gustave III, Gustave IV et du prince Charles de Sudermanie.

Voulant descendre tout-à-fait au fond de la mine, je suivis le conducteur sur une échelle de 75 pieds de haut, qui conduit au puits le plus profond. Il était alors à 168 toises de la surface. Pendant qu’avec beaucoup de précautions nous avancions un pied après l’autre, plusieurs grosses pierres tombant du sommet, menaçaient en frappant les murailles, de nous envoyer au fond, plus vite que nous ne voulions. Il n’est dans ce cas, qu’à se coller sur l’échelle et à attendre son sort ; elles passèrent heureusement à côté, sans toucher personne. On trouve dans l’intérieur de cette mine, des écuries pour une douzaine de chevaux, et une grande forge pour réparer les fers des machines.

Le feu a pris, il y a quelque temps, dans l’intérieur de cette mine, j’ai été jusqu'a l’endroit ; on ne peut douter que le feu y soit, l'air y est étouffant et les pierres brûlantes, mais il n’a pas encore paru au dehors ; il sort un peu de fumée, qui pourrait faire craindre une explosion. On ne saurait trop se louer de la complaisance des administrateurs, dont l’un descend avec tous les étrangers au fond de la mine ; il faut que toutes les semaines, les machines soient visitées entièrement et l’on choisit le jour, où il se présente des curieux. La mine de Koppar-berg, (montagne de cuivre) n’est pas si riche à présent qu’elle l’a été ; mais elle est encore très-profitable. 1500 ouvriers y sont employés : outre le cuivre, on en retire aussi quelque peu d’argent, et de ce dernier un peu d’or.


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La grande vallée de la Dalécarlie. — Nombre et préjugés des habitats. — Le dialecte Dalécarlien. — Manufacture de porphire à Elfvesdale. — Usages. — Les quatre grands villages. — Mora. — Gustave-Vasa.


Traversant un pays assez fertile et toujours agréable et peuplé, je m’arrêtai pour voir une maison appelée Ârness, dans laquelle Gustave-Vasa s’était caché pendant sa fuite. Les réparations et l’entretien des différens endroits où Gusta-Vasa a reçu asile, sont faits aux dépens du gouvernement ; les timbres énormes qui composent la bâtisse de ces maisons, paraissent bien étonnans. On donnait alors au bois le temps de grandir. Ces arbres sont communément plus que trois fois aussi gros, que ceux que l’on employe à présent. Le propriétaire de cette maison a cru exciter davantage l’intérêt, en mettant dans la chambre qu’il prétend avoir été celle de Gustave, des figures étranges de Dalécarliens armés, de vieilles arquebuses, des flèches et quelques vieux livres. Il peut sans doute avoir raison, vis-à-vis de gens très-ignorans ; mais il se trompe fort vis-à-vis de l’homme qui sait le moins du monde raisonner. On sait fort bien que Gustave alors n’avait pas de lit de parade avec des couronnes sur les rideaux, ni d’autre garde que la providence, et qu’enfin il était caché dans le lieu le plus secret.

À quelque distance, j’aperçus de dessus la hauteur, la plaine superbe de Tuna, et les villages nombreux qui la couvrent. Je passai pour la cinquième fois la belle rivière qui la traverse. J’arrivai bientôt à Hus-hagen chez M. de Nardin, gouverneur de la province. Cette maison est située près d’une grande cascade de la rivière de la vallée. Sur la péninsule qui s’en approche le plus, la reine Marguerite de Valdemar, avait bâti un château fort, dans lequel elle avait placé quelques troupes danoises en garnison ; il est en ruines à présent, mais on y distingue encore trois fossés profonds qui en défendaient l’approche.

Au milieu de la vallée est un rocher appelé Buller Klac (le rocher du bruit) à cause du bruit des cascades. Il a à peine quarante pieds de haut, et du sommet par un beau temps, j’ai distingué 35 villages, entre les montagnes qui forment la vallée. Aucun pays ne peut offrir une population plus grande ; si toute la Suède était peuplée en proportion, il y aurait plus de trente millions d’habitans : mais cette vallée de la Dalécarlie est la seule qui le soit autant. Au sommet de Buller-Klac, on voit une grosse masse de granit, touchant la terre par trois côtés : quelques paysans m’ont assuré, qu’un certain géant l’avait placé là, pour servir de monument à quelque haut fait.

Je fus le dimanche à l’église de Tuna ; ce fut réellement pour moi un spectacle intéressant, de voir la foule qui y était ; je suis sûr qu’il y avait plus de huit mille personnes. Les femmes comme à l’ordinaire étaient séparées des hommes. En entrant dans l’église je ne me rappelais pas cette particularité et sans y faire attention, j’avais tout simplement été me placer sur le premier banc que j’avais vu, et dans lequel il se trouvait quelques jeunes filles. Le bedaut vint bientôt me prendre et me fit placer parmi les hommes. Tout ce monde était très-proprement vêtu et ce qui paraîtra étrange pour des paysans, presque tous avaient des gants blancs. La sortie de l’église est vraiment étonnante, c’est comme un fleuve qui se répand au loin ; généralement alors les femmes mariées vont ensemble, et les jeunes filles d’un autre côté et seules, ainsi que les hommes.

Près de la paroisse est un précipice de cent et quelques pieds de profondeur dans lequel les paysans jetèrent en 1600, le gouverneur Jacques Räf et plusieurs autres personnes qui ne voulaient pas reconnaître l’usurpation de Charles IX, et voulaient rester fidélles à son frère Sigismond, roi élu de Pologne. Ces princes étaient tous les deux, petits fils de Gustave-Vasa et fils de Jean III, le frère barbare d’Eric XIV.

Poussé par le désir de connaître tout-à-fait cette belle vallée, je me déterminai à aller jusqu’à l’atelier de porphyre à Elfvesdale. La quantité de villages que l’on rencontre dans cette vallée est vraiment surprenante ; pas un pouce de terre n’est sans culture. J’arrivai le soir à Lecksand : ce pastorat est sans contredit le plus considérable de la Suède ; il contient 11,000 habitans dans un espace très-circonscrit ; il a aussi plus de revenus que quelques évêchés. On assure que lorsqu’il vaqua, un évêque le demanda au roi, qui ne crut pas pouvoir permettre à un évêque de devenir curé.

La personne qui possède à présent ce pastorat, est dom prost (le doyen) Fant. Il était avant, doyen de Vesterôs. Je fus me présenter chez lui et j’en fus fort bien reçu. Les habitans connaissant son mérite et voulant l’avoir pour pasteur, envoyèrent une députation au roi pour le lui demander. Celui qui portait la parole adressa (m'a-t-on dit) cette apostrophe à Sa Majeste, dans son jargon un peu rude. » Du skull gif os, dom prost fant for Wör präst, or vi skall tag din crown frôn dig[77]. « Le roi qui n’avait point envie d’être détrôné, leur a bien vite donne le prêtre qu'ils voulaient avoir. L’usage de ces bonnes gens est de tutoyer tout le monde, et le souvenir des services de leurs pères, leur donne quelquefois un petit ton, qui serait arrogant, pris par d'autres, mais qui n’est que bonhomie chez eux.

Lecksand est situé au débouchement de la rivière Dahl-Elfen du grand lac Sillian ; c'est sur les bords de ce lac que sont situées trois paroisses, de celles qu’on appelle par distinction les quatre villages de la Dalécarlie ; ces trois paroisses sont Lecksand, Rättwik et Mora ; la quatrième est Tuna. Le lac Sillian, y compris la partie qu'on appelle lac d’Orsa, a près de huit milles de long : on voit naviguer dessus quatre ou cinq petits vaisseaux de 3, à 400 tonneaux qui ont été construits absolument pour sa navigation ; ils vont chercher le fer des forges qui sont à l’autre bout. Le niveau de la vallée est fort au dessus de celui de la rivière, mais son fond est de sable, la neige en se fondant creuse et ravage le terrain, et la rivière ronge souvent ses bords.

Tout le pays est possédé par les paysans, qui ont chacun leurs propriétés, séparées par des hayes de bois sec. Les grandes neiges de l’hiver écraseraient, m’a-t-on dit, les hayes vives, qui pourraient certainement croître dans ce pays et encore mieux dans le sud de la Suède. Les paysans Dalécarliens se sont ligues entre eux pour empêcher les habitans des autres provinces d’acheter des terres dans la leur, si sur-tout, ils étaient des gens au dessus de leur classe. Leur distinction à cet égard est fort simple. Comme l’usage chez eux est de ne pas avoir de boutons à leurs habits il suffit d’en porter, pour leur inspirer de la méfiance ; ils appellent Knapt herre (messieurs à boutons) toute personne qui en porte, et cette appellation est un terme de reproche, dont ils se servent même quelquefois entre eux, lorsqu’ils sont mécontens.

Leurs habits qui sont généralement noirs ou blancs, ne sont jamais attachés qu'avec des agrafes, et ressemblent assez à ceux des Quakers. Chaque village a quelque couleur et quelques usages particuliers. Les enfans sont ordinairement habillés avec une tunique jaune, dont la couleur est fabriquée dans le pays, avec l’écorce et la feuille du bouleau. Les enfans et les femmes ont quelquefois des boutons, mais jamais les hommes.

Je traversai des collines bien cultivées le long du lac Sillian, et je fus me présenter chez le curé de Rättwick. Chemin faisant je rencontrai beaucoup de paysans ; tous avaient un petit sac de cuir, contenant leurs provisions. Ils ne feraient pas deux pas sans l’avoir : les femmes qui conduisent les bestiaux ont toujours en outre, une espèce de poche pleine de farine et de sel, dont elles leur donnent une pincée de temps en temps, pour les engager à les suivre. Elles ont aussi souvent un enfant dans un sac de cuir attaché sur les épaules. Elles le portent même à l’église, pendant le sermon, elles le tiennent sur leurs genoux ; pour prévenir les cris des enfans, on leur met alors dans la bouche, comme à l’instant du baptême, une boule de pain et de sucre enveloppé dans du linge. Ceci ressemble assez à l’usage de l’Irlande rapporté page 268 du volume qui traite de ce pays.

Près des églises, il y a toujours nombre de maisonnettes en bois, où les paysans mettent leurs chevaux pendant qu’ils sont à la messe. Cet usage est assez général dans tout le nord de la Suède.

La chaîne des montagnes de porphyre, commence près de Rättwick et continue pendant un espace de 7 à 8 milles autour du lac, et loin dans l’intérieur des terres. De la hauteur, près de ce village, la vue du lac est fort belle : au milieu, est l’île de Solerö : elle n’a guères qu’un demi mille de long. elle contient cependant une paroisse de 1200 habitans ; celle de Rättwick en a près de 10,000.

Je traversai ensuite quelques bois, mais toujours un pays très-habité. Jusqu’alors je n’avais eu que des hommes pour me conduire ; les trois postes suivantes, j’eus le plaisir d’avoir une jeune fille et deux grands-mères sur le devant de mon kerra. Ces bonnes femmes me contaient l’histoire de leurs familles dans leur jargon, et je puis assurer que quoique les Suédois ne l’entendent pas, il m'était plus facile a comprendre que le suédois même.

Je passai près de Mora, j'aurais été fort tenté d’y aller sur le champ, mais je voulais completter le tour du lac, et je fus me présenter chez le pasteur d’Orsa le docteur Gezelius. Cette paroisse peut avoir 7,000 habitans. Mais comme elle approche des montagnes elle est fort étendue : il n’y a guères que les bords du lac, qui soient cultivés, le reste du pays est couvert de bois.

Il y a quelques villages dans les environs habités par des Finois, qui parlent leur langue ; ils savent aussi le suédois, mieux que les Dalécarliens qui ne les aiment guères et les jalousent. On croit généralement dans le pays que ce sont des Lapons qui se sont fixés ; mais le pasteur d’Orsa m’a assuré que les premiers habitans de ces villages sont venus s’y fixer, il y a environ 150 ans, après que leur pays, la Finlande, eut été dévastée par les Russes sous Gustave-Adolphe, et les derniers sous Charles XII. Le grand-père du pasteur, lui-même, était finois et était venu dans le pays en 1718. La cure d’Orsa, était dans sa famille depuis cette époque.

Les femmes mariées portent ici, un ruban blanc sur la tête, et les filles un rouge. Dans la paroisse de Mora, elles ont un usage fort étrange : elles portent leurs chemises de deux pouces au moins plus longues que le jupon : on m’a assuré que c’est une marque de richesse ; celles (parmi les paysannes) dont la chemise déborde le plus, sont réputées les meilleurs partis, et sont les plus recherchées. Les dames du Portugal (à ce qu'on m’a assuré) bordent communément la leur avec une dentelle magnifique ; voilà comme les usages se rapprochent.

Les habitans sont assez bonnes gens, mais très défians ; l’année d’auparavant (en 1798) ils arrêtèrent deux voyageurs dont les passe-ports ne leur semblèrent pas en règle et les ramenèrent avec quatre hommes armés à Mora. La raison que les paysans me donnèrent de cette incartade, c’est que l’un des deux avait la barbe très-longue, un bas noir et un bas blanc, et des culottes déchirées, et qu’il avait donné quelques Shellings de trop au postillon. Comme ma barbe était faite, que mes bas étaient de la même couleur, et que je ne payais que ce qu’il fallait, je fus fort bien traité.

Ce fut encore une bonne femme, bien jaseuse, qui me conduisit : elle ne devait venir avec moi que jusqu’à un village où le curé m’avait adressé, Il m’avait donné un petit mot, contenant suivant l’usage, quatre grandes pages pour recommander à un homme de me fournir un cheval. Cet homme ne se trouva pas chez lui ; m'adressant à la bonne femme ; » est ce que tu voudrais me laisser ici mère ? « — » mais mon cheval est si fatigué. « — » Eh bien donne-lui ce verre d’eau de vie. « (elile le prit et le but » C’est fort bien, ajouta- t-elle, mais quand nous serons arrivés, le pauvre cheval ne pourra plus aller — « » Eh bien ! tu lui en donneras un autre « lui-dis-je. Alors sans plus balancer elle remonta sur le Kerra et acheva la traite qui était bien de cinq milles.

Je crus pouvoir ici m’écarter de ma règle, je la payai bien, et de plus je fis donner de l’herbe au cheval : la pauvre femme semblait très-reconnaissance et me répétait souvent so beshelig : (si obligeant) en me prenant les mains.

Il est étrange réellement que les Suédois ne puissent comprendre les Dalécarliens. La seule différence qui me paraisse sensible, dans les deux langues, c’est que ceux-ci abrègent les mots en retranchant ordinairement la dernière syllabe et quelquefois mettant la dernière en avant. Il y a bien aussi quelques mots qui diffèrent, mais la plupart ont rapport à l’anglais, ce qui m’aidait à comprendre ; ainsi un cheval se dit häst en suédois et horsa en Dalécarlien, une cuiller Shee en suédois et Sporna[78] en Dalécarlien etc. etc. L’accent d’ailleurs est très-aigre et change à chaque paroisse.

Plusieurs auteurs prétendent, qu’en lisant l’islandais aux Dalécarliens avec l’accent qui leur est propre, ils l’entendent aisément. Le professeur Enbergius dit positivement, Dalica et islandica per omnia adeo sunt similes. Ut, quando islandica accentu dalico legitur, omnes Dalecarlicam esse judicent ; id quod experimento certior factus[79]. Jean Ihre va plus loin encore, il prétend que cela fut prouvé à Upsal en 1692. Les Dalécarliens étaient assemblés, et ne sachant comment s’y prendre pour leur faire entendre le service divin, on s’avisa de leur lire l’évangile en Islandais, et ils l’entendirent très-bien.

Je ne prétends pas dire que l'islandais et le dalécarlien ne soient pas semblables en bien des points, comme à-peu-près tous les dialectes du Nord, et peut-être plus, mais l’exemple rapporté ici me paraît un peu apocryphe. Le silence et l’attention de l’auditoire dans un cas pareil, à mon avis ne prouverait rien : je me rappelle d’avoir entendu prêcher en Italien à Stockholm et quoique l’auditoire fût nombreux et fort tranquille, il y avait tout au plus quatre ou cinq personnes qui comprissent ce que le prêtre disait. On doit sentir que si personne n’y eût compris un mot c’eût été la même chose. D’ailleurs où était la nécessité de prêcher les Dalécarliens en islandais, puisque chez eux-mêmes, les ministres m’ont souvent assuré qu’on les avait toujours prêchés en suédois, comme on le fait à présent.

En fait de choses de ce genre, les savans ne se font guères de scrupule d’affirmer une chose douteuse et elle se répète comme une vérité incontestable. Si quelque voyageur finois allait se donner la peine de confronter en Hongrie, sa langue maternelle avec celle des habitans de ce pays, j’aurais grand-peur que les assertions du même Jean Ihre, que j’ai rapportées page 156, ne se trouvassent un peu hasardées.

Les érudits dans la Grande-Bretagne croient que le Dalécarlien est un dialecte du langage celtique, ainsi que le bas-breton, le gallois et l’irlandais. J'ai vu cette assertion répétée dans je ne sais combien de livres ; le langage de cette province n’a cependant aucun rapport au celtique. Il diffère du suédois, sans doute, ainsi que le patois du Jämeteland, de l’Hériedale et des autres provinces du Nord : il en diffère cependant davantage, par l’isolement de la Dalécarlie. L’idiôme gothique qui est la source commune de toutes les langues du Nord, y semble mieux conservé. Les habitans ne fréquentant point les étrangers, n’ont jamais pu adopter des mots de leur langue ; tandis que les Suédois adaptent tous les jours à leur idiôme, une foule de mots de toute espèce et surtout de français. En’ajoutant un a, à l’infinitif de nombre de verbes terminés en er, les élégans les suédifient à l’instant, ainsi on dit souvent marchéra, échaufféra, commandéra, passéra etc. etc. On sent que de pareilles locutions n’iraient-pas trop bien dans la bouche d'un Dalécarlien.

Les habitans de la Dalécarlie ont cependant aussi, une manière vicieuse d’articuler les mots, en plaçant souvent une consonne devant le mot, quand il commence par une voyelle, et alors leur dialecte se rapproche de l'anglais. Par exemple les Dalécarliens prononcent Vord le mot suédois Ord (mot, parole). D’autrefois ils renversent le mot tout-à-fait et disent ragiö pour giöra, (faire) jasel pour selia (vendre). Ainsi que certains peúples de l’Italie, les Languedociens, et les Gascons disent chesa co pour casa c’e, (qu’est-ce que c’est) ; — mais c’est assez, si les étymologistes veulent trouver des restes de la nation Celtique en Suède, ils ont plus de probabilité de succès, de les chercher parmi les Finois et les Lapons, dont les ancêtres étaient les anciens habitans du pays, que parmi les descendans des Goths d’Odin.

Je n’ai point prétendu dire dans cette remarque que le Dalécarlien n’avait, point de rapport à l’Islandais, bien loin de là : le rapprochement des différens pater noster, rapportés dans l’historia linguæ dalecarlicæ, entre les trois principaux dialectes de la Dalécarlie, le gothique de l'évêque Ulfilas, au quatrième siècle de l’ère chrétienne et li islandais moderne, semble frappant, pas assez toutefois, pour que qui entendit l’un, pût aussi sans peine entendre l’autre.

Le docteur évêque Ruden, assure qu’un ambassadeur suédois avait amené avec lui en Angleterre un garçon de la Dalécarlie, et qu’il pouvait causer avec les Anglais des montagnes, (probablement les Écossais) ; il n’est pas, de doute que le dalécarlien et l’écossais ont beaucoup de rapport. Pour que les habitans de l’un de ces pays, comprissent ceux de l’autre, il faudrait cependant que les signes et les gestes suppléassent à ce qui manque de ressemblance entre les deux langues.

Le pays que je parcourais depuis Orsa, n’était pas à beaucoup près si fertile ni si peuplé. C’était des bois continuels : les montagnes s’élevaient peu-à-peu. La rivière Dal-Elfven dont je retrouvai le cours n’était plus si considérable ; tout annonçait le commencement des déserts, qui touchent à la Norvège ; tout à coup cependant, j’aperçus encore un bassin bien cultivé et rempli de villages, c’était le pastorat d’Elf-Dal, le dernier de ce pays.

Les fiälles, ou les plus hautes montagnes, sont encore à dix ou douze milles. Dans ce long espace, on ne trouve guères que deux ou trois petits villages. Un mille plus loin il faut abandonner les voitures : si on voulait remonter la rivière pour se rendre à la mine de cuivre de Röraas en Norvège on pourrait faire le trajet à cheval en six jours ; mais il faudrait passer trois nuits dans les bois. Il n’y a point de pont sur la rivière : on doit cependant la traverser plusieurs fois et il faut faire nager le cheval à côté du bateau dans lequel on la passe. Cependant quand on est muni d’un bon sac de provisions, et d’un manteau, on peut entreprendre cette route en été sans grande difficulté, car comme alors il n’y a point de nuit, ce n’est pas une grande affaire de se reposer sur l’herbe pendant quelques heures.

Drontheim n’est guères qu’à une cinquantaine de milles, et dans dix a douze jours, on pourrait facilement traverser ces déserts sans se fatiguer ; je savais fort bien tout cela, et pour être sûr de résister à la tentation, de passer les montagnes sur le champ, j’avais laissé mon porte-manteau et mes lettres chez M. Le gouverneur de Nordin ; si j’avais pu imaginer les fatigues et les accidens qui m’attendaient dans la longue tournée que je mëditais, je n’aurais pas regardé cette précaution comme si sage.

Charles XI dans ses vovages en Suède vint jusqu’ici : il passa deux nuits à la cure d’Elf-dal, et dansa le 15 juin 1686 au son d’une harpa, dans une fête de paysan. Il donna vingt ducats aux paysans, et en mit six dans la harpa de la femme qui jouait. Qu’on m’imagine pas, que je tire ce récit de ma tête seulement, il est encadré en lettres d’or, au presbytère, où je fus parfaitement reçu parle docteur Suedelius.

L’atelier où l’on travaille le porphyre, est a un quart de mille d’Elf-dal ; l’établissement est encore tout nouveau, et malgré l’esprit d’économie qui a envahi (on peut presque dire) le gouvernement et les habitans de la Suède, les soins du directeur, M. Hagström, l’ont mis dans un état assez florissant. Tous les fonds provenons des 10,000 premières actions, qui ont ensuite été réduites à la moitié, ne montent qu’à 15,000 Ricksdalers (75,000 liv. tournois) ; il faudrait au moins cent mille Ricksdalers, pour faire aller cet atelier comme il le devrait.

Si l'on avait eu le bonheur de trouver un porphyre aussi beau, quelque part dans la Grande-Bretagne, au lieu de 70 ouvriers on en aurait mis mille ; une compagnie riche en eût fait le seul objet de ses spéculations, qui j’en suis persuadé, pourraient lui rendre trente pour cent par an ; tel qu’il est, après tout, cet établissement est fort bien, il est très-nécessaire dans ces montagnes, dont les habitans ont si peu de moyens d'exercer leur industrie. Les pièces qu’on y travaille sont parfaitement finies et d’un poli superbe. Il y a des vases dont le prix monte jusqu’à deux et trois cents Ricksdalers (1200 liv. tournois).

Quand cet établissement sera plus généralement connu, il deviendra plus important ; mais je crois que dans l'endroit où il est situé, ce sera plus long et plus difficile, à cause de la difficulté du transport. Comme toutes les montagnes de ce canton sont également de porphyre, si on eût placé cet atelier sur les bords du lac Sillian, on aurait pu fabriquer et transporter aisément de très-grosses pièces, qui, à ce que je crois, sont les seules qui pourront jamais rapporter un profit considérable.

Les machines que l’on a construites pour scier le porphyre et le pôlir sont mues par l’eau ; elles sont fort bien entendues, mais pas encore très-considérables. Il a fallu bien de la peine pour faire concevoir aux paysans, la possibilité de scier une pierre aussi dure.

Pour avoir une idée de l’intérieur de ce pays, je gravis une montagne peu rapide, mais assez élevée. De son sommet, on découvre les fiälles, sur lesquelles je pus encore distinguer de la neige dans quelques endroits. Tout le pays d'ailleurs n’est qu’une vaste forêt de sapins, dont le feuillage lugubre offre une uniformité encore plus repoussante, que celle des déserts entièrement nuds. La population cesse tout-à-fait, et la première maison est dans la province de l’Heriédale à six milles, toujours à travers les bois. En hiver on peut parcourir cette distance dans un jour, mais en été il faudrait se résoudre à passer une nuit dans les bois. Il y a un sentier fait par les pieds des chevaux, car le passage est encore assez fréquenté par les gens des deux provinces, et même par ceux du Jämeteland, pour les échanges de bestiaux, de grains et autres productions.

Les habitans de ces provinces éloignées tirent sur-tout de la Dalécarlie, d’énormes pierres à aiguiser, qui s’y vendent fort cher par la difficulté du transport. Sans prétendre dire que l’on devrait faire un grand chemin dans ces déserts, je crois pourtant que l’on pourrait aisément faire abattre les arbres et arracher les racines et les pierres, de manière à ce qu’on pût passer. Ce serait la seule manière de donner de la vie à ces pays immenses, qui deviendraient d’une importance beaucoup plus grande qu’on ne l’imagine, car ils sont loin d’être infertiles.

Puisque je suis sur l’article des chemins, pourquoi ne dirais-je pas qu’il est inconcevable, que l’on n’ait pas cherché à ouvrir une communication par ces pays, entre la Suède et la Norvège ? Quoi ! parce que la Norvège forme un autre état faut-il laisser une trentaine de milles (15 de chaque côté) sans chemins, pour empêcher les armées d’entrer dans le pays ? En vérité on doit convenir qu’il faut avoir grand’peur les uns des autres pour se séparer de cette manière.

Les habitans de ces cantons nourrissent leurs vaches au printemps, avec l’écorce fraîche du sapin, qu’elles paraissent manger avec beaucoup d’appétit. On trouve dessous cette écorce et attenante au bois une pellicule blanche et déliée que l’on appelle Surea : l’on voit Souvent les enfans très-occupés à la gratter avec leur couteau, et à la manger. Après le souper, je vis apporter un grand arbre dans la cour du prêtre chez qui j’étais ; les demoiselles de la maison et les enfans furent bientôt après : ils en soulevèrent l’écorce et mangèrent cette pellicule (le Surea).

Un de messieurs d’Albion eût certainement fait la mine, à l’idée de se régaler avec de l’écorce d’arbre. Pour moi, j’y courus comme les autres et je puis assurer que ce dessert me parut très-délicat et très-rafraîchissant. C’est comme une espèce de gelée très-fraiche et très-douce. Lorsque la diseste se fait sentir dans ces parties, les habitans n’ont d’autre ressource, que l’écorce du même arbre ; ils font usage alors, non-seulement de cette légère pellicule, mais de la seconde écorce qu’ils font sécher et moudre pour en faire du pain. On a observé que quand on en est réduit à cette misérable ressource, il y a toujours des épidémies vers la fin de la saison et une mortalité considérable.

La quantité des petits fruits, qui couvrent la terre dans les pays du Nord, est vraiment incroyable ; on en compte huit à dix espèces et quelques-unes excellentes, mais si communes, qu’on n’y fait point attention. Lorsque la neige est fondue, on trouve sur la terre dans cette partie, un petit fruit rouge, qui s’est pour ainsi dire confit pendant l’hiver et qui au printemps est fort délicat.

Ce sont ces fruits qui nourrissent les gros oiseaux, de l’espèce de la perdrix, qui abondent dans ces pays : ils varient dans leur forme comme dans leur grosseur, depuis celle d’un gros dindon, jusques à celle d’un petit pigeon ; cette dernière espèce est la gelinotte, qui avec la rupa (espèce de perdrix blanche) sont les plus délicates. Les habitans les chassent avec un fusil, dont le canon est presque massif ; son ouverture est si étroite, qu'on ne peut y loger qu’un seul grain (le plomb ; il est fait ainsi pour ménager la poudre. Il est fort rare que les gens, qui font le métier de courir après le gibier, manquent leur coup, et c'est toujours la tête des gros oiseaux qu’ils visent, afin de ne pas gâter le corps.

Au confluent de la rivière Rota avec le Dal-Elfven, Charles XI avait fait construire un petit fort sur le chemin qui mène en Norvège ; il est à la tête du dernier pont, que l’on trouve avant de s’y rendre. Il y a eu, pendant long-temps, une compagnie en garnison ; ils est à présent abandonné mais il existe encore et comme les fortifications sont en terre, on pourrait le réparer aisément. Le pays, près de ce petit fort, n’est point mauvais, et s’il y avait des bras il pourrait être productif.

Les limites du Royaume étaient autrefois à quelques distances de ce petit fort, mais sous Charles XII (à ce que je crois), le vicaire de la paroisse d’Elf-dals se mit a la tête d’une trentaine de paysans, et fut conquérir le village d’Âsarna sur la Norvège ; il envoya de là un détachement de quatre ou cinq hommes, pour achever de soumettre le reste de la vallée. À la paix ces pays ont été assurés à la Suède, et les limites des deux royaumes sont au sommet des fiälles, et suivent autant que possible le cours des eaux. L’espace de terrain, que le bon vicaire acquit de cette manière a au moins quinze milles de long (40 lieues de poste) ce qui dans bien des pays ferait une province assez considérable. De l’autre côté de la rivière, on avait ouvert une mine d’argent, mais elle a été remplie dans une crue d’eau, ce qui joint à sa médiocrité, a forcé de l’abandonner.

Le dimanche est bien réellement pour ces bonnes gens un jour de fête ; ils se rassemblent avec plaisir et oublient la fatigue de la semaine en se voyant à l’église avec leurs beaux habits. Combien de fois, depuis que je cours le monde, n’ai-je pas eu lieu d’admirer la sagesse de la plupart des anciennes institutions. Que le philosophe moderne rie, si cela lui plaît, oui l’institution du dimanche est une des plus sages, une de celles qui doivent être les plus respectées. Je ne prétends pas dire ici, qu’il faille faire passer entièrement le dimanche au paysan dans des actes de dévotion, qui loin de le reposer augmenteraient encore sa fatigue. Ce serait changer le but de son institution première, mais qu’après avoir rendu hommage au créateur, il puisse se livrer à quelques plaisirs innocens, même sous la direction de son pasteur, ne serait en aucune manière le profaner.

L’ennui et le chagrin de se trouver seules à la maison, engagent les nourices à porter leurs marmots à l’église dans un panier qu’elles attachent leurs dos, et portent toujours avec elles pour peu qu’elles sortent de la maison. Les cris de ces enfans devraient déranger le ministre ; mais tout le monde y est très-accoutumé, et comme le soldat à qui le bruit du canon n’empêche pas d’entendre la voix de son officier, de même ces cris ne distraient en aucune manière l’attention de l’assemblée ; D'ailleurs on se sert pour faire taire les enfans, du moyen indiqué plus haut.

Les Lapons étendent leurs excursions jusques dans ces pays. L’hiver sur-tout, ils se rendent en grand nombre aux foires des gros bourgs et vont souvent jusqu’à Falhun porter le produit de leur industrie et acheter ce qui leur convient ; j’en ai vu plusieurs fois à Stockholm des bandes assez nombreuses.

Les habitans de ces cantons savent presque tous lire : il en est cependant fort peu qui sachent écrire. Leur curiosité est semblable à celle des habitans de tous les pays peu fréquentés ; la manière dont ils m’entouraient et est touchaient à tout me paraissait fort extraordinaire.. J’ai depuis vu des gens de Norvége bien plus curieux encore.

Il me fallut reprendre le chemin par où j'étais venu, et bientôt je retrouvai les pays cultivés et réellement très-jolis, qui avoisinent Mora. Ce village peut en quelque façon être appelé, la capitale de la Grande-Vallée-Des-Hommes (Stora-Dalar-Karlarne la Dalécarlie). Comme à mon ordinaire je fus me présenter chez le pasteur, le docteur Suèdelius, père de celui d’Elf-dal, et j’en fus parfaitement accueilli.

Les pasteurs de la Dalécarlie sont les plus grands seigneurs du pays : on peut presque dire que certains jours, ils tiennent cour. Le dimanche surtout, ils retiennent chez eux nombre de leurs paroissiens parmi les officiers de la milice de la province, les procureurs et autres gens employés par le gouvernement, en outre de leurs chapelains, qui sont souvent assez nombreux.

Les personnes qui ont des emplois quelconques dans cette province, sont tous étrangers. C'est un phénomène assez remarquable, que dans un pays, où il y a une population de plus de cent mille habitans, et où grand nombre de paysans sont assez riches, il n’y ait pas une seule famille, qui ait jamais pense à faire sortir ses membres de la classe commune, et que le gouvernement soit absolument obligé de se servir pour les emplois, où. il faut savoir écrire, de gens d’une autre province.

Les Dalécarliens appellent tous ces employés des Knapt-Herre (messieurs à boutons) et les considèrent fort peu. La manière d’être de ces Knapp-Herre est fort différente de celle des habitans ; ceux-ci sont ignorans, mais bonnes gens, rudes et grossiers, mais actifs et laborieux, d’une taille et d’une force extraordinaires. Les autres savent lire et écrire, il est vrai, mais ils se sont formé mille besoins nouveaux qui les rendent mous faibles et paresseux. Ils passent la journée toute entière a boire de a petite bière, à fumer, à gloser sur des fétus, à baiser la main de madame la prêtresse et à faire la cour à monsieur le curé en convoitant son bénéfice. Le moindre exercice les met en nage : à peine osent-ils sortir quand le soleil darde un peu fort, et tout de suite ils ont recours à la sup d’eau de vie

Le genre de vie de ces messieurs, est vraiment étrange ; en s’éveillant vers six heures du matin, ils prennent dans le lit le café, une sup d'eau de vie, et fument une pipe de tabac ; une heure après, le thé et encore une sup ; à neuf heures le Frukost (c’est-à-dire déjeuner avec de la viande et de la bière), et souvent deux sups. A midi la sup avant le diner, puis le café, la sup et force pipes. À trois heures un repas intermédiaire (dont je ne me rappelle pas le nom) et la sup. A cinq heures le thé, avec du pain, du beurre, le saumon crud et la sup. A sept heures autre repas intermédiaire et la sup, à huit heures le souper et la sup avant et après. Entre ces repas nombreux, ils vont à-tout moment visiter un énorme pot de très-petite bière, qui est placé sur le seuil de la porte, ils ont toujours la pipe à la bouche, se couchent avec elle, et s’endorment en fumant.

Qu’on ne croye pas, que c’est exagéré : c’est un fait indubitable, une douzaine de sup, ou grands verres d’eau de vie par jour, ne fait en aucune manière, passer un homme pour point sobre. Certes si j’avais à choisir entre ces deux états, ce-lui de paysan où de Knapt-Herre dans la Dalécarlie, je ne balancerais pas un moment. Toutes les fois que par bienséance j’ai suivi l’usage de ces messieurs, je n’ai jamais manqué d’attraper, (comme le dit un jour très-élégamment un d’eux) du cadavre de vache dans le ventre ; c’est-à-dire la colique : attendu que ko en Suédois, veut dire vache, et lick cadavre et que kolick est le mot propre ; il est sûr que la chose, et l’expression sont bien faites pour donner réellement la colique.

Au surplus ceci n’est pas particulier à la Dalécarlie ; les bourgeois de Suède dans les petites villes et dans les campagnes suivent assez souvent là même méthode. Il semblerait qu’il y ait réellement deux peuples bien distincts dans le même pays. Les premiers, dans tous les rangs de la sgociété, sont généralement d’une politesse achevée, aimables, instruits, et serviables ; les Paysans, dans les parties peu fréquentées, sont peut-être la race la plus respectable de mortels que l’on puisse trouver ; mais les autres par leur fainéantise, et leurs révérences et leurs baisers, tant sur la main des dames que sur la bouche des hommes, joint à leur suffisance, n’en sont assurément pas les plus aimables.

Le pasteur de Mora, le docteur Suèdelius, est un des hommes les plus respectables de cette province, et dont les manières franches et loyales n’ont guères de ressemblance avec celles que je viens de peindre ; c’est par cette raison, que pour ne faire allusion à personne, j’ai placé cet article ici.

Le pastorat de Mora était autrefois très-considérable ; et quoique on en ait détaché dix à douze paroisses, il peut encore contenir sept a huit mille habitans.

C’est sur un petit tertre, près de l’église de Mora, que Gustave-Vasa harangua les paysans de cette province, pour les déterminer à s’armer pour la défense de leur patrie. Sa harangue ne réussit pas d’abord, et il crut devoir s’échapper dans les montagnes. Les esprits cependant se montèrent après son départ et l’on fit courir après lui. Il revint sur ses pas, et après une longue série de combats glorieux, il purgea totalement son pays, de l'étranger qui l’avait subjugué. Lorsque Gustave III, abandonné par son armée en Finlande, vit encore la Suède envahie par les Danois en 1789, il fit ériger pendant la nuit du samedi une petite plate-forme en bois sur le même endroit, et le dimanche matin, lorsque les paysans arrivèrent à l'église, il les harangua, avec tant de force, que, dans la journée même, dix mille hommes s’armèrent en sa faveur, qui d’après son consentement nommèrent eux-mêmes leurs officiers, et marchèrent sur-le-champ.

Il n’est pas de peuple, chez qui l’esprit nouveau de la révolution pût moins pénétrer, et les Sans-culottes ne s’accorderont jamais avec les Sans-boutons. Tant que le souverain de la Dalecarlie saura ménager l’esprit de ses nombreux et braves habitans, je me plais à l’assurer, il pourra toujours braver l’ennemi étranger qui l’attaquera, et dëfier les intrigues plus dangereuses des mécontens de l’intérieur.

Il est vrai que ces mêmes peuples, sont aussi susceptibles d’être induits en erreur, mais leur gros bon sens les en fait promptement revenir. En 1745, lorsque le sénat appela au trône le duc de Holstein évêque de Lubeck ; ils se révoltèrent. Accoutumés à obéir à des rois guerriers, ils ne voulaient pas qu’un prélat fût leur souverain. Ils s’armèrent et marchèrent sur Stockholm ; on fut obligé de les combattre : mais bientôt tout rentra dans l’ordre. Il est naturel de supposer que quelques mécontens les avaient mis en mouvement. Quelques bonnes gens du pays m’ont assuré que ce qui les avait déterminés alors, était la crainte d'être persécutés de sermons.

Gustave III ayant désiré savoir le présent qu’il pourrait faire aux Dalécarliens, en reconnaissance de la bonne volonté qu’ils avaient témoignée à défendre sa cause. Ces bonnes gens demandèrent des ornemens de prêtres et de beaux vases sacrés pour leur église. Gustave IV a rempli les engagemens de son père. J'ai vu dans l’église de Mora, ces ornemens et ces vases ils sont réellement très-riches et de toute beauté. Les habitans les chérissent et chaque fois qu’ils les voyent, ils se rappellent avec orgueil, le roi qui les leur a présentés et l’occasion qui le lui fit faire.

Autour (le l’endroit d’où les deux Gustaves ont harangué les Dalécarliens, on a planté quelques arbres. Comme le village de Mora est situé au milieu des montagnes d’où l’on tire le porphyre, je crois que l’on pourrait aisément y élever un monument et que cela conviendrait.

A quelque distance de Mora, est le village d’Utmedland où Gustave-Vasa a été obligé de se cacher assez long-temps dans un caveau.... J’y suis descendu avec vénération. À peine ce caveau a-t-il six pieds quarrés. On remettait à Gustave sa nourriture par une ouverture à la muraille, et entrée en était bouchée. Le feu roi Gustave III y a écrit son nom de sa main. C’est là que je me suis plu à le voir.

Quelle leçon, cette retraite obscure ne donnent-elle pas à des princes qui comme lui, sont capables de sentir le mérite de la conduite du héros qu’elle recélait, et de l’imiter. Les marches de cette cave humide, ont été pour Gustave-Vasa les marches du trône. C’est en bravant les dangers qui l’entouraient, qu’il a su s’attacher des amis fidelles et tout un peuple d’abord peu porté à le suivre : c’est de là, qu’est sorti celui pour qui la Suède répète encore avec enthousiasme.


En Gustaf fösterlandet's pris,
____Försynnens redskap, bieltars ära ;
____Naturen’s prakt, och kungau lära
Vôr frihets arm, tyranners ris.
Sin krona, han fortiäna vil.

____Sit höga môl med swejt han hiner
____Och genom ädel möda winner
Hwad andra printzar födas til.
____. . . . . . . . . . .
____. . . . . . . . . . .
____En spegel och ett lius han blifver
För Gustaf, som wör konung är

[80].

_______________Madame Nordenplycht.


Quoique l’opinion des Dalécarliens sur leurs mérites soit un peu exaltée, je crois très-à-propos de l’entretenir. Il peut se trouver des cas, où on pourra s’en servir. C'est au fait la seule province de Suède, où l’observateur puisse trouver un caractère décidé, c’est sans doute à la bonne opinion qu’ils ont d’eux-mêmes, que les Dalécarliens, le doivent.

Le discours de Gustave III, lors de la révolution en 1772, est près de l’autel de toutes les églises en Suède ; en outre de ce discours, on voit encore autour de l’autel de l’église de Mora, les portraits des rois de Suède.

Lorsque revenant sur mes pas j’aperçus à Bôsta, par où j’étais entré dans cette vallée, cette inscription sur la porte :

______en gud och en konug
______Dalkarlen ord sproket[81]

je ne pus que me dire que dans cette courte phrase, en gud och en konug, on avait réellement renfermé le sentiment de ce peuple simple et bon, et ce que le vrai philosophe considère aussi comme tout ce qu’il y a de plus respectable.


Fin de la première partie.



TABLE DES MATIERES
DE LA SECONDE PARTIE.
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Gefle. — Manufacture de toiles de l’Helsingland et de l'Angermaaland. — Hernösand. — Le thé brun. — Diminution des eaux de la Baltique Pag. 1

Vallée de l'Ângermanland — Holm — la Laponie d’Asele. 18

Forges de Graninge. — Cascade desséchée de Fors. — Le Jämtland. — Usage particulier des filles à marier. — Frözon. 47

Désastre de l'armée de Charles XII en 1719 , dans les montagnes — La Laponie du Jämtland. 66


Promenade en Norvège.


Les fiälles. — Lac et vallée de Vœr. — Mal à souhaiter à force gens. — Usages de la Norrland Norvégienne. — Drontheim. 87

Quelques détails sur la religion, l’ancienne histoire et les pirateries des peuples habitant les côtes de la Norvège. 104

Drontheim. — Le gouvernement. — Le langage. — Le climat. — Usages. — Tribunal de conciliation. — Digression. 125

Christiansund. — La morue salée. — État des femmes dans la Norvège. — Les fiords ou bras de mer. 139

Naufrage. — Peuplade isolée. — Les anciennes manières. — La poste. — Les pêcheurs. — Les gens à barbe. 164

Bergen. — Le comptoir. — Spéculation des négocians. — Incendies perpétuels. — Pontoppidan. — Holberg. — Suhm. 185

Encore des fiords. — Les Haarders et les Vossers. — Quels effroyables casse-cous. — La montagne File - Fiälle. — Belle vallée. — Différence des habitans. 208

Christiania. — Kongsberg. — Mine d’argent — Frédéricksten. — Charles XII. — Quelques réflexions. 227

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Retour en Suède. — Copenhague. 250

Les Scanies. — Le Kronoberg. — Port royal de Carlscrona. 267

Calmar. — La mine d'or d’Adelfors. — Retour à Stockholm 290

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Nota : La longueur des milles varie dans la Norvège : dans la Norrland ils ne sont guères mesurés, mais il n’en faut que cinq pour faire un degré : dans la Province de Drontheim le mille est égal au mille suédois : dans celle de Bergen, le mille est comme en Allemagne de 15 au degré : ceux qu’on appelle milles de montagne sont encore plus courts ; dans la province de Christiania, dix milles font un degré.

Voyez à la première partie, p. V et VI, la note sur les lettres Â Ô ó


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ERRATA
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Pages. Lig.
18 5 vallée de Lôngerman, lisez vallée de l’Ôngerman.
18 15 tel bort, lisez til bort.
31 20 Rosélé, lisez Resale.
36 20 mènents, lisez Mènent.
40 16 il est est vrai, lisez il est vrai.
43 13 de outes parts, lisez de toutes parts.
47 2 Jämeteland, le nom de cette province s’écrit souvent Jämtland.
57 2 dit l’autre, lisez dit-il.
61 12 Siörsiö, lisez Stor-siö.
63 4 à la, lisez à le.
87 et suivantes. Lac et vallée de Vor, lisez Lac et vallée de Vaer (Voer-Soe, Voer-Dal).
128 2 dernèire, lisez dernière.
143 26 parti, lisez partie.
146 8 querelle, lisez quereller.
162 22 huru. morn, en Danois ce serait, huru staaers ; les habitans des montagnes de la Norvège, se servent souvent de la première expression qui est Suédoise.
196 1 usurairer, lisez usuraires.
215 24 au lieu de la place, lisez au lieu de la glace.
239 12 pour faire le sel de Tonsberg, supprimez de Tonsberg.
241 15 que sortent bois, lisez que sortent les bois.
267 9 lui fait, lisez lui font.
285 27 Malmiö, lisez Malmö.
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PROMENADE
EN
SUÈDE ET EN NORVÈGE.
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SECONDE PARTIE.


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Gefle. Manufacture de toiles de l’Helsingland et de l’Öngermanland. — Hernösand. — Le thé brun, — Diminution des eaux de la Baltique.


À mon retour chez le gouverneur de la Dalécarlie, la terre avait changé de face, la verdure avait reparu : tout était en fleur. Le Kiella n’existait plus : il est vrai qu’au 20 de juin on peut espérer de ne pas être gelé.

Le hasard me fit faire cependant une remarque singulière, et qui peut-être pourra être utile ; pendant l’hiver on avait apporté de la poussière de tourbe, pour engraisser la terre en la mêlant avec du fumier, et on l’avait jetée sur la neige, qui pouvait avoir deux pieds de haut. On la remuait alors pour l’usage qu’on en voulait faire, et la neige était parfaitement conservée dessous, sans même être foulée. On a souvent tant de peine à conserver la glace, et cette manière parait si simple, que j’espère que quelques amateurs me sauront gré d’en faire mention.

Je me remis en route, et traversai, au moins deux fois par heure, le beau fleuve, qui arrose cette vallée. Cette fois, je puis le dire, je voyageai absolument comme un pittoresque, et courus sans m’arrêter, à travers un beau pays, jusqu’à Gefle, éloigné de plus de douze milles. Je devais m’arrêter, il est vrai, chez un curé, mais il était dix heures du soir, il avait quatre-vingts ans, ainsi le bon homme dormait. À deux heures du matin, je passai ma seconde station ; c’était une forge considérable. A plus forte raison, je ne pus m’arrêter ; mais en attendant le cheval, je fus me promener dans le parc pour jouir de la fraîcheur et du silence de ces jours-nuits délicieux.

La chaleur extrême du jour suivant, m’obligea d’avoir mon parapluie toujours ouvert. Les paysans revenaient de l’église, et quoique ma cariole fût beaucoup moins bonne qu’aucune de celles dans lesquelles ils étaient eux-mêmes, ce parapluie me donnait un air de grand seigneur, et il me fallait avoir toujours le chapeau à la main.

Malgré ces coups de chapeau, je dois dire que les gens à qui on a affaire en voyageant dans le Gestrickland, ont bien quelque rapport avec ceux du voisinage de Stockholm, en outre qu’on ne peut rien avoir. Après avoir demandé inutilement plusieurs choses, je demandai enfin de l’eau et l’on me montra la pompe avec une complaisance singulière.

Les personnes à qui j’étais recommandé à Gefle, étant absentes, je pris le parti, le jour de la St.-Jean, d’employer mon temps à aller voir la chûte d’eau d’Elfkarby, la dernière de la rivière Dahl. Elle tombe à un demi-mille de la mer ; elle est fort belle assurément, mais beaucoup moins que celle de Trolhãtta.

En France, on plante le mai, le premier jour du mois de mai, et l’on fait des feux à la St.-Jean. En Suède, c’est tout le contraire ; on fait des feux le premier de mai, et l’on plante le mai à la St.-Jean. On couvre l’arbre de fleurs et les paysans dansent autour ; je pus remarquer cela à une grande forge au milieu du chemin, où l’on a fait un lac artificiel qui embellit ce pays, entièrement couvert de bois de sapins. Les chênes ne croissent pas plus au nord qu’au sud du Dahl Elfen. À l’entrée du pont que l’on a bâti sur la chûte d’eau d’Elfkarby, dans l’Upland, il y a deux chênes plantés qui sont les derniers que j’aye vus pendant long-temps. Le port de Gefle n’était ouvert que depuis une semaine ou deux. Cette ville est réputée la quatrième de Suède ; elle est assez jolie. Le palais du gouverneur est encore une maison royale ; il est quarré comme ceux dont j’ai déjà parlé, mais beaucoup plus petit. Gustave III, après un incendie, avait fourni 45,000 rixdales pour rebâtir l’hôtel-de-ville, et c’est vraiment un beau bâtiment.

Le commerce est assez florissant dans cette ville, il consiste dans l’exportation du fer de Dannemora et du cuivre de Falhun. On y voit aussi une belle raffinerie de sucre, des distilleries etc.

Il y a une petite île à l’entrée du port, sur laquelle il y a une batterie qui garantit la ville du pillage en 1719. Lorsque les Russes, qui avaient envoyé une flotte cette année jusqu’au fond du golphe, s’y présentèrent, ils furent repoussés par M. Hugo Hamilton, qui était alors gouverneur du Gestrickland.

Il m’a semblé que les terres près du port, pourraient produire du salpêtre en grande quantité ; il se forme seul à la surface. La vase surtout qu’on en avait tirée, en était très-chargée et avait un goût très-fort.

Je me déterminai enfin à parcourir les côtes, pour rejoindre la vallée de l’Ôngerman, qui devait me mener en Norvège. Les Russes dans leur seconde expédition en 1721, pillèrent et saccagèrent presque toutes les paroisses de la côte ; le 18 mai ils s’arrêtèrent à Hamrôngema, et l’on voit sur l’autel de l’église une inscription qui rappelle leurs dévastations.

Je ne me serais pas attendu à voir un aussi beau lieu au-delà de Gefie, que la forge et la belle maison de Wifors, appartenons à M. Schinkel. Il était onzè heures et demie du soir, lorsque j’y suis arrivé ; la fraîcheur et le demi-jour charmans étaient trop tentans pour ne pas en profiter, en me promenant par-tour.

Je traversai, aussitôt après, les déserts et les bois qui séparent le Gestrickland de l’Helsingland, et le lendemain je fus visiter la manufacture de toile de M. Gaverberg. Elle occupe 50 métiers ; c’est de-là, que la cour tire son linge de table. Il vient aussi d’établir une papeterie au dégorgement d'un lac.

D’une vallée à l’autre, on voyage toujours dans des bois déserts ; mais aussitôt qu’on rive près d'une des rivières, que l’on doit souvent traverser, le pays paraît peuplé ; les habitans sont aisés et sur-tout industrieux ; à peine trouverait-on une maison, sans un métier établi.

Gustave Vasa, dans ses courses, sortit par les forêts de la Dalécarlie et fit soulever les habitans de l’Helsingland, qu’il joignit aux Dalëcarliens. On voit à ce sujet, près du village de Norhala, une inscription en son honneur. La voici :


Här. manade.

Gustaf. I.

ôhr. 1521.

Samlacle. Helsingar.

Til.

Rickets. Rädning.

Fribett. hielten til. ära.

Under ättlingens.

Gustaf. III.

Regier. Stenen.

ôhr. 1775.

Af. Selskapet. Pro amico - (*)


  • Ici s’arrêta Gustave I, l’an 1521 ; il rassembla les Helsinglandais pour rendre le royaume à la liberté, à l’honneur.

Cette pierre a été élevée, sous le gouvernement paternel de Gustave III, par la société Pro amico (Un club de ce nom à Gefle.).

Je fus visiter le pasteur d’Enonger, le docteur Hambrœus, dont j’avais connu le frère dans l’Upland. Ce village est situé à l’embouchure d’une petite rivière qui fournit du poisson aux habitans. Depuis quelque temps, on commence à trouver les bons habitans du Nord : c’est à l’isolement, dans lequel ils se trouvent, qu’ils doivent leur aisance et leur bonhomie. J'en fus visiter un ou deux, avec leur bon curé.

Les maisons sont très-propres dans intérieur ; elles ont généralement la même distribution. La principale pièce est tapissée des habits, le long des murs ; le grand luxe consiste à ne pas laisser un endroit vide. Les paysans fabriquent tout ce dont ils ont besoin, en draps et sur-tout en toile : il en est quelques-uns qui la font très-fine et très-belle ; mais malheureusement on ne connaît pas l’art de blanchir usité en Irlande.

C’est là l’industrie du long hiver qui les désole. Lorsque l’été vient, il ne faut pas perdre un moment ; la pêche, le labourage, l’abattis des bois, le sciage des planches et le charbon, les tiennent toujours en mouvement ; on ne trouve guères que les femmes à la maison, ou dans les champs voisins. Par-tout où je me suis présenté, j’ai toujours trouvé de la complaisance et en général il m’a toujours fallu boire à la santé des hôtes.

Ces gens-ci ont une figure animée, les hommes ont de grands corps bien constitués et très-vigoureux, ils ne paraissent pas plus forts que les Dalécarliens, mais beaucoup plus intelligens.

Les Russes avaient aussi fait une descente ici, mais le sacristain, qui se trouva être un maître homme, se mit en embuscade sur leur chemin, et leur tira plusieurs coups de fusil, qui les firent se rembarquer promptement, en laissant un homme sur le carreau.

Je me suis amusé à examiner les registres de la paroisse et j’ai trouvé que dans les cinquante dernières années, il y avait eu 1808 naissances et 1518 morts ; dans les dix dernières, 436 naissances et 265 morts ; dans les 25 premières, seulement six bâtards et dans les autres 27. On peut tirer de ceci, deux conclusions assez justes, que la population augmente considérablement, et aussi que les mœurs se dépravent.

La plante qui donne le fruit appelé ôkerberg, commence à paraître dans ces pays. Ce petit fruit rouge tient le milieu entre la fraise et la framboise, quoique son goût n’ait de rapport ni à l’une ni à l’autre. Il est extrêmement délicat, on en fait des confitures excellentes. Il est particulier, que ce fruit ne croisse que dans les provinces du Nord : la paroisse d’Enônger est la première où on en trouve : on a, dit-on, essayé de l’avoir ailleurs, mais toujours sans succès.

Un peu plus loin, l’on rencontre la forge d'Iggesund, sur un petit bras de mer et près d’un village considérable, que traverse une rivière ; car on ne les trouve que là. J'ai déjà passé plusieurs petites villes sans en parler, il ne serait pas bien de n’en pas nommer au moins une. Huddickswall est vraiment une jolie petite ville, qui a un très-bon port. On a su profiter d’un incendie pour la mieux bâtir. Ce serait vraiment un service à rendre à bien des villes, que de mettre le feu aux quatre coins.

Les intervalles entre les habitations sont bien tristes ; des bois, des bois, et toujours des bois, il y en a tant que je suis persuadé qu’il y aurait de quoi en fatiguer un Écossais même ; quoiqu’on aime toujours ce dont on n’a guères. Près des habitations, on rencontre souvent de ces monts funéraires dont j’ai parlé : c’est un usage très-simple et que je crois meilleur que celui d’enterrer dans les églises, ou même dans les cimetières ; avec ces monticules on n’a pas besoin d’inscription : c’est la tombe d’un tel, devaient dire les gens, et c’était pour toujours ; le temps n’y changeait rien. On les trouve toujours dans un endroit exposé à la vue, sur une rivière ou sur un grand chemin ; les chefs et les rois étaient les seuls enterrés de cette manière.

Je gagnai enfin Sundswall. Cette ville est, dit-on, assez riche ; elle ne me sembla pas, à beaucoup près, si bien qu’Huddickswall. D’ici, il y a une grande route jusqu’à Frözon, pour aller en Norvège ; mais je n’aime pas les grandes routes : depuis trop long-temps je m’y trouve, et si le lecteur en est aussi ennuyé que moi, il serait bon que nous pussions tous les deux en sortir.

En entrant dans cette province, (le Medelpad) il semble qu’on quitte les bois : le pays paraît meilleur et est mieux cultivé. Les églises en général sont presque toutes nouvellement bâties, et à-peu-près sur le même plan, qui est assez élégant et très-convenable.

Trois rivières se jettent dans la baye de Sundswall. La plus grande est le Lindhal-Elfen, dont l’eau est toujours bourbeuse ; elle charie des arbres et des terres, depuis l’ouverture que les paysans ont faite près la cascade de Fors, dont je parlerai après. Ces débris ont déjà formé, à l’embouchure de la rivière, plusieurs petites îles, point encore habitées. Celle d’Alnö, située a l’entrée de la baye de Sun-Iswall, est très-considérable et très-fertile ; on y compte près de cinq cents habitans. Après avoir navigué sur le fleuve bourbeux du Lindhal, je me rendis dans cette île, et y fus reçu par M. Krapp. L’île est entièrement cultivée, on y trouve plusieurs petits monts funéraires, ce qui prouve que la culture en est ancienne. Le curé venait de mourir, et ses obsèques devaient se faire le lendemain : je désirai les voir. Que le lecteur ne sourie pas à l’idée de me voir arrêté à l’enterrement d’un curé. Un curé est par tout pays un homme de conséquence ; et dans les pays du Nord, il l’est bien davantage. Cclui-ci était mort depuis quatorze jours : on l’avait soigné tout ce temps ; et depuis deux jours seulement, on avait invité le pays à venir lui rendre les derniers devoirs. Suivant l’usage, un confrère récita une oraison funèbre qui dura bien quatre heures ; après quoi on fit un grand repas très-long et très-lugubre. Il est d’usage, aux funérailles en Suède, de se servir d’une espèce de pain particulière, que l’on distribue aux amis après la cérémonie.

Ce pays est vraiment très-joli : les montagnes qui le coupent, le diversifient et en font paraître davantage la culture des terres, et les maisons riches des paysans qui l’habitent. Hernösand est la capitale ou du moins la résidence du gouverneur des quatre provinces du nord, appelée la Norrland. Ces quatre provinces sont le Medelpad, l’Öngermanland, le Jämeteland et la Laponie d’Ösele : leur étendue serait suffisante pour faire un royaume, mais elles sont bien peu peuplées, on n’y compte guères que cent mille habitans. Les provinces au nord de celles-ci, la Vestrobothnie et les six autres Laponies, sont presque aussi étendues que la France, et elles sont encore moins habitées. Dans les sept Laponies, il n'y a guères que huit à neuf mille habitans.

M. de Lindecrona, gouverneur de ces provinces, voulut bien m’accueillir à Hernösand. Le feu roi Gustave III, y a bâti un gimnasium ou collège, et le palais du gouverneur. Ce bâtiment ne ferait point déshonneur à la capitale, il est vraiment très-beau : les habitans ont contúbué à sa bâtisse, pour la moitié des frais, et cela leur fait honneur.

Gustave III, a plus fait pour son pays qu’un grand nombre de ses prédécesseurs ; — il encourageait l’industrie et les talens dans les pays les plus reculés. Il savait distinguer le mérite et sur-tout accueillait différemment le bon serviteur du mauvais, point très-essentiel. Partout on trouve des traces de sa protection : les églises des paroisses de ces contrées lointaines ont été rebâties par lui : les hôpitaux, les gimnases, c’est lui qui les a fondés : il avait aussi énoncé le désir d’encourager les manufactures et sa mort l’a prévenu.

Celles de ce pays deviendraient bientôt très-florissantes, si le gouvernement s’en occupait sérieusement. Les secours accordés de cette manière, sont loin de ruiner un état ; la fabrique des toiles enrichit l’Irlande, pourquoi ne ferait-elle pas le même effet en Suède ? La blancheur seule y manque, et cet article, qui vraiment est très-frivole, les détériore à un point singulier. Les juifs et autres, qui en connaissent la bonté, viennent les acheter à bas prix, les transportent en Hollande, d’où après avoir été apprêtées à la manière hollandaise, elles sont vendues en Europe comme du crû de ce pays. Les machines seules pour les blanchir manquent ; mais ce n’est pas là l’affaire du paysan. Il faut que des gens riches et entreprenans s’adonnent a cette seule partie, et on ne peut pas espérer d’en trouver parmi les petits bourgeois de ces petites villes. Si cependant ils savaient, que plusieurs négocians ont fait en Irlande des fortunes rapides de cette manière, et qu’il n’est pas rare d'en voir gagner 50,000 livres sterling dans un an ou deux, peut-être cela pourrait-il les encourager.

Il y a des eaux minérales dans cette ville qui sont assez fréquentées ; elles contiennent du souffre et du fer, comme presque toutes celles de la Suède.

Pourrait-on croire, que dans ce pays, où les chaleurs brûlantes de l’été sont excessives, on ne sache point faire d’autre usage de la glace que pour empêcher le détestable swag dricka (boisson faible, petite bière) d’aigrir, et la viande de se corrompre. J'y ai vu une glacière superbe, qui avait coûté près de quinze cents rixdales ; et la personne qui l’avait bâtie, m’avait fait boire chaud à dîner et parut fort étonnée, quand je lui demandai ce qu’elle voulait faire de sa glace. Les blocs de glace qui la remplissent, fondent sans utilité : on ne connaît ni la glace à la crême, ni aux fruits. On ne sait pas, que des glaces aux ókerberg, fraiches, seraient suffisantes pour faire venir à Hernösand des gens du fond de l’Italie. Qu’ils sachent donc, les malheureux, que cette opération consiste à exprimer le jus du fruit, à le mêler avec du sucre et à le placer dans un vase de fer blanc, assez semblable aux bonnets de leurs professeurs ; que l’on place le tout dans un seau rempli de glace pilée et mêlée d’un peu de sel, et qu’on le tourne jusqu’à ce que le contenu soit figé. Si jamais je reviens à Hernösand, et qu’on ne m’en donne pas, je mets le feu à la glacière.

Le premier de juillet était passé depuis longtemps : c’était l’époque que l’ordonnance avait fixée pour ne plus boire de café dans toute la Suède. Je ne puis pas dire en avoir bu depuis : mais la manière étrange de boire le thé brun, qui l’avait remplacé, me le faisait paraître bien préférable. Après le diner, la maîtresse de la maison faisait dire aux hommes les uns après les autres, qu’elle voulait leur parler en particulier ; moi, j’ai cru que c'était quelques bonnes aventures, mais non, le tout était pour vous présenter du thé brun.


Chacun connaît l’histoire de la pomme,
Qui par Satan damna le premier homme.
Le méchant fruit ! eût-il été permis,
Nous serions tous encore en paradis :
Et Madame Eve avait le goût trop exquis,
Pour s’amuser à pareilles fadaises,
Quand à foison, elle avait au jardin,
Des abricots, des pêches et des fraises.
Mais la défense enhardit le malin,
Et notre mère en approcha soudain.
Pour le garder, qu’eût-il donc fallu faire ?
Ma foi ! je crois qu’il eût fallu se taire,
Ou seulement lui dire avec mystère,
Que ce beau fruit lui durcirait le tein,
Ou que son jus ferait tomber son sein.

De sa beauté le soin l’eût alors sans défense,
De ce fruit pour toujours, fait faire abstinence.
Monsieur Satan lui-même, avec toute sa science,
N’eût pu venir à bout de l’induire à pécher :
Car souvent une fille à son amant ne pense,
Que quand contre l’amour, on vient de la prêcher.

Une bonne commère avec délice extrême
Mangeait en Italie une glace à la crême ;
À son plaisir pourtant, une chose manquait :
Sa tête à la chercher vainement s’appliquait ;
Mais bientôt, de sa peine ayant trouvé la cause,

_________Ah ! dit-elle, Padre Santo,
______Qual domagio, che non sta peccato.
___L’entende qui pourra : d’en dire plus, je n’ose.


Tant y a, que le thé brun, est à mon avis, infiniment préférable au café, même de Mocka.

Quelques personnes très-instruites m’ont encore assuré dans cette ville de la diminution rapide des eaux de la Baltique, ou du moins du golphe de Bothnie. M. le docteur de Nordin, frère du gouverneur de la Dalécarlie, m’a assuré avoir fait des remarques depuis près de quarante ans, et que dans cet espace de temps, les eaux s’étaient retirées de plus de deux pieds, ce qui ferait cinq pieds par siècle.

On ne sait que répondre à cela ; c’est étonnant réellement. Cependant si la mer s’est toujours retirée également, le Dannemarck, la Basse-Saxe, la Prusse, la Courlande, grande partie de la Russie et de la Suède, n’existaint certainement pas il y a deux mille ans : la Baltique devait joindre la mer Glaciale par les grands lacs Ladoga et Onega, en Russie, et qui sait, peut-être la mer Caspienne et celle-ci la mer des Indes.

Si je n’avais promis solennellement de ne plus me laisser aller à mes rêveries, le que je bâtirais là-dessus ! comme je l'appuyerais de l’histoire de la flotte de Sésostris, rapportée par Hérodote, à ce que je crois, ou par quelque autre conteur des tems anciens, laquelle flotte partant de la mer Rouge, cingla dans la mer des Indes, puis de là fut visiter les Hyperboréens et revint en Égypte par la mer Noire. Assurémeut ceci serait une expédition que nos navigateurs modernes, avec tout leur savoir ne sauraient faire et que cependant je ferais (sur le papier) sans la moindre peine, par la seule supposition du retrait des eaux de cinq pieds par siècles. Car ce Sésostris, s’il faut en croire ces messieurs, conquérait la plus grande partie du monde, il y a bien cinq mille ans, et — — je ne veux pas dire un mot de plus ; de l'humeur dont je me connais, je ferais tout de suite un volume, et le lecteur craignant, avec raison, de se noyer dans une telle masse d’eau, finirait par jeter mon livre au feu, ou ailleurs, ce qui est toujours un sort funeste pour un pauvre auteur.


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Vallée de Lôngerman — holm — chûte du promeneur — la Laponie d’Ôsele.


Les bourgeois des petites villes en Suède, ont généralement un ton et des manières qui paraissent singulières à l’étranger. Ils sont infiniment plus montés sur le ton d’étiquette, qu’à la cour même : c’est là, que les baises-mains, les embrassades, et les courbettes profondes ont plus particulièrement lieu. Dans le passeport que le Roi m’avait donné, j’avais pris le seul titre très-modeste de tel bort fransöser (natif de France.) Ceci semblait devoir me mettre à leur niveau, et par-conséquent me faciliter l’entrée de leurs maisons ; mais c’est une chose bien à remarquer, ces messieurs souvent si grands partisans de l’égalité pour leurs supérieurs, se conduisent de manière à faire croire qu’ils ne pensent pas ce qu’ils disent. Il m’est plus d’une fois arrivé dans le cours de ma pérégrination en Norvège et en Suède de voir le marguillier ou le juge du village, se placer au haut bout de la table, en disant au maître que je n’avais pas de Caractère et affecter un ton et des airs souvent assez particuliers.

Une fois ayant vu tout le monde s’emparer de sa voisine, et lui donner le bras pour aller dans la chambre à côté ; je saisis galamment la mienne, qui était un tendron de soixante et dix ans au moins, et qui cependant avait un pierrôt rose, dont la taile bien pincée, lui descendait, je crois jusqu’aux genoux. En passant près de ces Messieurs, un d’eux m’appliqua un grand. coup de poings sur l'épaule ; étourdi de la caresse, je me retournais dans la louable intention de le lui rendre avec usure, lorsque je le vis me présenter la main en signe de bonne amitié.

Ce qui m’amusait sur-tout infiniment, c'était les révérences sans fin et jusqu’à terre, que les mêmes gens me faisaient lorsqu’ils m’avaient vu accueilli avec égards chez le gouverneur, ou chez quelques Seigneurs.

Leur genre de vie, au sur-plus, est assez semblable à celui des bourgeois Dalécarliens, fumant la pipe, buvant du swag-dricka, et passant les jours dans l’indolence et l’inaction. Ils se plaignent sur-tout assez communément, de voir les gens de mérite délaissés et les postes donnés à la faveur et à la naissance ; j'entendais fort bien ce que voulait dire cela, les gens de mérite, et je ne pouvais qu’applaudir à la justesse de la remarque.

L'hospitalité, qui parmi les paysans est réellement remarquable, ne peut pas l’être chez les gens d’un rang mitoyen. Ils ont rarement de la viande fraîche, peu ou point de vins, un pain dur cuit tous les six mois, et usent de lavages perpétuels tels que l’öle-host le swag-dricka etc. il est donc clair que toutes les fois qu’un étranger se présente, il rogne sur la portion déjà trop faible, ou qu’on est obligé de se mettre en frais pour le recevoir décemment ; de là vient que l’on craint de l’avoir chez soi, et qu'en général dans le Nord, il n’y a point d’inimité à attendre, puisque pour avoir son meilleur ami à dîner, on veut des préparations considérables. Le paysan, au contraire, qui sait qu’on ne s’attend à rien de magnifique, donne de bon cœur ce qu’il a.

La bonhomie des campagnes de la Suède et surtout du nord, oblige le curé à présenter la main à tous ceux de ses paroissiens qu’il rencontre. Cet usage qui entretient la cordialité, entre le pasteur et ses ouailles, a cependant l'inconvénient de procurer souvent au premier et à sa famille le plaisir de jouer du violon écossais, et j’en ai connu, qui m’ont paru fort habiles sur cet instrument de musique.

Quand je veux me représenter une chose très-ridicule, j’imagine un Anglais, sorti pour la première fois de son pays, accueilli dans une de ces sociétés, ou chez quelques bons curés, tendrement baisé sur la bouche, par un vieux prêtre, qui vient de fumer dix pipes, et de boire autant de sups d’eau de vie dans sa journée.

Dans l’expédition que les Russes firent en 1721, l’île sur laquelle Hernösand est située, ne fur point oubliée ; ils n’y laissèrent subsister que l’église, comme presque par-tout où ils débarquèrent.

Je fis mettre ma cariole dans un bateau, et je naviguai entre les îles qui sont à l’embouchure du superbe Ôngerman, qui est sans contredit la plus belle et la plus grande rivière de Suède, Je fus débarquer à Sanna dans hemsô[82] chez M. le baron de Bunge, ancien gouverneur de cette province, qui me reçut avec l’urbanité la plus distinguée. Depuis qu’il s’est retiré, il a employé son temps dans sa retraite, à cultiver son île, dont il est presque le seul habitant : il y a très-bien réussi, et Sanna est vraiment un beau lieu.

Je remarquai parmi l’herbe, plusieurs épis de seigle, et M. le baron de Bunge m’assura que l’année d’avant, il avait semé de l’avoine avec la graine de foin ; qu’au sur-plus, ce n’était pas la première fois qu’il avait fait la remarque que l’avoine semée avant l’hiver, produisait du seigle l’été d’après. Il me montra plusieurs endroits qu’il avait semés exprès, et parmi lesquels on voyait à peine quelques tiges d’avoine.

Je sens très-bien que beaucoup de gens vont crier, que ceci est une exagération de voyageur ; pour éviter toute discussion, je renverrai les incrédules à Sanna et à la personne respectable de qui je tiens ce fait.

Les îles nombreuses qui bordent la côte sont couvertes de bois, et les vaisseaux qui passent continuellement entre elles, animent le paysage. Les habitans ont ici, comme presque par toute la Suède, une manière de défricher les terres bien extraordinaire, et l'on pourrait dire bien dangereuse. Ils abattent les arbres, en couvrent le terrain, et l’année d'après, y mettent le feu. Lorsque les cendres des branches brulées, (car le tronc de l'arbre ne brûle pas) sont encore chaudes, ils les grattent légèrement, et y sèment du seigle. Si cette semaille est suivie d’une pluie abondante, ils sont presque sûrs d’avoir l’année d’après une recolte prodigieuse ; l’herbe vient ensuite sans autre culture. Cette méthode a l’inconvénient de mettre quelquefois le feu aux bois voisins, et souvent l’incendie se propage à des distances considérables ; mais elle a aussi de grands avantages dans ces vastes pays, si peu peuplés.

La chaleur était excessive, et l’orage qui menaçait, éclata précisément à l'instant que je traversais l’Ôngerman, pour aller chercher la poste de Skog d’où je devais remonter ses bords. La rivière a plus d’un demi-mille de large dans cet endroit, les bords en sont très élevés et paraissent bien cultivés et habités ; les éclairs qui sillonnaient la nue dans le lointain, et le roulement du tonnerre augmentaient encore la beauté de la scène.

Les gens à Skog eurent besoin de se faire répéter plusieurs fois, que je voulais remonter le cours du fleuve ; suivant l’usage des pittoresques, ils voulaient me faire aller à Torneô voir le soleil pendant la nuit. Eh ! mais, est-ce qu’il est plus beau que le jour ? que m’importent les bois, les ours, les rochers de ces déserts, et même la grande route fréquentée qui y mène ? ce sont les hommes ; les moyens qu’ils emploient pour supporter leur existence, les manières enfin qui leur sont propres que je me plais a étudier, et qui peuvent intéresser les autres.

J'avais l’intention de remonter le cours de l’Ôngerman, jusqu’à la paroisse d’Ôsele dans la Laponie de ce nom ; puis de là, de passer les montagnes et de me rendre en Norvège : j’avais assez bien pris mes arrangemens, mais je ne comptais pas sur un accident qui m’a forcé de changer de dessein, et dont je me rappellerai peut-être toute ma vie ; mais enfin l'homme propose, comme disent nos bonnes gens.

En vérité, on se fait en Europe (les idées bien fausses et, si j’osais le dire, presque risibles de ces pays du Nord ; il me semble réellement, que la partie la plus riche et la plus industrieuse de la Suède est l’Ôngermanland. Là, les paysans sont de petits seigneurs possesseurs de terre, qui mènent une vie patriarcale dans des maisons larges, commodes et très-propres. Leur sort m’a semblé si heureux, que je crois que ]’eusse volontiers abandonné ma vie errante pour en avoir un pareil.

Le climat est dur en hiver, mais pas plus que dans le Sud de la Suède ; les précautions que l’on sait prendre, le rendent plus supportable que même en France. L’été aussi est bien plus beau que même en Italie ; qu’on se figure trois mois d’un jour serein, rafraîchi toutes les douze heures par un léger zéphir, et pendant lequel on voit, pour ainsi dire, les plantes germer, pousser avec vigueur et mûrir.

À tous pas, on aperçoit sur les bords de l’Ôngerman, nombre de jolies églises et des villages considérables, La vallée cependant, n’est pas si peuplée que celle de la Dalécarlie ; mais elle est plus agréable à parcourir, parce que les montagnes qui l’avoisinent sont plus hautes, et le pays plus boisé. La rivière aussi, est bien plus considérable et les vaisseaux qui vont et viennent, augmentent beaucoup la beauté du coup-d'œil.

Les gästgifvaregôrd, ou maisons de poste, sont tenus par des paysans aisés ; le voyageur est agréablement surpris en leur trouvant un air de propreté et d’aisance, qu’assurément ceux près de la capitale n’ont pas.

J’arrivai enfin à la belle maison de Holm, chez M. de Nordenfalk, aux attentions obligeantes de qui j’ai eu depuis tant de lieu de me louer. C'est le seul söteri, ou terre jouissant des privilèges de la noblesse dans le Nord. M. de Nordenfalk est établi dessus cette terre depuis 40 ans et la culture du pays, aussi bien que la richesse des habitans, sont en partie dues à son infatigable activité. Il n’y a point de mine de fer dans cette partie : on est obligé de le tirer des environs de Stockholm ; mais on a bâti plusieurs forges sur les torrens qui tombent des montagnes, afin de profiter des bois qui couvrent le pays.

Le froment vient parfaitement, quoique ce pays soit fort rapproché du pôle ; il faut avoir l’attention de tirer la semence de pays encore plus au nord, si cela se peut ; ainsi le froment qu’on tire de Vasa en Finlande, au fond du golphe de Bothnie, mûrit trois semaines plutôt que celui qui vient de Stockholm. C’est un objet de grande importance, car la gelée vient les nuits, dès le mois d’août ; si elle était un peu forte, tout serait perdu. Les bleds du sud viendraient fort mal pendant plusieurs années, et même il est probable qu’ils ne pourraient s’acclimater. Cet article pourrait servir d’indication aux cultivateurs des pays du sud, je suis convaincu que si l’on semait en France des grains de Vasa, ils mûriraient six semaines plutôt que ceux de ce pays.

La manière de battre le bled dans cette province, lui est particulière, et prouve à l’évidence que les bois y sont communs ; on bâtit en bois un corridor d’environ 250 pieds de long, sur huit de large, outre les deux côtés qui sont en pente, et ont chacun trois pieds. On place la paille de manière que l'épi seul se trouve sous les roues du träsk-vagnar (chariots à battre le bled). Ce chariot est une machine qui a ordinairement vingt-quatre petites roues de deux pieds de diamètre, d’un demi-pouce de large, et tournant les unes dans les autres ; elles sont extrêmement minces à la bande, il en tient souvent six à chaque essieu, quelquefois aussi il n’y en a que quatre de front et alors il y a six essieux. On attèle un cheval à cette machine, et un jeune garçon, assis sur le siège, la conduit jusqu’au bout du corridor ; il détèle alors le cheval, l’attache derrière et recommence sa carrière. A mesure que le chariot passe, les ouvriers ôtent la paille, et mettent de nouvelles gerbes. Lorsque toute l’opération est finie, il suffit de balayer le corridor et d’en tirer le grain.

Il n’est point de maison de paysan (bonde), ou il n’y ait une pareille machine, et souvent sur les côtés du corridor, il y a des espaœs couverts, où l’on place le foin, le bled en paille et les bestiaux. Ce corridor a encore l’avantage d’offrir une promenade assez longue, lorsqu’il pleut, ou que le pays est couvert de neige. Que l’été dans ces pays est beau ! le charmant demi-jour que ces nuits. Ah ! Messieurs les pittoresques, que je vous plains avec vos montées, descentes, sables et bois ! rien n’est plus agréable que la situation de la belle maison de Holm ; elle est dans une large vallée très-fertile, entourée de montagnes et de bois : au milieu l’Ôngerman roule ses eaux limpides et profondes. Sur les bords, il y a une vingtaine de monts funéraires ; dans quelques-uns, on a trouvé des lances, des épées, des dents et quelques ossemens, comme dans tous ceux qu’on a ouverts.

Il y avait autrefois dans ce voisinage (à Sônga) un couvent de moines, et dans la sacristie de l’église qui sert à présent de paroisse, une fontaine minérale très-fréquentée, et à laquelle on attribuait des qualités miraculeuses. Quelque temps après la réformation, l'archevêque Laur Petr Neric, voulant faire cesser quelques pratiques superstitieuses, dont on usait en prenant les eaux, eut la cruauté de la faire combler en 1554. Elle a resté plus de deux siècles, sans avoir de nouvel écoulement ; mais enfin en 1745 elle a paru un quart de lieue au-dessous de l'église. On l’a couverte d’une cabane en planche, et les gens du pays viennent souvent en boire et s’en trouvent bien. Elle est sulfureuse et ferrugineuse, comme presque toutes les eaux de la Suède. Il est assez particulier, que quoique ces eaux soient assez communes dans le Nord, on n’ait encore pu découvrir de mines de fer dans les montagnes.

Charmé de me voir trompé aussi agréablement, et voyant sous mes yeux le pays le plus beau de la Suède, je confirmai ma résolution d’aller visiter la Laponie d’Ôsele, et de remonter le cours de la rivière, aussi loin que je pourrais, pour entrer en Norvège. À peine hors du village de Sônga, je vis bien que le pays que j’aurais parcourir, ne serait plus aussi fréquenté. La route était encore tracée et assez bonne, mais on était occupé à la faucher. Dans quelques endroits, l’herbe haute de deux a trois pieds, frappait contre le ventre du cheval et arrêtait les roues de ma cariole. J’allai ainsi, sans malencontre, jusqu’au village d’Ed, sautant souvent à terre, pour manger les fruits rouges dont la terre était couverte.

Ce village d’Ed est assez considérable et très-joliment situé. En attendant les chevaux. je fus voir le vicaire suivant mon ordinaire ; je le trouvai occupé à apprendre son sermon pour le lendemain ; il n’accueillit de son mieux et le saumon crud, suivant l’usage, décora bientôt sa table. Il me dit que je pouvais encore aller trois milles dans la cariole, mais qu’après je ne pourrais plus guère aller qu’à pied, à cheval, ou par eau, suivant les circonstances. — Pourquoi le bon vicaire ne me dirail pas qu’il valait mieux monter a cheval dès-lors ! il m'aurait épargné bien des maux.

Après avoir attendu quatre heures, le cheval vint enfin ; le postillon me sembla avoir plus de sup qu’il ne fallait. Accoutumé aux bons chemin ; de la Suède, je ne m’en inquiétai guères et je partis. Cela alla assez bien pendant un mille à-peu-près ; le chemin était cependant souvent très-effrayant, j’avertis plusieurs fois mon homme de prendre garde ; j'allais toujours cependant, admirant la beauté du coup-d’œil et la belle rivière, dont la route suivait les détours.

Tout-à-coup mon homme s’avisa de toucher son cheval dans un mauvais pas, la roue passa sur une grosse pierre, la cariole versa et me précipita à travers les arbres d’une quinzaine de pieds, jusques sur le bord de l’eau, où quelques broussailles n’empêchèrent de tomber. Dans la chute, ma jambe s’accrocha entre deux branches d’arbre, glissa entre elles et j’arrivai à terre le genou tordu, démis, hors d’état de me remuer.

Seul, éclopé dans un pays si reculé, si loin de tout secours, que devenir ? Oh ! qu’alors le beau pays et la belle rivière de l’Ôngerman me parurent horribles. Je me calmai bientôt et me résignant, j’appelai le conducteur ; la chûte l’avait jeté sur le chemin, où il criait comme un malheureux. Il vint bientôt à moi ; il avait eu une légère blessure au front, mais la vue de son sang lui avait fait une peur épouvantable, et il criait non pas de son mal, mais de celui qu’il croyait avoir, suivant qu’il arrive assez souvent.

Il voulait m’aider à me relever, mais ce n’était pas possible ; il voulut me porter, mais à peine pouvait-il se porter lui-même ; il fut enfin obligé d’aller chercher du secours. — Pendant ce temps, je restais là, sur le bord de l’eau, faisant des réflexions assez peu gaies.

Trois hommes vinrent enfin, ils me portèrent sur le chemin et dans la maudite cariole. J’avais compté passer la nuit à Rusélé, qui n’était guères éloigné que d’un quart de mille. Je m’y fis conduire ; je demandai le pasteur et je lui comptai mon histoire ; il m’engagea à descendre. Comme la douleur n’était pas fort considérable, j'imaginai qu’avec de l’aide je pourrais marcher, mais au premier pas, le genou tourna et je tombai à la renverse ; le bon vieux curé, qui s’imaginait que je venais de France, tout exprès pour mourir chez lui, me regardait avec des yeux ébaubis et ne paraissait pas fort désirer de m’y faire porter. Prenant donc mon parti, j'appelai quelques hommes, ils me traînèrent, souffrant des maux inouis, et me jetèrent sur le lit du curé. Le bon homme examinait, lisait mes papiers et les lisait encore, et cependant j’étais là gissant.

Pour comble de malheur, il était sourd ; je fis tant, que du moins il ouvrit la fenêtre ; je le priai de faire venir sa fille dont j’avais vu la sœur à Hernösand. Elle vint ; je m’expliquai, et de ce moment, tous les soins et toutes les attentions me furent prodigués ; mais dans l’intervalle, le genou, la cuisse et la jambe avaient enflé prodigieusement et la meurtrissure s’étendait depuis le pied jusqu’à la hanche.

En me retournant sur mon lit de douleur, devers minuit, j'aperçus quelques tableaux sur la muraille. Ma vue s’arrêta sur l’un, et je lus en gros caractère : Vue du port de Nantes. Ce l’était en effet ; ah ! quand quelque grand malheur nous arrive, il n’est pas besoin d’un tableau, pour que nos idées s’arrêtent sur notre patrie ; mais alors cependant, la circonstance était bien extraordinaire : le port de Nantes, et j’étais au bout du monde.

Le lendemain, le mal-aise augmentant, je crus devoir me faire saigner. Le land-man (le bailly) consentit à me rendre ce service : dans tous pays ces messieurs savent assez bien saigner les gens, mais sans lancettes ; celui-ci faisait mieux, il ne put en venir à bout, quoiqu’il me piquât deux fois, et me fit même un trou assez large au bras. De-là me vint la réflexion, qu’au lieu du grec, de d’hébreux et du latin, dont on remplit la tête des prêtres en Suède, il serait bien plus utile aux paysans, avec qui ils doivent vivre, qu’ils connussent un peu de chirurgie. Dans toutes les paroisses, il devrait au moins y avoir un homme qui sût saigner, accoucher, et en cas de besoin remettre un membre démis.

Pour que le récit d’un étranger, conteur de voyage, puisse être utile au pays qu’il visite, il est bon qu’il passe par toutes les situations, où les habitans peuvent se trouver ; quand rien au-dedans ne vous console, il est bon de tâcher de le faite par l’idée du bien général.

J’avais envoyé un exprès à M. de Nordenfalk, pour lui faire part de l’accident qui venait de m’arriver. Le lendemain, son gendre, le comte Frölik, et un ami de la maison, vinrent me chercher ; ils avaient préparé un bateau, et des voitures pour passer les cascades de la rivière ; ils me transportèrent au bateau et les attentions que je reçus d’eux, me firent oublier et même m’empêchèrent de regretter mon malheur. Il fallut passer en voiture, à l’endroit même où j'avais fait la chute, et ce ne fut pas sans frémir que je l’aperçus. Le bon vicaire d’Ed, sachant ce qui était arrivé, vint au-devant de nous dans ses habits de cérémonie et parut prendre beaucoup de part à mon cas piteux ; par reconnaissance je lui souhaitai une bonne cure, et j’espère qu’il l’aura avec le temps.

Je me rembarquai à Ed et fus débarquer un mille plus loin à Sollefteô, où se trouve la première cascade de la rivière, qui empêche les vaisseaux d’aller plus loin. Sollefteô est une forge très-considérable, qui appartient à M. Classon, dont la demeure principale est a quatre milles dans les bois, à une autre forge plus considérable encore. Je fus reçu ici par son fils avec les marques les plus touchantes d'intérêt, et me rembarquant encore, j’arrivai à Holm vers une heure du matin, dans une situation bien différente de celle où j’étais, quand je l’avais quitté trois jours auparavant. J'y trouvai un chirurgien que M. de Nordenfalk avait envoyé. chercher à Hernösand. Les soins et les bontés que je reçus des maîtres respectables de cette maison, servirent à adoucir mes maux, et le souvenir de ces procédés me sera toujours précieux.

Après une dixaine de jours, je pus me servir de bequilles et six semaines se sont passées, avant que je fusse assez remis, pour continuer mon voyage. L’intérêt que j’avais eu le bonheur d’inspirer, fut pendant ce temps constamment le même, les obligations que j’ai contractées dans cette maison, me sont chères ; et en attendant que quelque occasion se présente d’en montrer ma reconnaissance, que du moins le témoignage public que j’en rends, puisse faire connaître que j’en ai connu le prix !

Pendant le long séjour que j’ai fait dans cette partie, j’ai pu me procurer sur les pays que je voulais parcourir, tous les renseignemens, que j’aurais pu avoir en y allant moi-même, et j’espère que le lecteur n’y perdra pas.

Les Lapons possédaient, il n’y a pas deux cents ans, presque toutes les provinces de l’Ôngermanland et du Jämeteland ; peu-à-peu les Suédois se sont étendus dans le pays, et les autres à qui la vie sédentaire est à charge, se sont retirés plus loin dans les bois. Il en est cependant quelques-uns, qui sont restés, Quoiqu’il y ait souvent eu des mariages entre les deux peuples, et que même bon nombre des habitans de l’Ôngermanland descende des Lapons, l'animosité, la haine et le mépris subsistent dans toute leur force entre les deux peuples.

Les Suédois haïssent, détestent les Lapons, tant à cause de leurs rennes, qui gâtent l’herbe, que parce qu’ils les croient sorciers. Ils ne souffrent pas, qu’aucun d’eux s’établissent dans un village, et forcent ceux qui voudraient vivre dans des maisons, à les aller bâtir dans les bois. Toutes les paroisses ont un Lapon, qui demeure à quelque distance, et dont la besogne est d’écorcher les chevaux morts, et de faire tout ce que les habitans répugnent à faire.

La haine, comme on peut bien le penser, doit être réciproque, mais elle est encore plus forte du côté des Lapons, et je ne fais pas de doute, que ce sont en grande partie ces tracasseries, qui les forcent à la vie errante qu’il mènent. On ne peut guères pense, que ce soir la possession de leurs rennes qui les oblige à ne se point fixer : ils suivent, à cet égard, la pratique des Suédois et des Norvégiens qui ont beaucoup de bestiaux. Pendant l’été, ils vont avec leurs rennes dans les montagnes, et quand l’hiver vient, ils descendent dans la plaine et dans les bois. Les Suisses, les Suédois, les Norvégiens, et tous les habitans de pays montagneux envoient également leurs bestiaux dans les montagnes pendant l’été, et à l’approche de l’hiver, ils les font rentrer chez eux.

La paroisse d’Ôsele, qui donne son nom à la première Laponie, est, pendant l’été, fort déserte et n’est guères fréquentée que par le petit nombre de Suédois qui se sont établis dans ces pays reculés. On prêche alors en suédois ; et lorsque les Lapons reviennent des montagnes, on le fait dans leur langue. L’église a été bâtie en 1650, et augmentée en 1779. Dans ces dernières années, on en a bâti une nouvelle, à dix ou douze milles, appelée Dorothea, en l’honneur de la reine ; on a aussi bâti une chapelle au pied des montagnes, afin que les Lapons pussent venir au service divin pendant l’été. Sous la direction du pasteur d’Ôsele il y a une école ; la couronne y entretient, à ses frais, six enfans à qui on apprend la religion et à lire en suédois et en lapon.

Il n’y a absolument aucun chemin frayé dans le pays, et l'on ne peut guères y voyager en été qu’à pied ou par eau. En hiver la neige nivelle tout, et l’on va fort bien en traineaux. Les marchands d’Hernösand et d’Umeô, y viennent en grand nombre pour le marché qui se tient à Noël. Les denrées qu’ils y apportent sont de l’indigo, du chanvre, du lin, de la laine, des draps, de la farine, du poivre, du sel, du tabac, des pipes, de la quincaillerie, et des instrumens de cuisine. Ce qui se vend le mieux, c’est l’eau de vie ; mais on doit le faire en cachette, parce que la vente en est défendue. Les Lapons et les nouveaux habitans suédois apportent au grand marché, des oiseaux, des viandes et des langues de rennes fumées, ou gelées, du poisson sec, des peaux de bêtes, du fromage, quelque peu de toile et de la flanelle ; mais ces messieurs n’entendent pas raison, et il faut les payer en argent comptant, sur-tout point de papier ; car ils n’aiment pas les assignats.

Les Lapons fabriquent pour leur usage des draps, de la toile, des vases de terre et leurs petits ustensiles domestiques : ils ont aussi quelques forges dans intérieur du pays. Ils ont des espèces de médecins, appelés par les Suédois hus-curer (guérisseurs domestiques), dont le principal remède est l’angélique. Autrefois c’était des sortilèges faits par le moyen de ces petits tambours magiques, qu’on montre dans les cabinets des curieux. La population paraît augmenter beaucoup ; l’année passée, (1798) il y a eu 62 naissances et seulement 20 morts. Voici plusieurs années que cette proportion se soutient. À mesure que le pays se peuple, il devient moins mal-sain.

Avec le temps on saura tirer parti des grandes rivières qui coupent tous ces pays. Charles XI avait déjà eu l’idée de rendre le fleuve de l’Öngerman navigable jusques dans la Norvège. Cela ne demanderait que quelques écluses, aux cascades peu élevées qui en arrêtent le cours. Cette rivière a un cours de plus de cent milles suédois, et forme en outre de très-grands lacs, une île qui a sept à huit milles de long et dans laquelle il y a plusieurs paroisses.

Les Lapons entretiennent, tant qu’ils peuvent, l’idée de la sorcellerie que les Suédois leur attribuent, parce qu’elle les fait vivre. Les paysans croient généralement que l’on ne peut, sans s’exposer beaucoup, refuser la charité à un d’eux ; aussi, dans les Koyas (huttes) de ceux qui approchent les villages, on trouve souvent de bonnes provisions. Le même préjugé fait imaginer que l’on serait exposé à de grands malheurs, si on les recevait dans les maisons, et qu’on leur permit d’y passer la nuit.

Ils se gouvernent entre eux d'une manière patriarchale : le chef de la famille en règle les membres, suivant son plaisir. Dans le cas de querelles, le curé est le premier juge, et quand cela ne suffit pas, un notaire vient d’Hernösand, à la foire de Noël, qui règle les affaires, en recevant le tribut du roi. Les parties sont obligées de s’en tenir à sa décision : sans cela elles seraient forcées de venir plaider dans les tribunaux des villes, ce qui ne les accommoderait pas du tout.

Il est quelques Lapons très-riches, et qui possèdent jusqu’à deux mille rennes. On m’a même assuré qu’il y en avait, qui étaient connus pour avoir en possession des sommes de dix à douze mille rixdales (cinquante mille francs). Les riches, comme les pauvres, vivent presque de la même manière. Les premiers se distinguent seulement par la propreté et la richesse de leurs ajustemens : mais du reste ils ont leurs Koyas comme les autres, entourés, il est vrai, de plusieurs petits, où sont logés leurs domestiques et leurs provisions.

Le Koya est une petite cabane circulaire d’à-peu-près quinze pieds de diamètre, bâtie en cône, et couverte de gazon, ou de hâillons et de peaux. Le feu est au milieu. Au tour, est une couche de bruyère plantée horizontalement, sur laquelle les gens s’étendent la nuit et s’asseyent sur leurs talons pendant le jour. La fumée s'échappe, comme elle peut, par un trou au sommet. Tout au tour de la muraille sont les ustenciles dont ils font usage, rangés par ordre. L’entrée de ce Koya n’est guères que de deux pieds dé haut, afin que ceux qui sont dedans, puissent voir si celui qui entre est ami ou ennemi, et se défendre en cas de besoin. Elle donne dans une espèce d’antichambre où les habits, la vaisselle et les provisions sont serrés. Cette première cabane est plus grande que le Koya, et la porte en est plus haute.

On est vraiment étonné de voir la propreté des habits de dimanche ; celui des femmes est assez bien et très-chaud : c’est une jupe et un corset de laine bleue, ornée de plaques d’argent et de filets d’étain ou de plomb : le bonnet est de la même étoffe. Les hommes ont une espèce de tunique blanche, ouverte à la poitrine, et qui descend au-dessous du genou : elle est attachée au milieu du corps par une courroie. En hiver, tout ceci est couvert de quelque peau de bêtes ; en été, lorsque les Lapons ne sont pas parés, hommes et femmes portent communément une peau de renne, avec le poil en dehors, qui les couvre entièrement et qui n’est pas des plus propres. Ils ne font jamais usage de chemises. Ils sont réellement plus petits que les autres nations de l’Europe. La fumée leur jaunit la peau, et leur éraille les yeux, qui sont communément rouges et petits.

Ce qu’ils paraissent désirer le plus, c’est du sucre, et du tabac ; du moins je n’en ai jamais rencontré, qui ne m’en demandassent. L’eau de vie est aussi un grand régal pour eux ; pour en avoir un verre, on en a vu offrir jusqu’à deux rixdales aux commis de la douane et aux prêtres qui rôdent quelque fois dans leurs déserts. Comme le lecteur a pu le voir, ce n’est pas dans ce moment que j’ai visité ces messieurs. Ce ne fut que lors de mon voyage en Norvège, en traversant la Laponie du Jämteland. Mais m'étant mis à parler de celle d’Ôsele, j’ai tout dit, parce que les usages des uns ressemblent assez à ceux des autres. Les sept Laponies de Suède ont chacune, un chef-lieu ou est l'ég1ise. Autour sont quelques cabanes pour les bestiaux, le jardin, la maison du curé, et le champ de foire. On y voit aussi plusieurs Koyas, dans lesquels les marchands forains se logent. L'habillement et la nourriture, a quelque différence près, sont généralement par-tout les mêmes : le poisson sec, le lait et la chair de leurs rennes en fait le fonds ; ils n'ont ni pain, ni légumes, ni même de sel. Les seuls fruits qu’ils ayent, sont les fruits sauvages dont leurs bois sont couverts, et qui y font vivre cette quantité incroyable de gibier, dont ils savent aussi très-bien tirer parti. Dès le mois de juillet, on sème le froment et le seigle dans l’Ôngermanland. Comme la gelée commence à paraître vers la fin d’août, la proportion est à-peu-près la même qu’en France, à la fin d’octobre. La coupe des foins se fait vers le commencement d’août et la récolte immédiatement après. Les pluies continuelles de cette année (1799) avaient retardé la fenaison : on craignait que les foins ne fussent gâtés. Aussitôt que le soleil paraissait, on voyait des paysans accourir de toutes parts, et chacun s’empresser au travail.

Sur près de quatre-vingts travailleurs (hommes ou femmes), que j’ai souvent vus rassemblés pour faire les foins, je puis assurer avoir, plus d’une fois, fait la remarque, qu’il n’y avait ni chemise ni habits sales et déchirés. Dans les commencemens, je me faisais traîner ; peu-à-peu j’en vins à pouvoir me rendre avec des béquilles, à l’endroit où l’on travaillait. J’admirais l'activité et la bonté de l’excellent vieillard, qui avait bien voulu m’accueillir dans mon infortune. M. de Nordenfalk suivait, depuis plus de 40 ans le même train de vie. Sans cesse occupé des travaux de la ferme ou de la forge, il bonifiait ou défrichait continuellement sa terre, sans oublier le bien être des paysans et des ouvriers qui, par leur attachement pour lui, semblaient être tous ses enfans.

Si les gens riches en Suède, pouvaient se persuader combien ces pays du Nord qu’ils méprisent, sont susceptibles d’améliorations, et combien préférables ils sont pour le sol aux pays qu’ils habitent : si osant braver les préjugés de leur patrie, ils hasardaient d’acheter des terres et de venir les habiter pendant la belle saison, on pourrait promettre que sous peu de temps, une culture bien entendue les rendrait préférables a toutes les autres provinces.

Les arbres à fruit manquent seuls ; mais par les observations que j’ai faites, je puis assurer qu’ils y viendraient, si on en prenait le soin convenable. En France même, ils ne viendraient pas mieux, si on n’en avait pas plus de soin. Quoi ! vouloir qu’au soixante troisième degré de latitude, les arbres à fruit viennent sans abri, en plein vent, et donnent du fruit ! en France même, les bons fruits ne viennent pas sans soins. Il leur faut des abris, des espaliers sur des murailles hautes de quinze pieds et dans une bonne exposition. Si on prenait les mêmes précautions, il est a présumer que l’on réussirait ; autrement il ne faut pas y songer.

Il semblerait que lorsque le froment peut venir dans un pays, les fruits le pourraient aussi ; mais les vieux préjugés des habitans, empêchent de les cultiver, « les arbres à fruit ne peuvent point venir, dit-on, on l’a essayé. » Je le crois sans peine, de la manière dont on l’a fait. Par la même raison les légumes sont aussi fort rares ; en général les peuples du Nord ont eu long-temps des préjugés ridicules contre eux. C’est sans doute par cette raison que Christian IV établit une colonie hollandaise dans l’île de Hamak, près Copenhague. On m’a rapporté, qu’un paysan de ces provinces, étant un jour introduit chez le gouverneur, à l’heure du diner, le regarda d’abord avec surprise manger des épinards, puis sortit bientôt sans dire un mot de son affaire. Ses amis lui ayant demandé, pourquoi il ne s’était pas expliqué ? « Eh ! dit-il, que voulez-vous qu’on dise à un homme qui mange de l’herbe ? »

Cette multitude de petits fruits rouges, et surtout ces Ôkerbergs délicieux qui couvrent les campagnes, se perfectionneraient par la culture. Je suis même persuadé que la plante appelée Blôberg donnerait avec du soin une liqueur très-semblable au vin. Pour m’occuper pendant le long séjour que j’ai été obligé de faire à Holm, je me suis amusé à en extraire le jus, et assurément rien ne ressemblait plus au gros vin d’Orléans. Si on en remplissait quelques tonneaux, et qu’on lui donnât le temps de fermenter, de déposer et de se clarifier, avec les soins que l'on prend pour le vin, je suis persuadé qu’on aurait raison de s’applaudir de l’expérience, et ce peut fruit pourrait remplacer les vignes dans le Nord.

On croit communément que les chênes ne pourraient pas croître dans le pays, ainsi que la plupart des arbres, qui perdent leurs feuilles en hiver. Mais d’où viennent donc ces gros troncs de chênes, que l’on a découverts dans les endroits que la rivière a laissés à sec ? Dans un endroit aussi, j’ai vu deux gros tilleuls ; ces arbres ont probablement poussé, abrités par ceux qui les entouraient, quand le pays était inculte et couvert de bois. Qu’on suive à présent cette indication et l’on aura le même résultat.

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Forges de Graninge. — Cascade desséchée de Fors. — Le Jämeteland. — Usage particulier des filles à marier. — Frözon. — Désastre de l’armée de Charles XII en 1718, dans les montagnes.


Je quittai enfin la maison hospitalière de Holm, le cœur pénétré des attentions qu’on y avait eues pour moi. Je traversai à regret la belle rivière qui orne cette vallée et sur laquelle, durant ma maladie, j’avais souvent eu le plaisir de voguer. Je partis avec le fils du respectable vieillard qui m’avait reçu.

Le pays de l’autre côté ne semble pas aussi bien cultivé, mais il est cependant très-fertile. Les maisons des paysans sont également vastes et commodes et les villages sont très-nombreux. Le voyage me paraissait très-gréable, mais le souvenir de ma chute me faisait examiner bien attentivement chaque ornière. Nous nous arrêtâmes chez le prêtre de Sollefteô, le docteur Hasselhun, chez qui nous fumes reçus avec une politesse remarquable. Ce village est assez grand : c'est auprès qu’est la forge de même nom, dont j’ai déjà parlé.

Nous nous arrêtâmes dans le chemin, pour voir prendre les saumons à une des cascades : l’opération consiste à lever avec des poulies, de grands paniers, qu’on a placés dans les seuls endroits par où le saumon peut remonter le courant. La quantité qui s’y trouve prise, à chaque fois, est vraiment étonnante, mais c’est un spectacle cruel et une vraie boucherie. Un homme entre dans le panier, armé d’une petite massue et frappe à droit et à gauche jusqu’à ce que tout soit mort.

Graninge est une forge considérable, au milieu des bois les plus sauvages. Il y a sept marteaux, toujours employés, et à-peu-près quatre-vingts ouvriers, qui forment avec leurs femmes et leurs enfans un village de quatre cents habitans. M. Classon, à qui elle appartient, est beau-frère de Mr. de Nordenfalk ; je retrouvai dans son aimable famille les attentions de Holm.

À travers les bois, il y a un espace où il n’y a pas d’arbre, quoique les racines y soient encore ; ce fut par là qu’il me fallut passer dans une lourde cariole pour gagner la rivière Lindhal et la province de Jämeteland. La meilleure manière de voyager dans ces bois est sans contredit à cheval ; mais mon genou estropié ne me le permettait pas. Le fils de M. Classon ne voulut pas me laisser partir seul et m’accompagna à cheval.

Après quatre ou cinq heures de marche au milieu de ces bois absolument déserts, nous joignisses enfin la vallée du Lindhal. Cette rivière avait à Fors une cascade d’à-peu-près cent pieds de haut. Les paysans qui habitaient au-dela, jalousaient ceux qui demeuraient en-dessous et auraient bien voulu trouver une manière de faire monter le saumon chez eux. En 1796, ils firent un canal autour du rocher de la cascade qui joignait d’un côté le lac de Ragumla, et de l’autre la rivière. Leur intention était de rendre la pente des eaux plus douce, mais lorsque le canal eut été ouvert, il se trouva que le sol était une terre argileuse, mêlée de sables. Les eaux du lac, se précipitèrent avec tant de fureur par l’ouverture que les paysans avaient faite, que dans espace de trois heures, tout ce lac, qui avait un mille et demi de long, s’écoula entièrement et fit un dégât prodigieux. Les eaux montèrent le long de la vallée, à une hauteur dé cinquante pieds au-dessus de leur niveau, et emportèrent les maisons, les arbres et les terres avec une rapidité inconcevable.

L’eau de la rivière, qui traversait ce lac, s'est creusé un lit quatre-vingt pieds plus profond, que l’ancien fond du lac. J'ai moi-même été, avec ma cariole, dans des endroits quarante ou cinquante pieds au-dessous de l’ancien niveau des eaux. La cascade, depuis ce moment, est restée à sec et est près de cent pieds au-dessus du niveau de la rivière. On a commencé à cultiver le fond de l’ancien lac ; dans un autre pays, ce serait une propriété très-valuable, mais les habitans sont si peu nombreux, qu’il faudra du temps avant que ce terrain devienne de quelque importance ; en attendant les habitans ont du saumon, et c’est tout ce qu’ils voulaient.

Il n’a pas péri autant de monde, qu’on l’aurait pu croire d’un débordement pareil : douze ou quinze personnes ont seules été perdues. Les plus petits ruisseaux se sont creusé dans cette argile des ravins d’une profondeur étonnante. Les ravages de cet écoulement se sont arrêtés à Bagunda, où heureusement il s’est trouvé une chaîne de rochers qui forme à présent une petite cascade.

Suivant mon usage, je voulus aller voir le pasteur de Ragunda, et je m’y rendis avec M. Classon. Connaissant par réputation les vieilles habitudes du bon curé, je pris le parti d’y aller vers huit heures du matin : il était déjà trop tard, le bonhomme était, non pas dans les vignes, mais par-dessus la tête dans les sups du Seigneur.

M. Classon le fils me remit ici entre les mains du landman, qui voulut n’accompagner jusqu’à l’endroit, où le sentier que je suivais depuis Graninge devait me quitter tout-à-fait, et où je devais m’embarquer sur le lac de Stugun. Dans le chemin, il me fit arrêter chez son beau-frère, un paysan riche de cette vallée. De tels paysans dans d’autres pays seraient de petits seigneurs ; chacun d’eux a une enceinte considérable. Vis-à-vis la porte d’entrée, il y a une chambre pour les gens ; à droite est celle des maîtres, à gauche la grande chambre de cérémonie tapissée d’habits et de jupons ; à côté un petit corps. de-logis avec des chambres très-propres pour les étrangers, de l’autre côté et vis-à-vis est la cuisine, puis les étables, les granges, et enfin au-dessus de la grande porte une chambre pour les filles à marier.

Il existe un usage dans ces provinces, mais sur-tout dans celle-ci (le Jämeteland) qui doi : sans doute paraître bien étrange à un habitant des pays de l’Europe, où elle n’a pas lieu. Il est d’usage, pour les filles à marier, de recevoir dans leur chambre et dans leur lit, les garçons qu’elles préfèrent. Ils se couchent tout habillés, et font, dit-on, la conversation, afin de se connaître plus intimement avant de se marier. Je croirais que le diable doit se rire de ces belles précautions, mais on assure que cela est fort rare. Il est même plusieurs fois arrivé a des jeunes filles de ne pas vouloir épouser un homme avec qui elles avaient couché pendant plusieurs mois. Dans ce cas, c’est une grande disgrâce pour l’homme, aussi bien que dans celui où il refuserait d’épouser lui-même. Ce serait avec beaucoup de peine, qu’il pourrait trouver à coucher avec une autre fille. C’est communément dans la nuit du samedi au dimanche que cette société se fait, et les jeunes filles s’arrangent et se nettoyent le samedi.

Elles ne se prêteraient en aucune manière, à passer ainsi la nuit avec des hommes d’un état différent du leur ; il est plusieurs fois arrivé qu’elles ont fait dégringoler lestement l’espèce d’échelle, qui sert d’escalier à leur chambre, a certains fils de prêtre, ou officiers qui cherchaient à profiter de la circonstance, à la faveur de la nuit. Elles reconnaissent d’ailleurs promptement leur monde, en portant la main sur la tête et à la queue ; car comme les paysans portent les cheveux en rond, c’est un signe évident, que celui qui a les cheveux attachés, n’est pas leur affaire.

Cette coutume plus ou moins, est généralement établie dans tout le Nord, même dans les villes. On se fiance plusieurs années d’avance ; le jeune homme, depuis ce moment, doit toujours être à côté de sa fästmö (fiancée), et est autorisé à bien des petites libertés que sans se gêner le moins du monde, il prend en public ; l’embrassant très-souvent sur les mains et sur la bouche, et quelquefois la faisant sauter des heures entières sur ses genoux etc. etc. Ces libertés paraissent un peu extraordinaires à un étranger, mais les gens du pays y sont si fort accoutumés, que personne n’y prend garde, et trouve cela tout simple.

Les femmes point mariées, qui ont un enfant, sont condamnées à 1 Rthl. 32. s. d’amende (7 ou 8 livres tournois) ; au second enfant 2 Rthlr. 16 s. et au troisième 4 Rthlr. 52 s. ; au quatrième la loi les condamne à être fouettées, mais ce n’est pas exécuté, et elles payent toujours l’amende triple. Gustave III avait défendu dans une ordonnance, de rien reprocher aux filles qui se trouvaient dans ce cas. Son intention n’était pas tant d’augmenter la population, car c’est à peine sensible, que de prévenir les meurtres, que les filles faisaient quelquefois de leurs enfans.

Je m’embarquai sur le lac de Stugun ; il est d'à-peu-près deux milles et demi de long, sur un de large ; c’esr une belle et vaste pièce d’eau : mais le pays qui l'avoisine, quoique pas sans beauté, est un des plus sauvages que j’aie vu ; il est entouré de bois et toujours de bois de sapins, que l’on voit se prolonger à des distances prodigieuses dans les vallées, sans la moindre apparence d’habitation. On aperçoit autour de ce grand lac, tout au plus quatre ou cinq maisons de paysans qui paraissent aisées, mais il n’y a aucun autre chemin que les eaux du lac pour en approcher ; par-tout ce sont des bois sans fin, ni terme.

J’arrivai enfin vers dix heures «lu soir ; et il me fallut marcher un demi-mille pour me rendre à Stugun, ce que je fis non sans peine et aidé du bras d’un des bateliers, qui portait mon paquet. Après avoir payé ce qui était dû, fajoutai sept à huit shillings de plus, pour la peine qu’ils avaient eue avec moi : je les vis se regarder et se demander entre eux, pourquoi je payais plus qu’il ne fallait ; je n’entendis pas alors le résultat de leur conversation, mais le lendemain, lorsque je demand.ai ce que je devais pour le transport de ma cariole, on me répondit que les bateliers avaient payé ce qu’il fallait.

Le bon paysan chez qui je logeais, avait une maison considérable, dans le genre de celle dont j’ai parlé. Il me donna une chambre très-propre ; à souper et à déjeuner le lendemain ; il porta lui-même mes effets à la cariole, me fit traverser la rivière dans son bateau, et non-seulement ne demanda rien, mais même me rendit absolument l'argent que je lui mettais dans la main.

La couverture de mon lit chez ce paysan, était faite avec des peaux de lièvres aussi blanches que la neige, et sur lesquelles on avait placé quelques taches d’hermine par compartimens ; cet usage est assez commun dans ce pays.

Le village de Stugun dépend du pastorat de Hammerdal, qui est quatre ou cinq milles plus loin dans les bois. Il n’y a point de chemins ; mais la rivière Lindhal est navigable ; et pendant l’hiver, qui dure bien près de huit mois, elle forme une belle grande route où l’on peut aller en traîneau.

L’aisance qui règne dans ces habitations éloignées, est bien faite pour surprendre et paraît d’abord incroyable ; mais la réflexion fait bientôt connaître, que c’est l’éloignement même qui rend les habitans aisés, parce que chacun d’eux a autant de prairies, de foin, et de bois qu’il en désire, pour nourrir ses bestiaux, se loger et se chauffer. De la vient aussi que toutes les autres choses sont en abondance, hors l’argent, dont ils n’ont guères besoin.

J’osai encore une fois remonter dans ma cariole, et je traversai, comme je pus, le seul sentier du pays, assez large pour l’admettre, et qui me ramenait du côté de la grande route. Plusieurs lacs et quelques maisons de paysans récréent la vue un instant dans cette route abominable ; mais cependant c’est bien le pays le plus sauvage de la nature. Après avoir couru le risque de verser, je ne sais combien de fois, ce ne fut pas sans plaisir que je me revis sur la grande route de Frözon. Elle n’est cependant pas des meilleures, mais en comparaison des casse-cous que je venais de traverser, elle me parut superbe.

Ces bois affreux pourraient être cultivés cependant ; il n’ a point de montagnes et les lacs sont très-communs ; le petit nombre de paysans qui ont eu le courage de venir s’y fixer, s’en sont généralement bien trouvés ; mais après de longues années de travail.

Le curé de Bagsiö était mort depuis quelque temps ; madame la prêtresse, sa femme, y était encore et, suivant l'usage de la Suède, ne devait quitter le bénéfice que deux ans après la mort de son mari. » Ah ! » dis-je au bon homme qui me racontait cela, » elle dit la messe,j'espère, » » Non pas, dit l’autre, elle donne à un pauvre chapelain une quarantaine d’écus par an. » » Ah ! ah ! j’entends, c’est fort commode. »

Sundsiö, l’endroit ou je joignis la route, est joliment située sur un grand lac. Quoiqu’il ne fût pas tard, je fus fort aise de m’y arrêter, pour éviter la gelée, qui depuis le 20 août ne manquait pas de venir aussitôt le soleil couché. Les gästigfvaregörd, dans le Nord, sont toujours décens : on y trouve un lit propre ; et quand on a de bon rum et du pain avec soi, on n'y est point mal du tout.

Je rencontrai dans cette auberge un officier du régiment de la province, qui avait servi en France. Nous nous rapprochâmes bientôt, et la politesse du lieutenant Calvagen, pendant le tems que j’ai passé dans le Jämeteland, mérite bien que j’en fasse mention. Je désirai voir le pauvre vicaire de Sundsiö, qui dépend du pastorat de Bagsiö ; il voulut bien me mener à sa cabane. Le pauvre diable, âgé de soixante ans, vivait, avec sa femme et ses cinq filles, sur une rente d’à-peu-près cent rixdales (500 liv.), dans une maison qui n’avait que deux chambres, ou tout ce monde était accumulé. Le métier de pasteur en Suède n’est pas mauvais, mais celui des pauvres vicaires est bien misérable : il n’est pas de paysans un peu aisés qui ne soient beaucoup mieux.

Les femmes des prêtres s’appellent fru prostinnan (madame la prêtresse) ; il faut avoir grande attention a nommer toujours l’état de la personne à qui l’on parle. C’est par cette raison que les gens n’étaient pas contens de moi, et me regardaient avec dédain, parce qu’ils ne savaient pas quel était mon caractère. J’avais beau répondre a leurs demandes qu’il était fort bon ; cela ne leur suffisait pas : il fallait au moins pouvoir me saluer d’un herr corporal, herr magister ; un commis s’appelle herr secretär. C’est sur-tout les femmes, qu’il ne faut pas manquer d’appeler du titre de leurs maris, fru biskopinnan (madame l’évêquesse) fru clock mastarinnan (madame la marguillière).

De Sundsiö, je me rendis à Brunneflo, où je fus reçu par Mr. Väsel härad-höfding du canton et par le docteur Letterberg, qui en est le pasteur. Un nommé pehr Sundrin, paysan de la paroisse, a fait de grands progrès dans le dessin, sans avoir jamais en de maîtres. On lui a fait dessiner le tableau au-dessus de l’autel de la nouvelle église, qui ne manque pas de goût ; il y a aussi plusieurs dessins de lui, chez l’härad-hofding.

Les Lapons viennent souvent en hiver visiter cette partie du pays, qui dans le fait est de toutes parts enclavée dans le leur ; presque toute la population du Jãmeteland est autour de Storsiö (le grand lac) ; ce lac a douze milles de long, sur sept à huit de large. Dans quelques endroits il est couvert d’îles, toutes assez fertiles.

La pierre à chaux abonde dans ce pays : si l’on savait en faire usage, pour la culture des terres, on verrait peut-être bientôt de grandes améliorations. Le pays est coupé de milliers de lacs, plus ou moins grands. Il est fâcheux qu’il n’y ait aucune navigation établie jusqu’à Sundswall ; elle serait sans doute difficile, car Storsiö est à 1200 pieds au-dessus du niveau de la mer ; mais elle ne serait pas impossible en grande partie. Une coupure d’un demi mille à Fauby dans un terrain plat, joindrait le lac de Storsiä avec celui de Gesundsiö. Cette seule coupure qui n’aurait pas plus d’un quart de mille sur un terrain plat, donnerait une navigation de vingt milles dans l’intérieur du pays. Il faudrait ensuite transporter les marchandises par terre, un mille ou deux, en dessous des cascades de la rivière Lindhal, qui de-là est navigable jusqu’à Sundswall. Tous ces lacs au sur-plus, n’existent que parce que le pays n’est pas assez habité. Si la population augmetait, on pourrait les faire disparaître presque tous, comme celui de Fors, par des coupures près des cascades. Je fis un détour assez considérable, pour visiter le prêtre Behn pasteur d’Ovicken. On voit sur le chemin qui y conduit, deux ou trois églises neuves, encore bàties par les soins du feu roi.

Le grain dans cette province, ne se bat pas comme dans l’Ôngermanland ; la manière de le battre est particulière au pays et me semble préférable. Trois rouleaux de bois, sur lesquels il y a des barres placées horizontalement, sont attachés à un timon qui tient à un pivot, au milieu d’une grande chambre ; de l’autre côté, il y a un cheval qui en tournant le pivot, fait passer les rouleaux sur le grain. On fait aussi sécher le foin, en le mettant sur des espèces d’échelles très-larges, et plantées à quinze pieds de terre. Les gerbes de blé, (que dans l’Ôngermanland, ont met sur des échelles pareilles à celles de ce pays pour le foin, mais beaucoup plus hautes) sont ici enfilées à une perche d’une quinzaine de pieds de haut ; de manière que celle qui est la plus près de terre, en est toujours à deux pieds. L’épi est toujours tourné du côté du soleil.

On faisait alors la récolte, quoiqu’il s’en fallût beaucoup que le blé fût mûr ; mais les gelées des nuits obligeaient de se dépêcher, crainte de tout perdre. Les montagnes commençaient déjà à se couvrir de neige, et huit jours avant (le 22 aoust) 5 chèvres et autant de chevaux y avaient été gelés, avec le garçon qui les conduisait. Depuis ce moment on faisait quitter les montagnes aux bestiaux et rentrer dans les étables.

Il me fallut traverser un bras de Störsiü. Pour ne pas trop faire attendre les voyageurs, les bateliers ont placé, du côté d’où je venais, une espèce de télégraphe : on abaissa la planche, et une demi-heure après, les gens de l’autre bord vinrent me prendre.

Il m’est flatteur d’avoir à reconnaître l’accueil excellent que je reçus du prêtre Belin : à dire le vrai, je m’y attendais ; car suivant mon usage, je m’étais informé des paysans, de la manière d’être de leur pasteur. C’est une fort bonne coutume, et qui dans mes voyages m’a bien rarement trompé. Trois cents Lapons dépendent de ce pastorat Ils ont leur paroisse a quatre ou cinq milles, dans les montagnes voisines ; on les prêche en hiver, dans leur langue. L’église d’Ovicken est aussi nouvellement bâtie, elle est vraiment élégante : on y voit un bel orgue, que l’on ne s’attendrait pas à trouver dans ces pays reculés. De la hauteur, on a la vue du grand-lac, et de ses îles nombreuses, la plupart habitées. Les paysans ici, comme en Irlande, prétendent encore qu’il y en a 565.

Dans les montagnes qui dépendent de ce pastorat, joignant celui d’Undorsôker à la paroisse d’ôre, on trouve une pierre argileuse appelée Telg sten, dont on fait des marmites et des chaudrons qui vont très-bien au feu et durent fort long-temps. On en fait aussi des poëles. La pierre n’exige aucune préparation ; elle est si aisée à manier, qu’on la taillerait avec un couteau : elle est de l’espèce de l’ardoise, mais beaucoup moins dure, et par couches beaucoup plus épaisses.

Toutes les plantes qui portent des fruits rouges, se trouvent dans cette partie, à l'exception de l’Ôkerberg que l’on ne trouve pas plus loin que Ragunda : il faut aussi y ajouter le groseillier qui croit sauvage. Il est fâcheux que la culture des pommes de terre, ne soit pas plus générale dans cette partie ; elles auraient le temps d'y mûrir et les feuilles seulement seraient exposées aux premières gelées, sans qu’elles pussent endommager la plante. Il est rare que le blé (le seigle et l'avoine) mûrisse assez pour qu’on puisse en faire du pain, et encore plus pour pouvoir le semer. Ce n’est guères que l’eau de vie qu’on en tire, qui engage les habitans à la cultiver. Quand les étés sont chauds cependant, ou fait des récoltes abondantes de seigle. Il arrive alors que l’on exporte du grain de cette province, pour nourrir les autres.

Le bon prêtre Behn ne voulut pas me laisser partir seul et me conduisit chez un confrère à Sunne. Toujours suivant mon usage, je fus voir l’église : celle-ci est ancienne, et le tableau qui est sur l’autel fait connaître le goût du siècle, dans lequel elle fut bâtie. D’un côté, on voit le pape et les cardinaux : ces derniers ont chacun un grand diable à queue et à griffe à l’oreille, et le pape en a deux. De l’autre côté sont les docteurs noirs du luthéranisme, qui ont l’air au moins aussi farouches, que le grand diable lui-même. Les frukost (déjeuners) dans ce Pays, sont quelque chose de terrible ; on fait bien quatre repas avant le dîner, avec de la viande et de l’eau de vie, outre le thé, le café etc. Pour ne pas désobliger ses hôtes, il faut manger absolument. En poursuivant ma route, je passai près d'une maison, ou demeuraient quelques officiers du régiment du Jämeteland : on m’aperçut, on me courut après, et l’on n s’engagea à m’arrêter. On voulait encore me faire frukoster, mais c’était la cinquième fois du-jour que je me serais mis à table, et qu’il n’était que onze heures, cela me fut absolument impossible ; force me fut de prendre congé de ces messieurs, qui suivant l’usage du Jãmeteland, voulaient tous m’accompagner.

Le gouvernement a eu l’intention de bâtir une ville sur les bords du lac : il a accordé des privilèges à un certain endroit, et y a fait tracer les rues : je voulus donc aller voir cette nouvelle capitale du Jãmeteland. On la nomme Öster-sund (détroit de l’est). Elle est effectivement située sur le bras le plus à l’es| ; du lac sur lequel on a bâti un beau pont en bois. On voit à Öster-sund le tracé des cinq rues parallèles, que l’on espère devoir s’y bâtir ; tant qu’à présent il n’y a guères dans cette ville qu’une centaine d’habitans ; avec le temps il en viendra davantage. On y voit d’ailleurs quelques bâtimens publics et quelques boutiques déjà établies : il n’y a guères que dix ans qu» les privilèges ont été accordés.

Pour me rendre de-là à l’endroit où je devais aller, je traversai entièrement l’île de Frözon ; elle a un mille de long sur un demi mille de large. Ce ne fut réellement pas sans surprise, que j’en vis la culture et la fertilité : enfin je fus me présenter chez le baron Hiertat, qui est fixé dans ce pays depuis plus de trente ans ; il est colonel du régiment de la province, et commandant des troupes : feu fus reçu avec toute la complaisance et la politesse que je pouvais désirer.

Près du kongs-górd (maison du roi) il y a un de ces petits forts qu’on appelle skans ; c’est un enclos en terre, entouré de fossé, dans lequel les canons et les munitions sont déposés.

Le Jämtland a été peuplé par les Norvégiens, qui après la conquête de leur pays par Harald-haarfager (aux beaux cheveux), ne voulurent pas se soumettre à son pouvoir et se retirèrent dans les bois de l’autre côté des montagnes sous la conduite de Kietel-Jämtes, qui donna son nom au pays. Son fils, Tore-Helsing, se retira plus à l'est avec de nouveaux fuyards, et donna son nom à l’Helsingland : ces deux provinces ont appartenu long-temps à la Norvège. Le Jämtland a près de 50 milles de long, sur vingt de large ; mais il n’a guères que 23 mille habitans. L’Hériedal, autre province centrale, fut peuplée dans le même temps, par Herjulf-Hornbriottir.

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Désastre de l’armée de Charles XII dans les montagnes. — La Laponie du Jämtland.


Je crois devoir donner quelques détails sur la catastrophe terrible, arrivée à l’armée que Charles XII avait fait passer les fiälles de ce côté, pour envahir la Norvège, pendant que lui-même l’attaquait par le sud.

Les troupes au nombre de sept mille hommes, suivant le rapport du général Armfeldt, se rassemblèrent vers le mois de juin 1718. Il ne parait pas que l’armée pût forcer les passages des montagnes, avant la fin d’août ; le siège de Stäne-Krants, une forteresse en Norvège, n’était pas encore fini le 2 septembre ; l’armée s’avança ensuite jusqu’à Melhuus, à deux milles de Drontheim, où, d’après la lettre que le général Armfeldt écrivit au roi, elle était encore le 3 décembre. Le général n’avait alors aucune connaissance de la mort du roi, qui avait été tué au siège de Frédéricshald, le 30 novembre précédent.

Il rendait compte à sa majesté du progrès qu’il avait fait, et lui disait que le manque de provisions l’obligeait de se retirer. La retraite commença effectivement quelque temps après. Le premier jour de l’an 1719, l’armée quitta la paroisse de Tydale la dernière de la Norvège pour traverser les fiälles qui dans cet endroit ont huit milles et demi de large. Ces hautes montagnes ne produisent aucun arbre : dans les vallées il y croît seulement quelques broussailles, et on n’y trouve d’ailleurs aucune habitation.

Le premier jour de marche se passa assez bien, mais le second, l’armée fut accueillie d’une tempête de vent nord-ouest, accompagnée d’une chûte considérable de neige, et d’un froid si cuisant, que quelques personnes en perdirent l’usage de leurs sens ; les cheveux mêmes de quelques-uns blanchirent tout-à-coup ; plusieurs se trouvèrent mal, et moururent sur le champ.

On s’arrêta la nuit du deux au trois janvier, dans une petite vallée sur un lac au milieu des fiälles. Le lendemain au matin, lorsqu’on voulut recommencer le voyage, on trouva plusieurs centaines de soldats gelés. Parmi ce nombre quelques-uns se tenaient droits, comme s’ils eussent été vivans, mais en les touchant, ils tombaient et roulaient comme des pierres. Le froid était toujours aussi vif, et il neigeait toujours également. Les soldats tombaient dans le chemin les uns après les autres : ils en vinrent enfin à mourir par pelotons. Les traîneaux du bagage et de l’artillerie furent abandonnés, après que les chevaux et les conducteurs eurent été gelés. Il arrivait fréquemment, qu'hommes et chevaux disparaissaient tout-à-coup, s’enfonçant dans la neige par dessus la tête, et y périssant misérablement.

Le soir du trois janvier, l’armée s’arrêta sur un lac appelé Ena, dont sort un torrent du même nom, qui après avoir traversé les fiälles, passe à Handöl en Jämeteland. La tempête et les tourbillons de neige étaient tels, qu’on ne pouvait se distinguer à deux pas. Cette nuit se passa dans des horreurs encore plus grandes que les précédentes. Les soldats brisèrent leurs armes et firent du feu avec le bois, mais ni le feu ni les habits ne pouvaient réchauffer.

Ici un témoin oculaire va parler : « Quels cris ! quelle effroyable détresse ! quoique je fusse présent, et que je ressentisse moi-même, les mêmes maux, il n’est impossible de les décrire. Quelque amitié ou bonne volonté qu’on pût avoir, on ne pouvait aucunement aider ses amis, tout le monde souffrait également. — Aux horreurs du froid excessif se joignaient encore celles du besoin extrême : le peu de provision que chaque soldat avait porté avec lui, était en grande partie épuisé. Lorsqu’accablé de fatigue, quelqu’un si asseyait pour se reposer, ou pour dormir, il devenait sur le champ si raide et si gelé, qu’un exercice violent ne pouvait plus le réchauffer, et il mourait sur la place.

« Ceux qui se tinrent debout, dans une grande agitation, se tirèrent mieux d’affaire : les hommes les plus grands et les plus forts furent ceux qui périrent les premiers : la presque totalité de ceux qui échappèrent à ce désastre affreux, étaient des gens faibles et petits. »

La tempête cessa enfin, vers le matin du quatrième jour ; l’armée se sépara alors. Une partie passa sur les hauteurs de Snäsa, gagna un pays de bois et enfin un village du Jãmeteland. Ceux qui prirent la rivière Ena pour guide, arrivèrent à Handöl les uns après les autres, quelques-uns ne purent arriver à ce village qu’après quatre, cinq, ou même six jours de marche. Les trois quarts de l’armée périrent dans ce passage.

L’évêque Pontopiddan dit que les chasseurs patineurs norvégiens, qui furent envoyés à la poursuite de l’armée suédoise, trouvèrent les corps des soldats gelés dans différentes postures, autour de feux éteints, faits avec la crosse des fusils.

Les relations suédoises disent qu’un des guides norvégiens avait péri la première nuit, et que l’autre qui était à l’avant-garde, mourut à la troisième, et que cela fut la cause de la mort du grand nombre qui s’égara dans les neiges. Il paraît par la tradition de Tydale en Norvège que les deux guides revinrent ; il est probable que ces gens, voyant ce désastre, profitèrent du désordre qu’il occasion ait, pour s’échapper ; ce qu’à la faveur de leurs grands patins de neige, ils purent faire aisément.

La plupart des malheureux, qui échappèrent à ce désastre, périrent par la suite, dans les quartiers, des misères qu’ils avaient essuyées, ou même perdirent leurs membres sur le chemin ; les fossoyeurs furent employés pendant quelque temps, à la recherche des pieds et des mains.

Le régiment du Jämeteland quoique plus endurci au froid, perdit 487 hommes sur mille dont il était composé. Un paysan de cette province, qui servait dans ce corps comme dragon, termine ainsi une relation en forme de lettre, qu’il écrivit en 1772, cinquante ans après l’événement. « Men jag tror om de gemena fôtt veta konungs Carl’s död, innan de gingo ur Norige, hade de der hushôllat annorlunda, än art dö af köld och svält, och lemna en só stor konung och hielte ohänmad. Alsen den 20 augusti 1772. (*)

Pehr Andersson i Norrbyn.

La misère et la détresse, où cette armée s’est trouvée, ne peuvent guères être comparées qu’à celles que dut endurer l’armée de Cambyse dans les sables brûlans de l’Afrique ; mais celle-ci fut toute enterrée dans les sables, pas un homme n’échappa. Si la tempête eût continué après la troisième nuit, il est certain que tel eût aussi été le sort de l’armée suédoise.



(*) Mais je crois, que si les soldats avaient connu la mort du roi Charles, avant de sortir de la Norvège, ils y seraient plutôt tous restés que de mourir de froid et de faim, et de laisser un si grand roi et héros sans vengeance. à Alsen le 20 aoust 1772.

Pierre Anderson de Norrbyn.

Une partie de ce récit est tirée de la relation du pasteur Idman chapelain du régiment du Jãmeteland avec cette inscription folkets rop pô norrska fiällen (le cri du peuple sur les fiälles norvégiennes). Le reste vient de différentes Personnes, dignes de foi, entre autres du baron Hiertat, qui m’a assuré l’avoir souvent entendu répéter à des gens qui y avaient été.



Malgré cette histoire épouvantable, je me déterminai à traverser ces fiälles redoutables ; j’aurais bien désiré passer sur le terrain même, qu’avait occupé l’armée suédoise ; mais comme son passage avait eu lieu en hiver, au printemps suivant il n’en restait pas de trace : on voit cependant encore la route que le général Armfeldt avait fait frayer pour le passage de l’armée dans le mois de juillet ; ce sont des morceaux de bois, placés les uns à côté des autres, sur des marais ; son artillerie s’ y fût sans doute perdue, s’il n’avait pas pris cette précaution ; le chemin est à présent impraticable et abandonné.

Considérant l’état de mon genou, et ne voulant point commettre la faute du général, je consultai les cartes du pays et les paysans, et je me mis en route devers l’endroit, où le passage me sembla le plus facile. Le colonel baron Hiertat, suivant l’usage du pays, voulut m’accompagner jusques chez le prêtre Berlin à Rödon ; j’eus de là le chagrin de voir au matin, les montagnes couvertes de neige ; c’était la seconde fois de l’année et l’on m’assurait bien, qu’à la troisième, la neige y resterait jusqu’au mois de juin de l’année prochaine.

Le major Tideman vint me prendre ici, et me mena à sa maison de Seter, où je trouvai plusieurs officiers du régiment de la province ; comme j'étais au moment de quitter le pays, il était simple qu’on me demandât ce que j’en pensais. Très-satisfait de mes hôtes, et voulant m'exprimer à leur manière, je leur dis : Tio tusand million dievul, snö och frost ! helvede siörna ! sacraments-ka skogar ! men satan's god folk[83] ! Mon compliment parut très-agréable, et l’on but à ma santé.

Le major Tideman voulut aussi raccompagner avec son fils. Le père vint avec moi à quatre milles, chez un de ses amis qui avait une belle maison sur le bord du lac d’Alsen, qui se décharge dans le grand-lac, et le fils voulut m’accompagner jusqu’à dix milles, dans la Laponie de Jämeteland, chez le directeur de la fonderie de Gustave-berg.

Sur le chemin, j'entrai dans une vieille église, et je vis sur l’autel le portrait de Luther à la tête des quatre évangélistes : ce qui ne m’étonna guères moins que d’y voir un jeu d’orgue. Je passai la nuit à Mörsil, ou je trouvai beaucoup plus d’accommodemens que dans les gästgifvare-gôrdarnas du sud de la Suède ; j'aurais bien désiré aller faire une visite épiscopale chez les prêtres d’Offerdal et d’Undersôker, mais comme je n’étais pas seul, je ne pus pas me le permettre. Ces messieurs reçoivent ordinairement assez bien : il n’y a que le retour de la réflexion, qu’il faut que leur hôte mange, qui les gêne. On prend encore patience pour une personne, mais pour deux, on craint de voir épuiser dans un jour les provisions de plus d’une semaine.

Près de l’endroit où l’on passe la rivière, pour aller à Undersôker, est un petit fort, appelé jerpe skans. Celui-ci, outre le fossé, a une muraille de pierre, mais il est totalement abandonné. Depuis Mörsil, qui est agréablement situé sur un joli lac, on commence à rencontrer quelques Lapons çà et là ; j’en vis plusieurs avec leurs femmes ; les hommes habillés d’une tunique blanche, la poitrine découverte, et les femmes ordinairement habillées d’une peau de renne qui leur prend au cou et descend jusques aux talons. À dire vrai, celles que j’ai rencontrées n’avaient pas des charmes bien puissans, et cette peau de renne rapée, n’augmentait pas leurs attraits. Je causai quelque temps avec eux, et je satisfis à leurs demandes de sucre et de tabac. Les bonnes femmes recevaient le premier avec actions de grâces, et voulaient a toutes forces me baiser la main.

Au milieu des bois je trouvai un homme bien mis, qui m’adressa la parole et ensuite me dit qu’il était venu au-devant de moi, pour m’accompagner chez le directeur de la fonderie. C’etait un commis de la douane sur ces frontières. Dans les pays fréquentés on ne leur trouve pas cette politesse. Je fus très-sensible à son attention et j’en aurais été beaucoup plus reconnaissant, si ce n’eût été pour mon mat-säk qui n’était pas trop considérable, et que les sups fréquentes de ces messieurs menaçaient de mettre promptement à sec.

J'abandonnai ma cariole à Krok et je m’embarquai sur le grand lac Kall, avec mes deux compagnons. Sans mal-encontre nous débarquâmes à Gustaf-berg-bruck (fonderie de la mine de Gustave). Ce n’est réellement que depuis l’église de Kall à un quart de mille de l’endroit, où je m’embarquai, que l’on entre dans la Laponie du Jämeleland. Depuis Kall jusqu’à Wucku en Norvège on ne trouve plus d'églises : il peut y avoir douze milles de l’une à l’autre ; la population aussi est extrêmement bornée : on ne trouve plus que quelques maisons de ny bygarre (nouveaux habitans), comme on les appelle.

La plus haute montagne de la péninsule, formée par la Suède et par la Norvège, se trouve sur les bords du lac Kall. Elle se nomme Ôreskiutan et peut avoir cinq mille pieds de haut. Son pic élevé et en plusieurs endroits toujours couvert de neige, commence à s’élever du bord de l’eau. Quoique la vue en soit très-imposante, Ôreskiutan ne semble pas à l’œil être si élevé qu’on le dit ; mais comme le lac Kall est à-peu-près 1800 pieds au-dessus du niveau de la mer, en ajoutant cette hauteur à celle de la montagne au-dessus d e ce lac, cela peut bien faire cinq mille pieds. La plus haute montagne de l’Ecosse, Ben-nevis, est de 4500 pieds, mais comme elle s’élève immédiatement du bord de la mer, elle paraît plus élevée que celle d’Ôreskiutan.

La mine de cuivre de Gustave-berg est très-riche. On n’a commencé à y travailler que depuis une quarantaine d’années. Sa profondeur n’est encore que de vingt toises. On a ouvert dernièrement une autre mine au pied de la montagne Ôreskiustan qui est de la même qualité. Ces mines ne sont pas si dangereuses à travailler que celles de Falhun, parce qu’il ne s’y trouve point de vitriol. Le cuivre est souvent mêlé avec un peu d’argent et de soufre, et même avec un peu de fer, Je regrettai fort que mon genou malade me privât du plaisir de visiter cette mine, et encore plus de monter au sommet d’Öreskiutan. On en dit la vue fort intéressante, et cela doit être, puisque c’est la montagne la plus élevée. C'est cependant sans raison, que quelques personnes en Suède croient que l’un peut voir de son sommet le golphe de Bothnie et la mer du Nord, La distance des deux côtés est beaucoup trop considérable. Du côté du golphe il y a en ligne directe à-peu-près trente milles (34 lieues de poste) et de l’autre, jusqu’à l'endroit où la marée cesse de se faire sentir, guères moins de 25 lieues et coupée par des montagnes presque aussi élevées.

La Fonderie de Gustave-berg est assez considérable. On transporte le cuivre par les lacs jusques près de Sundswall, mais il faut souvent débarquer dans les endroits où la navigation est interrompue. En hiver, on le transporte sur les traîneaux tant en Norvège qu’en Suède.

Près de la fonderie il y a un assez gros village. Les habitans élèvent une espèce de chiens-loups, dont le poil est fort long et assez joli, absolument pour leur fourrure. On les tue lorsqu’ils sont venus à leur grandeur, et Chaque peau se vend à-peu-près un rixdaler et demi (7 à 3 francs). Il en faut dix-huit ou dix-neuf pour faire une pelisse.

Le pays n’est point laid, il est assez bien coupé de vallées et de collines, quoique au milieu des montagnes. On n’ÿ cultive guères que de l'orge ; on la coupait alors, quoiqu’elle fût toute verte, dans la crainte de la gelée. Le grain ne peut guères servir qu’à faire de l’eau-de-vie. Il y a des ours dans ces montagnes, qui dévorent les bestiaux pendant l'été ; aussitôt que l’hiver vient, ils se logent dans des trous et n’en sortent plus, à moins que les chasseurs ne les y forcent. On prétend qu’ils se nourrissent en se suçant les pattes ; il est sûr que lorsqu’ils sortent de leurs tanières, ils peuvent à peine se soutenir, quoiqu’ils soient d'ailleurs assez gras. On prépare les cuisses comme des jambons ; c’est un morceau très-délicat.

L’Evêque Pontoppidan prétend que les ours sont très-friands du fœtus des femmes grosses. Il rapporte plusieurs histoires fort étranges à ce sujet, et en prend occasion de recommander la chasteté aux jeunes filles qu’on envoie pendant l'été garder les bestiaux dans les montagnes. Les gens sensés rient de cette histoire ; mais il est certain que c’est un préjugé généralement reçu parmi les habitans de ces montagnes, et sur-tout parmi ceux du diocèse de l’évêque Pontoppidan (Bergen).

Pendant que dans ma chambre je me désolais de pouvoir à peine faire usage de mes jambes, dans un pays où je devais souvent en avoir grand besoin ; je vis dans un cadre sur la muraille ces paroles de Sénèque : Optimum est pati quod emendare non potes, deumque quo autore omnia eveniunt, sine murmure comitari[84]. Cela me sembla venir si à-propos, tant pour moi que pour les gens qui sont obligés d’habiter ces pays déserts, que je pris patience, comme à mon ordinaire.

Le directeur Sparreman qui m’avait reçu avec toute la complaisance possible, voulut aussi m’accompagner trois milles plus loin, et je m’embarquai avec lui sur le lac Kall. Nous débarquâmes de l’autre côté, pour voir une famille lapone établie dans son koya à un demi-mille de la paroisse de Kall. Le koya était précisément comme je l’ai décrit. La femme était seule au logis, et quoiqu’elle fuit pauvre, et à demi mendiante, elle nous reçut fort bien. Sur un signe que lui fit le directeur, elle sortit un moment et revint bientôt, parée dans tous ses atours ; ils étaient réellement fort propres et très-chauds. La jupe était de gros drap blanc, bordée de bleu, et le corset de belle laine bleue bordée de rouge ; le bonnet était aussi bleu bordé de rouge, et d’ailleurs est en tout semblable pour la forme à ceux des paysannes danoises près de Copenhague. Cette bonne femme parlait et lisait fort bien le suédois. Elle nous conta son histoire, et se plaignit beaucoup de l’avarice de certain riche Lapon, dont le fils était amoureux d'une de ses filles. Le père ne voulait pas consentir au mariage. Pour éviter plus d’esclandre, le jeune homme ayant la tête très-chaude, elle avait pris le parti de laisser son troupeau de rennes à la garde de son fils, et de quitter les montagnes dans la crainte qu’il ne lui prit la fantaisie d’enlever sa maîtresse.

La bonne femme nous dit aussi qu’elle avait bien bâti trente à quarante koyas, et qu'elle allait de l’un à l’autre, suivant que l’humeur lui en prenait ; elle n’avait, il est vrai, qu’à transporter quelques ustensiles de cuisine, et ses vêtemens ; un ou deux rennes suffisaient pour cela, parce que la famille se chargeait d’une partie du bagage. Étant ainsi rapprochée des habitations, la famille allait quêter des provisions dans le voisinage ; son koya était réellement bien fourni.

Après avoir montré avec complaisance toutes les chaînes d’argent, les instrumens, les habits, et tout ce qui est propre aux Lapons, la bonne femme sortit, comme pour chercher quelque autre chose et revint bientôt avec des fraises et des framboises en quantité ; elle les avait ramassées autour de sa butte. La terre était en effet couverte de fruits rouges ; c’était le 10 septembre, après l’été. Le printemps ne commence vraiment à paraître qu’à cette époque dans ces pays ; l’hiver le suit de près. Ce printemps ne dure guères que quinze jours ou trois semaines. Les gelées des nuits font disparaître la verdure, et la neige couvre bientôt tout ; mais cela n’arrive guères avant le mois d’octobre. La bonne femme demanda un peu de sucre et parut enchantée de quelques petits morceaux que je lui donnai. Elle prétendit que c’était bon pour ses yeux éraillés et rouges par la fumée du koya ; elle avait soixante ans passés sans avoir l’air très-vieille.

Je ne crois pas devoir entrer dans de plus longs détails sur les Laponies, je n’ai fait que traverser çelle du Jämeteland On peut consulter le voyage de Regnard ; si on en excepte quelques histoires de sorcelleries (qui du moins n’ont plus lieu à-présent), aussi bien que quelques histoires sur la communauté des femmes assez peu raisonnables, son récit est assez exacte. Regnard se trompe, ou fait semblant de se tromper, en croyant avoir été au bout du pays, au lac de Torneô: il est éloigné de quatre degré plus au Nord.

La poste aux lettres est établie dans ces déserts depuis un an ou deux. Elle part à dos d’homme tous les quinze jours de Torneô pour Warde-hus, aux dépens du Dannemark. Entre ces deux points, il n’y a guères moins de deux cents lieues de poste à parcourir, dans le pays le plus sauvage et presque tout-à-fait désert.

Nous débarquâmes encore dans un endroit où l’on avait brûlé du bois l’année d’avant ; la quantité de fraises dont la terre était couverte, ne peut en vérité être comparée qu’à une plate bande dans un jardin. Il faisait un temps superbe, et la beauté du coup-d’œil sur cette grande pièce d’eau, entourée de toutes parts de hautes montagnes, au pied desquelles je pouvais distinguer quelques habitations assez florissantes, était bien faite pour corriger l’idée qu’on se fait communément de ces pays.

Nous passâmes devant l’habitation d’un ny-bygare (nouvel habitant), qui a nommé sa maison Hambourg, et nous arrivâmes enfin à Sunet, chez un autre ny-bygare, établi depuis une trentaine d’années dans ces pays déserts. Il avait une famille nombreuse, des bestiaux en bon état, une vingtaine de vaches, beaucoup de moutons et force chèvres ; les uns le nourrissaient de leur lait et de leur chair et les autres le couvraient de leur laine. Il avait aussi quelque peu d'avoine qu’il était obligé de couper verte. Les lacs qui l’entourent lui fournissent de bonnes truites, dont il nous régala de bonne grâce. Il bâtissait alors une nouvelle maison en pierre, l’ancienne étant devenue trop petite pour sa famille ; ce petit inconvénient nous obligea d’aller coucher à la grange, ce que la gelée de la nuit ne rendit pas très-agréable.

Le lendemain, je m’arrangeai avec l’homme de la maison, pour qu’il m’accompagnât à dix milles de chez lui dans la Norvège.

J'aurais bien désiré aller visiter le grand rassemblement de Lapons qui demeurent en été sur les montagnes du voisinage ; ce n’était guères qu’à quatre ou cinq milles de distance, mais ces messieurs délogeaient depuis quinze jours, et j'aurais fort bien pu ne trouver que les montagnes couvertes de neige. Je me remis donc à mon guide qui me conduisit d’abord un quart de mille dans son bateau, en remontant la rivière qui sort du lac Ayen. La navigation est interrompue par une cascade qui coupe la rivière ; nous trouvâmes à cet endroit sa femme, qui était venue par un autre chemin ; elle l’attendait avec un cheval qu’il attela au bateau. L’espace entre les deux lacs est peut-être d’un quart de mille. Voyant le cheval bien accoutumé a cette besogne, je me remis tranquillement dans le bateau, après la première montée, et sans mal-encontre j’arrivai à l’autre lac, où le cheval tira encore le bateau à flot.

Le lac Ayen peut avoir trois milles de long sur un quart ou au plus un demi-mille de large ; il est couvert d’îles de rochers sans presque aucune production. C’est sur ce lac que l’on voir réellement la nature aussi sauvage qu’elle peut être ; les hautes montagnes pelées qui le bordent, présentent un aspect plus horrible qu’aucun que j’aye vu. La ligne de démarcation entre les endroits susceptibles de produire du bois et ceux qui par leur élévation ne produisent plus qu’une mousse légère, est fort aisée a observer, et est par-tout à la même hauteur ; elle ne paraissait : guères être que quatre cents pieds au-dessus du lac, ce qui ferait à-peu-près au-dessus de la mer deux mille cinq cents pieds. La montagne appelée Aneskiuttan me sembla aussi élevée que celle d’Ôreskiuttan, ainsi que plusieurs autres qui l’avoisinent.

Je débarquai enfin à Ayen, chez un ny-bygare, qui est aussi établi là depuis trente ans, et qui s’est fort bien tiré d’affaires par les bestiaux qu’il élève. Il cultivait aussi quelque peu d’avoine ; on la coupait alors, quoique toute verte. Les fraises et les framboises ne croissent plus dans cette partie. Les seuls petits fruits qu’on voit encore dans ces bois, sont le niurtron et le blôberg. Le premier est un fruit jaune, qui croît dans les marais de la forme de la mûre sauvage, il est très-rafraîchissant, l’autre couvre la terre dans les bois.

Tous les gens que j’ai vus ainsi établis, vivaient dans l’aisance et avaient des familles très-nombreuses. Ils sont sans inquiétude, loin du monde, il est vrai, mais tranquilles et assez heureux.

Comme je me promenais le long du lac, je vis plusieurs gros oiseaux blancs qui semblaient effarés, voler au hasard, poursuivis par un épervier ; un d'eux tomba dans le lac, et ne put plus s’en relever. Il faisait si beau et si peu froid, que je profitai de la circonstance pour prendre un bain, et je fus chercher l’oiseau qui se trouva être une ruppa[85], qui me sembla assez grasse. C'est bien réellement un coup de bonheur pour un voyageur qui se dispose à passer les fiälles, dont les provisions ne sont pas considérables et qui cependant voudrait bien donner un morceau à son guide. Je fis rôtir mon oiseau à une ficelle, et ce fut du moins un bon souper.

Les maîtres du logis me firent un lit passable sur une table, en mettant une peau de renne sur un peu de paille. Le lendemain, je montai à cheval sur un bât de bois ; pub accompagné de mon hôte, de sa sœur et de mon guide, nous passâmes la barrière de l’étable, qui dans cet endroit est bien réellement la barrière de la Suède, et nous commençants enfin cette pénible route à travers les bois et les marais.

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PROMENADE


EN


NORVÈGE.
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Les fiälles. — Lac et vallée de Vör. — Mal à souhaiter à force gens. — Usages de la Norrland norvégienne. — Drontheim.


LA séparation de la Suède et de la Norvège est marquée, même dans ces déserts, avec beaucoup plus d’exactitude que celle entre la France et les meilleurs pays de l’Europe. La ligne de démarcation s’étend depuis Frédérickshald jusqu’à la frontière russe, un espace de près de trois cents milles. Par-tout où l’on a trouvé des bois, on les a coupés et on a fait une allée de trente à quarante pieds de large, dont le milieu est la limite des deux états. Sur les montagnes trop élevées, pour que le bois pût y croître, on a suivi la même ligne avec des pierres.

La frontière n’est tout au plus qu’à un quart de lieue de la maison que je venais de quitter. On y parvient par des marais absolument impraticables sans guides ; la montée n’est pas considérable, elle est tout au plus de deux cents pieds, si bien que l'on se trouve toujours dans les bois. Ici, comme presque par toute la frontière, on a suivi le cours des eaux, pour ligne de démarcation.

Si le général Armfeldt eût pris pour sortir de la Norvège le chemin par lequel j’y suis entré, il est certain que là tempête la plus violente n’eût pu produire un tel ravage dans son armée. Ce chemin pendant l’hiver, est semblable à tous ceux de la Suède. La nature semble avoir ménagé dans cet endroit une communication aisée entre les deux peuples ; les montagnes s’ouvrent, pour-ainsi-dire, et laissent un grand espace entre elles. Tout le pays est couvert de bois, et les marais que l’on est obligé de traverser pendant l'été, sont solides l’hiver. Pendant cette saison, on voyage au fond de la vallée, sur la rivière et sur le lac de Vör, d’où elle sort, puis après une demi-heure d’une montée et d'une descente peu rapide, on se trouve en Suède sur le lac Ayen et après sur celui de Kall, dans un pays couvert de bois et qui a quelques habitans. Il faut espérer qu’un jour les petites jalousies nationales disparaîtront assez, pour que les gouvernemens des deux pays pensent à faire ici une route.

Déjà le gouvernement de Norvège a fait prendre des plans à cet égard ; mais le désir d'accourcir le chemin, a fait préférer de passer sur les hautes montagnes. Je crois qu’en hiver ce sera très-dangereux. La route dont je parle n’est pas cinq milles plus longue que celle des montagnes, et beaucoup plus sûre. De Drontheim à Frözon, on ne compte guères en ligne directe que 25 milles, et la poste aux lettres est obligée à-présent d’en faire plus de deux cents ; elle passe par Christiana et par Stockholm.

Ces marais sont ce qu’on peut voir de plus horrible. À pied encore on peut se tirer d’affaire, quand on connaît le terrain, mais à cheval c’est très-difficile. Plusieurs fois, celui sur lequel j'étais monté enfonça jusqu’aux sangles, et on ne parvint à le tirer qu’avec beaucoup de peine. Les montées et les descentes à pic des ravins que l'on rencontre, sont particulièrement affreuses ; et ce n’était pas sans de grands efforts que je pouvais conserver mon équilibre sur le bât de bois qui me servait de selle.

Vôr-siö, que l'on rencontre au commencement de la vallée, est un petit lac : sur ses bords on aperçoit deux ou trois maisons, mais on le perd bientôt de vue, et celle du gros gibier, qui fréquente ces bois, peut ensuite seule récréer.

Après cinq heures d’une marche aussi fatigante qu’on en fit jamais, j’arrivai à la descente réelle en Norvège. Du côté de la Suède, on arrive graduellement à cette hauteur, mais de celui de la Norvège, elle vient tout-à-coup. Les passages les plus difficiles des Alpes ne sont rien en comparaison de ceux-ci. Qu’on se figure des espèces d’escaliers de roche, dont chaque degré peut avoir deux ou trois pieds de haut, et un précipice si profond à côté, qu’à peine peut-on voir le torrent que l’on entend rouler avec fracas. Le cheval, avec une dextérité particulière, avançait ses deux pieds de devant sur le bord de la pierre et glissait en bas ; il faisait ensuite un petit saut en avant avec les jambes de devant et rapprochait sa croupe. Pendant cette opération, le pauvre promeneur éclopé, était perché sur son dos dans une situation fort peu agréable, et faisant des réflexions qui l’étaient encore moins.

Au pied de la montagne, je me trouvai sur le bord du torrent fougueux que j’avais entendu rugir de son sommet. Le courant en était plus calme ; il y avait un radeau placé sur le bord pour faire passer à l’autre rive les bestiaux qui viennent de la montagne ; nous montames dessus et nous eumes bientôt traversé la rivière. Dès-lors le pays paraît assez habité et est meilleur que du côté de la Suède, ce qui provient de l’élévation considérable de la dernière province de ce pays, que j’ai traversé. On coupait le blé cependant, quoique pas tout-à-fait mûr, et on le plaçait sur des piquets comme dans le Jämeteland.

Le sentier que je suivis après le passage de la rivière, était assez large, mais était aussi un abominable casse-cou de pierres, pareilles à celles dont j’ai parlé ; la descente était toujours également rapide. A un endroit appelé fals-elven (la chûte de la rivière), le torrent tombe de quarante à cinquante pieds perpendiculaires et fait une fort belle cascade. On a bâti un pont précisément dessus la chûte, mais on la voit mieux en dessous.

Je m’arrêtai à Biertra avec mes guides, chez un riche paysan dont je fus fort bien traité. On me plaça au bout de la table où mangeait la famille, et grâces à mes provisions, je fis un fort bon souper. On me fit coucher dans une grande chambre avec toute la famille. Celui des guides à qui les chevaux appartenaient, coucha avec sa sœur, suivant l’usage patriarchale de ces pays. La bonne femme avait suivi son frère à travers ces déserts, absolument pour voir ses amis, et n’avait cessé de tricoter tout le long de la route.

L’esprit des paysans de ce côté n’est plus à beaucoup près si désintéressé que de l’autre, il faut que le voyageur paye tout ce qu’il demande, et on n’attend pas autrement qu’il l’offre ; après tout, c’est sans doute plus commode et cela met beaucoup plus à l’aise.

La route continue, encore quelque temps d’être assez penible, elle passe à travers les bois et les montagnes, que l’on doit gravir pour éviter les cascades de la rivière. La vallée s’élargit tout à coup, et présente un beau et fertile pays. J’entrai, pour me reposer, chez un paysan riche, qui mit tout de suite la nappe et me voulut régaler d’un verre d’eau de vie. La maison de cet homme était fort belle, il sut fort bien me faire remarquer, qu’une autre grande maison voisine, lui appartenait aussi.

Il n’en est pas moins vrai, qu’après que mes guides se furent reposés, ils furent porter quelques shillings à la femme qui les reçut fort bien, et ce qui n’obligea à en faire autant. J’en aurais bien donné trois Ou quatre fois la valeur, pour qu’elle ne les eût pas acceptés. Lorsque nous fumes en route, mon guide me dit ces norska baggar, connaissent le prix de l’argent et ne donnent rien pour rien. Ce sont pourtant de très bonnes gens, mais c’est l’usage de leur pays.

Le terme de baggar est un terme de reproche que les Suédois emploient quelquefois, et qui a même occasioné des guerres entre les deux pays. Je ne sais pas positivement ce qu’il signifie, et les historiens ne sont pas d’accord là-dessus ; il y a cependant eu plusieurs édits des rois de Norvège, pour empêcher leurs sujets de s’en servir sous des peines sévères.[86]

La route, un mille en deçà de Biertra, est fort belle et les voitures commencent à paraître, plus on avance, et plus le pays s’embellit ; les fiälles s’éloignent, on les voit encore sur les côtés de cette belle vallée. La récolte était fort bonne, et les paysans ne s’empressaient pas à la couper. L’été avait été constamment beau, de ce côté des montagnes, et la pluie avait tombé tous les jours de l’autre, le premier endroit où la marée cesse de se faire sentir de ce côté, n’est qu’à cinq milles du sommet des monts. Du côté de la Suède il y a plus de trente milles jusqu’au golphe de Bothnie.

Je fus enfin me reposer chez le capitaine Klüvert ; le froment croit dans cette partie aussi bien que dans les meilleurs pays. Il y a malheureusement un inconvénient à craindre, quand il arrive une mauvaise année, il est peu de pays dont on puisse tirer du grain pour ensemencer, parce qu'on ne peut guères l’avoir que de pays plus méridionaux et qu’il ne peut se faire au climat ; ainsi une année de disette est généralement suivie de trois mauvaises. Il m’a semblé que dans ce cas on devrait faire quelques frais de plus et plutôt payer le grain double afin d’avoir la semence de l'Oagermanland, du nord de la Finlande, d’Archangel, ou même du Canada, dont le climat est assez semblable.

Levanger est la ville la plus au nord de la Norvège, elle est au 64° degré de latitude, elle est fort peu de chose en été ; mais en hiver il y vient aux foires qui s’y tiennent, un grand nombre de Suédois qui traversent les montagnes de tous côtés, mais sur-tout par le chemin que j’ai pris. Ils rapportent dans leur pays, toutes les productions de l’Angleterre, et de la France, qu’à mon grand étonnement j’ai trouvées abondamment dans ces montagnes, et pas plus cher que dans les pays d’où elles viennent. On peut dire avec vérité que la plupart des paysans du Jämeteland s’occupent plus de commerce, que de la culture de leurs terres ; les montagnes ont tant de débouchés qu’il est difficile aux commis de la douane de les attraper en fraude.

Je traversai la petite ville de Levanger, et je fus me présenter à Alstahoug chez le professeur Dahl qui en est le pasteur. J’en reçus un accueil parfait. La fatigue des jours précédens, me donna la fièvre le lendemain et une maladie vulgairement appelée lock jaw en Anglais. Mes dents se serrèrent et c’était avec peine que je pouvais parler et encore plus, avaler la moindre nourriture. Je fus obligé de m’arrêter chez le professeur Dahl pendant huit jours, et je reçus dans sa maison tous les secours que je pouvais espérer. — Ah ! me disais-je quelquefois, combien la France et toute l’Europe seraient plus heureuses, si au commencement de notre admirable et philosophique révolution, Mirabeau et tous les beaux parleurs qui nous ont fait tant de mal, avaient pu être saisis de cette bien-heureuse maladie. Que de milliers d’hommes n’eussent pas perdu la vie ! Combien de pays ravagés, qui seraient encore florissans ; moi-même, au lieu d’errer sur la terre sans asile, je serais tranquille dans le sein de ma famille, entouré des bons paysans, dont les pères servaient, aimaient, et respectaient les miens. Que de maux épargnés !

Le professeur Dahl avait été ministre pendant une vingtaine d’années, près du cap Nord qui est encore sept degrés plus près du Pôle. Les habitans rëpandus dans les îles qui bordent les côtes de la Norvège sont aisés ; ils s’occupent de la pêche et du soin de leurs bestiaux. Le blé peut cependant venir dans quelques endroits et dans la partie la plus au nord, il y a un canton, à qui son heureuse exposition permet de recueillir du froment. Les Norvégiens, au surplus, n'habitent que les îles et les caps du continent qui s’avancent loin dans la mer. Les côtes des bras de mer profonds qui se prolongent dans les terres et dans l’intérieur du pays, ne sont habités que par les Lapons, à qui en Norvège on a conservé le nom de finns.

Comme on a pu voir dans le volume sur l’Irlande P. 220, le mot fin, veut dire sorcier, dans la langue irlandaise ; quoiqu’en Norvège on l'applique à un peuple, il a cependant la même signification. Tous les noms dont les peuples voisins, appellent les habitans errans du Nord, ne sont que des termes injurieux, qui par la suite se sont établis. Le terme de lapp, dont on les désigne en Suède signifie guenille, hàillons. On le fait venir aussi d’un ancien mot Gothique lopp qui veut dire sorcier, ou lap chassé. Encore à présent en Suède, quand on veut dire que quelque chose ne vaut rien, on dit desta är lappery, (ce n’est rien qui vaille, c’est de la guenille).

On les désignait aussi autrefois en Norvège par le mot Kœltring, dont la véritable source, n’est pas autre que race de Celtes. Kœlt est le mot propre pour Celtes, et ing se touve encore en anglais dans l’acception que je lui donne ici, comme foundling enfant trouvé, darling enfant chéri etc. Tous les participes des verbes anglais se terminent aussi en ing comme dérivés du verbe. À présent dans la langue danoise ce terme de Kœltring est une insulte grossière, qui veut à-peu-près dire lâche coquin. Cette étymologie pourrait peut-être donner à penser, sur l’origine des peuples qui furent conquis par les Goths dans ces pays, et dont les Finois et les Lapons sont indubitablement les restes.

Vers le 68e degré de latitude, est le Vortex : appelé Malström. Il est situé entre quelques îles, qui arrêtent le cours de la marée, et la font s’ y précipiter d’une manière terrible. Le tourbillon est si violent, qu’il entraîne les bateaux et même les vaisseaux de près d’une lieue et les engloutit avec violence. Au retour de la marée, le gouffre les vomit avec la même fureur, mais ils ne reparaissent qu’en très-petites pièces, ayant été brisés contre les rochers qui bordent cet abyme. Le tourbillon est calme pendant à-peu-près une demi-heure, ou trois quarts d'heure, à chaque fin de marée, haute ou basse. Les bateaux peuvent alors le traverser sans risque et même pêcher dessus, mais il faut bien prévoir le retour de la marée et se retirer avant qu’elle ne revienne ; la force du courant est si considérable, que la vitesse des rames ne saurait faire échapper un bateau a une destruction certaine.

Ce tourbillon est a un demi-mille en mer de l’île appelée Moskoe, qui est l’avant-dernière de l’Archipel, appelé Vesteral ou de l’ouest. Il arrive parfois, que quelque grosse baleine se trouve entraînée par le courant : quand elle aperçoit que ses efforts sont inutiles et qu’elle ne peut échapper elle hurle et crie si haut (dit Shönning) que la terre en retentit au loin[87] elle est enfin engloutie et mutilée contre les roches. Quelques ours aussi, sont par fois attirés par la vue des moutons qui paissent sur l’île de Moskoe. Ils se mettent à la nage pour les aller joindre, et lorsqu’ils sont surpris par le tourbillon, ils poussent des hurlemens effroyables, qui réjouissent les habitans parce qu’ils leur apprennent la mort de leur ennemi.

Outre la pêche, qui est assez abondante pour fournir l’Europe, de ces poissons secs et salés que l’on voit partout, les habitans ont encore la chasse aux oiseaux, qui couvrent ces côtes en nombre immense, attirés probablement par la quantité de poissons. Cette chasse est très-dangereuse, il faut gravir des rochers escarpés à des hauteurs prodigieuses ; d’autres fois on suspend un homme assis sur un bâton attaché à une corde, sur des précipices perpendiculaires de cinq à six cents pieds. L’homme, fait à ce manège, sait s’élancer dessus sa corde avec beaucoup d’adresse pour aller chercher les nids de ces oiseaux. Il tord le cou de ceux qu’il peut prendre et les jette en bas dans la mer, ou d’autres chasseurs sont avec des bateaux qui les ramassent. Il remplit sa chemise de leurs œufs, et lorsqu’il est suffisamment chargé, on le remonte ou on le descend dans le bateau, suivant qu’il convient.

Ces chasseurs hardis sont souvent précipités, et périssent misérablement ; dans quelques endroits il y a une loi, pour prévenir leur trop grande témérité ; tout homme qui a eu le malheur d’être précipité de cette manière, ne peut être enterré, et ses héritiers ne peuvent pas jouir de ses biens avant qu’un parent ou un ami n’ait passé par le même sentier. Si quelqu’un y consent et qu’il s’en tire heureusement, la mort du défunt est regardée comme accidentelle ; mais si personne ne veut entreprendre de gravir les mêmes rochers, elle est alors regardée, comme la suite d’une témérité criminelle. Le corps n’est pas enterré dans le cimetière ; la famille paye une grosse amende, les biens même du défunt, (dit Shönning) sont confisqués au profil du roi. C’est surtout dans les îles Feroe que cette loi existe.

La pression de l’air est si forte, que le ventre des hommes ou des bêtes, tombans de ces hauteurs prodigieuses crève avant d’arriver à terre, et que les intestins s’échappent. Lorsqu’il arrive que les bestiaux se précipitent dans l’intérieur des montagnes, et qu’il n’y a point de possibilité d’avoir le corps autrement, les paysans se font descendre par des cordes pour l’aller chercher afin de n’en pas laisser perdre la chair et la peau.

Le bras de mer sur lequel Levanger est situé, est le même que celui de Drontheim ; depuis son embouchure jusqu’à l’endroit où il se termine, on compte vingt-six milles ; sa largeur varie, mais elle est souvent de deux milles. Depuis Stavanger, seize milles au sud de Bergen, jusqu’au-delà du cap du Nord, la mer pénètre ainsi, partout dans intérieur des montagnes qui couvrent la Norvège. J’ai depuis navigué sur quelques-uns de ces fiords, et j’aurai souvent occasion d’en parler. Je traversai deux branches de celui-ci, pour me rendre à Sturdal chez le pasteur Witrupp. Je vis dans le chemin le pays toujours bien cultivé, mais cependant pas si bon que dans la vallée par où j'étais entré en Norvège. Le plateau sur lequel le presbytère de Stordal est situé, est fort beau et parfaitement cultivé ; la rivière le cerne, et de trois côtés les montagnes viennent se terminer auprès.

Le duc d’Orléans deux ans après sa sortie de France avec le général Dumourier, fit un voyage très-long dans ces pays. Il débarqua à Christiania. puis vint à Drontheim, et dans la Norrland. Il traversa la Laponie, vint à Turneô, de là suivit la côte de Finlande jusqu'à Abo, passa le golphe de Bothnie et arriva à Stockholm. Il se nommait Müller et avait un compagnon appelé Frohberg, que l’on a traduit par Mont-joye. Il s’arrêra une nuit chez le prêtre Witrup, et celui-ci me fit l’amitié de me faire coucher dans son lit ; je ne prétends pas dire que j’en aye mieux dormi. Il parait avoir gagné l’estime de toutes les personnes qu’il a vues. On m'en a souvent parlé avec intérêt à Drontheim et dans les différens endroits, où il a passé.

Le véritable chemin de Suède passe par la vallée de Stordal ; On a des montagnes très-hautes à passer et des marais ; il n’y a point de route tracée, pendant 15 milles. Ce passage est, il est vrai, plus court de quatre milles que celui que j’ai pris. Mais dans ce dernier il n’y a guères que six milles où la route ne soit pas tracée, car les lacs de Kall et d’Ayen, ne sont pas difficiles à passer quand il fait beau temps. Après avoir gravi une montagne très-escarpée près du pastorat de Stordal, je trouvai un très-beau chemin jusqu’à Drontheim. Les environs de cette ville de ce côté sont fort beaux ; d’une hauteur on découvre la rade, au milieu est le rocher de Munckholm, sur lequel est située une petite forteresse, qui sert de prison d'état.

On ne s'attend guères en voyageant dans ces pays à trouver une ville aussi régulièrement bâtie et aussi jolie que celle de Drontheim. Toutes les rues sont tirées au cordeau, à chaque carrefour il y a une fontaine, et les maisons ont d’ailleurs très-bonne apparence. Le climat aussi, n’est pas si défavorable qu’on pourrait le présumer au 65° degré 30 m. Il y croît quelques bons fruits : les cerises particulièrement y sont excellentes ; l’été de 1799 y avait été superbe, et on y avait constamment joui du beau temps. Les pays voisins au contraire au sud et à l’est, de l’autre côté des montagnes avaient eu des pluies continuelles.

Je fus reçu dans cette ville avec la plus grande attention par le général Von Kraagh, dont la loyauté et la politesse, sont bien appréciées des étrangers qui ont visité ces climats lointains et des habitans. Sa maison de campagne est située près d’une des plus grandes cascades de ces pays, la cascade de leerfoss ; elle a près de quatre-vingt pieds perpendiculaires, et une masse d’eau très-considérable. On a profité du courant pour y établir des moulins à scie. Le saumon s’arrête à une autre cascade en dessous, où l’eau tombe de cinquante pieds, et où on en prend beaucoup. La planche de ces deux cascades a été gravée aux frais du général et les estampes en sont assez nombreuses. La vue d’une d’elles, en dira plus que la plus brillante description. D’un côté de la maison, on a la vue de la ville, de la rade et des pays cultivés qui l'entourent : de l’autre côté les hautes montagnes de l’intérieur de la Norvège bornent l’horizon. — La description des points de vue n’est pas autrement mon objet ; il est temps de revenir aux hommes qui habitent ce pays.

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Quelques détails sur la religion, l’ancienne histoire et les pirateries des peuples habitant les côtes de la Norvège.


Rutgerus, Hermandus, Torfæus et beaucoup d’autres gens en us, ont écrit d’immenses in folio, sur l’antiquité de la Norvège et souvent aussi sur l’histoire chétive d’un seul petit canton ou d’un seul monument. Je n’imagine pas qu’un seul étranger, ait jamais eu la patience de lire jusqu’au bout aucun de ces auteurs. Ils écrivaient pour leurs compatriotes, et ces futiles dissertations, flattant l’amour-propre des Norvégiens, devaient les intéresser. Torfæus, commence ainsi son histoire de Norvège, Tres erant Noæ filii, Sem, Cham et Japhet etc. Il est fâcheux qu’il ne l’ait pas commencée à la création du monde.

L’ancienne histoire de la Norvège au fait, est la même que celle de Suède, aussi bien que l’ancienne religion et tous les dieux. Avant Harald Haar-fager (aux beaux cheveux) qui réunit presque toute la Norvège sous sa domination[88] chaque canton obéissait à un roi particulier. Il suffisait pour être réputé tel, d’avoir un port sûr, où l’on pouvait déposer le butin et quelques vaisseaux avec lesquels on allait pirater en mer, ou piller les peuplades voisines. Après la conquête, Harald établit plus d’ordre, et défendit aux rois de mer, comme on les appelait, de plus piller en Norvège.

La contravention à cette défense, fut ce qui le détermina à chasser Gange Rolf qui était un chef norvégien, malgré les supplications menaçantes de sa mère, que Mallet a traduites, et dont voici le premier couplet ; « est-ce que le nom de notre race vous est devenu odieux ? vous chassez de la patrie un des plus grands hommes qu’elle ait produits ; l’honneur de la Norvège !... A quoi bon exciter le loup, à dévorer les troupeaux errans dans les bois sans défense ? craignez que devenu furieux il ne vous cause un jour de grandes pertes. » Harald qui était puissant, fut inexorable, et Gange Rolf se retira d’abord aux îles Hébrides avec d’autres chefs de

cml la Norvège, qui en avaient également été chassés. Il se mit à leur tête, et fut d'abord exercer ses pirateries sur les côtes de l’Ecosse et de l’Angleterre ; mais ayant été repoussé, il prétexta un songe pour attaquer la France ; la faiblesse du gouvernement de Charles le Simple, le servit à souhait, et il réussit à se former dans ce pays une principauté, qui depuis ce temps s’est appelée la Normandie.

Il y avait huit à dix rois dans le district de Drontheim : cette ville était alors, sinon la seule, du moins la plus considérable de la Norvège ; elle se nommait Nidaros, (bouche de la Nida) du nom de la rivière à l’embouchure de laquelle elle est située. Elle fut long-temps après Harald, le séjour des rois de Norvège : il y avait lui-même sa résidence. C’était près de Drontheim, qu’était le temple païen le plus considérable de ce pays, et lorsque le Christianisme eut été établi en Norvège le siége de. cette ville fut érigé en Archevêché.

Ceux qui ne voulurent pas se soumettre au joug d’Harald, furent forcés de quitter le pays et d'aller s'établir ailleurs ; ce furent ces exilés qui découvrirent et peuplèrent l’Islande, où ils établirent une république qui a été assez florissante pendant quatre et cinq siècles. Les beaux arts même y fleurirent, et les seuls renseignemens que l’on ait sur l’ancienne histoire des pays du Nord viennent des écrits, que quelques savans de cette île ont laissés. Ils établirent aussi une colonie dans le Groënland, qui même était assez importante pour avoir été érigée en évêché. Après que l’Islande eut été réunie à la Norvège vers la fin du treizième siècle, la communication de la métropole à la colonie cessa tout-à-fait, sans qu’on puisse en donner d’autres raisons, que les troubles qui l'agitaient. Lorsque la Norvège a enfin été réunie au Dannemark, on a envoyé des vaisseaux sur ces parages trois siècles après, et l’on n’a pu découvrir la plus faible trace de l’ancienne colonie. On suppose qu’une peste ou les naturels du pays ont fait périr tous les colons.

On peut croire que ce furent encore ces exilés qui dans le onzième siècle, découvrirent les premiers l’Amérique. Il paraît par plusieurs relations, que voguant au sud du Groënland ils découvrirent une terre qu’ils appellèrent Vinland, où ils s’établirent.

On croit communément, que ce pays est l’île de Terre-Neuve. On a effectivement trouvé parmi les Esquimaux, une race particulière d’hommes, tout a fait distincte des autres peuplades de sauvages ; ceux-ci ont de la barbe et parlent un jargon tout-à-fait différent[89]. Il serait à souhaiter que quelques Danois ou Suédois s’occupassent d’en faire la comparaison avec leur ancien idiôme.

Le pays, après Harald haarfager, fut encore divisé, et aussi plusieurs fois réuni sous un seul maître. Les rois, ayant souvent été élevés en Angleterre, y embrassèrent de bonne heure le christianisme. Le roi Hegel-Adelstein, fils de Harald, voulut le faire embrasser à ses sujets ; mais ceux-ci, sans trop s’embarrasser de son culte, le forcèrent à assister aux cérémonies du leur. Quoiqu’il tâchât souvent d'esquiver les rites païens, en suivant ceux des chrétiens qui y ressemblaient, pour s'accorder avec eux, il fut cependant plusieurs fois forcé de manger du foie crud d’un cheval, qui venait d’être offert en sacrifice, et de se frotter de sa graisse.

Ohif Trygesson, le troisième après lui, s’y prit d’une manière plus vigoureuse et bien digne de ces temps barbares ; il ordonna péremptoirement, dans les différens ting[90]. (assemblées des bonde), à chacun d’embrasser le christianisme, sous peine d’être sur-le-champ mis à mort. Dans quelques endroits il fut obei, dans d’autres, les peuples se soulevèrent, et tous ceux qu’il avait en son pouvoir, et qui refusaient obstinément d’embrasser le christianisme, étaient égorgés sans miséricorde.

Ces férocités engagèrent grand nombre de Norvégiens à abandonner le pays, et a chercher par la piraterie, à s’établir ailleurs ; ce fut alors que les expéditions des Normans devinrent plus redoutables. La manière de faire la guerre de ces peuples, était absolument celle dont les barbaresques se servent ; mais comme la religion d’Odin portait encore plus que l'Islamisme à la guerre, et que les peuples ne croyaient pouvoir jouir du paradis (walhal), que par une mort violente, on doit sentir que leurs hostilités étaient beaucoup plus redoutables. Aucuns traités ou tributs ne pouvaient les arrêter, et comme l’Angleterre l’a vu par les dévastations qu’ils y ont faites et enfin par sa conquête totale, ces tributs n’étaient qu’un leurre Fatal, qui attirait d’autres pirates et souvent les mêmes.

Les défaites les plus sanglantes n’étaient rien pour eux ; à peine étaient-elles connues dans le pays, et quand elles l’étaient, ce n’était qu’un motif de plus pour se venger, en pillant dans le pays perdu ou ailleurs. Ainsi que les barbaresques, ils emmenaient en captivité les hommes, femmes ou enfans, à qui ils donnaient la vie, et saccageaient tout ce qu’ils ne pouvaient emporter. Quoique cette politique ait été suivie de l’usurpation de l’Angleterre, c’est cependant un fait qui me parait avéré, la meilleure manière de se défendre, était d'opposer les Normans aux Normans eux-mêmes ; mais il eût fallu en même temps avoir des troupes, en état de contenir ceux dont on était allié. C’est probablement cette politique qui a sauvé la France.

Les mœurs et la religion de ces peuples les portaient naturellement à la dévastation, au pillage et à la guerre. Quoique les conquêtes qu’ils ont faites soient immenses, je m’étonne en vérité qu’ils ne se soient pas rendus maîtres de toute l’Europe, et de tous les pays dont ils se sont approchés. La fureur qui les dominait, était absolument l’enthousiasme jacobinical, consacré par la religion et par une longue habitude.

Snore Sturleson rapporte que Herlaugh et Hrollaugh, deux rois de mer, établis dans le Numedal, une province de la Norrland, à l'approche de Harald haarfager, prirent la résolution, l’un de se soumettre, et l’autre de se donner la mort. Celui qui fut trouver Harald, fut établi comme Jarl[91], dans le pays qu’il possédait ; l’autre fit construire un de ces monts funéraires que l’on trouve par-tout dans le Nord ; il y avait dans l’intérieur une voûte, dans laquelle il descendit avec quelques bestiaux ; il y fit aussi placer son bateau, et s’enterra ainsi tout vivant.

Dans ces dernières années, le général Von-Kraagh eut l’idée de faire fouiller ce monument. Après avoir traversé une couche de sable fin et de charbon, on arriva effectivement à une voûte, dans laquelle on trouva d’un côté des ossemens de bestiaux, au milieu du bois pourri et des clous, et du côté opposé, le squelette d’un homme assis, la tête tombée entre les jambes et la lame d’un sabre dont la poignée était entre les cuisses et la pointe parmi les os du corps. On a transporte les os brisés du squelette au museum de Drontheim ; ils n’ont rien de fort remarquable, et leur situation dans le museum, m’a rappelé l'ingénuité de ce maçon qui, ayant trouvé dans les ruines d’Herculanum une inscription avec des lettres de cuivre, s’avisa de les détacher et de les envoyer dans un sac à l’académie de Naples.

Le roi Oluf Haraldson (St. Olaüs), le septième seul roi de Norvège, travailla pendant tout son règne à établir la religion chrétienne. Il voyagea dans les vallées et obligea les paysans à se soumettre. Il faisait souvent mettre à mort, ou couper les membres de ceux qui refusaient de se laisser baptiser. Dans une de ces occasions, le seigneur et les paysans de gald - brand - dal (vallée d’or brûlé) sortirent la statue gigantesque de Thor, couverte d’or et d’argent et son marteau en main. Il y eut une longue discussion, dans laquelle ils appelèrent l’évêque qui venait de prêcher, l'homme cornu (horned mand), par-ce qu’il avait sa mître en tête. Celui qui portait la parole, termina ainsi son discours : » Où donc est ton dieu ; oseras-tu le mettre en présence du nôtre ? »

Dans l’instant le soleil venant à paraître, le roi leur dit : » Le voici qui vient dans toute sa gloire. » Comme les paysans se tournaient pour le voir venir, on profita du moment et l’on brisa la statue de Thor. Cette statue était creuse, et comme on fourrait tous les jours dans sa bouche, de la viande et quatre galettes[92], il parait que nombre de rats avaient été logés dans son corps pour manger ces provisions. À l’instant où la statue fut rompue, ils s'échappèrent de toutes parts ; les paysans épouvantés s’enfuirent à cette vue. Le roi les fit revenir, leur tint un discours sur les vilaines bêtes qu’ils avaient nourries si soigneusement, et ils furent baptisés sur le lieu même.

Ce Fut le même roi Oluf-Haraldson qui eut une conférence à Kong-helle, en 1028, avec les rois de Suède et de Dannemarck, et le fait que je viens de rapporter, semble être arrivé l’année précédente. Cette époque de 1028 est la première que l’on trouve marquée exactement dans l’histoire de Norvège. Le christianisme ne put encore être introduit généralement que trois siècles après. Il n’est pas de doute que c’est son établissement qui peu-à-peu accoutuma les peuples à une vie sédentaire et leur fit abandonner la pratique usitée depuis l’arrivée d’Odin, de pirater sur les mers, d’égorger et de piller les habitans des côtes où ils pouvaient aborder.

L’année suivante, le roi Knut de Dannemamk que les Anglais appellent Canut, qui était un des plus puissans princes de son siècle, ayant achevé tout-à-fait la conquête de l’Angleterre, voulut aussi joindre la Norvège à ses vastes états. Il envoya des troupes sous la conduite de Hagen-Jarl. Les sujets, mécontens des violences qu’on leur avait faires pour embrasser le christianisme, se déclarèrent contre leur roi ; Oluf fut obligé de s’enfuir ; il se retira dans le royaume de Garda (cette partie de la Russie près la Courlande), où demeura plusieurs années.

Oluf ne s’occupa dans sa retraite que de la religion et en suivait toutes les pratiques avec une exactitude minutieuse. Les moines ont rapporté, que comme un jour il grattait avec son couteau l'écorce d’un bâton, un jeune garçon lui fit remarquer que le lendemain serait lundi Pour se punir de ce qu’il appelait une infraction du dimanche, il ramassa cette écorce et la fit brûler sur sa main.

Ayant ensuite, d’après un rêve qu’il lit, résolu de profiter de la mort du gouverneur Hagen Jarl pour rentrer dans ses états, il passa en Suède, où il fut fort bien reçu par le roi son beau-père, qui lui donna la permission de lever des troupes dans son pays. Ce fut dans le Jämeteland, que Gauca-Tor et Afra-Foste, chefs d’une bande armée dans ces pays, vinrent lui offrir leurs services et qu’il les refusa, parce que Afra-Foste lui fit la réponse : Je ne suis ni chrétien ni païen etc. ; rapportée dans le premier volume, au chapitre sur l'ancienne histoire de la Suède.

En arrivant au-delà des Fiälles à Stafsmÿr, en Norvège, St. Uluf fit la revue de sa petite armée qui se trouva être de trois mille hommes. De ce nombre, il y avait neuf cents païens ; le roi leur ordonna de recevoir le baptême sur-le-champ, ou de se retirer. Quatre cents furent baptisés et les autres le quittèrent. Afra-Foste qui avait suivi St. Oluff avec sa troupe presque malgré lui, dit alors : » Je veux être du côté du roi, parce qu’il me parait le mériter, et puisqu’il Faut enfin que je croie en un Dieu, mieux vaut croire au Christ qu’à quelqu’autre. »

L’histoire rapporte aussi la réponse d’un homme très-fort et très-grand qui était venu joindre le roi, sur la demande qu’on lui fit, en quel dieu il croyait ? » Je crois au roi, dit-il, et ne m’embarrasse guères du culte .J'ai bien entendu parler du Christ, mais je ne connais ni sa puissance ni sa gloire ; je veux croire tout ce que le roi m’enseignera. »

À l’instant de livrer la bataille, St. Oluf s’écria : » En avant, chrétiens, hommes de la croix, hommes du roi. » Il donna quelque argent à un prêtre pour dire des messes pour les âmes des paysans révoltés qu’il allait combattre et qui I avaient abandonné le christianisme ; mais pas pour ses soldats, parce que, dit-il, tous ceux qui seront tués, seront sauvés. Son armée fut totalement défaite, et lui-même fut tué dans la bataille. Quelque temps après, ses sujets revinrent sur son compte, et avec la permission du nouveau roi Swend-Knudtson (fils de Canut), on l’enterra dans l’église, et l’on prétendit que ses reliques avaient fait beaucoup de miracles.

La cathédrale de Drontheim fut bâtie depuis 1252 jusqu’en 1274. Les descriptions de sa magnificence semblent bien exagérées. Rutgerus s’exprime ainsi. AEdificium fuit magnificentissimus, coetera totius Europae templa omnia superans, imo in toto christiano orbe, ut quidam affirmant, sibi simile aut par non habens sive artificium sive amplitudine species[93]. Shönning en a aussi donné une description dans un léger in-quarto en petit caractère, d’environ 600 grandes pages. La première m’a du moins appris que le titre de Dom-kirka, donné aux églises cathédrales de Suède et de Dannemark, et sans doute aussi d’Allemagne, vient de Dom, jugement, à cause du chapitre du consistoire qui s’y tenait, et qui jugeait les causes ecclésiastiques. Au surplus, tout est marbre, or, argent et pierres précieuses dans les descriptions de ces messieurs.

Par ce qui reste du bâtiment, il devait réellement être fort vaste. La nef et une aile ont été détruites par le feu, mais les murailles en existent encore, et le chœur est assez grand, pour servir à présent de cathédrale. Ayant lu dans les ouvrages dont j’ai parlé, la description de colonnes de marbre blanc et vert, je m’étonnais de n’en pas trouver de trace ; à la fin je m’avisai de prendre une pierre et de gratter un morceau des colonnes plâtrées que je voyais autour de l’église ; à mon grand étonnement, je trouvai du marbre blanc dessous. Voici comme la chose s’est faite ; l’église ayant été pillèe et saccagée plusieurs lois, les pirates ont emporté quelques-uns des piliers de marbre : pour y suppléer, on en a mis de bois et on les a plâtrés en blanc ; afin que les autres ressemblassent à ceux-ci, on les a aussi plâtrés. On ne saurait nier que cette amélioration ne soit d’un goût exquis.

C'est sur-tout le portail qui fait extasier les historiens ; ils font mention des statues dorées des douze apôtres qui l’ornaient. Il devait y avoir d’autres saints, car on y voit encore dix-huit niches. Il y reste bien encore trois ou quatre statues, mais elles ne sont nullement dorées et fort ordinaires. La forme du portail, telle qu’elle paraît à-présent, ne paraît pas avoir jamais été d’un grand goût.

Le feu du ciel est tombé trois fois dessus l’église avant la réformation. Torfœus prétend que c’est à cause des impiétés qu’y commettaient les papistes. Quoi qu’il en soit, le réformateur Otto-Stigius l’a depuis pillée avec une dévotion particulière : il a enlevé jusqu’aux cloches et brûlé tout ce qu’il ne pouvait emporter, avec les livres de la bibliothèque du chapitre, dont il avait fait un tas sur la place. Des deux vaisseaux chargés des dépouilles, l’un fit naufrage-près d’Agdanasia, à l’entrée du bras de mer, et l’autre fut pris par des corsaires Hollandais.

Les persécutions du roi Swend-Knudtson ne tardèrent pas à faire revenir les habitans de la Norvège sur le compte du roi St. Oluf. Un des fils de ce dernier qui avait un royaume en Angleterre, vint avec une flotte pour reprendre son héritage, mais il fut battu et tué. L’année d’après, grand nombre de Norvégiens, conduits par Sigwald, passèrent en Suède et de-là dans le royaume de Garda, ou ils offrirent leurs services à Magnus, le second fils d’Oluf. Ils repassèrent la mer ; et ayant été aidé d’hommes et d’argent par son grand-père en Suède, Magnus prit pour rentrer dans ses états, le même chemin que son père, et ne trouva pas la moindre résistance. Swend-Knudtson, après quelques tentatives, jugea à-propos de se retirer sur-le-champ en Dannemark près de son frère.

Magnus fit faire une châsse magnifique en argent pour le corps de son père : on l’y trouva, dit-on, bien conservé cent ans après. Pendant longtemps, les chefs entreprenaient rarement une grande expédition, sans avoir auparavant été lui couper un poil de sa barbe, qu’ils portaient sur eux. Le maître autel de la grande cathédrale de Drontheim fut placé depuis dans l’endroit même Où il avait d’abord été enterré. Magnus tracassa d’abord les paysans qui avaient été armés contre St. Oluf, mais il sut ensuite s’en faire aimer. Par une suite de la condition qu’il avait faite avec le frère de Swend, il hérita du royaume de Dannemank, où il fut reconnu généralement aux états de Vibourg en 1033.

Il panagea ensuite son royaume de Norvège avec Harald, son oncle, qui avait conquis et pillé maintes villes en Afrique et en Sicile. Étant à Constantinople, il avait aidé à détrôner l'empereur grec Constantin Monomaque, pour placer sur le trône l'impératrice Zoë. Il traversa ensuite la mer Noire, et se rendit par terre dans le royaume de Garda chez le roi Jarisleff, dont il épousa la fille.

C’est de cet Harald, qu'est la chanson que plusieurs auteurs ont citée et qu’il fit en l’honneur de sa maîtresse Ellesif ou Elizabeth, à qui il rend hommage de tous ses exploits.

Pendant plusieurs années, Harald fit une guerre sanglante à Swend-Knudtson, à qui son neveu Magnus avait cédé en mourant tous ses droits sur le Dannemarck. Chaque année il venait faire une descente sur les côtes de ce pays, piller et ravager tout.

Après la mort d’Eclouard, il envahit l’Angleterre avec une grande armée, à l’instigation de Toste-Jarl, frère du roi Harald d'Angleterre[94]. Il lui livra une bataille sanglante dans le Northumberland, ou son armée fut battue et lui-même tué. Cette bataille eut lieu dix-neuf jours seulement avant celle que le même roi Harald d’Angleterre livra en 1066 à Guillaume le Conquérant, et dans laquelle il perdit le trône et la vie.

Ainsi l’Angleterre fut pendant plus de huit siècles attaquée, dévastée et cinq ou six fois conquise par ces peuples du Nord, ces redoutables Normans qui ne regardaient leur pays que comme un asyle pour y déposer leur butin. À cette époque, le christianisme commençant à faire des progrès, les peuples perdirent enfin la férocité qui les avait dominés jusqu’alors. Le dernier roi Harald avait bâti Opslo dans le Sud, et son fils bâtit Bergen. Peu-à-peu les peuples s’accoutumèrent à des mœurs plus douces ; mais ce ne fut que lorsqu’ils eurent tout-à-fait abandonné les dogmes féroces de la religion d’Odin.

Ils portèrent cependant dans le christianisme toutes les pratiques superstitieuses de leur ancien culte. C’était toujours à Odin et à Bruno que l’on envoyait les âmes des gens qu’on tuait dans les batailles ; c’était pour ses corbeaux que l'on préparait un festin, suivant les expressions de tous les chants de guerre qui nous restent de ce temps.

Le roi Hagen en 1250 profitant des troubles de l’Islande, réussit à s’emparer d’une partie de l’île. Elle se soumit entièrement à son successeur qui lui envoya un code de loix appellé Jons-bog (livres de Jons, c’était le nom du ministre qui les avait rédigées) que l’on suit. encore dans ce pays. Ce fut seulement à cette époque que les habitans de cette île embrassèrent le christianisme. La cause de religion qui les séparait de ceux de Norvège n’existant plus, un grand nombre vinrent s’y fixer.

Depuis cette époque, l’histoire de Norvège n'offre plus les détails que d’une seule grande expédition, dans les pays étrangers. Ce fut en 1260, lorsque le roi Hagen passa en Écosse avec une flotte considérable ; il soumit les rois ou chefs des îles qui avaient secoué son joug, et avaient recherché la protection du roi d’Ecosse. Il gagna et perdit quelques batailles dans le pays même, et mourut enfin sur la côte. Son corps fut rapporté à Drontheim et enterré dans la cathédrale que l’on commença à bâtir sous son règne.

La possession de ces îles occasionna de longues guerres entre les rois d’Écosse et ceux de Norvège. Malcolm d’Écosse fit un accord avec Magnus-Barfod (nu-pied) de Norvège, par lequel tous les pays dont le roi de Norvège pourrait faire le tour en bateau, lui appartiendraient. Maguns se fit traîner en bateau par-dessus l’isthme de Galloway et acquit ainsi tout le pays au-delà. Ce fait est rapporté par les historiens des deux pays ; j'en ai fait mention dans le volume sur la Grande-Bretagne, page 151. Il fut enfin conclu un agrément entre le successeur de Magnus et le roi Alexandre d’Écosse, par lequel celui-ci consentit à payer la somme de 1000 marcs en dédommagement des îles que le roi de Norvège lui céda entièrement.

L’histoire après ceci ne parle plus que de batailles sanglantes entre les différens partis dans l’intérieur du pays. Chacun d’eux adoptait un roi, qui souvent n’était qu’un aventurier, et sous son nom on exterminait et saccageait tout.

Plusieurs légats des papes sont venus à Nidaros (Drontheim) dès le onzième siècle, et y ont établi la cérémonie de couronner les rois, comme cela se pratiquait dans les autres états de l’Europe. Quoique ces peuples furent long-temps à embrasser le christianisme, ils adoptèrent cependant avec une promptitude singulière toutes les formes superstitieuses usitées dans ce siècle. L’épreuve du fer ardent fut souvent faite, pour connaître la vérité ; on l’employa sur-tout fréquemment dans le cas où un aventurier, arrivant des îles ou du Dannernark, se disait fils de quelque roi de Norvège.

Magnus-Smeck (le leurre), troisième successeur de Magnus-Barfod, hérita de la Suède ; mais les Suédois s’étant révoltés, donnèrent la couronne à Albreckt duc de Mecklenbourg. Celui-ci soutint de longues guerres contre Magnus-Smeck et ensuite contre sa veuve, la célèbre Marguerite de Valdemar, qui était reine de Dannemark par naissance et qui le devint de Norvège après la mort de son fils Oluf-Hagen.

On peut se rappeler que j’ai déjà parlé île ces divisions dans la première partie. Elles se terminèrent en 1587 par la bataille, dans laquelle Albreckt perdit la couronne et la liberté. La reine Marguerite fut ensuite reconnue à Calmar, reine des trois royaumes du Nord ; les états des trois pays, assemblés dans cette ville, firent devant elle l’acte solennel, appelé l’union de Calmar, par lequel les trois nations unies sous un seul roi, ne devaient plus former qu’un peuple.

Gustave Vasa, en 1515 (126 ans après) brisa ce pacte et fut reconnu roi de Suède. La Norvège a toujours depuis ce temps été réunie au Dannemark, et son histoire est celle de ce pays.

— Il est donc temps de revenir à ma promenade que suivant mon usage je n’ai pas voulu commencer avant d’être au fait de l’histoire des anciennes mœurs et du langage des habitans.

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Drontheim. — Le gouvernement. — Le langage — Le climat. — Usages. — Tribunal de conciliation. — Digression.


A peine entré dans le pays, on aperçoit bien promptement qu’un autre gouvernement y règne et qu’une autre capitale y donne le ton. En Suède les provinces étant fort petites, on a pu donner sans danger une grande autorité aux gouverneurs. La Norvège étant partagée en quatre grandes provinces ou bailliages (stift) et très-éloignée du siège du gouvernement, le même pouvoir accordé à ses agens dans ce pays, eût pu lui donner de grandes inquiétudes.

On peut bientôt s’apercevoir de la jalousie du gouvernement, par l’enchaînement des pouvoirs de ses mandataires. Les grands bailliages, ou stift, sont divisés en sept à huit fogderies ou petits bailliages : le grand baillif n’a de pouvoir que dans les villes : les campagnes sont soumises à des juges particuliers. La plupart des diplômes des charges sont conçus de manière, à ce que la personne employée doit avoir autant de pouvoir dans son district que le roi lui-même. Positivement par cette raison, il y a des enraiemens sans fins, attendu que presque tous les emplois ont la même prérogative, et qu’il est difficile qu’une cause quelconque, n’ait pas quelque connexion avec la voisine : le civil avec le militaire, la campagne avec la ville et celle-ci avec l’église ; chacun des mandataires a le droit d’arrêter tout, pour peu que cela le concerne et la cour alors décide.

Quoique dans cette partie, le langage ait assez de rapport avec le Suédois dans le discours, il en diffère beaucoup dans l’écriture. Cette différence, qui n’était rien il y a deux cents ans, est encore un effet de la jalousie des gouvernemens, qui ont cherché, autant que possible, à séparer irrévocablement les deux pays. En Suède l’usage veut qu’on parle à la troisième personne du singulier ; ici c’est à la troisième personne du pluriel. On trouve aussi quelques légères différences dans certaines choses ; ainsi dieu garde qu’on appelle en Suède une femme mariée, comme on le fait en Dannemarck ; et vice versa pour beaucoup d’autres choses ; avec cela un étranger qui connaît une de ces langues peut réellement dire aussi connaître l’autre ; la différence ne semble pas plus grande, qu’entre bien des provinces du même Royaume. La lecture donne un peu plus de peine, mais au bout de quinze jours on est au fait : la manière de rendre la besogne facile, est de prononcer haut chaque mot, on voit de cette manière quel est celui qui y correspond dans l’autre langue, et on se trompe bien rarement.

Shönning, dont la chronique des rois de Norvège m’a été utile pour connaître l’histoire du pays, et pour me faire passer une malheureuse insomnie qui me tourmentait, a aussi publié un voyage dans les paroisses aux environs de Drontheim, qui ne me paraît pas moins utile. L’étranger est d’abord étonné de lui voir répéter deux à trois fois que le roi lui a donné 500 rixdales à ce sujet, parce que cela a l’air d’en demander d’autres. Mais c’est précisément suivant les usages du pays. Quand on a dîné chez quelqu’un en Norvège, on lui prend la main après le dîner et on lui dit tak for mad (grand merci pour la nourriture). C'est là l’épitre dédicatoire : lorsqu’on rencontre son amphitryon dans la rue le lendemain du régal, on lui dit Tak for i gaar (grand merci pour hier) voila la préface ; ensuite quand Shünning commence son ouvrage par ces mots, Efter at hans Majestät kongen havde alterrnaadigste skiennet mig 500 rixdales til en Reise grennem Norge,[95] c'est là précisément le tak for sist (grand merci pour la dernière fois), que l’on dit à son amphitryon, quand on le rencontre quelques jours après le diner. Ainsi c’est fort en règle et les gens du pays ont bien grandement raison de trouver cela parfait.

Les meilleurs renseignemens qu’il donne, sont sur la mine de cuivre de Röraas, qui, à ce qu’il paraît, est d’un grand produit ; cette mine est située dans les montagnes près la frontière de la Suède, du côté de l’Heriedal. Elle fut découverte, il Y a une centaine d’années : on la travaille à présent avec beaucoup d’activité et elle est très-productive.

Le froid Fut si violent à Röraas, l’année passée 1798, que le vif argent y gela, et que pour s’amuser les gens en firent avec le marteau et sur l'enclume différentes figures. Cependant le froid n’avait pas été excessif à Drontheim : le thermomètre de Réauniur n’avait pas descendu à plus de 22 degrés, et seulement pendant quelques jours ; à Stockholm on l’avait eu pendant un mois à 25 ou 26. Ceci prouve que le climat : de ce pays lointain n’est pas aussi sévère qu’on l’imaginerait. Je puis assurer y avoir mangé en septembre, de fort belles cerises et même des poires et des pommes, qui cependant étaient venues en plein vent, dans les jardins. On voit aussi fréquemment dans les cours ou jardins, des chênes assez beaux, qu’on ne trouve plus en Suède, au delà de l’Uplande, près de quatre degrés plus au Sud.

Depuis une vingtaine d’années, la culture des terres s’est beaucoup améliorée dans ce pays. Le général Van-kraagh a commencé, et son exemple a été suivi par quelques autres propriétaires. Le général fit venir d’abord vingt-quatre tonneaux de pommes de terre, qu’il distribua pour rien aux paysans ; on en recueille à présent plus de cent milles par an.

Le principal commerce consiste dans l’exportation des bois, du poisson sec du Nord et du cuivre de la mine de Röraas. Mais tous les objets de luxe sont importés de l’étranger. On envoie des vaisseaux chercher du sel à S. Martin dans l’île de Rhé, pour la salaison du poisson et on en rapporte des vins de Bordeaux et des eaux de vie. Les planches que l’on envoie en France sont les plus mauvaises, le rebut des magasins ; les négocians prétendent qu’on n’achèterait pas les bonnes. On n’envoie au contraire en Angleterre, que des planches excellentes de 18 pieds de long, parce qu’on n’y prendrait pas même les médiocres, qui d’ailleurs payeraient un droit égal. On fait passer en Irlande celles auxquelles il manque quelque chose de cette longueur, parce que les droits dans ce pays varient suivant la longueur.

La principale exportation cependant est celle du poisson. La révolution de France, en supprimant les jours maigres dans beaucoup de pays, avait fait très-grand tort à la Norvège. « Ah ! me dit sérieusement un négociant, il est bien cruel, que le pape vienne de permettre aux Espagnols de manger de la viande, les vendredis et samedis ; cela va nous ruiner. » — Heureusement, dit un autre, que dans le même temps on a défendu de prendre du café en Suède, sans quoi nous étions perdus. » On me charger de présenter au pape et finit par au roi de Suède, les respects des négocians de Drontheim, de supplier l’un de faire observer au futur, les jours de jeûne très-régulièrement, et de remercier l’autre d’avoir défendu le café.

Autant qu’il est en mon pouvoir, je m’acquitte de la commission de ces honnêtes gens ; la cordialité et la bonne hospitalité que j’ai rencontrée chez eux, entre autres chez M. Knudtson, qui m’a comblé de politesse pendant tout mon séjour, me font désirer bien sincèrement que ces deux potentats ayent égard à leurs justes requêtes.

Il se tint une foire pendant mon séjour, qui me donna lieu d’examiner de plus près les coutumes du pays. J’assistai dans quelques endroits aux danses nationales ; elles sont vraiment fort étranges ; l’homme se jette en cadence, tout de son long par terre, sans quitter la main de sa danseuse qui tourne autour de lui ; à un coup d’archet, il se relève et recommence à danser. Ce tour de force est fait avec assez d’adresse et de légèreté. Je vis aussi que les lièvres blancs, que l’on avait apportés au marché, avaient tous le museau coupé ; comme cela me parut extraordinaire, je m’informai pourquoi cela était ainsi, et l’on me dit que c’était dans la crainte de faire naître des enfans avec un bec de lièvre, en donnant des envies aux femmes grosses. Voilà qui est assurément fort attentif.

Tous les paysans avaient un bonnet rouge en tête : leur pétulance était fort remarquable ; il y avait souvent des batailles, et une patrouille nombreuse venait arrêter les combattans.

Le principal article de vente était les chevaux, et j’ai vu plusieurs marchés de cinq ou six rixdales pour un cheval jeune et bien portant ; j’en vis même marchander un de trois rixdallers six shillings (15 francs, L’été était fini, il fallait nourrir les bestiaux huit mois à l’écurie et le fourrage est cher.

Il était venu à cette foire, plusieurs Lapons (Finns) : il paraît qu’on était fort accoutumé à les voir, on ne les regardait guères plus que les autres, on ne voyait pas non-plus qu’ils eussent l’air embarrassé. La grande foire est en hiver à Levanger ; et c’est là, que les négocians de Drontheim espéraient faire fortune, en vendant en abondance du thé brun aux Suédois.

On reproche encore la sorcellerie aux Finns (Lapons) de ce côté des montagnes, et on raconte différentes histoires à ce sujet, qui sont assez originales. On prétend aussi qu’ils ne veulent pas quitter leur pays. Après l’histoire suivante on verra qu’ils n’ont pas tant de tort. Un certain Lapon nommé Hallstein-Garp et sa femme Skaner-Catharine furent transportés à Copenhague en 1711, pour avoir soin de quelques rennes que le roi Christian V y avait fait venir. Après deux ou trois ans de séjour, on les accusa de sorcellerie et ils furent tous les deux brûlés vifs. Or je présume que si cette histoire est venue à la connaissance des pauvres Finns, cela doit les dégoûter fort des voyages.

Un corsaire français fit naufrage en février 1798, trente à quarante milles au nord de Drontheim. Les paysans effrayés, s’enfuirent à l'approche des gens de l’équipage qui était composé de 200 hommes. Ils furent obligés de forcer les portes et de tuer les bestiaux pour se nourrir. Les paysans se rassemblaient et se préparaient à les écharper, lorsqu’un courrier qu’on avait envoyé au général, revint avec des ordres de leur fournir des guides, les choses nécessaires au voyage, et de les faire venir à Drontheim, où on eut pour eux tous les égards que l’humanité et leur situation demandaient.

Un étranger est d’abord surpris de ne voir sur la table, dans les grands dîners que des fleurs et des fruits : les plats viennent les uns après les autres, il est vrai que cela a l'avantage de les tenir chauds, mais cela fait durer le diner bien long-temps. À la fin du repas, il est d’usage, que la personne la plus marquante de la compagnie, salue le maître de la maison ; c’est le signal qu’on attend pour se lever ; quand il y a un étranger, on attend qu’il le donne.

On chante souvent à table, et le fameux air national for Norge, kempers födesland, vi denne skaal udtommers[96] n’est pas oublié. Cet air est assez intéressant et l’enthousiasme avec lequel on le chante, doit plaire médiocrement à un Danois ; c’est une chanson au moins très-indépendante, et qui prouve que les habitans ont de l’amour pour leur patrie.

Tous les paysans, ou habitans des campagnes sont engagés dès leur naissance ; ils font le service pendant dix ans dans les garnisons, et après ne sont appelés qu’en cas de guerre : à 36 ou 40 ans, on leur donne leur congé définitif. Les gens qui n’ont pas le droit de bourgeoisie dans les villes, sont matelots, et font le service, quand le gouvernement les appelle.

La dixme dans les campagnes, se paye un tiers au roi, un tiers à la paroisse et le troisième au prêtre : ce serait bien fait de fixer un tarif, pour ne pas décourager les améliorations des campagnes. Les mines payent aussi la dixme au roi, et c’est bien le profit le plus clair.

Ces pays ont conservé la neutralité pendant cette guerre, mais les corsaires des différentes nations ont eu pendant long-temps la liberté d’y venir vendre leurs prises. La fréquentation qu’ils ont eue avec les habitans, y a fait plus de mal que la guerre elle-même, en répandant parmi eux, un esprit avide de gains usuraires, qui ne s’en ira pas si vite. Les corsaires républicains y ont d’ailleurs aussi apporté leurs principes, qui ont fait des progrès, guères moins rapides que les maladies qu’ils y ont laissées. Celles-ci ont infecté les basses classes d’une manière étonnante. Cet article est d’autant plus fâcheux qu’il n’y a point de médecins dans les campagnes, et que les paysans ne se plaignent de ces maux secrets, que lorsqu’ils tombent en pourriture, et que l’art ne peut plus rien pour eux. Il serait à-propos de veiller à cela et de prendre des précautions, pour que le mal ne fasse pas plus de progrès.

Dans ces dernières années, le gouvernement voulant arrêter les procédures, auxquelles ces Normœnds, n’étaient guères moins sujets, que leurs chers descendans en France, a créé deux tribunaux de conciliation dans chaque ville, où il faut passer avant de plaider. Ils sont composés d’habitans. Si l’affaire ne peut s’arranger à l'amiable devant ces tribunaux, les parties peuvent avoir leur recours aux loix. C’est un coup fâcheux pour les avocats et pour les procureurs ; il serait a désirer qu’on suivit cette méthode dans tous les pays de l’Europe.

La ville de Drontheim a des fortifications régulières, sur le cou de la péninsule dans laquelle elle est située. Le reste, cerné par la rivière, n’est qu’un simple rempart : il y a d’ailleurs plusieurs petits forts autour. Elle a été prise plusieurs fois par les Suédois, entre autres en 1658, mais elle fut reprise a même année.

Ce fut pendant le siège qu’elle soutint à cette Époque qu’on fortifia l’île de Munckholm (île des moines) où il y avait eu un couvent autrefois, comme son nom le fait voir. C’est un petit rocher, à un demi-mille de la ville au milieu de la rade, on y enferme les prisonniers d’état, et je ne connais pas de prison plus horrible.

Je fus la visiter avec deux jeunes Anglais, qui venaient de faire une expédition vraiment anglaise dans le Nord. Après avoir quitté Londres, ils avaient poussé tout d’un coup, et sans s’arrêter, jusqu’à vingt milles au nord de Torneô et y avaient lancé un ballon dans la Laponie, au grand étonnement des natifs ; les Lapons cependant y avaient paru moins sensibles, qu’à un cerf-volant qu’ils firent voler après. Ils avaient passé à Sundswall le même jour que moi, mais depuis ce temps, ils avaient fait une tournée prodigieuse. Ils étaient chargés de pierres, de minéraux, de mousses, de bâtons runiques, de portraits et sacs de Lapons, de peaux et cornes de rennes, et surtout d’un gigot succulent du même, auquel comme un franc ignorant, j’attachai un beaucoup plus grand prix, qu’à toutes leurs autres curiosités ; La guerre du continent ne permettant pas de voyager avec sûreté dans la plupart de états de l’Europe, les oisifs ont été forcés de tourner leurs pas, devers ces contrées lointaines. Le nombre qui y a paru dans l'été de 1799, surpasse de beaucoup celui qui y venait ordinairement dans l’espace de vingt ans. Il était venu cette année à Drontheim, un républicain de l’institut national, accompagné d’un Anglais et d’un Américain. Ces trois personnes formaient une association, assez extraordinaire dans les circonstances politiques de ce temps.

Or pour parler comme certains savans d’Upsal et de Copenhague, Mon cher lecteur benin et bénévole[97], tu sauras que toutes ces personnes avaient ainsi que moi, le louable dessein de faire part au public de leurs hautes entreprises. Que de plus je savais, à n’en pouvoir douter, que plusieurs autres savans, entre autres un Français, un Allemand, deux Italiens, un Anglais, un Suédois, un Danois et, si je ne me trompe, deux Russes, avaient aussi quitté leurs foyers pour s'instruire à la minute, des événemens Pittoresques Romanesques qui devaient leur arriver en changeant de chevaux, aussi bien que du nombre de clochers et de lanternes qui ornent la capitale de Suède.

L'ingratitude, Mon cher lecteur benin et bénévole, est le plus grand des vices ; donc sans être le plus vicieux des hommes, tu ne saurais te dispenser d’avoir beaucoup de reconnaissance pour l’abondante moisson d’instructions admirables, que ces dix ou douze ouvrages sur un sujet aussi intéressant pour l’humanité, va donner au monde. Si la guerre du continent dure encore quelque temps, il y a lieu de croire que chaque année sera au moins aussi fertile, et que nos neveux ne trouveront guères à glaner dans cette carrière après quelques centaines d’écrits si scientifiques. Mais, que dis-je ? c’est un sujet inépuisable et chaque année peut fournir à la presse des in folio sublimes, qui sans doute passeront à la dernière postérité, pour l’étonner sur la vigueur et la fécondité du génie de notre siècle éclairé.

Quelle gloire ne rejaillira pas sur mon nom, lorsqu’il sera un jour uni à ceux de ces hommes illustres et ingénieux qui, bravant les dangers et les fatigues inouïes d’un voyage en carrosse à quatre bonnes roues, sur un chemin uni, parcourent avec la rapidité de l'aigle, les provinces, les royaumes, les empires... et instruisent ensuite l’univers, avec une éloquence toute particulière, de la distance des lieux, des auberges et des choses admirables, que leur loisir a pu leur permettre de copier dans le livre de poste. — Mais non, je ne suis pas digne d’un tel honneur ; car en étudiant le langage, l’histoire et les mœurs des peuples : en séjournant même, dans leurs provinces les plus éloignées, mon but après tout n’est que de passer le temps du mieux qu’il m’est possible, et en imprimant ensuite, mes rêveries, de le faire aussi passer à d’autres ; mais si jamais, je me trouve posséder un chez moi. puissé-je le perdre encore, si j’en voyage assez loin, pour en voir disparaître les cheminées. Ceci soit dit en passant, en attendant mettons nous encore en route.


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Christiansund. — La morue salée. — État des femmes dans la Norvège. — Les fiords ou bras de mer.


Tel qu’un penseur profond, qui va le matin promener ses rêveries dans le jardin des Thuilleries, discutant à par lui, l’intérêt et la balance des nations : dès que la foule des damoiseaux et des belles, commence à bourdonner dans son allée solitaire, soudain il s’éloigne et va dans quelque autre coin, porter ce qu’il appelle sa sagesse et sa philosophie ; tel suis-je en ce moment, chagrin de rencontrer la foule dans ma promenade, je vais quitter la grande allée, et m’écarter vers des rochers et des précipices, où j’imagine qu’aucun de ces messieurs n’aura jamais la fantaisie de porter ses pas.

Je regrettai fort de n’avoir pu visiter le grand lac de Sœlbo et le village de Melhuus, où le général Armfelt avait son quartier général en 1718, et d’où il commença la retraite cruelle dont j’ai parlé ; mais on ne peut tout voir dans un pays quelconque, et un promeneur éclopé, n’aime pas à faire des pas inutiles. Le bon Shönning d’ailleurs, a décrit jusqu’aux clochers, et à l’intérieur des maisons de prêtres, autour de ce lac.

L’évêque de Drontheim, le docteur Schöneyder ayant égard à mon genou malingre, voulut bien me prêter sa cariole, jusqu’à l’endroit où je ne pourrais plus m’en servir. M. Knudtson le fils, aussi voulut bien m'accompagner une partie du chemin. Oh ! quand on est traité avec cette urbanité, on oublie la fatigue du chemin ; on voit les choses beaucoup mieux, et l’on ne souffre pas ; mais quand les sots, ou les méchans, abusant de l’autorité, qu’ils ont dans leur village, vous la font sentir par leurs rudesses, oh ! alors, bonnes gens, croyez-moi, le plus beau pays devient bien laid. Celui que j’avais à parcourir est très-montagneux, du sommet de la première montagne, on découvre à sept ou huit cents pieds au dessous la ville de Drontheim, les petits forts qui l’entourent, le grand bras de mer sur le bord duquel elle est située, et le rocher de Munckholm... Si ce n’était pour les malheureux qu’il renferme on serait satisfait de le voir.

Après avoir gravi pendant plusieurs milles, des montagnes escarpées, la vue s’arrête enfin, sur la belle vallée de Guldbrandal. Celle-là même, où le roi St. Oluf fit si grand-peur aux paysans, en faisant sortir des rats aussi gros que des chats, (à ce que dit l’histoire)[98], de la statue de Thor. Je fus me présenter chez le capitaine Bull près d’Ôrckedals-ören (le rivage d’Örckedal). Tout le monde dans ces pays peu peuplés, fait quelque chose ; de là vient, que comme en Suède, on vous accable de questions sur ce qu’on était, ce qu’était son père, sa mère etc. Les corsaires de la république aussi ont propagé leurs principes, et ce qui est vraiment étrange, ce sont sur-tout les prêtres qui en sont le plus infectés : eux qui sembleraient devoir en être les plus éloignés, par les bonnes sine curâ qu’ils possèdent et qui seraient certainement les premières victimes d’un changement quelconque. Si le roi de Dannemarck se permettait de leur faire ce petit raisonnement : » Vous aimez le gouvernement républicain, or mes chers messieurs, dans la république tous les prêtres ont été fusillés, guillotinés, chassés, noyés, ou transportés. Puisque cela vous plaît, on vous donne à choisir entre ces douces alternatives » ?... La drôle de figure que feraient ces messieurs ?

Le fait est que, comme dans tous les pays protestans, les prêtres en Norvège n’ont rien à faire près de leurs paroissiens ; le dimanche ils prêchent deux heures, et pour ce léger service j’en ai connu qui avaient deux et trois mille rixdales de revenus (douze à quinze mille livres tournois) et une belle maison. Mais hélas ! leurs femmes ne sont pas appelées fru. Elles sont seulement madame, et c’est une infériorité qui les choque.

En Suède, toutes les femmes mariées sont fru ; mais ici la différence est fort grande entre une fru et une madame. Le premier est un privilège de noblesse. Il n’y a que les emplois militaires, qui peuvent donner ce titre, et certains rangs civils que la cour donne ; mais un homme qui a été enseigne à quinze ans, et qui ensuite quitte l’épée pour le froc, peut appeler sa femme fru toute sa vie. Tous les emplois possibles ont un caractère indélébile, et j’ai entendu de longues discussions, pour savoir si un lieutenant qui venait de se faire prêtre, serait appelé herr lieutenant ou herr prœst[99].

En remontant la rivière, j’avais les fiälles en face, et je voyais à une très-grande distance ce dovre-fiälle redoutable, sur lequel on a pourtant construit un chemin praticable pour les voitures. Ce passage est à-peu-près le seul des vallées du nord, à celles du sud de la Norvège.

Les chemins de ces pays sont très-étroits et penchent toujours du côté du précipice. Les voitures, comme on sait, ont un attrait tout particulier pour verser de ce côté. Quand à force de grimper, on se trouve huit à neuf cents pieds au-dessus du fond de la vallée, il est peu de situations moins agréables.

Les vallées étroites qui séparent ces montagnes, sont assez peuplées. On était au 15 octobre et l’on faisait encore la récolte. Il me parut très-extraordinaire de voir d’assez beaux blés sur des hauteurs telles que dans les climats plus méridionaux, on ne penserait point à les cultiver. Toutes les nuits, la gelée était assez forte, mais depuis dix heures jusqu’à quatre, la chaleur du soleil était considérable.

Les habitans sont tous vêtus de noir. L’habillement des hommes n’a rien de particulier que de gros boutons semblables à ceux de nos scapins ; mais les femmes portent un vilain jupon qui ne descend guères qu’au genou, qui colle par en haut et forme mille plis par en bas ; il est assez semblable aux grandes culottes des matelots hollandais. Les belles de Paris qui dans ces derniers temps ont porté des transparens de toutes espèces, n’en auraient pas eu besoin avec cet habillement. Toutes les formes y sont dessinées comme sur le nud ; malgré cela je puis assurer, que je n’ai jamais vu costume plus dégoûtant.

On descend enfin dans la grande vallée de Surendall, que l’on parcourt jusqu’au rivage. Elle est assez peuplée, mais malgré les gains des corsaires et de la pêche, les habitans sont aussi pauvres qu’avides ; il faut payer pour un verre d’eau, en outre de querelles perpétuelles sur le pour-boire. Oh ! ces gens sont bien les grand pères de nos Normans ; on ne doit plus espérer trouver la bonhomme des paysans de l’intérieur de la Suède et de la Norvège ; c’est fâcheux, mais c’est à-peu-près général par-tout ; le voisinage de la mer influe cruellement dans tous pays sur les mœurs des habitans. Avant d’entreprendre ma longue navigation, pour me rendre à Christiansund, je fus me reposer chez le prêtre de la paroisse, le docteur Tengenhagen, où je fus reçu avec attention.

La ville de Christiansund est à quatre milles en mer. Les négocians de cette ville laissent leurs voitures à une assez bonne auberge au rivage et les reprennent quand ils vont à Drontheim.

À peine pourrai-je peindre ces fiords horribles, sur lesquels je n’ai eu que trop occasion de voguer. Celui-ci me parut terrible, mais qu’était-ce cependant près de ceux de la province de Bergen ? Des montagnes de trois à quatre mille pieds de haut les bordent ; leur pied est baigné dans l’eau et le sommet perdu dans la nue. Çà et là, on aperçoit quelques habitations isolées, où le propriétaire ne peut arriver qu’en bateau et souvent par une échelle qui lui sert à gravir vingt à trente pieds perpendiculaires, avant d’arriver à la plate-forme, sur laquelle il a bâti sa maison. Le temps était superbe alors, et je n’ai eu que le plaisir ; mais quand les tempêtes fondent du sommet des montagnes et font pirouetter la faible barque dans laquelle on navigue, rien au monde ne peut être plus épouvantable.

Je débarquai enfin à Christiansund, non sans querelle avec mes bateliers. Je leur avais cependant donné un pour-boire au moins double. La situation de cette ville est des plus extraordinaires ; elle est bâtie sur trois rochers, qui forment ; entre eux un grand bassin, presque rond et très-profond, où les vaisseaux trouvent un port sûr et commode. On ne peut aller qu’en bateau d’un quartier à l’autre ; et quand le vent souffle un peu fort, cela est difficile et dangereux. Il n’y a guères qu’une trentaine d’années que l’on a commencé à bâtir sur ces rochers.

Le poisson du Nord est la principale denrée qui s’y exporte. Comme à Drontheim, les négocians font presque tous leurs envois en Espagne, ou à St. Martin dans l’île de Rhé, d’où ils retirent des vins, du sel, et de l’eau-de-vie. Leur principal correspondant dans l’île de Rhé, est M. Fournier.

Les pêcheurs coupent la tête des poissons qu’ils prennent, et ce qui pourra paraître incroyable, ces têtes sont la principale nourriture de leurs bestiaux. Une vache anglaise aurait assurément trop de fierté dans le caractère, pour s’abaisser a manger une tête de morue ; mais dans ces pays, tous les animaux ne vivent guères que de la mer ; on voit les chèvres brouter les herbes marines qui en bordent les côtes, et casser entre leurs dents les coquillages qu’elles y trouvent.

Il ne vient presque rien sur les rochers où la ville de Christiansund est située : ils sont d’ailleurs assez étendus. Les habitans y sont très-attachés ; et il arrive souvent que les négocians, que le commerce a enrichis, font pour améliorer le peu de terrain qui s’y trouve, des frais assez considérables, pour acquérir une grande terre dans un bon pays. Tous leurs soins cependant se bornent à avoir quelques prairies et des légumes ; les paysans du continent y apportent du bois et toutes les choses nécessaires, et s’en retournent avec celles qu’ils y ont achetées. Pour cette maudite morue salée, on trouve à Christiansund les bons vins et toutes les bonnes choses de la France et de toute l’Europe. Les négocians riches y vivent fort bien, et l’on y boit passablement.

La société ne peut guères y être très-agréable ; les dames, comme par toute la Norvège, excepté à Drontheim et à Christiania, en sont bannies ; elles bornent leurs soins au service de la maison, font le ménage, servent à table, donnent les assiettes, à boire, et prennent toute la peine. Elles ne font presque jamais de visite, restent à la maison et la plupart du temps n’ouvrent pas la bouche. Les belles dames de Paris et de Londres vont crier à l’horreur ! mais ne leur en déplaise, une petite tournée dans ces pays ne leur ferait pas si grand mal.

Le café et le thé, c’est là le trône de celles de ces pays, et encore alors, les hommes les fument avec la pipe à ne pas se voir ; avec tout cela elles paraissent satisfaites. Sans contredit, une dame étrangère se trouverait bien humiliée dans une situation pareille, mais qu’on réfléchisse que l’isolement des villes en Norvège ne permet pas de donner aux filles une éducation très-brillante ; que les hommes au contraire sortent du pays dès l’enfance, et vont servir au loin dans quelques comptoirs étrangers, où ils apprennent les langues et reçoivent quelque instruction. Par conséquent, une femme élevée sur un rocher isolé, ne peut guères être une société pour eux, ni avoir les manières séduisantes, qui font chérir la société des dames dans les pays plus fréquentés,

Il y a à Christiansund plusieurs Écossais établis, et j’y trouvai le lieutenant-colonel Gardiner, de Montrose ; ainsi j'étais en pays de connaissance. Par-tout ou j'en ai trouvé, j'en ai toujours été traité en compatriote. Il est fort heureux pour moi, d’avoir commencé mes expéditions par leur Pays, je les retrouve par-tout ; aucune nation en Europe n’eut pu m’offrir les mêmes ressources.

Messieurs Thomas et Isaac Moses eurent la complaisance de me prêter leur bateau pour me rendre au rivage ; et en débarquant, les bateliers me remirent de leur part de bonnes provisions, du vin et de l’eau-de-vie. Je passai donc à travers les rochers qui bordent cette côte, et sur lesquels on aperçoit de temps-en-temps quelques maisons et même des églises. L'aspect du pays est horriblement sauvage ; l’horizon est borné presque de tous côtés par de hautes montagnes, dont le sommet était couvert de neige depuis quelques semaines. Ces mêmes rochers sont un abri sûr contre la tempête ; un vaisseau battu par les vents, peut voguer à pleines voiles sur les côtes de la Norvège, et être certain de trouver par-tout un port où se retirer.

L’endroit où je débarquai, se nomme Öre (le rivage) Me mettant là sur les charrettes de planches du pays, je me rembarquai à quelque distance et arrivai le lendemain à Molde. Cette petite ville est plus ancienne que Christiansund ; mais le commerce y est presque tout-à-fait tombé. Elle est située en amphithéâtre sur une colline assez fertile. Le Romsdale-fiord qui en mouille le pied, est large d’un mille vis-à-vis de la ville, et s’étend par deux branches à six ou sept milles dans l’intérieur des montagnes.

Les voyageurs prennent ordinairement un bateau à Molde qui les conduit à Bergen ; mais en outre que c’est fort cher, il arrive par fois qu’ils sont très-long-temps en route, retenus par les vents contraires. D’ailleurs ce voyage ne se fait guères qu’en été, et la saison avancée ne me promettait pas du bon temps. La poste va par terre et par eau suivant l’occasion, et se rend en huit à dix jours. Je préférai ce chemin. Cela paraît tout simple et tout naturel, mais la fatigue que j’ai endurée et les dangers que j’ai courus m’ont harrassé à tel point, que si j’avais à refaire ce voyage, je prendrais l’autre route.

Je m’embarquai donc sur le Romsdal-fiord ; le temps était très-beau et ce passage fut très-agréable. M. Allan, habitant de Molde ; voulut bien m'accompagner jusques à ma première station et sa compagnie ne contribua pas peu à me la faire paraître telle. Au milieu de ce bras de mer est un banc d’huitres ; les bateliers en pêchèrent quelques-unes avec leurs rames. Il semblait réellement que je me disposasse à aller visiter un autre monde. Les hautes montagnes dont la côte voisine est hérissée, ne semblent pas laisser de possibilité de débarquer nulle part.

Une ouverture parut enfin, et passant à travers les rochers, nous eumes le spectacle d’un beau bassin, entouré de quelques habitations. Nous débarquâmes et primes des chevaux ; après avoir voyagé quatre ou cinq milles dans la vallée et gravi la montagne par un assez beau chemin, nous descendîmes à l’autre rivage à Orskough, chez le prêtre Astrup, où nous reçumes le meilleur accueil.

Le bras de mer, sur lequel Orskough est situé, est celui qu’on appelle Stor-fiord. Il se divise en plusieurs branches et s’étend d’une quinzaine de milles dans les terres. Les hautes et sauvages montagnes qui le bordent des deux côtés, lui donnent un aspect encore plus formidable que celui que je venais de traverser. Ces hautes montagnes ne produisent sur le côté de la mer aucun autre arbre que le bouleau, dont la grandeur diminue peu-à-peu ; vers le milieu de la montagne, on ne voit plus qu’un peu d’herbe, puis les pierres sans apparence de végétation.

Le capitaine Lynneström, dont la maison est près de celle du prêtre, non-seulement eut la complaisance de me prêter son bateau, mais voulut bien m’accompagner jusques à Strand à deux milles de là ; nous fumes débarquer chez le prêtre de la paroisse. Ce fut sur-tout sur le Storfiord, que je commençai à avoir une idée juste de ces bras de mer redoutables. Les hautes montagnes presque perpendiculaires qui le bordent, ne laissent souvent pendant un demi-mille aucun endroit, où en cas de tempête on put mettre pied à terre. De leurs sommets s’échappent en longs filets des ruisseaux qui forment des traînées blanches de 7 à 800 pieds de haut. Parfois, on voit des chûtes d’eau plus considérables ; mais le courant qui forme celles-ci, ayant plus de force, s’est creusé un lit plus profond dans les montagnes ; les cascades où il y a beaucoup d’eau ne tombent généralement à la mer que d’une trentaine de pieds.

Dans quelques endroits, on aperçoit des vallées étroites et profondes qui, s’élargissant ensuite dans l’intérieur des montagnes, laissent la possibilité à quelques habitans de s’y établir, et d’y cultiver un peu d’avoine, le seul grain qui puisse y croître. Les rayons du soleil peuvent à peine pénétrer au fond de ces abymes ; à tout moment, l’ombre des rochers s’étend sur toute leur surface.

La profondeur de l’eau est généralement de plus de 600 toises, et comme le poisson se tient au fonds, les pêcheurs sont obligés d’avoir des lignes de 1200 toises de longueur.

Le pis de la navigation sur ces fiords d’enfer, c’est que souvent des pierres se détachent du sommet des monts. Pour peu qu’elles eussent de poids, elles enverraient le bateau au fond de l’eau, en tombassent elles, à un ou même deux milles. En 1721, un rocher énorme, qui formait un cap Vis-à-vis de la paroisse de Strand, s’écroula tout-à-coup ; sa chûte fit soulever les eaux à plus de 100 pieds au-dessus de leur niveau. Elles débordèrent comme un torrent dans les vallées, et culbutèrent à deux ou trois milles toutes les habitations et les églises qui se trouvaient situées à leur portée. L’effet s’en fit ressentir jusqu’à une distance de sept milles (18 lieues de poste) de chaque côté. l'église et le village de Strand furent complètement détruits ; on les a rebâtis depuis, à une hauteur assez considérable, pour ne pas craindre un malheur pareil.

Le village de Strand est situé dans une vallée assez large, mais peu longue ; on y voit les maisons perchées à des hauteurs prodigieuses. De l'autre côté de ces montagnes est un autre fiord, mais personne, à ce que l’on m’a assuré, ne s’est encore avisé de gravir les montagnes pour y aller. Comme je demandais s’il n’y avait pas un chemin pour aller a une paroisse qui par la carte ne me semblait éloignée que de trois ou quatre milles, on n’en connaissait seulement pas le nom ; on me dit enfin que la seule manière d’y aller, était de gagner la mer et de remonter le fiord sur lequel elle est située, ce qui faisait un voyage d’une vingtaine de milles.

La poste, dont je suivais la route, débarque à Strand, et pour éviter les tempêtes, auxquelles le Sund-fiord est encore plus sujet que le Stor-fiord, dont il est un bras. On a attaché des cordes avec des nœuds au sommet de la montagne : deux hommes dont un a les lettres sur son dos, s’aident du mieux qu’ils peuvent à gravir et à descendre la crête de la montagne. C'est à-peu-près, pendant un quart de mille de chaque côté, qu’il faut qu’ils voyagent de cette manière. Si ce n’avait été pour mon genou malade, c’eût été un vrai plaisir pour moi. L’impossibilité absolue d’en venir à bout, me fit renoncer à prendre cette route. Dans la matinée, une tempête violente s’était élevée et ne promettait pas une navigation facile ; c’était un dimanche, et quelques paysans venus à l’église, par le bras de mer sur lequel je devais naviguer, assurèrent que la tempête venait du Nord-fiord, et que celui sur lequel je devais voyager après avoir passé le premier cap, était fort calme. Ils n s’engagèrent même a profiter du moment, crainte que le vent ne tournât de ce côté.

Je pris donc quatre hommes vigoureux et un grand bateau, avec lequel je bravai les vagues. Ce ne fut pas sans peine que je passai ce maudit cap, mais à peine fus-je de l’autre côté, que je vis effectivement devant moi, l’eau calme comme celle d’un étang. Mais comment peindre les rochers horribles qui bordent ce Sund-fiord, dont la largeur n’est souvent que de cent pas.

Plus on avance dans l’intérieur des montagnes, plus l’aspect devient horrible et sauvage ; de tous les bras de mer que j’ai traversés aucun ne m’a frappé d’une telle horreur, que ce Sund-Fiord farouche. Les montagnes s’élèvent perpendiculairement du bord de l'eau à une hauteur de 1000 à 1200 pieds : dans quelques endroits, la pente est si roide que le sommet de la montagne semble plutôt pencher du côté de l’eau, que de l’autre côté. Aucun mur de cette hauteur ne pourrait avoir moins de talus ; cela semble comme une immense citadelle, bâtie des mains de la nature, dont le bras de mer serait le fossé. Au dessus de ces roches épouvantables, d'autres montagnes s’élèvent dont le sommet est perdu dans les nuages.

Dans un espace de quatre milles, depuis Strand jusqu’à Hellesyt, à peine trouve-t-on cinq endroits, où l’on pût mettre pied à terre pour se sauver de la tempête. Les bateliers ont planté ça et là, dans les crevasses du roc, quelques morceaux de bois où ils s’accrochent en cas de besoin, ils s’en aident aussi pour sauter sur une roche voisine. Quand du fond de cet abyme on lève les yeux au ciel ; étonné, effrayé de la hauteur des monts et de la profondeur des eaux, on frissonne involontairement et l’on admire en silence. Une ou deux vallées dans le même genre se présentent, et force fut aux rameurs de les passer promptement ; il en venait un vent terrible, qui menaçait d’écraser la nacelle contre les rochers ; aussitôt qu’ils en eurent passé la largeur cependant, on jouissait du même calme.

Cà et là sur des plates formes, à sept ou huit cents pieds du niveau de l’eau, on aperçoit quelques habitations de paysans, où les maîtres ne peuvent arriver qu’en grimpant d’abord par une échelle perpendiculaire de trente à quarante pieds de haut et ensuite de rochers en rochers. Le pied de l’échelle est dans l’eau : elle est solidement attachée au rocher et on y amarre le bateau. Ce n’est pas sans surprise que l’on distingue sur ces plateaux, quelques bestiaux, et même des bœufs et des vaches qui n’ont certainement pu y arriver que fort jeunes et sur les épaules de leurs maîtres. Lorsque quelqu’un meurt dans ces habitations, on doit bien sentir que, comme le rapporte l'évêque Pontoppidan, on ne peut en faire sortir le cercueil qu’en le suspendant à des cordes, au-dessus du bras de mer. Au coin de plusieurs rochers, il y a de petites cabanes, construites pour recevoir le bateau et les provisions de ceux qui vivent sur la montagne.

Ce fiord d’enfer, plus redoutable que le Stix, se termine enfin par une montagne énorme et qui me parut n’avoir guères moins de 6,000 pieds de haut. Sa forme est cell d'un chameau ; la bosse, la selle et la tête y sont bien marquées. Deux cascades assez considérables coulent de deux vallées étroites qui sont sur les côtés ; on en a profité pour établir des moulins à scie.

Lors de mon arrivée, les paysans sortaient de l’église ; un étranger, n’avait pas mis le pied dans ce lieu désert depuis vingt ans peut-être ; aussi on empressait, on n’entourait. Dans la chambre du prêtre, qui n’avait guères que dix pieds de large, j’ai vu cinquante de ces bonnes gens accumulés, me regardant de tous leurs yeux et la bouche béante. Ennuyé de servir de montre, je fus me placer à une table et leur tournai le dos, faisant semblant d’écrire ou de lire ; je sentis tout à coup des cheveux gras, me pendre sur la figure, et en me retournant, je vis, je ne sais combien de têtes penchées sur la mienne, examinant ce que je faisais. Au milieu de tout cela, je distinguais la bonhomie la plus complette ; cette chambre, où le pasteur se tient quand il vient dire l'office à cette église, était la seule publique : on attendait le prêtre pour terminer des affaires avec lui ; la première curiosité satisfaite, une douzaine s’assit par terre, tira du pain et du fromage, et dans cette situation, continua de me toiser des pieds à la tête.

Le prêtre ne vient guères visiter cette paroisse que tous les mois : sa demeure est à Nordhall à trois milles de distance. Toutes les fois qu’il doit aller dans une des paroisses qui dépendent de son pastorat, six des habitans de celle où il doit aller, le viennent chercher en bateau le samedi, et ceux de son domicile vont le reprendre le lundi. Le bon curé du lieu, qui est dans la pays depuis plus de trente ans, m’a dit bien positivement, que chaque fois qu’il naviguait sur ce bras de mer, il lui paraissait plus terrible, et que ce n’était qu’au péril de sa vie, qu’il s’acquittait de son office. Tous les prêtres dans les îles qui bordent les côtes de la Norvège courent le même danger. Quand ils vont prêcher dans l’île voisine, ils amènent souvent avec eux, leurs femmes et leurs enfans, dans la crainte que la tempête ne les forçât de rester trop long-temps sur l’île où ils vont.

Lorsque le prêtre fut arrivé, les paysans affluèrent dans la chambre, pour les affaires de la paroisse ; je grimpai alors par une trape dans le grenier où je devais passer la nuit. Quelque temps après je descendis et je présentai au curé la lettre que j’avais de l’évêque de Drontheim pour les prêtres de son diocèse, et le bonhomme m’admit à manger à la gamelle avec lui et le marguillier de la paroisse.

Le lendemain je me huchai sur un bât de bois, mon porte-manteau en croupe, et mon sac de provision sur les épaules du conducteur ; il ne lui pesait guères, parce qu’il savait bien qu’il lui en reviendrait quelque chose, et je m’enfonçai dans ces montagnes. L’entrée de la vallée est fort étroite, mais après un quart de mille, elle s’élargit et paraît assez habitée. Dès qu’on s’éloigne des côtes, ou même que l’on s’enfonce dans l’intérieur des bras de mer, on trouve en Norvège tout un autre peuple. La fréquentation des étrangers cessant tout à fait, on retrouve la bonhomie ancienne, qui est presque toujours le lot du cultivateur, mais bien rarement celui du pêcheur. Les frais des instrumens de la pêche, sont très-considérables et le profit précaire ; la culture des terres est moins coûteuse et le profit beaucoup plus sûr ; il s’ensuit, que le cultivateur s’enrichit peu-à-peu, et que presque toujours le pêcheur est aussi pauvre à la fin de sa vie qu’au commencement.

Les bois sont peu communs dans cette partie, et l’on ne cultive guères que de l’avoine ; mais les bestiaux sont en grande quantité, et paraissent en assez bon état, quoique petits. Un orage me surprit dans la route : je vis enfin une maison et je fus m’y mettre à couvert, à l’instant même, on me fit placer près du feu et les gens apportèrent du foin au cheval sans que je l’eusse demandé ; le tout, par le seul motif d’hospitalité et sans vue aucune d’intérêt, car ces bonne ; gens ne voulurent absolument rien prendre. Ce n’est pas ainsi que sont ceux qui ont fréquenté les corsaires. Quoique le langage change entre chaque bras de mer et que je m’en aperçusse fort bien, je ne laissais pas de le comprendre également. C'est un mélange plus ou moins grand de mots anglais, suédois et islandais, et cela me semblait peu essentiel. Les Danois cependant, qui ne connaissent que leur langue, ont de la peine à comprendre les gens de ce pays.

Je passai cette nuit comme l’autre, exposé à tout vent : et quoique couvert de toute ma garde robe, je ne pouvais me réchauffer ; je ne conçois guères pourquoi : car mes habits, pendant le jour, étaient plus que suffisans quand il ne pleuvait pas. Je m’embarquai ici sur un lac au milieu des montagnes : ces lacs entourés de rochers perpendiculaires, sont encore plus dangereux que les fiords ; l’eau en est plus légère et souvent tout à coup une tempête s’élève et succède rapidement au calme. La poste, pour éviter les dangers de cette navigation, se charge ici sur le dos d’un homme, qui suit à pied les détours du lac et gravit les rochers par un sentier fort étroit.

Ce fut dans ce pays, que je commençai à apercevoir les usages dont parle l'évêque Pontopiddan. Plusieurs habitans portaient effectivement le chapeau parapluie : il est en cuir et les ailes rondes en sont très-larges. Une coiffure pareille est fort bien imaginée dans un pays où il pleut tous les jours. Les vieillards conservent aussi leur barbe ; mais plus près de Bergen, les habitans de quelques paroisses ne la coupent jamais.

Les ours sont très-nombreux dans ces montagnes et les habitans croient fermement qu’ils sont très-friands, comme le rapporte Pontopiddan du fœtus des femmes enceintes ; ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ils mangent autant de bœufs et de chevaux qu’ils peuvent en attraper ; mais ils attaquent très-rarement les hommes, quand ils ne sont pas provoqués.

Dans l’intérieur du pays on trouve toujour les gens également complaisans et point avides. La bonhomie de ces cantons isolés veut que l’on cause toujours avec ceux qu’on rencontre et qu’on les salue du titre de Far (père), les femmes de Mor (mère). Les gens aisés s’appellent entre eux mon frère en français : d'où il arrive parfois, que ceux qui ne connaissent pas la langue, y ajoutent encore le pronom de la leur, et se saluent en disant : huru morn min mon frère, (comment se porte mon mon-frère, dont il leur arrive par fois de faire un seul mot). Dans le commencement il me paraissait extraordinaire d’être appelé père par une bonne femme, qui eût pu être ma grand-mère ; mais bientôt on se fait à cela, et ces expressions intéressantes, qui semblent donner à connaître la bonhomie, plaisent beaucoup plus que les appellations vaines des peuples plus raffinés.

Il fallut gravir la montagne qui sépare les deux fiords ; la montée ne me gênait guères, c’était la descente. Alors le poids du corps et du porte-manteau me pressait horriblement contre l’arçon de mon bât de bois. Le casse-cou aussi, dont le cheval saute plutôt qu’il ne descend les roches qui le forment, font faire des réflexions d’autant moins agréables, qu’un précipice de sept à huit cents pieds est la pour vous recevoir, en cas de chûte. La vue, du sommet de ces monts, est bien étonnante ; les fiords qui les traversent, de ces hauteurs, ne paraissent que de grandes rivières, sur le bord desquels on voit çà et là quelques habitations.

Le temps était très-beau, quoique froid ; deux hommes suffirent pour me faire passer le fiord d’Indvig. Les montagnes qui l’emmurent, quoique toujours aussi élevées, sont beaucoup moins perpendiculaires, et par conséquent le danger des coups de vent est moindre. Le village d’Indvig, situé sur ses bords, récrée la vue et parait bien habité ; je fus débarquer à Udvig, un peu plus loin ; et pour la cinquième fois, je passai la nuit sur une table dans la chambre de la famille : la chaleur étouffante des étuves où les paysans se tiennent, est plus insupportable que le froid le plus cuisant.

La montagne que je gravis, à la sortie de ce village, me parut la plus élevée de celles que j’avais traversées : à la hauteur de 1,000 pieds à-peu-près, je trouvai la neige : sans les piquets qui bordent le chemin, on courrait grand risque de s’égarer. Je fus bien six heures à me rendre de l’autre côté, quoiqu’on ne compte pas plus de deux milles. La vallée de Breum où j’arrivai alors, est assez habitée et bien cultivée ; au milieu est un lac, que l’on voit se perdre dans les montagnes et sur lequel je fus encore obligé de n’embarquer.


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Naufrage. — Peuplade isolée. — Les anciennes manières. — La poste. — Les pêcheurs. — Les gens à barbe.


Rien n’est affreux comme les montagnes qui bordent le lac de Breum, en arrivant près de l’endroit du débarquement. Les montagnards ont pratiqué dans un seul endroit, le long d’une cascade, un chemin pour leurs chevaux, qui va en zigzag jusqu’au sommet. On les voit au dessus de sa tête à une hauteur prodigieuse. La vallée dans laquelle je voyageai après, est très-étroite, et semble dans l’état que l’on pourrait imaginer pour la fin du monde ; des roches énormes accumulées les unes sur les autres, laissent à peine Un passage au milieu d’elles. Bientôt la démolition des montagnes plus considérable, donne place à quelques petits lacs autour desquels on voit quelques habitans. Il était six heures du soir lorsque l’arrivai à Skey ; il était trop tard sans doute, pour s’embarquer sur un lac dans ces montagnes, mais j’étais si fatigué que l’espoir de passer enfin une bonne nuit chez le pasteur de Julster, me fit tenter le passage.

Au départ un vent léger soufflait en ma faveur, et pour augmenter la vitesse de la barque, je lui tendais mon parapluie ; tout-à-coup un tourbillon s’éleva, les vagues se haussèrent et dans moins d’une minute une tempête terrible agita la surface du lac. Mes bateliers épouvantés de l’eau qui remplissait la barque et des vagues qui menaçaient de l’engloutir, ramèrent à toute force vers la terre. Habitués à ces orages soudains, ces gens, avec une adresse étonnante, se sont perchés (on pourrait presque dire) sur une vague, puis ramant avec vigueur en suivant son mouvement, ils ont enfin été se jeter à terre. J'en fus quitte pour la peur et pour être bien mouillé. A travers l’obscurité, les bateliers me conduisirent à un village peu éloigné, dont les habitans n’avaient peut-être de leurs jours vu un étranger chez eux.

Comme à quelque chose malheur est bon, celui-ci me procura du moins l’avantage de visiter une peuplade ignorée, et dont les mœurs et les usages me semblèrent plus rapprochées de celle des Anciens. Les maisons, quoique plus grandes et plus commodes, sont absolument bâties dans le goût des koyas des Lapons. De grosses poutres placées les unes sur les autres, forment un quarré long sans fenêtre. La cheminée sans tuyau est dans un coin, et la fumée s’échappe par un trou quarré au sommet du toit, qui est fait en cône. Il est remarquable que la fumée ne descend jamais au-dessous du niveau du toit. Lorsque le feu est éteint, on ferme le trou, par où elle s’échappe, avec une trappe et alors on étouffe et on n’y voit goutte. Pour s’éclairer, ces gens brûlent un morceau de bois résineux, qui est attaché à une pince de fer ou de bois au milieu de la chambre, et dont le charbon tombe sur une pierre en dessous. C’est dans cette chambre, que toute la famille se tient et couche. Les enfans sont étendus tout nuds dans leur lit, et quand ils en sortent pour quelques besoins, le chien qui sait de quoi il s’agit, les suit à la piste, et ne laisse rien après eux.

Les femmes préparent à manger aux hommes ; ceux-ci après la prière, se mettent dans un coin et mangent à l’aise ; quand ils ont fini, les femmes se rassemblent dans un autre coin et mangent ce qui reste. Je ne prétends pas dire que ce soit galant, mais c’est une preuve que dans toutes les classes en Norvège, excepté à Drontheim et à Christiania, les femmes savent le respect qu’elles doivent à leurs seigneurs et maîtres.

À l’entrée de cette chambre est un emplacement, semblable à l’antichambre des Lapons où l'on dépose les provisions ; la cour est entourée de plusieurs petits bâtimens, dont chacun est destiné à un usage particulier ; dans l’un est le grain, dans l’autre les habits, l’étable, le foin, le four etc. L'habillement est absolument dans la forme de celui que Gustave III a introduit en Suède, avec même des tampons aux épaules, mais il est très-ample et très-chaud. Ceci prouve que le roi avait bien raison, en disant que c’était l’ancien habillement du pays.

Les souliers sont tout simplement, comme ceux des Lapons, un sac de cuir sans semelles ; les femmes, habillées comme les Lapones, portent également des ornemens de plomb à la ceinture et d’argent au cou et au bonnet. Les seuls meubles de la maison, consistent en trois grabats, un banc collé à la muraille, une marmite de fer et quelques plats et cuillers de bois.

Ce rapprochement m’a fait présumer que ces montagnards sont les restes des anciens habitans les Sabmie, que nous appelons Lapons, et qui ont adopté quelques coutumes des nouveaux venus, les Goths ou les Suédois et Norvégiens ; ils cultivent d’ailleurs la terre, et ressemblent parfaitement à ceux des Lapons qui se sont fixés, et qui cultivent la terre dans les provinces du nord de la Suède.

Le père de la famille voulut me conduire lui-même chez le pasteur de Julster. Je m’embarquai dans son bateau. La neige pendant cette nuit, et à la suite de l’orage, avait descendu de plus de 400 pieds ; elle n’était plus guères qu’à une centaine de pieds au-dessus du niveau du lac. Le temps était serein et l’eau très-calme, mais le souvenir de l'orage de la veille, me la faisait regarder avec défiance. Je débarquai pourtant sans mal-encontre chez le docteur Dott à Julster ; je trouvai chez lui un repos bien nécessaire, après cette route pénible.

Le bonheur de changer de tout dans ce cas, et de se refaire par un bon dîner, vaut en vérité à mon avis la peine que l’on a éprouvée ; car en tout, c’est le seul besoin qu’on a d’une chose, qui fait sentir le bonheur de la posséder.

Le lac sur lequel est située la paroisse de Julster, est le seul moyen de communication entre les habitans ; il n'y a aucun chenmin sur ses bords On commençait cependant à déblayer les pierres, pour y pratiquer un sentier. La poste est une institution toute nouvelle dans ces pays ; il y a à peine douze ans, qu’elle est sur le pied où on la voit, entre Bergen et Drontheim. Dans le fait, les difficultés prodigieuses, de faire une route sûre à travers ces bras de mer et ces hautes montagnes, ont naturellement dû empêcher d’y penser. Les bureaux de poste sont communément chez les prêtres ; ils ouvrent le paquet et prennent les lettres qui appartiennent à leur district ; ils signent aussi sur un registre la réception de toutes les lettres recommandées particulièrement ; de sorte qu’elles ne peuvent s’égarer, ou du moins que l'on connaît sur-le-champ dans quel district elles ont été distraites.

Il fallut encore me rembarquer sur le lac ; après un demi-mille de navigation, je débarquai à l’endroit où il s’écoule dans une belle et grande vallée, entourée de tous côtés par des montagnes très-élevées. On aperçoit une cascade considérable, qui tombe perpendiculairement du sommet des monts d’une hauteur d’à-peu-près six cents pieds. L’évêque Pontoppidan prétend que dans l’ancien temps, on précipitait dans les grandes cascades de la Norvège, les gens qui excitaient des troubles et voulaient faire des révolutions : donnant ainsi à leur supplice l’emblème du désordre qu’ils auraient pu occasionner. — Nous n’avons pas, que je sache, de cascades aussi élevées en France ; la perte du Rhône cependant eût pu, il y a dix à douze ans, être d’une utilité bien grande à l'état, si on s'en était servi convenablement.

Les gens revenaient du Ting, et ils étaient tous sous, comme si au lieu d'avoir visité Thémis, ils fussent revenus du cabaret. Leur nombre était assez gênant, voulant suivre les coutumes du pays de parler avec tous, et tant bien que mal de répondre à leurs questions. Ils étaient tous vêtus comme je l’ai décrit plus haut, et avaient le chapeau de cuir ; de tous aussi je fus salué par le titre de père, far, et je le leur rendis par celui de bror, frère. Leurs questions sans fin eussent été fort embarrassantes, mais j’avais pris le parti de me dire Suédois, et comme la Suède n’est pas loin d’eux, et qu’ils savent ce qui s’y passe, leurs questions étaient plus courtes.

Je m’arrêtai à Forde chez le prêtre Lind, où je passai un jour ou deux. Les juges du canton y étaient, et mon passe-port sans caractère fut long-temps le sujet de la conversation. Si jamais le diable me pousse à revisiter ces montagnes et ces fiords d’enfer, assurément je ferai mettre au moins pafwen sinap mästare (moutardier du pape), car il faut un caractère à ces messieurs.

Il fallut encore gravir une montagne pour descendre à l’autre fiord. Je ne fus guères moins de huit heures en route pour faire deux milles, et fatigué comme d’un long voyage, j’arrivai enfin chez M. Bennon, qui a une fort jolie maison sur le bord du fiord Dale, où je rembarquai encore. Ce fiord est très-étroit, et très-redoutable pour peu que le vent souffle ; il est bordé comme celui d’Hellesyt, de rochers perpendiculaires et de hautes montagnes. Le peu d’habitans qui habitent ces côtes, sont la plupart obligés d’avoir des échelles pour gravir à leurs habitations, autour desquelles on voit des vaches et des boeufs, qui comme dans le bras de mer d’Hellesyt, n’ont pu y arriver que sur les épaules de leurs maîtres.

La paroisse de Dale est située dans un joli bassin, ou la terre est assez productive. J'avais ici quatre milles à faire avant d’arriver à l’autre bras de mer. Je m’enfonçai donc dans la vallée suivi de mon conducteur, qui avait pour son cheval une tendresse particulière ; dans un endroit un peu plat, je voulus trotter un peu pour me délasser ; mon homme sauta à la bride et m’arrêta tout court. Après l’avoir prié de me laisser aller, le voyant obstiné, je fus obligé de laisser tomber à plusieurs reprises ma bequille sur ses épaules ; mon homme alors lâcha la bride, mais il prit son cheval par la queue et l’empêcha d’aller absolument. Après un demi-mille de marche, il prétendit ne vouloir pas aller plus loin, quoi que nous ne fussions qu’à moitié chemin de la poste. Je le priai comme la première fois et très-poliment, de laisser la bride du cheval, et à la troisième fois, ma bequille fit encore son jeu ; il revint à la charge et la bequille d’aller. Le lecteur remarquera qu’en distribuant ces légères faveurs, je devais avoir une attention toute particulière : mon homme avait mon sac de provisions sur ses épaules, et un coup mal-adroit eût pu faire répandre le rum qu’il contenait et qui était ma seule consolation à la couchée. A la troisième fois pourtant, les voisins se mirent à rire et répétèrent après moi en gang, to, tre (une fois, deux, trois) ; cela déconcerta mon homme et il marcha.

Sur la montagne que je dus traverser après, je lui donnai un grand verre d’eau-de-vie, et alors le bon humain fut enchanté de m’avoir suivi. Je fus me loger de l’autre côté chez des cultivateurs qui sont bien autrement traitables que les mangeurs de poissons. Je passai la nuit sur la table, il est vrai, comme à mon ordinaire, mais l’attention de ces bonnes gens, qui me donnaient tout ce qu’ils avaient du meilleur cœur possible, me faisait oublier que mon lit était un peu dur. Quand la famille est couchée, on ne souffre pas de lumière dans la chambre commune. L’usage de ces bonnes gens est de se coucher à six heures du soir et ils ne se lèvent pas avant le jour, qui ne paraissait guères alors avant neuf heures du matin. L’obligation de rester ainsi étendu quatorze heures de suite sur une table, n’était pas ce qu’il y avait de moins pénible dans cette route.

Le blé, échauffé par la réverbération des rayons du soleil contre les rochers, mûrit mieux dans ces vallées que sur le bord de la mer, et les paysans qui y sont établis sont certainement plus heureux ; malgré cela, la population ne s'écarte guères des côtes, et les gens qui y végètent, croiraient mourir de misère, s’ils n’avaient pas la mer en vue.

Je régalai la famille d’un peu de punch et de pain blanc ; c’était assurément pour ces bonnes gens un régal plus délicat, que les plus grands festins pour le riche. Le père enchanté de mes bons procédés, voulut m’accompagner lui-même au-delà des monts. Après une descente très-rapide et bien fatigante, j’arrivai enfin à Lervigen, chez le capitaine Holck ; sa maison est située sur le bord du principal fiord de la Norvège, le Sogne-fiord, qui était alors tourmenté par une tempête affreuse ; il s’étend de 16 à 17 milles dans l’intérieur des montagnes.

Je vis ici les gens recueillir le goémon, et après l’avoir arrosé d’eau chaude, le donner à leurs bestiaux, qui le mangeaient sans difficulté.

Peu-à-peu on se fait, et ensuite on se plaît à la coutume, on pourrait dire patriarcale, d’être servi par les dames de la maison. Les mets présentés obligeamment par une jolie personne, semblent meilleurs que lorsqu’un pataud de domestique vous les donne ; il semble bientôt tout naturel de voir le père de famille et ses amis servis par ses enfans. J’éprouvai dans la famille nombreuse du capitaine Holk, que cette manière, à laquelle les peuples du sud ont renoncé depuis long-temps, est souvent très-agréable.

Le lendemain, le Sogne-fiord était calme. Il a bien un mille de large et jamais milles ne paraissent plus longs que ceux qu’on voyage sur ces bras de mer redoutables. Les bateliers qui communément sont très-honnêtes sur l’eau, cessent malheureusement de l’être en débarquant. Accoutumés en pêchant à rester tranquilles tant que le filet est dans l’eau, ils ne jurent que lorsqu’en le retirant, ils n’y voient pas beaucoup de poissons ; il en est de même pour le voyageur, ils le traitent bien jusqu’au payement, mais quand ils l’ont reçu, ils jurent et font tapage, pour en obtenir davantage, quelque chose qu’il leur ait donné.

Je veux dire en confidence au lecteur, (sous la condition cependant, qu’il me gardera le secret), que dans mes voyages j’ai toujours un pistolet avec moi, lequel ne fut jamais chargé et qui manquant de gachette et de ressorts, ne pourrait guères l’être. Dans les grandes occasions donc, j’ai l’air de me mettre fort en cólère, j’ouvre avec fureur mon sac de provision, j’en tire l’instrument formidable et aux yeux de tous je le mets dans ma poche ; puis me placant dans un coin, je pérore mes assaillans, qui sans cela m’approcheraient de trop près, et pourraient fort bien m’assommer.

À mon débarquement donc, entouré de mes trois pêcheurs et des gens de la maison qui criaient avec eux, sans savoir pourquoi ; je m’arrangeai comme l’ai dit, et je criai d’une voix terrible, « qui de vous osera n’approcher à présent ? » Ma contenance héroïque, fit voir à mes gens que je n’étais pas un poisson ordinaire, et bientôt ils se retirèrent, après m’avoir fait des excuses et des complimens. Je les avais payés un tiers de plus que je ne le devais, et si j’eusse donné davantage, rien n’aurait pu les satisfaire. Dans ce cas, un étranger isolé n’a guêres d’autres ressources que de payer de bonne mine, et c’est ce que je suis habitué à faire ; quand il le faut, je sais me présenter à la bataille, avec autant de fierté que le bon Ulysse chez les Mirmidons.

Il me fallut pourtant passer la nuit, chez ces gens ; le manque de chemin demandait au moins quatre heures pour me rendre à l’autre fiord quoiqu’il n’y eût guères qu’un mille. La route est à travers des escaliers raboteux, sur lesquels, le cheval ne fait un pas, qu’après avoir assuré les jambes en mouvement. Les rochers qui bordent cette gorge étroite et sauvage sont si remplis de cascades, que la pierre elle-même semble fondre en eau. Le soleil a peine, à éclairer ces abymes profonds, et le peu de végétation que l'on aperçoit entre les pierres est à peine suffisante pour faire voir que l’on n’est pas en enfer. Quand ce maudit voyage finira-t-il donc ? Il n’y a plus que huit milles pour arriver à Bergen, mais chaque mille est plus difficile à faire, que dix en Suède.

En dépit du vent et des vagues je m’embarquai sur le fiord Nord-Gullen. Les bateliers habiles, savaient ménager leur force et leur rame, de manière à lutter contre le vent : depuis trois heures cependant, j'avais à peine fait un quart de mille. La tempête augmentait toujours ; au détour d’un cap de rocher, le vent soufflant avec violence souleva l’eau en tourbillon et la fit tomber en torrent sur le bateau, qui virant de bord et tournant comme une toupie. menaçait de s’effondrer. Les bateliers effrayés laissaient presque les rames : je pris sur moi alors, de leur donner une confiance que je n’avais guères, et ramant à force, nous gagnámes une petite anse où je leur fis prendre des forces en leur donnant un verre d’eau de vie, qui opère ordinairement comme un charme sur ces gens. Après une minute, ils voulaient se remettre en mer, mais la nuit était très-obscure, et les vagues effrayâmes ; je ne voulus point y consentir : « De l'autre côté, » me dirent-ils alors, « Où vous voyez cette lumière, le marguillier de la paroisse demeure, nous serons bien chez lui. » - «Morbleu ! quand ce serait le pape lui-même, je ne bougerais pas. » Me voyant donc déterminé, nous gravîmes le rocher et fûmes trouver une cabane de pêcheurs, ou nous nous établîmes sur le carreau, et ou nous passames une assez mauvaise nuit.

Le lendemain la tempête durait encore, mais on y voyait, et c’est beaucoup ; m’étant informé de mes bateliers, qui me pressaient de partir, s’ils savaient nager, et m’ayant répondu que non, je n’aventurai à aller avec eux. C’est une précaution toute simple et bien naturelle, car il est à présumer que n’ayant pas plus d’envie de se noyer que vous, ils ne se hasarderont pas à aller en mer si le risque est trop éminent.

Il ne me restait à faire que trois quarts de mille pour gagner le port, et il n’y avait point de choix ; il fallait rester dans la cabane, ou poursuivre ma route en bateau. Les hautes montagnes qui bordent la côte et leurs rochers perpendiculaires ne permettraient pas à une chèvre d’aller par terre. Les vagues effrayantes qui venaient se briser contre le bateau me semblèrent pendant la première heure, devoir l’engloutir à tous momens ; mais peu-à-peu voyant avec quelle adresse mes bateliers savaient les surmonter, je commençai à me rassurer. Lorsqu’il venait un grain, que j'apercevais de loin frisant la surface des vagues, je les en avertissais, et au plutôt nous nous jetions dans quelque anse à travers les rochers jusqu’à ce n’il fût passé. Nous fûmes obligés de nous arrêter ainsi, cinq ou six fois, et ne pumes arriver à Eye qu’après six heures de fatigues.

La péninsule que j'avais à traverser ici, n’est que d’un quart de mille ; il faut prendre autant de précautions pour transporter ses effets a un quart de mille que pour cent lieues ; dans ce court espace, pour les avoir négligées, le bât mal attaché sur le cheval tourna trois fois et je tombai à terre, au grand risque de ne pas m'en relever.

Je me trouvai à Eye sur le bord du fiord de Moss, qui a près de deux milles de large ; une tempête terrible l’agitait alors, ce qui me força à m’arrêter. Il n’est pas hors de propos, de remarquer que c’était le quatrième jour que je voyageais depuis la pointe du jour et qu’à la nuit et n’avais fait qu’un mille. Cette route pénible de Molde à Bfergen qui n'est guère que de 40 milles, m’a pris dix-huit jours complets ; j’ai chaque jour été mouillé à la peau, en danger éminent de me cesser le cou, en montant ou en descendant les hautes montagnes, ou de me noyer dans les fiords d’enfer, que le diable a creusés entre elles. Pour surcroît j’étais obligé de passer la nuit dans les cabanes enfumées des paysans, étendu sur une table, ou sur le plancher, sans provision, et sans autre consolation qu’un peu de rum qui, mêlé avec de l’eau chaude et du sucre, m’aidait à supporter cette fatigue prodigieuse.

Le fiord de Moss était appaisé le lendemain, et je me hasardai sur une faible barque à le traverser, il faisait un temps superbe. La vue se promenait sur les eaux, et les hautes montagnes bornaient au loin l’horizon. Le coup-d’œil était imposant et admirable ; mais quand les vagues sont agitées, la vue de ces mêmes rochers doit paraître bien épouvantable.

Les vieillards assez généralement dans cette province, portent leur barbe, mais dans cette paroisse (à Lindaas), tous les hommes la portent. Les maisons, l’habillement sont de la même sorte que ceux dont j’ai parlé ; rien assurément ne ressemble plus aux Lapons que l’espèce de gens qui habitent cette partie ; la taille même me parut être moins haute, je ne voudrais pas assurer pourtant que cela fût général, mais cela m’a paru tel.

Ce ne fut pas sans peine, que je pus persuader aux gens de me donner un cheval pour faire un mille ; il était trop tard, disaient-ils, et midi sonnait. Dans le fait il faut trois heures au moins pour faire ce mille, autant pour retourner, une heure de repos et une heure pour aller chercher le cheval, ce qui fait huit heures, et ces gens ont peur des sorciers. Dès que le soleil s’est couché, ils reviennent chez eux, et pour rien au monde n’en voudraient partir.

Le Barbu qui devait me conduire, prétendit que mon porte-manteau était trop lourd pour son cheval, et en conséquence il le mit sur ses épaules. Je souffrais de le voir, mais pour un rien, il m’aurait pris moi-même, et m’aurait mis à califourchon sur le porte-manteau, pour épargner le cheval. Cela me fit marmotter entre les dents ce dicton de la Fontaine,

« Le plus cheval des deux n’est pas celui qu’on pense. »

Ce diable d’homme me suivit ainsi équippé et arriva en même-temps que moi à Ondveen, où il me fallut encore traverser un petit fiord : c’était l’avant-dernier, et ce ne Fut pas sans plaisir, que j’en fis la remarque,

C’était le samedi soir ; aussitôt après le souper, la famille s’assembla et les filles chantèrent quelques pseaumes, après lesquels chacun s’étendit qui çà qui là, sur les grabats et sur les bancs, et dormit jusqu’au matin ; les filles éveillèrent alors la compagnie en chantant encore un pseaume ; puis chacun se prépara à aller à l’église. Les habillemens des femmes n’ont pas la moindre différence de ceux des Lapones. La ceinture d’étain, les chaînes d’argent, le bonnet de drap bleu, le jupon de même étoffe, il n’est pas possible d’être plus ressemblant. Les hommes avaient tous une longue barbe et un habit noir a la suédoise, mais large et chaud, et paraissaient d’ailleurs assez propres.

Je parcourus cette vallée, qui me parut assez habitée et bien cultivée, et fus cinq heures à faire le mille, au bout duquel je devais traverser le dernier fiord ; il faisait calme et cela se fit sans peine. Sur les bords de ce bras de mer, on voit une population plus considérable et ça et là quelques maisons aisées ; on s'maginerait qu’à deux milles de Bergen, le voisinage de la ville devrait rendre le pays et sur-tout la route supportable ; mais non, plus on approche, plus les rochers sont horribles et plus le pays est sauvage et désert. Dans le fait comme le premier établissement de Bergen a été fait par des pirates, il était simple qu’ils se logeassent dans un endroit, autant que possible inacessible par terre, et ils ne pouvaient mieux choisir.

Aussitôt débarqué il me fallut encore gravir une montagne très-élevée : un barbu qui me suivait, ayant la même idée que celui de Lindaas, voulut porter mon porte-manteau : mes remontrances ne pouvant le persuader, je fus obligé de le laisser faire. La nuit me surprit dans la descente de la montagne et le précipice profond qui borde le chemin, en devenait plus effroyable. Un jeune garçon se chargea de mener mon cheval par la bride, et je ne pus arriver à la poste qu’à dix heures du soir, quoique je fusse parti à trois heures et qu’il n’y eût qu’un mille.

J’étais enfin au bout de mon voyage, un mille encore et j’étais rendu à Bergen. Je pris courage et m’étendis tranquillement sur la table pour la douzième fois depuis mon départ de Moldé, et j’attendis le jour en patience. Le voisinage de Bergen est réellement tel, qu’on ne peut se figurer rien d’aussi épouvantable : trois fois, il me fallut gravir et descendre des montagnes très-hautes, par des espèces d’escaliers raboteux de roches énormes, où à chaque pas, je pouvais croire que je devais me casser le cou. Dans le fond des vallées que je dus traverser, je vis cependant quelques jolies maisons et de grands établissemens, où l’on arrive par mer ; la poste seulement va par terre.

Du sommet des monts enfin, à quatre mille pieds d’élévation, j’aperçus la ville de Bergen, et le vaste bassin qu'elle entoure. La vue des îles, du port et de la ville en général, est fort intéressant du sommet de cette montagne ; mais pour un voyageur fatigué, éreinté comme je l’étais, l’idée de trouver enfin un bon lit et du repos me la fit paraître encore plus agréable. Je descendis donc tout doucement : au milieu de la montagne, on rencontre enfin un beau chemin qui annonce la ville, puis nombre de moulins, que fait aller un torrent dont on a su ménager l’eau, puis les grands magasins et les longues corderies. Tous ces établissemens font enfin voir que l’on n’est plus dans un pays d'ours, et que l’industrie des hommes anime et vivifie celui où l'on se trouve.

Bientôt, comme je passais dans les rues, les gens étonnés de voù un homme à cheval, s'attroupèrent sur mon passage : les enfans me suivirent. Dans le fait depuis vingt ans, à ce qu’on m’a assuré depuis, on n’avait vu un étranger arriver à Bergen de cette manière : on ne voyage guères que par eau, et la difficulté extrême de ces routes démontre assez clairement que c’est le meilleur parti.


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Bergen. — Le comptoir. — Spéculation des négocians. — Incendies perpétuels. — Pontopiddan. — Holbelg. — Sulun.


Ce fut dans le onzième siècle, en 1070, que le roi de Norvège, Ole-Kyrres, fonda Bergen, tant à cause du bon port, que de la quantité prodigieuse de poissons que l’on trouve dans ces parages. Cette ville est bâtie en fer-à-cheval autour du port qui est très-considérable. Le grand nombre de ses habitans a pendant plus de trois cents ans été composé de gens de toutes les nations, mais sur-tout d’Allemands qui y ont toujours été très-nombreux ; ils y ont été assez puissans, pour y avoir leur police et leurs lois indépendantes.

Durant la ligue des villes hanséatiques, Bergen était une des plus considérables. c’est là qu’était le grand dépôt des marchandises destinées aux pays du Nord.

L’association ancienne de ces marchands étrangers, a fait à Bergen l’établissement de commerce le plus extraordinaire ; on le nomme le comptoir. Ces étrangers, abusant de leurs forces et de leur nombre, se faisaient craindre des habitans et les empêchaient même d’exercer aucun commerce que sous leur direction. Leur insolence était extrême. Oluf-Nielsen, magistrat de la ville, ayant fait en 1455 une ordonnance pour la réprimer, ils résolurent sa mort. Nielsen s’était retiré dans une église, et l’évêque Torleff voulant prévenir ce meurtre, vint au-devant des assassins une hostie consacrée dans les mains. Ils le tuèrent sur-le-champ, et ne pouvant découvrir l’homme à qui ils en voulaient, ils mirent le feu ä l’église et le massacrèrent, lorsque la flamme et la fumée l’eurent obligé de sortir.

Tant pour être en sureté contre les habitans, que pour éviter les incendies auxquels Bergen est sujet, tous les gens du comptoir s’étaient rassemblés dans le même quartier, dont eux seuls faisaient la police. Ils lâchaient la nuit de gros chiens qui déchiraient tous ceux qui se présentaient et qui n’appartenaient pas au comptoir.

Pour empêcher leur nombre de s’augmenter trop et par conséquent de diminuer leurs profits, et aussi pour être certain du courage et de la résolution des membres de l’association, ils avaient établi des épreuves terribles pour la réception d’un clerc ou apprenti. Ces épreuves duraient plusieurs jours de suite ; il est souvent arrivé, qu’après avoir enduré les premières, les souffrances des dernières obligeaient les apprentis à se désister de leur demande ; plusieurs aussi sont morts dans les tourmens. On báillonnait d’abord le patient, et on l’élevait suspendu à une corde par les épaules au trou du toit, par où la fumée s’échappait.[100] Après avoir été fumé ainsi pendant plusieurs heures, exposé aux ris de la multitude, on le descendait et on le mettait tout nu ; puis chaque membre armé d’une baguette ou de verges, le fouettait et le battait jusqu’à ce qu’il fût tout en sang ; on le jetait ensuite à l’eau et on le faisait passer sous la quille d'un vaisseau. Ces épreuves se faisaient alternativement et le patient pouvait les faire cesser, en renonçant à la prétention d’être admis au comptoir.

On rapporte qu’un jeune homme ayant été étouffé dans l’épreuve de la fumée, on trouva en le descendant que sa figure avait trois nez et quatre yeux. On a consacré cette histoire absurde par une figure à trois nez et quatre yeux placés au-dessus de la porte de la maison où l’on prétend que ce fait est arrivé. Le roi Christian V, par une ordonnance du 8 novembre 1671, a défendu ces jeux barbares, au grand regret des gens du comptoir.

Toute personne affiliée à l'association ne pouvait point se marier ; à présent encore les possesseurs des premiers emplois, sont obligés de se soumettre à cette loi.

Je fus visiter ce quartier. Toutes les maisons sont à-peu-près bâties sur le même plan et chacune d’elles a sa cour. Tout y est arrangé comme sur un vaisseau : les gens même sont logés dans de petits trous assez semblables aux lits des cabanes des vaisseaux, et l’odeur de morue salée, du grenier à la cave, infecte tout l'édifice. Quoiqu'à-présent il y ait fort peu d’Allemands, les prières sont cependant toujours récitées matin et soir dans leur langue, à la grande édification de la communauté, presque toute composée de Norvégiens, qui n'y entendent pas un mot.

Les précautions contre le feu sont nombreuses et bien entendues. Chaque maison a une échelle, une pompe et tous les instrumens nécessaires en cas d'incendie. Les chiens ne sont plus si redoutables, et ne doivent faire la garde que dans l’intérieur des maisons ; mais les bourgeois pourtant, n’aiment pas se promener la nuit sur ce quai. Les négocians de la ville possèdent a-présent tout le comptoir. Vis-à-vis des maisons, et sur le hard de l’eau il y a un endroit couvert où les propriétaires se rendent vers cinq heures du soir, pour entendre les gens et donner leurs ordres.

Il paraît que les chiens du comptoir étaient autrefois fort redoutables et qu’ils hurlaient d’une manière horrible. J’ai trouvé, je ne sais où, une repartie du roi Hagen en 1255, qui mécontent d’un trompette à qui il faisait annoncer quelque chose, lui dit en colère : Bedre blœser hvalpen paa bryggen i Bergen, for ingen penge en du giör[101].

Le commerce de Bergen se soutient encore fort bien. Cette ville est le grand dépôt des poissons de la Norrland et des autres denrées de ces pays. Les pêcheurs passent Drontheim et Christiansund et préfèrent aller jusqu’à Bergen, quoique le voyage soit pour le grand nombre de plus de deux cents milles. Mais ces gens, dont quelques-uns sont très-riches, Ont beaucoup de besoins de luxe, et trouvent à les satisfaire sur-le-champ à Bergen. Les marchands aussi savent fort bien les allurer : ils ne les laissent jamais partir sans les avoir dans leurs dettes ; ils leur fournissent tout ce qu’ils demandent à crédit, parois jusqu’au montant de 20,000 rixdalers. Leurs terres, maisons et bestiaux répondent pour le remboursement. De cette manière, les négocians les tiennent dans leur dépendance et ont grand soin chaque année de renouveler la dette, pour les empêcher de s’en tirer.

Les denrées que les habitans du Nord préfèrent, sont de l’eau-de-vie, des chaînes d’argent, des draps et du sucre etc. Avec le temps Christiansund attirera à lui tout le commerce ; déjà ceux qui ont pu se dépétrer de leurs dettes avec les négociants de Bergen, s’y arrêtent ; le commerce de Christiansund, tel qu’il est à présent, excite déjà la jalousie de Bergen. Dans la crainte d’avoir plus de concurrens, les bourgeois de cette ville se sont opposés à ce que le gouvernement fit construire quelques places de marchés, ou petites villes dans le Nord, comme c’était son intention.

La flotte des grands bateaux de la Norrland, arrive vers le milieu de l’été ; on en compte souvent jusqu’à mille et plus. Ce sont de grandes barques point pontées et sur lesquelles on entasse le poisson jusqu’à la moitié du mât. Les pêcheurs ont en outre du beurre, du fromage, des viandes fumées et des peaux de bêtes. Aussitôt après l’arrivée de la flotte, les négocians de Bergen s’assemblent et fixent le prix de chaque denrée entre eux. Les pêcheurs sont obligés de s’en contenter, et alors chacun se fournit et remplit ses magasins, mais on ne peut pas le faire avant que le prix n’ait été fixé.

Le nombre des habitans de Bergen monte à dix-huit mille à-peu-près ; on y voit des étrangers de toutes les parties de l’Europe, qui y arrivent par mer et s’en retournent de même. L’aspect du pays et des habitans qui avoisinent la ville, ne doit pas leur donner une idée très-favorable de la Norvège. Le district de Bergen, appelé Nordhordlehn, est bien sans contredit le plus stérile et le plus montagneux de ce royaume, et les habitans, appelés horders, sont certainement la race la plus pauvre et la moins civilisée de tout le pays. En vérité, ces mangeurs de poissons n’ont aucun des traits qui caractérisent les vrais Norvégiens. L’habillement, les usages, la forme, tout diffère ; le jargon même est tout différent. Les gens joignent ici à la longue barbe un bonnet bleu dans le goût des montagnards écossais, une grande culotte d’une seule pièce avec l’habit, dans laquelle Se fourrent tout entier. Pour chaussure ils ont une pièce de cuir, liée par un cordon sur le pied. Qu’on joigne à tout cela l’air le plus sauvage, et la malpropreté la plus crasseuse. Assurément ce portrait ne ressemble guères aux habitans des environs de Drontheim ou de Christiania.

Quoique Bergen ait été détruit quinze fois par des incendies, et que les bois soient tout-à-fait consommés sur toute la côte, et assez loin dans l’intérieur des terres, les habitans s’obstinent toujours à bâtir leurs maisons en bois. Les pierres cependant ne sont pas rares dans le pays. Pour sauver une partie des frais, on coupe en trois, les sapins déjà trop minces ; on supporte des deux côtés cette légère cloison par des soliveaux fixés ensemble, de sorte que ce sont bien réellement des maisons de planches, d’a-peu-près trois pouces d’épaisseur. Il arrive parfois à la maison de s’écrouler dans la bâtisse ; on répare alors le dommage et on la rebâtit de la même manière, qui après tout n’est pas mauvaise et est assez solide quand le corps-de-logis est achevé. D’ailleurs, comme disent les habitans, c’est toujours assez bon jusqu’au nouveau général ild brand (incendie), sur lequel ils comptent tous les trente ou quarante ans et même plus souvent.

Depuis la conquête d’Harald-Haarfager, les roi ont souvent fait leur séjour à Bergen, jusqu’a la réunion de la Norvège au Dannemarck. Ils y avaient un palais assez vaste dans la forteresse, il sert à présent de logement au général. Depuis l’union, les rois de Dannemarck y ont souvent paru, et lors de mon passage, on était mécontent de ce que le prince royal n’y avait pas fait un voyage.

L’horizon est toujours couvert de nuage et de brouillards, au point que j’ai cherché des yeux pendant plusieurs jours la montagne, du sommet de laquelle j’avais d’abord aperçu Bergen. Ce ne fut que le huitième jour que le temps s’étant éclairci, je fus fort surpris de la voir couvrir presque la ville. Sur son flanc élevé il y a ça et là quelques maisons de campagne assez jolies. Bientôt les vents, chassant les brouillards devant eux, font disparaître le coup-d’œil et, pour ainsi dire, tirent le rideau sur le paysage.

La vallée, à l’entrée de laquelle Bergen est située, a plusieurs situations assez agréables, et quelques maisons de campagne d’assez bonne apparence. Il ne faut pas penser à chercher les agrémens de la société dans cette ville ; tout est pour le commerce. Les négocians d’une classe un peu relevée sont cependant très-honnêtes et très-serviables. L’usage ici est que les hommes s’assemblent le soit dans des clubs enfumés, ou tout simplement au cabaret. Je pourrais presque faire serment que de tous les hommes, ayant un rixdaler en poche, il n’en est pas un qui ne boive son bol de punch chaque soir. En général, dans ces sociétés on joue très-petit jeu, ce qui est une preuve indubitable que le commerce est florissant. Quand il tombe, le négociant, perdant l’esprit d'entreprise au loin, fait ordinairement des spéculations sur les cartes. C'est ce que j’ai été à mêmé d’observer dans plus d’un endroit.

Les dames, comme à Christiansund, ne paraissent jamais dans la société et ne sont jamais invitées nulle part. On les voit, quand le chef de la maison a compagnie, rôder modestement autour des tables de jeux, servir le punch et se tenir à l’écart sans dire mot. A table, elles coupent et taillent tout, et souvent après le dîner elles sont obligées d’essuyer les embrassades de la joyeuse compagnie. Les gens habitués à la seule société des hommes, sont gênés par leur présence. J’ai vu dans un concert, donné pendant mon séjour, tous les jeunes gens rester dans une espèce d’antichambre près de la salle, parce qu’il y avait une quinzaine de dames assises bien tranquillement et bien solitaires contre la muraille. En vérité c’est une triste chose que d’être femme à Bergen.

En Turquie, les femmes ne sont pas libres, mais elles sont du moins traitées avec égards, et quoique le résultat soit le même pour elles, je suis persuadé que les dames font une grande différence entre désirer et courir après l’occasion de jouir de leur compagnie, quoique en vain, ou la fuir.

Etonné de ces manières, je pouvais à peine concevoir comment les mariages se faisaient, puisque les jeunes gens des deux sexes semblaient se fuir ; en me promenant le soir, j'appris à le connaître. Il y a peu de portes, où l’on ne voye quelques conversations intimes. Si par hasard quelque autre personne que le favori se présentait, on verrait sur-le-champ la demoiselle s’enfuir en riant. On se promet, on se fiance enfin deux ou trois ans avant le mariage ; et comme les négocians dans tous pays ne font guères d’affaires sans être sûrs de leur fait, il arrive souvent que la cérémonie ne se fait que lorsque la promise est prête d’accoucher. Dans d’autres pays, cet usage serait sujet à maints inconvéniens, mais ici cela se regarde comme une chose assez simple et toute naturelle. Le fiancé d’ailleurs serait réellement regardé comme déshonoré, s’il ne remplissait pas ses engagemens, sur-tout lorsque la chose devient publique et pressante.

La fréquentation des corsaires et des étrangers a introduit à Bergen la pratique des gains usuraires à un point étonnant. Si l’on excepte les premiers négocians, dont l’honnêteté est égale à la politesse, on pourrait presque se croire dans Jérusalem. Il faut bien prendre garde de stipuler ses marchés pour la moindre chose, sans quoi on est exposé à des tracasseries fort désagréables. Un Français de Dunkerque, qui avait demeuré deux mois dans la chambre que occupais, n’avait point fait de prix pour sa nourriture. En partant, on lui demanda 1500 rixdales (7500 liv. tournois). Un autre qui resta trois mois dans une maison, fut obligé de trouver caution pour 2500 rixdales (12,500 liv.) que lui demanda son hôtesse. Ce qui parait incroyable, c’est que lorsque les gens se disposent à faire des coquineries pareilles, ils envoient par-tout à l’avance le signalement de la personne, avec défense de la recevoir à bord d’aucun vaisseau ou bateau ; ils arrêtent ses effets, et ne la laissent partir que lorsque quelqu’un a répondu pour la sûreté de la somme. On fait un procès en règle, et le juge qui ne connaît rien à cela, condamne ordinairement à payer la moitié. De là, d’autres fripons sont encouragés à profiter de la bonne-foi et de ignorance du voyageur ; si au lieu d’être portées au tribunal de la justice, ces causes impertinentes étaient plaidées devant le maître de police, et que suivant le cas on châtiât le coupable comme il le mérite. confisquant jusqu'à l’argent qui lui serait dû au profit des pauvres, cela n’arriverait pas si souvent.

En effet, si on réfléchit que les personnes à qui on a eu l'impudence de demander 1500 et 2500 rixdales, en eussent été quittés en faisant marché avant, l’une pour payer 40 ou 50 rixdales et l’autre 60 ou 80 rixdales ; on conviendra que de telles demandes ne doivent pas être examinées en justice, et que c’est encourager le vice que de lui permettre seulement de paraître devant son tribunal, avec une cause aussi palpablement honteuse. En Angleterre, l'aubergiste serait sifflé et hué, en France on l'assommerait, et en Hollande, comme en Norvège, on demanderait sérieusement à l’étranger s’il a fait son marché avant.

Lorsque l’on m’eût conté ces vilaines histoires, je tremblais de demander un verre d’eau, et je me souhaitais bien loin de cette caverne. Les premières classes ont des manières bien éloignées de celle-ci, et les politesses que j’ai reçues de plusieurs personnes, et sur-tout de M. le grand bailli de Hauch, et de M. Jansen, méritent toute ma reconnaissance.

Pendant mon séjour, la flotte russe, venant d’Archangel, fut accueillie dans ces parages d’une tempête horrible. Un vaisseau de 74 canons surtout fut entièrement démâté ; il voguait au gré du vent au milieu de la mer ; quelques pêcheurs l’ayant rencontré, le prirent à remorque et l’amenèrent au port, où il se tróuva en présence de l’escadre hollandaise.

C’èst de cette ville que le savant Pontoppidan était évêque. On doit sans doute regretter que sa crédulité l’ait porté à rapporter un peu légèrement des faits très-apocryphes. En Norvège même, on rit de ses histoires de craken, de serpent de 600 pieds de long, et des hommes de mer. Après tout, ce ne sont que des taches légères, qui ne diminuent que bien peu le mérite de ses travaux.

La réflexion de Pontoppidan cependant, au sujet de l’homme de mer, me semble très-juste. On a trouvé dans la mer, dit-il, des animaux avec la ressemblance du cheval, de la vache, du chien, du lion, etc. etc. pourquoi n’y en aurai !-il pas ayant la ressemblance de l’homme ? » Jusqu’à-présent cependänt, On n’a pas encore trouvé dans la mer aucun animal avec cette ressemblance ; les récits qu’on en donne, sont reconnus pour être fabuleux.

Quelques capitaines de vaisseaux qui s’étaient égarés dans les mers du Nord, ont effectivement rapporté avoir rencontré un poisson immense de la forme du crabe, qu’ils appellent cracken. Ils l’avaient d’abord pris pour une petite île, et ensuite ils l’avaient vu disparaître dans la mer. Quand on a peur, on n’y voit pas si bien ; jusqu’à meilleure information, on peut mettre en doute l’histoire de ce cracken. Pontoppidan assure bien aussi qu’un jeune monstre de cette espèce se trouva pris à marée haute entre les rochers de la paroisse d’Alstaboug, dans la Norrland, et que sa carcasse pensa empoisonner le pays. Les Norvégiens savent trop bien, qu'une masse pareille eût pu donner dix fois la quantité d’huile d’une grosse baleine, pour l’avoir laissé pourrir à la côte sans en tirer parti.

L’histoire du serpent prodigieux dont on voit l'estampe dans le livre de Pontoppidan et dont la tête s’élève au-dessus du mât des vaisseaux, est assurément fort étrange. Il en prétend l’existence assurée par plusieurs marins. Il ne la trouve pas plus extraordinaire, que celle du serpent dont Pline et Tite-Live font mention, qui combattit contre l’armée romaine en Afrique, près la rivière Bagrada, et dont la peau fut conservée dans un temple de Rome jusqu’à la guerre de Numance.

Quelques personnes ont expliqué ce phénomène de cette manière : Les marsouins, qui sont très-communs dans ces mers, vont toujours à la file les uns des autres. Comme ils paraissent sur l'eau les uns après les autres, des gens prévenus ont fort bien pu les prendre pour les mouvemens d’un serpent démesuré.

C’est aussi à Bergen qu’est né le baron Holberg, que l’on peut justement appeler le Molière du Nord. Ses ouvrages nombreux sont pleins d’un sel attique et d’une originalité qui lui est particulière. Ses comédies, qui sont passées de mode à-présent, sont on ne peut plus gayes et donnent à connaître que leur auteur avait fait une étude approfondie des hommes. Je les ai lues toutes ; et il y en a bien deux cents. J'en ai trouvé plusieurs tirées de Molière ou de Shakespear ; leur principal défaut consiste dans la négligence de leur composition ; avec un peu de travail et une correction bien entendue l’auteur en eût tiré plusieurs chef-d’œuvres. Son Voyage de Klimius dans le monde souterrain, écrit en latin, est très-intéressant, et approfondit la plupart des scènes humaines ; il est dans le même genre que le Voyage de Guliver par Swift. Ces deux auteurs vivaient dans le même temps à-peu-près. Je ne sais qui des deux est l'inventeur ; mais l’ouvrage d’Holberg est beaucoup plus satisfaisant à lire : la satire y est moins amère. En finissant la lecture, on n’est pas dégoûté de l’espèce humaine, ni honteux d’être homme.

Holberg avait fait une grande fortune par ses travaux littéraires et en avait consacré une partie pour l’établissement d’une académie à Sorö dans l’île de Seelande. Malheureusement il a spécifié, que si l’on changeait quelque chose à ses dispositions, le don serait retiré. La mode ne permet pas d’envoyer les enfans dans cet endroit ; on n’y trouve que les professeurs qui sont fort bien payés pour faire leur lecture aux vents. Il semblerait que ce serait remplir les intentions du fondateur que de placer cette académie dans son pays natal. Il est fort à présumer, que si Holberg existait à-présent, ce serait en Norvège qui n’a point d’académie, qu’il placerait la sienne pour l’usage de ses compatriotes. Le gouvernement paternel de ces contrées, saura sans doute trouver moyen de concilier les véritables intentions du testateur avec l'utilité publique.

M. Suhm, qui est mort il y a quelques années à Copenhague, peut aussi être compté parmi les grands écrivains de ce pays. Il avait beaucoup de savoir réel ; mais sans vouloir déprécier ses ouvrages, il me semble qu’il n’a pas fait un usage convenable de son érudition. Tous ses écrits ne sont que de petites pièces détachées de quelques pages, qu’un homme ingénieux et savant comme lui, devait commencer et finir dans une matinée.

Suhm est aussi très-exagéré dans ses expressions et fait tenir à ses interlocuteurs des discours souvent hors de place. Le dialogue de Sarraka et de Beive, un Lapon et son amante, en est un exemple bien frappant. Beive dit à son amante : » Min sands, mit syn, mit forstand forgaaer ved at see paa dig ; de ere haeftede paa dine öine, paa din mund, paa din hals, paa aline snechvide runde bryste ; lad mig der samia dem op igien ? » Sarraka lui répond : » Du begiærer dit eget ; ræk mig din lille mund, farvet med morgen rödens farve, lad mig see din aande i mig ; læber hefte lil laeber, vore tunger kysse hinanden ; ak ! at jeg var hos dig ! dog dit billede staaers indpræntes i min siæel, i mit bierte ; jeg tænker ikke i mig, men i dig »[102] Assurément, si on récitait ce discours à quelques Lapons ils seraient fort ëtonnés de s’entendre parler de la sorte, et tout le dialogue, qui est assez long et dont ce passage est vers le milieu, est également chaud et brûlant.

M. Suhm a cru pouvoir mettre dans la bouche de deux amans Lapons, des expressions dont Ovide se sert assez souvent ; mais les passions des habitans de la fertile et brûlante Italie, sont aunes choses que celles des Lapons ; qui d'ailleurs vivans tous ensemble dans la même hutte ne peuvent guères avoir des sentimens si raffinés et si chauds.

Dans un autre endroit, la princesse Gyrilhe de Dannemarck, chassée par des usurpateurs Saxons, qui avaient envahi son pays, s’écrie en voyant passer des corbeaux sur la ville de Lund. — Hil være eder j Odin’s fugle ? j bebuder landsmand’s seier, og fiender's undergang ; j fryde eder over val-pladsen ; fem ere j, ligesom de tyraner, der rase i mit kiere fœderneland's involve. Ah ! at j allerede Sönderflede deres kiöd ! gid morgen vœre den dag, da j udhugge deres öine og drilike deres blod ! da ville landet’s ægte sönner glæde sig da naar de fase deres farniente lön. »[103] - Un temps a été où la princesse de France avait au moins autant de raisons de se plaindre des cinqs, sous qui la France gémissait, et certes si elle eût prononcé un discours pareil, il eût paru fort brutal.

Dans le même dialogue un ambassadeur d’un des princes qui ont envahi le Dannemarck vient proposer à la princesse d’épouser son maître, qui par ce moyen espère lui faire reprendre son rang et assurer ses droits. La princesse lui répond. « Kierlighed lader sig ikke befale, allermindst kierlighed til en Saxer. Heller, vil jeg tage den ufleste törpere i Danmark end den mægtiste udenlanske fyrste ; ved den förste blev jeg dog Danske Dronning, ved den anden slavinde. »[104] Dans ce passage, M. Suhm laisse entrevoir la partialité que tous les peuples du Nord en général ont pour leur pays, mais il ne semble pas que la proposition de l’ambassadeur eût mérité une réponse aussi sèche.

L’évêque Pontoppidan fait mention de quelques maladies terribles dans le voisinage de Bergen, entre autres de l’Elephantia, qui peut se prendre par le contact. Je n’ai vu personne attaqué de ce mal, quoique on m’ait assuré, qu’il existe ; c’est une espèce de lèpre ou de galle. Quant à cette dernière, oh ! assurément elle est fort commune, et dans les cabanes où il m’a fallu passer bien des nuits, je ne m’en suis garanti que par des précautions nombreuses qui ne sont pas toujours suffisantes.

Les querelles sanglantes des paysans, ont, à ce que rapporte l’évêque Pontopiddan duré, jusque ; vers le milieu du 17me siècle. Les noces et les foires se passaient rarement sans que quelques-uns fussent tués. Une femme portait à la noce, le linceuil de son mari, dans le cas qu’il y pérît. La manière dont les gens se battaient, est aussi féroce qu’étrangle. Les deux combattans s’attachaient par la ceinture, avec une chaîne de deux pieds de long au plus. Ils s’allouaient une certaine longueur de la lame du couteau, assez pour pouvoir se déchiqueter et se mettre en sang, mais pas assez pour se tuer. Les témoins réglaient et ajustaient la pointe du couteau des combattans. Ils convenaient de leur donner trois lignes, six lignes, mais très-rarement un pouce de lame. On doit supposer qu’après s'être déchires de cette manière pendant quelque temps, les combattans en venaient bientôt à des coups plus sérieux, et qu’ils finissaient par se poignarder à grands coups de couteaux.

Le bon évêque, dit qu’à présent ils sont toujours querelleurs, mais qu’ils font usage d’un instrument moins meurtrier, quoique souvent aussi redoutable... la plume de l’avocat.

L'usage est en Suède, de ne couvrir les lits, même en hiver, que d’une légère couverture de toile de coton ; dans ce pays au contraire les gens se tapissent même en été, sous un énorme lit de plumes, dont dans le plus ort de l'hiver, je n’ai jamais pu être couvert un quart d’heure sans être dans une transpiration complette.

Étant enfin remis de mes fatigues je songeai à poursuivre mon voyage. Deux routes se présentent pour aller à Christiania ; en suivant la côte on a nombre de fiords à passer avant d'arriver à Stavanger, qui est une ville plus ancienne que Bergen et autrefois très-florissante ; on passe de là à Christiansand, la capitale du quatrième grand bailliage de la Norvège, et par une demi-douzaine de petites villes le long de la côte ; mais j’avais déjà plus qu’il ne me fallait des gens de la côte : je savais d’ailleurs que de Christiansand à Christiania je les trouverais plus difficiles encore, que sur la route que je venais de faire. Je désirais connaître les habitans de l’intérieur du pays et passer ce file-fiälle redoutable, dont on m’avait tant parlé.

Quoique par cette route j'aye fait absolument le tour de la province de Christiansand sans la connaître, je ne le regrette point, mais c'est sans contredit une perte irréparable pour le lecteur. Qu’il ne s’afflige pas trop pourtant. Les lamentations de madame Mary Voolstoncraft, s’étendent jusqu’à près de la moitié du chemin, et le clair de la lune, et les sylphes, et les rochers, et les veaux sautans dans la prairie, y sont tous plus remplis de sentiment, que je ne serais capable d’en fournir.

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Encore des fiords. — Les Haarders et les Vossers. — Quels effroyables casse-cous. — La montagne File-Fiälle. — Belle vallée. — Différence des habitans.


C’était le 5 décembre, on lisait dans les papiers qu’il gelait horriblement à Hambourg, en France, en Angleterre, mais à Bergen il pleuvait à verse. J’aurais bien désiré partir comme j’étais venu, par la route de la poste, mais comme disent, les gens de Bergen, les droits de leur liberté, ont empêché le gouvernement d’établir de poste fixe dans la ville, afin que les habitans ayent la liberté d’écorcher le voyageur, en lui demandant le prix qu’il leur convient. C’est bien la même chose par eau, mais c’est plus raisonnable, on ne paye guères que le triple du prix ordinaire. M. Jansen eut la bonté de remplir mon bateau de bonnes provisions, et ie pris congé de ce beau port en fer à cheval, que pour plus d’une raison on croirait situé sur les côtes de la Palestine.

Il pleuvait à mon départ, mais à peine eus-je gagné le fiord, qu’un froid terrible se fit sentir, et que les montagnes pelées qui le bordent, étaient couvertes des neige. J’avais six milles de suite à voguer sur ce fiord avant de pouvoir rendre la route de terre. Je m’arrêtai à deux milles chez le prêtre Bergendal, et je fus coucher chez la veuve d’un pauvre lieutenant qui lui a laissé pour tout héritage six enfans, et une modique pension de 30 rixdales ; elle tient le gœstgifwaregaard et reçoit les juges qui viennent à l’Härad ou Ting-hus : le froid cuisant me fit demander le même privilège.

Le lendemain de bonne heure il me fallut rembarquer sur ce fiord pour achever le tour de l’île montagneuse d’Öster-ö (île de l'est). Plus j’avançais et plus les montagnes s’élevaient et le pays devenait aride ; mais le temps était calme et par conséquent le voyage me paraissait facile. Dans un endroit tout-à-fait à l'abri du vent, près d’une cascade assez considérable, l’eau se trouva couverte d’une couche de glace assez épaisse pour faire craindre de ne pouvoir la briser. Après six milles d’une navigation qui aurait pu être beaucoup plus désagréable, je débarquai enfin à Bolstadt-ören où commence la vallée des Vossers ; ceux-ci ne veulent nullement être confondus avec les Haarders qui sont les habitans du voisinage de la ville. Les Vossers effectivement sont beaucoup mieux, ils habitent une belle vallée assez fertile et semblent beaucoup moins grossiers que les mangeurs de poissons des côtes.

Presque à l’entrée de la vallée, il me fallut traverser un petit lac d’un demi-mille de long ; le beau temps me favorisait, mais le souvenir encore récent de ceux que j'avais traversés me faisait remarquer avec inquiétude, qu’en cas de tempête, les deux seuls endroits où l’on pût débarquer étaient aux deux bouts : les côtés étant entièrement entourés de montagnes et de rochers perpendiculaires.

Depuis quelques jours la neige couvrait la terre, et je pus me servir de traîneau. Les chemins sont très-étroits, et passent le long de la vallée à des hauteurs souvent considérables : en me voyant au dessus du joli lac de Vosse-Vangen, (l’eau de Vosse) à une hauteur de 4 à 500 pieds, et le traîneau chassant du côté du précipice, j’avais de la peine à ne pas me rappeler le saut que j’avais fait dans la rivière de l’Ôngerman ; sans malencontre pourtant je fus me présenter chez M. le Krigs-Baad (conseiller de guerre) Flesher près du village de Vosse, et j’en fus parfaitement reçu.

La paroisse de Vosse est très-considérable et contient 10,000 habitans ; la vieille pratique de ne semer qu’au printemps, empêche d’avoir d’autre grain que de l’avoine ; mais la terre m’a paru assez fertile, pour me persuader que le froment convenablement cultivé, y viendrait au moins aussi bien qu’à Drontheim et dans l’Ôngermanland.

À force de tourner, j’étais arrivé au sommet de la montagne, et la hauteur que j’avais montée graduellement, pendant l’espace de 9 milles, il fallut la descendre dans un quart de mille. Je suis étonné que les gens à Stalem ne se soient pas avisés de ramasser les voyageurs ainsi que l’on fait sur le Mont-Cenis. Ce quart de mille qui est si pénible à descendre quand il y a de la neige deviendrait alors fort agréable. La vallée de l’autre côté est très étroite et les montagnes élevées qui la couvrent annoncent l’approche d’un bras de mer. En septembre 1799 des quartiers de roches et de terre se sont détachés et bouchaient encore le chemin. Malheur aux passans, lorsque ces éboulemens terribles fondent du haut des monts.

Au sommet de la montagne il y avait un petit lac dont l’eau n’était point gelée, et le bras de mer sur lequel je devais m’embarquer, était couvert de glace. Ce bras de mer est une branche éloignée, de Sagne-fiord que j’avais traversé à son embouchure, dans la route de Drontheim à Bergen. L’endroit où je me trouvais était à seize milles (40 lieues de poste), dans l’intérieur des terres : il se nomme Gud-Vangen. (l’eau de dieu) ; sans cette eau en effet, toute espèce de communication cesserait bientôt avec les pays au-delà.

La glace était trop forte pour pouvoir la briser, pas assez pour porter. Des rochers perpendiculaires s’élevaient sur les bords, il n’y avait point de chemins, ni de possibilité de se détourner à droite ou à gauche.

Comme la poste serait obligée de s’arrêter ici, on a prévu le cas, et on a fait serpenter à travers les rochers, un sentier large d’un pied qui gravit et descend comme les roches le permettent ; il suit toujours le bras de mer, au-dessus duquel il est souvent élevé à une hauteur perpendiculaire de 7 à 800 pieds. Il faut absolument suivre ce sentier ou rester dans la cabane des paysans qui tiennent la poste. Je ne doute pas, qu’après y avoir passé la nuit, étendu sur quelques brins de paille, au milieu des mortels les plus crasseux et les plus pouilleux de l’univers, on ne préfère en courir les risques.

Lorsque le jour fut enfin venu, je pris trois hommes avec moi, pour porter mon paquet et pour m'aider, et je me mis en-route. En arrivant à l’endroit, mes gens attachèrent à leurs pieds des crampons de fer, et me passèrent une corde autour du corps, que le plus fort prit par le bout. Je montais assez bien, mais a la descente c’était vraiment horrible. — Lorsqu’il y avait quelque mauvais pas, mes conducteurs s’aidant entre eux, allaient déposer mon paquet au-delà ; puis revenant sur leurs pas, deux se cramponnaient au sommet, le troisième marchait devant avec une perche. Puis m’asseyant, les deux au sommet laissaient aller la corde tout doucement, lorsque je leur criais lœd go (laissez aller) et ainsi glissant sur le verglas, le long des rochers, au grand détriment de mes culottes et de leur contenant, j’arrivais au bas du précipice. Je fus quatre heures à faire le premier quart de mille et j’arrivai vers midi à Taftas, où après une heure de repos je pris trois autres hommes et je me remis en route.

Il fallait ici, traverser le bras de mer : la poste heureusement avait passé quelque temps avant moi, et la glace était rompue. Le sentier que je dus suivre après, assez semblable à celui du matin, a cependant une circonstance peut-être encore plus effrayante. Après avoir tourné, monté et descendu bien des rochers, la veine, sur laquelle on a fait le sentier cesse tout-à-coup, et reparaît à une quarantaine de pieds au-dessus. Un homme assurément bien courageux, a placé une échelle pour l’aller joindre, et l’on se persuadera aisément, que la vue de l’eau entre les échelons, à une hauteur de 800 pieds, est peut-être la plus épouvantable qu’on puisse imaginer.

Mes gens ici, comme dans l’autre route, me passèrent une corde autour du corps ; l’homme même qui en tenait le bout au haut de l’échelle, pour me faire voir qu’il était sûr de son fait, se la noua aussi sous les aisselles : à chaque enjambée que je faisais il m’aidait beaucoup en me tirant à lui. La descente, de l’autre côté de l’échelle, se fit de la même manière, et j’arrivai enfin après quatre autres heures d’une marche aussi pénible qu’il en fut, au bout du second quart de mille. Il est vraiment inconcevable qu’avec mon genou éclopé je pus soutenir une fatigue pareille. Les gens qui n’avaient assisté, qui cependant n’avaient fait que la moitié de la route, quoique accoutumés à ce passage, étaient éreintés.

Le bras de mer enfin cessa d’être gelé, le temps était calme ; il faisait un beau clair de lune, je rembarquai. La scène étonnante de rochers perpendiculaires entre lesquels ma barque voguait éclairée des rayons de l’astre des nuits, ne peut guères se peindre. J’en jouissais et je me livrais à mes rêveries, autant que la gelée violente pouvait me le permettre. J'arrivai à Leman, où je fus reçu avec complaisance par M. Lem. La bonne chose que la fatigue ! Que le sommeil est doux et le repos agréable, quand ils sont nécessaires !

Il arrive quelquefois que le fiord entier est gelé ; alors il faut que la poste suive pendant quatre milles, des sentiers pareils à ceux que je venais de traverser ; je mets en fait qu’il faudrait près de huit jours à un voyageur pour en venir à bout. De mon bateau je suivais de l’œil cette longue ligne tracée au sommet des monts ; et l’idée seule de m’y trouver me faisait frissonner. Je me consolais de ma navigation présente, en songeant avec plaisir, que ce serait le dernier fiord que je traverserais, et je me promettais bien de ne plus jamais retourner les visiter.

Mes bateliers me faisaient craindre, qu’à un demi-mille de l’endroit du débarquement, l'eau serait encore gelée. Nous allions pourtant tout doucement, et a mesure qu’ils approchaient, leurs craintes augmentaient ; quand en tournant le cap, au lieu de la place que nous craignions de voir, nous fumes accueillis d’une tempête. Ah ! dieu soit loué ! me dis je, entre se noyer ou se casser le cou, le choix doit être assez indifférent ; le premier cependant étant moins fatigant, me paraissait alors bien préférable.

Nous débarquâmes pourtant sans mal-encontre à Leerdals-ören, et sans beaucoup de regret, je pris congé des fiords de Norvège. On trouve ici une belle auberge, dont le maître connaît fort bien le prix de ses denrées : c’est une chose si rare qu’une auberge passable dans ces montagnes, qu’on peut sans indiscrétion faire connaître celle-ci.

Le terrain de la vallée de Leerdal, a évidement été apporté par la rivière, qui coule au milieu ; c’est ainsi pour la plupart des vallées de Norvège qui s’approchent d’un bras de mer. On n’y cultive que de l’avoine comme dans toute cette province. Avec du soin, d’autres grains y viendraient sans doute. La terre était gelée, mais comme il y avait fort peu de neige, je fus obligé de monter à cheval. Après quatre milles de traversée dans cette vallée, j’arrivai enfin à Berge, où le traînage recommençait.

Dans les informations que l’on m’avait données à Bergen pour le passage de la grande montagne, (File-fiälle), on m’avait dit, « qu’il était probable que dans cette saison il faudrait se faire traîner pendant deux milles par des hommes au-dessus de File-fiälle, de Marystuen à Nystuen, les deux dernières maisons de chaque côté de la montagne, et peut-être plus loin. Dans le mois de décembre, avait-on ajouté, la neige est ordinairement peu compacte, ce qui rend le trajet plus fatigant : pour faire passer un voyageur avec une selle et son porte-manteau il faut sept à huit hommes : si le voyageur était assez dispos pour monter à pied les hauteurs les plus escarpées, cinq hommes suffiraient. »

« On donne à chaque homme un demi-rixdales, outre le pour-boire. »

Le désagrément d’être trainé de cette manière, et de se trouver seul au sommet des monts, avec Sept à huit bidets chrétiens, dont l’avoine se serait malheureusement trouvée au fond de ma bouteille d’eau de vie, me faisait regarder cette aventure comme des moins agréables. Le Bonde établi à Berge, à qui je remis une lettre du directeur des chemins, offrit de me faire passer dans son traîneau jusqu’à Nystuen, de l’autre côté de la montagne pour un prix modique, en comparaison des tracasseries inévitables de l'autre manière. Je profitai donc du clair de lune et en dépit de la gelée, je me rendis au pied de la montagne à Marystuen où le gouvernement a fait bâtir une maison convenable pour les voyageurs.

À la pointe du jour, je commençai à gravir la montagne : les difficultés semblèrent s’aplanir, le temps était fort beau et calme. Le principal danger est ordinairement dans la neige que le vent fait voler et sous laquelle on pourrait fort bien être enterré ; mais rien de pareil n’arriva : bien m’en prit, de passer ce jour-là, car le lendemain après la tempête de la nuit, douze hommes n’eussent peut-être pas été suffisans. A une certaine hauteur on ne voit plus d’arbres et le sommet est une plaine d’où, à quelque distance, on découvre çà et là des pics de montagnes qui ne semblent élevées que lorsqu’on approche de la descente. Pendant six semaines de l’été, les bestiaux viennent paître l’herbe qui remplace la neige, pour ce court espace de temps. Il y a toujours cependant, quelques endroits où la neige se conserve pendant l'été, mais c’est en petite quantité.

Au milieu du passage, on voit une petite colonne en marbre du pays, assez bien travaillée ; elle sert de limite à la province de Christiania et à celle de Bergen. La poste est portée en hiver, par un homme qui, monté sur les grands patins de neige dont j’ai parlé, parcourt les distances avec une vitesse singulière, et sans s’embarrasser des tas de neige amoncelés, où les hommes et les chevaux se perdraient. Les habitans de ces montagnes voyagent communément de cette manière, j’en ai souvent rencontrés ; l’exercice qu’ils font alors, n’est nullement violent et suffit seulement pour les garantir du froid. Un temps viendra sans doute, où les autres peuples de l’Europe sauront faire usage de cet instrument si utile et si peu coûteux.

Au sommet de File-fiãlle, on est a trente et quelques milles de Bergen et beaucoup au nord de cette ville ; il en reste encore autant à faire pour se rendre à Christiania. On a sans doute été obligé de suivre la population, afin de trouver des relais pour la poste et pour les voyageurs. Je me suis informé à Bergen d’une autre route, sur laquelle, il est vrai, il y aurait peu d’habitations, mais qui n’aurait en tout guères plus de trente milles ; elle aurait de plus l’avantage de n’avoir a voyager qu’un demi-mille par eau, et de passer par la ville et près la mine d’argent de Kongsberg. Ce serait en voyageant au sud-est, par le fiord Samlan, la paroisse de Kinservig, la montagne Hartough-fiälle, et descendre ensuite la rivière Lauven et le lac Normœnds-lauven-söe, jusqu’à la paroisse de Rollaugh, ou même jusqu’à Kongsberg et de-là à Christiania.

Je sais positivement que l’on fait prendre ces défilés aux bestiaux pendant l’été, et je suis bien convaincu, qu’il serait possible d’y tracer une route au moins pour le service de la poste aux lettres. Le passage de la montagne Hartough serait seul embarrassant, car il y a un espace de sept à huit milles sans habitans Je crois que l’importance de la route pourrait engager à y en établir quelques-uns, comme on l’a fait à Dovrefiälle, sur la route entre Christiania et Drontheim.

Si j’avais quelques cents mille rixdales de rente, et que je fusse un homme en pouvoir, on me remercierait fort de m’être occupé de cet objet ; mais comme je suis étranger, banni, etc. etc. on en rira et on se moquera de moi. A la bonne heure ! à votre aise bonnes gens, il est du moins très-certain que l’intérêt n’est pour rien dans ce plan, car je ne crois pas qu’on me rattrape (désormais, ni sur File-fiälle, ni sur Hartough-fiälle et encore moins naviguant sur aucun fiord.

Les gens de ce côté de la montagne semblent être une nation différente : plus on avance, plus on peut le remarquer. Ils sont aussi prévenans et bonnes gens, que ceux de Bergen sont querelleurs et avides. Lorsqu’on est un peu entré dans l’intérieur du pays, on trouve de plus les paysans aisés, même riches et quelques uns avec les manières de gens bien élevés. Dans ce cas, c'est un abus de mots que de les appeler paysans ; dans d’autres pays, on les appellerait de gros bourgeois.

Vers le soir, je suivais au clair de lune les bords d’un lac qu’une tempête agitait. Les vague, venaient avec violence se briser contre les roches qui soutenaient le chemin ; c’était assez extraordinaire, car il faisait un froid terrible depuis trois semaines. La tête encore pleine de ces maudits fiords que j’avais traversés, et quoique je fusse bien sur terre ferme, et souvent à cinquante pieds au-dessus de l’eau, je ne pouvais m’ôter de l’idée que j’étais en bateau, naviguant sur les vagues ; j'attendais à chaque instant celle qui devait me couler a fond. Il y a a présent plus de dix-huit mois, que j’ai fait ma chûte dans l’Öngermanland, et quand la voiture, dans laquelle je me trouve, penche un peu, je sens aussitôt une douleur assez vive au genou malade.

Depuis Thane, où je m’arrêtai, le pays s’embellit ; on parcourt une belle vallée très-habitée, où de temps à autre, on trouve quelques uns des anciens monumens du Nord, comme des pierres runiques, des monts funéraires. Sur un de ces derniers, il y a une pierre haute de quinze pieds ; on croit que c’est le tombeau de la femme d’Harald-Haarfager, le conquérant de la Norvège. En général, on ne trouve presque aucun de ces monumens dans les mauvais pays du Nord ; je ne crois pas qu’il y en ait dans la province de Bergen, du moins je n’en ai pas vu un seul. Les habitans de cette première vallée ont leur langage mêlé de mots étranges qui n’ont guères de rapport au suédois et au danois. Chaque vallée a un dialecte particulier aisément compris des habitans du canton voisin, mais très-difficile pour ceux qui sont plus éloignés. Si le suédois et le danois, qui sont les deux principaux dialectes, eussent été unis tout-à-fait, le langage eût été cultivé, et l'émulation se serait naturellement établie entre les habitans des royaumes différens. Chaque canton en Italie et en Allemagne, est soumis à un autre gouvernement, et a réellement aussi un dialecte particulier, mais les gens bien élevés doivent parler par-tout, bon italien ou bon allemand. Les jalousies nationales ont fait suivre dans le Nord un plan tout différent ; ne pouvant changer tout-à-fait la prononciation, on a des deux parts, autant que possible, estropié les mots dans l’écriture, pour empêcher aux yeux de les reconnaître.

Je fus enfin me présenter à Lundene chez le foren scriver (ou en suédois lagman, juge provincial), M. Göltsen, qui voulut bien me permettre de me reposer chez lui. Ce fut ici que j'appris la révolution de Bonaparte. Quoique depuis long-temps presque étranger à la France, la nouvelle me fit grand plaisir. Les Français en effet ont dû être enchantés de voir un homme qui les tirât des griffes rapaces de ceux qui gouvernaient avant. Son retour en France l’avait mis dans la nécessité d’être le chef du gouvernement, ou d’être guillotiné. C’est presque toujours de circonstances pareilles qu’on a vu sortir les plus grandes choses ; puisse-t-il ne pas tromper l’attente des honnêtes gens, et mettre un terme à nos discordes et à la guerre.

À la sortie de Lundene, il fallut gravir une montagne, pour aller gagner une autre vallée. C’est sur-tout dans cette vallée que je m’aperçus de la différence totale des habitans à ceux des côtes de la province de Bergen. Les maisons de bonde riches sont très-nombreuses. Les gens sont doux, serviables, obligeans, satisfaits de la moindre chose au-dessus du prix ; s’ils demandent quelquefois, c’est comme faveur et poliment, mais non pas en disant des injures, ou en menaçant de vous assommer, comme ces enragés ichtiophages de l’autre côté des monts.

Le penchant des montagnes parait cultivé presque jusqu’au sommet ; les maisons sont très-fréquentes et l’intérieur en est propre et commode. À Tomle-volden sur-tout, les paysans qui tiennent la poste, me reçurent avec des manières et un langage honnêtes, qui feraient honneur aux habitans des plus grandes villes ; ils s’empressaient de me servir et m’aidaient à me réchauffer, sans intérêt, par pure bienfaisance. Je fus enfin me présenter le soir chez le prêtre Munck à Land, où je fus parfaitement reçu.

Cette paroisse est située près du commencement du grand lac, qu’on appelle Rand-fiord ; il a plus de dix milles de long, mais il est peu large et a l’air d’une grande rivière ; il court dans une ligne parallèle avec celui de Miösen, qui est près du double plus long, sans être beaucoup plus large. Ce dernier est dans la grande vallée de Christiania, qu’on appelle Hede-marken. C’est dans cette vallée, qu’est la plus grande population de la Norvège et le pays le plus fertile. Ce grand lac sert à la transportation des bois de l’intérieur du pays jusqu'à Frédérickstad, où la rivière qui en sort, se jette, après avoir formé un autre grand lac, qui approche jusqu’à deux milles de Christiania. C’est aussi le long de ses bords que passe la grande route de Drontheim à Christiania.

L’ancienne capitale de cette partie de la Norvège, Star-Hammer, a été située sur un cap du grand lac Miösen. Cette ville a été florissante jusqu’en 1300 ; on y comptait sept à huit mille habitans ; elle était le siège du gouvernement, et il y a eu vingt-quatre évêques. Des incendies et la peste en 1350 l’ont tout-à-fait ravagée. A présent on ne voit plus dans l’endroit que quelques ruines de peu de conséquence. Le nom de cette ville semble lui avoir été donné sur l’ancien culte du pays, le Grand-Marteau, qui était le simbole de la religion de Thor ; comme nous avons nommé pusieurs villes Ste. Croix, la Vraie-Croix (Vera-Cruz) etc. Il y avait aussi une petite ville à l’autre bout du lac qu’on appelait Lille-Hammer (le Petit-Marteau)[105]. Le commerce a peu-à-peu entraîné les villes sur la côte, et à-présent, il n’en est pas une seule en Norvège qui ne soit située sur le bord de la mer, excepté les deux villes bâties pour les mines de Kongsberg et de Röraas.

J’arrivai enfin à Gran chez le prêtre Lassen, où je m’arrêtai un jour ou deux. Les paroisses dans ce pays sont très-nombreuses et le pays paraît très-fertile. Le presbytère était autrefois un couvent de chanoines réguliers. Dans le même cimetière, il y a deux églises ; on ne pouvait en deviner la raison, puisqu’il n’y avait qu’une seule paroisse. La chose m’a paru assez simple, l’une d’elles était pour le chapitre et l’autre pour la paroisse. Celle destinée au chapitre, et dans laquelle les stalles des chanoines étaient encore conservées, a brûlé l’été dernier par accident.

Près l'annexe de ce pastorat, il y a une pierre runique sur un ancien champ de bataille. La reine Marguerite, en se rendant à Bergen, fit présent à l’église voisine d’une belle girouette, dont la pointe est en or ; quand le jour est serein, on la voit briller de loin comme une étoile. De la jusqu’à la ville, je trouvai toujours continuation de beau pays, et sur-tout continuation de bons procédés de la part des bonnes gens ; je n’eus aucune autre mal-encontre, que le froid excessif, qui me gâta un talon, une joue, et qui pis est, ma bouteille de Malaga. À la maison où je passai la nuit, je retrouvai la coutume du nord de la Suède, la chambre d’honneur pour l’étranger était tapissée des habits du maître et d’une trentaine de jupons.

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Christiana. — Kongsberg. — Mine d’argent. — Frédéricksten. — Charles XII. — Quelques réflexions.


Les environs de Christiania sont de toutes parts fort intéressans ; en général, le pays est fertile et bien cultivé. À cette ville se termina la promenade solitaire, qui forme le sujet des derniers chapitres ; je rentrai, pour ainsi dire, dans la grande allée, et tout compté dois avouer que la société des belles et des damoiseaux vaut bien celle des ours.

Il est peu d’hommes qui n’ait ses accès de misanthropie, et Dieu sait que j’ai bien quelques raisons d’en avoir ; mais enfin tout se succède en ce monde : quand on est fatigué de la société il est fort sage de la fuir ; mais aussi quand on est las de la solitude, il ne est pas moins de la quitter. Jamais disparate ne fut plus marquée. On trouve à Christiana des manières engageantes, et des femmes aimables, bien élevées.

Deux jours après mon arrivée, je fus invité à passer les fêtes de Noël à Fladeby chez Mr. Collet dans une partie enivrante, on pourrait presque dire, tant les plaisirs se succédaient rapidement : la danse, la comédie, le jeu, la bonne chère, à peine pouvait-on respirer. L’étranger qui ne connaît la Norvège que par Christiania, comme il arrive d’ordinaire, doit s’en faire une idée bien fausse en vérité. L’opulence, le luxe et le ton de la société, rendent Christiania plutôt semblable aux plus grandes villes. Tout ce grand luxe cependant, en quoi consiste-t-il ? en quatre ou cinq maisons opulentes, tout le reste est pauvre. Le ton de Drontheim n’est pas à beaucoup près si bruyant, mais je le préférerais sans contredit ; il n’y a point de gens très-riches, mais tout le monde est aisé, et cette particularité répand dans la société un esprit d’indépendance, que l’on s’aperçoit bien vite ne pas exister à Christiania.

À l’époque de Noël, il est d’usage en Norvège de s’amuser et de se réjouir avec ses amis, et pour montrer l’étendue de hospitalité et le désir que l’on a de voir tous les êtres satisfaits ; on met au bout d’une perche à toutes les portes de grange une botte d’avoine en paille, pour régaler les oiseaux ; on l’y laisse jusqu’à ce qu’elle tombe, et jamais on a l’idée de s’en servir comme d’un appât pour les tuer plus à l’aise.

La ville de Christiania a été bâtie par Christian IV, après l’incendie d’Opsloe, arrivée en 1624. Cette ancienne ville était à quelque distance de la nouvelle ; l’évêque y réside encore.

Il y avait à Christiania une cour suprême pour la Norvège, mais elle a été supprimée dans ces dernières années. Le gouvernement a rassemblé à Copenhague les académies, les cours de justice, et tout ce qui regarde le public dans les états qui dépendent du Dannemarck. On trouve pourtant à Christiania une école militaire, peu nombreuse mais bien tenue, où les jeunes gens sont surtout instruits dans tout ce qui regarde la gymnastique.

Dans la plupart des villes de Norvège, la société s’occupe à jouer quelques pièces de théâtre ; c’est une chose très-utile pour exercer la mémoire des jeunes gens, et qui avec le temps adoucira sûrement les mœurs des villes de l’intérieur. On y attache de l’importance, et ce genre de spectacle est très-intéressant.

J’ai déjà dit que tous les habitans des campagnes étaient soldats-nés. Les dragons du régiment de cette province, qui est un des plus beaux corps que l’on puisse voir, s’entretiennent entièrement à leurs frais. Lorsque ce régiment entra en Suède en 1789, presque tous les dragons avaient au moins vingt ducats en poche. La bonne discipline qu’ils observèrent dans leur route, fut admiré du pays qu’ils envahissaient. Dix ans encore après, le maire d’Udzlewalla à cette époque m’a dit : » Nous avions affaire à de nobles ennemis ; pendant leur séjour il n’y a eu ni dégât, ni bruit, ils ont payé tout ce qu’ils ont pris ; des compatriotes n’auraient pas pu se conduire avec plus de réserve. » Un tel éloge est bien flatteur.

Le commerce de Christiania se fait presque entièrement avec l’Angleterre ; il consiste en planches, bois de construction, cuivre, fer, et autres denrées du Nord, comme goudron, chanvre etc., mais le blé manque ordinairement ; le pays n'en fournit pas assez pour la consommation des habitans ; avec un peu de surveillance et d’activité, on réussirait sûrement à le faire produire plus qu’il ne leur en-faut.

Pour donner une idée dé l’importance du commerce des bois, il suffira de dire que plusieurs personnes à Christiania ont des arrangemens avec des compagnies anglaises, pour leur en fournir : chaque année pour 30,000 liv. sterling. Mr. le grand-bailli de Kaas voulut bien m’accueillir dans cette ville, et ce serait manquer à la reconnaissance de ne pas faire mention de l'hospitalité généreuse du chambellan Anker, qui se fait un devoir de faire les honneurs du pays à tous les étrangers ; la connaissance profonde qu’il a de presque toutes les langues de l’Europe, le met à même de s’entretenir avec eux dans la leur propre.

Je fus voir dans le voisinage, la belle maison de Bogstadt qui appartient à M. Pierre Anker-On en va voir beaucoup en Italie, dont les décorations et les tableaux ne valent pas ceux de celle-ci ; mais ce qui sur-tout charme, c’est la bonhomie et la bonté du propriétaire.

Christiana, étant souvent visitée par les étrangers et très-connue, je ne crois pas devoir m’arrêter à des détails plus minutieux. Il faut bien se garder de croire, après l’avoir vue, avoir acquis quelque notion de la Norvège, comme je l’ai dit, On y trouve le ton d’une capitale, qui a bien peu de rapport avec le pays où elle se trouve.

On danse à Christiania et dans la plupart des villes du pays, avec la même fureur qu’en Suède ; et c’est par la même raison : comme on fait peu d’exercice, la danse devient nécessaire. Les fiançailles aussi se font plusieurs années avant le mariage ; c’est un noviciat un peu long. Un jeune homme, ainsi promis, semble souvent regarder sa fästmö (fiancée) comme sa propriété, et il prend, sans trop se gêner, des libertés assez grandes en public ; j’en ai vu faire sauter leurs promises sur les genoux, pendant des heures entières, dans un grand bal. Ils sont aussi très-jaloux et ne permettent presque à personne de dire le mot à leurs belles. Il arrive souvent que deux jeune gens se promettent, sans avoir le moindre moyen d’existence l’un et l’autre ; le jeune homme après cela, comme l’oiseau qui ramasse la paille pour bâtir son nid, va à Copenhague et tâche d’avoir une place.

Pendant mon séjour dans cette ville, j’ai lu la Promenade beaucoup plus périlleuse de M. Mungo Parck dans l’intérieur de l’Afrique. Les détails de cette expédition me paraissent très-intéressans, ils donnent des connaissances géographiques de ces pays qu’on n’avait pas avant. Un voyage à faire, serait de pénétrer dans l’intérieur de l’Afrique par Rio-Grande, plus bas que Gambia, de remonter a la source de cette rivière, de traverser les montagnes et de joindre le Niger. Cette première course ne prendrait pas plus de quinze jours depuis le bord de la mer. On pourrait ensuite descendre en bateau le fleuve Niger, jusqu’au grand lac, dans l’intérieur de l’Afrique, où il se perd. De ce lac, il faudrait remonter une des rivières de la Nubie, passer ensuite les montagnes de la Lune, et gagner le Nil, ou une des rivières qui se jettent dans la mer des Indes.

Les principales difficultés que M. Parck a éprouvées, viennent de ce qu’il était chrétien. Son habillement et sa couleur aussi, étaient fort contre lui : si un Nègre venait débarquer en Italie, qu’il prit deux valets blancs et les fit s’habiller comme lui, à la mode d’Afrique, qu’en outre il se dit païen et voyagea ; je ne crois pas en vérité, qu’il se tirát beaucoup mieux d’affaire que M. M. Parck en Afrique.

On éviterait tous ces inconvéniens, en se servant d’un Nègre, élevé dans la religion Musulmane et en lui donnant une éducation, qui eût rapport à l’objet auquel il serait destiné. Mais où m’écarté-je, je voudrais bien savoir le rapport qu’a ma promenade avec l’Afrique : on brûle dans cette dernière, mais en Norvège, il faisait un froid horrible. Malgré la promesse que je m’étais faite, de ne plus me hasarder l’hiver sur les grands chenúns du Nord, je pris la route de Kongsberg avec un assez gros rhume ; j’ai depuis eu le temps de me repentir d’avoir été voir cette mine, et l'imprudence que je fis alors, finira probablement par m’envoyer faire des promenades dans l’autre monde, mais enfin, patience... Courant donc sur la neigé, à travers un pays qui m'eût semblé beau sans son manteau blanc, j’arrivai aux collines du paradis, où je tombai enfin dans la grande vallée, où est située la longue et vilaine ville de Bragnæss.

Le nom de paradis donné à des collines couvertes de six pieds de neige, me parut assez mal appliqué, mais enfin, la neige fond au mois de juin au plus tard, et la vallée qu’elles dominent doit alors être fort belle.

Trois petites villes sont placées les unes à côte des autres, et on les désigne sous le nom de Dramen. Les trois ensemble sont plus habitées que Christiania, mais le ton y est bien différent, on ne songe ici qu’au commerce, et les trois villes ayant des corporations différentes, se jalousent et se nuisent le plus qu’elles peuvent.

Je fus reçu à Bragnæss par M. Stockflet, que sa famille aimable et ses connaissances littéraires rendent fort intéressant. Il a traduit en vers danois la tragédie d’Alzire vers pour vers, et fort bien rendus : je n'imagine pas qu’il soit possible de jamais faire une besogne plus pénible.

Je remontai la rivière et la belle vallée de Drams, qui est celle dont j’avais suivi le cours, après avoir passé le File-fiälle ; je traversai la montagne qui sépare cette vallée de celle de Lauven, dans laquelle est située Kongsberg, et j’arrivai bientôt dans cette ville. Cette vallée est bien sauvage, et l’on voit déjà sur les côtés les fiälles pelées, dont j’ai souvent eu l'ccasion de parler.

On m’a positivement encore assuré à Kongsberg, de la possibilité de faire une route dans cette vallée, pour se rendre à Bergen.

La ville de Kongsberg est de peu de conséquence ; elle doit son origine à la mine célèbre. d’argent qui en est près ; ainsi presque tous les habitans sont, ou mineurs, ou employés dans la direction. Le produit de cette mine a autrefois été plus considérable ; depuis longues années les frais absorbent le profit. On m’a assuré qu’elle coûtait annuellement 400,000 rixdallers, et la quantité de métal que l’on fond à la monnaye de la ville ne monte qu’à 8,000 au plus 10,000 rixdalers par mois. Dans aucune mine cependant, on n’a trouvé l’argent si pur ; dans certaine veine on le trouve comme fondu dans la pierre, et formant différens fils qui semblent sortir de chez l’orfèvre ; autrefois on trouvait des morceaux prodigieux : on en montre un au cabinet de curiosité à Copenhague, dont on estime la valeur à 5,000 rixdales et dont le poids est de 560 livres. On en tire encore quelquefois, qui pèsent près d’une livre ; mais ordinairement il faut bien casser des pierres pour en ramasser, autant. Il y a certaines mines, où le minerai se trouve mêlé avec du cuivre et un peu d’or, mais dans ces dernières on ne trouve pas l’argent natif.

La profondeur de la mine de Kongsberg est de douze cents pieds ; les travaux en sont immenses ; mais ils sont cependant moins intéressans, pour l’étranger, que ceux des mines de Falhun, de Dannemora, et de Sahla en Suède ; les ouvrages et les machines ne se présentent pas tout d’un coup à la vue : ils sont beaucoup plus dispersés et par conséquent ne frappent pas autant. La manière de descendre est aussi beaucoup moins commode ; ce sont des échelles ou des escaliers tortueux et très-rapides : on ne voit dans l'intérieur, que ce que l’on voit dans toutes les mines, des corridors étroits, humides, mais point les grandes voûtes de celles de Suède. Çà et là sur la montagne, on voit quelques inscriptions et les chiffres des princes ou rois danois, qui sont venus visiter les travaux.

Il est absolument défendu aux ouvriers de retenir le moindre morceau d’argent natif ou de minerai, et à qui que ce soit de leur en acheter ; les étrangers qui désirent s’en procurer, doivent s’adresser à la direction, qui les donne à un prix taxé avec une attestation, sans laquelle on serait exposé à être arrêté.

Tous les vendredis, les conducteurs des travaux se rendent à la fonderie, avec le produit de leurs ateliers. Ce produit est logé dans un petit sac et pourrait fort bien tenir dans un gand ; il est pesé devant le directeur des mines, qui prend note du poids et de la valeur, et jette le tout dans différens coffres, suivant la qualité. Il y a dans ce voisinage plusieurs autres mines, entre autres une de cobalt dont on fait du bleu et une mine de cuivre, dans laquelle on trouve quelquefois un peu d’or natif. Les mendians et les malheureux qui entourent ce Potose Norvégien, font bien voir que ce n’est pas l’argent qui nourrit : Kongsberg est, sans contredit, la ville de Norvège la plus misérable. On fait monter le nombre des ouvriers à plus de quatre mille, la plupart sont mariés : l’on doit sentir dans quelle effroyable détresse, un père de famille laisse sa femme et ses enfans lorsqu’il vient à mourir, avant qu’ils ne soient en état de travailler. Le gouvernement cependant, donne une petite pension d’un ou de deux rixdales par mois aux veuves, mais ce n’est pas suffisant. Dans l’état où se trouve à présent cette mine, le mieux serait peut-être de disperser la plus grande partie des ouvriers et de n'en garder qu’assez, pour ne pas abandonner tout-à-fait, une mine autrefois très-riche, et que l’espèce de métal qu’elle contient, donne l’espoir de voir refleurir.

Le peu de société que l’on trouve dans la ville de Kongsberg, est comme dans toutes les villes de Norvège, divisé en deux ou trois coteries ou clubs qui ne se voyent point, et se chicanent perpétuellement. J’assistai au bal qu’un des clubs donnait pour le jour-de la naissance du roi, et j’y vis une vingtaine de femmes, obligées de danser assez tristement entre elles, faute d’hommes. Il en est ainsi dans tout le pays ; c’est un fait qui me paraît certain, on trouve dans le Nord, au moins un tiers plus de femmes que d’hommes. J’ai visité bien des gens en Norvege, et il est sûr que la proportion des enfans dans les maisons, sur-tout les prêtres, m’a paru être trois filles, un garçon : j’en ai trouvé plusieurs, où il y en avait six et un seul garçon.

Les hypothèses de Montesquieu, quand il explique la polygamie des pays du sud de l’Asie, par la quantité plus que double des femmes, me paraissent peu fondées. Sous le même climat dans deux pays voisins, on voit souvent dans l’un, plus d’hommes que de femmes et dans l’autre plus de femmes que d’hommes. Dans le sud de la Suède, par exemple, il m’a paru qu’il naissait plus d’hommes et en Norvège plus de femmes.

C’est avec crainte, que je me permets de donner ces remarques, je ne juge réellement que sur une centaine de maisons que j’ai vues dans chaque pays ; il se pourrait que la généralité, sur-tout les paysans, eut des résultats fort différens.

Mon intention était de pousser le long de la côte, au moins jusqu’à Tonsberg, pour y voir le seul établissement royal en Norvège, qui ait jamais payé les frais et rapporté quelque chose. Je veux dire les chaudières pour faire le sel de Tonsberg, qui sont en bon état. Mais ce fiord, ce maudit fiord, que je devais traverser après pour revenir sur ma route, était couvert de gros glaçons ; force me fut de retourner sur mes pas et de revenir à Christiania ; je ne fis que passer dans cette ville, et j’en partis le lendemain ; à la sortie du côté de la Suède, on gravit une montagne assez haute, du sommet de laquelle on découvre la riche vallée dans laquelle la ville est située, et aussi le bras de mer qui s’en approche. En été ce point de vue doit être de la plus grande beauté.

Sir Home Popham, trouvant l’embouchure de l'Elbe gelée, était venu débarquer à Moss, où il fut reçu splendidement par le chambellan d’Ancker qui a dans cette ville une belle fonderie de canons. Je fus me présenter à Moss, le lendemain du départ pour Pétersbourg de Sir Home, et je vis le chambellan Ancker, s’embarquer sur le même yackt, qui retourna en Angleterre. Le froid était excessif : il est bien singulier et digne de remarque, que la mer gèle en Hollande et souvent dans les ports du nord de la France, et qu’avec quinze degrés de froid de plus, elle ne gèle jamais à la côte en Norvège.

En outre de la fonderie et de la forge, on voit à Moss nombre de moulins à scie qui vont toujours ; plus loin près de Fréderickstadt, la rivière qui sort du grand lac Miössen apporte les bois de l’intérieur, et les chutes d’eaux sont encore couvertes de moulins à scie. La quantité de bois qu’on exporte de cette partie, est vraiment inconcevable : il faut que l’intérieur de la Norvège ne soit qu’une vaste forêt. On ne prend pas le moindre soin pour la reproduction des bois coupés : le manque d’habitans les rendrait inutiles, les bois repoussant tout seuls, et si le propriétaire pressé de jouir, ne les coupait pas trop jeunes, ce serait suffisant. Malheureusement on s’aperçoit que les bois dépérissent ; on ne voit plus d’arbres aussi gros, que ceux dont les anciennes maisons sont bâties en Suède et en Norvège : déjà toutes les côtes, à une distance de sept à huit milles en sont tout-à-fait dégarnies et si l’on ne prend pas de précaution, l’intérieur le sera aussi bientôt.

Il est fâcheux que la loi dont parle l’évêque Pontoppiddan, ne soit plus en vigueur ; il dit positivement que dans le sud de la Norvège, personne ne pouvait se marier sans avoir planté un certain nombre d’arbres : dans tout pays ceci serait un tribut très-léger, et réparerait immanquablement les bois épuisés.

La ville de Frédérickstadt est à l'embouchure de la rivière, qui sert de dégorgement aux grands lacs dont j'ai parlé, et c’est par là, que sortent bois du pays. Cette rivière traverse à quatre milleb de son embouchure le lac Öjeren qui s’approche jusqu’à deux milles de Christiania : un canal de communication avec cette ville, en augmenterait l’état florissant, en lui donnant une grande navigation intérieure, et je ne crois pas qu’il fût très-dispendieux.

Je fus me présenter au beau château de Hafslund chez M. de Rosencrants dont j’avais fait la connaissance à Christiania, et des attentions de qui je suis très-reconnaissant. Hafslund a vraiment l’air d’un palais ; à quelque distance sont les maisons régulièrement bâties des ouvriers, et des moulins à scie très-ingénieux, sur une cascade considérable de la rivière. À cette époque tout était gelé, excepté la cascade elle-même et c’était un spectacle très-intéressant de voir cette eau bouillonner et se précipiter dans la glace.

Dans ce district près la paroisse de Thunöe a existé une vi-le assez considérable appelée Sarpsbourg qui fut brûlée en 1550 par les Suédois. Comme on se plaît toujours à exagérer et à croire que les temps passés valaient mieux que les présens, on lui donne un mille de tour, et bien des milliers d’habitans. A cette époque, la Norvège n’était assurément pas dans un état très-florissant, mais qu’importe ? il ne faut pas ôter aux gens le plaisir de vanter leurs grands-pères.

Du plus loin que j’aperçus la forteresse de Frédéricksten, ma mémoire se retraça promptement le héros qui périt au pied de ses remparts. Cette forteresse domine la ville de Frédérickshald et le pays à l’entour a une hauteur de 560 pieds. Je fus très-empressé à la visiter, et sur-tout l’endroit où Charles XII tomba. Le comte de Schullenbourg commandant de la ville voulut bien n’y accompagner. Je montai d’abord à la forteresse, et j’en fis le tour ; puis je me rendis sur une plate forme au débouché d’un ravin, par où les troupes suédoises étaient montées ; en deçà d’un petit fort dont elles s’étaient emparées on me fit remarquer une croix de pierre, à trois cents pas du rempart, c’était précisément l’endroit où le roi reçut la coup de la mort. Plusieurs pieds de neige ne m’arrêtèrent pas et je me rendis sur le terrain ; sur les branches de la croix on a écrit Beleiring[106] 11 november 1718.

Lorsque Sir Sidney Smith visita cet endroit, il y a quelques années, il se prosterna et baisa la terre ; dans le recueillement que ce lieu me fit éprouver, je me rappelai le motto que dans mes courses j’avais vu autour du portrait de Charles XII, sur la tabatière d’argent d’un paysan Suédois, ancien soldat de ce héros. SPERENT NULLA VIDERE PAREM SECULA CAROL: XII: D: G: SWAEI: OCCUBUIT N: 30 Nov. AN° 1718.[107].

On avait élevé sur cet endroit, un monument en marbre blanc ; le feu roi de Suède, Gustave III, a demandé qu’il fût détruit, et le gouvernement de Dannemarck y a consenti. On le voit dans la muraille au-dessus de la porte de la citadelle. La sculpture en est fort bien faite.

D’un rocher près l’endroit où Charles XII tomba, la vue domine la belle vallée de Tisdale, où se trouve la cascade du même nom, dont on voit par-tout de belles gravures.

J’étais enchanté de mon expédition, j’avais oublié pour la faire, le gros rhume qui me tourmentait depuis trois semaines ; j’avais bravement traversé la neige, mes bottes en étaient pleines, et ce maudit endroit me fut presque aussi fatal qu’à Charles XII ; le soir, je fus pris de la fièvre et d’un surcroit de rhume, qui m’a fait croire pendant plusieurs jours, que je ne verrais plus la Suède que de mes fenêtres. Le comte de Schullenbourg prévoyant la détresse où je devais me trouver à l’auberge de la ville, qui n’est pas des mieux fournies, eut la bonté de m’y envoyer du bouillon, et ainsi toujours dans mes revers j’ai trouvé une main secourable qui m’a aidé à les supporter.

En outre de la forteresse et des troupes en garnison dans le pays, chaque paroisse a un dépôt d’armes ; il est dans une petite maison de bois écartée, communément située près de l’église et bâtie sur des piliers de pierre ; l’escalier en bois, est en dehors et relevé contre la muraille. C’est la même chose tout le long de la côte, en cas d’invasion, tout le pays serait armé dans quelques heures.

La ville de Frédérikshald fait un grand commerce, on apporte de la Värmelande en Suède, une quantité prodigieuse de fer et quelques cuivres, qui passent le Swine-Sund (le bras de mer qui sépare les deux pays) sur la glace, c’est surtout au mois de février, époque de mon séjour dans cette ville, qu’il en arrive le plus. La quantité de traîneaux qui passaient continuellement, était vraiment inconcevable.

Les habitans de cette partie sont très-aisés, les maisons ont très-bonne apparence ; on assure aussi que les hommes vivent à un très-grand âge. L’évêque Pontopiddan rapporte, que le lieutenant-colonel Colbiornsen fit près de Frédérickshald une noce de jubilée en 1733 en présence du roi Chrétien VI, où quatre couples furent remariés qui avaient entre eux, plus de huit cents ans, et qui dansèrent devant le Roi, et suivant l’usage ayant la couronne en tête.

Le ton de la société à Frédérickshald, est à-peu-près comme dans les autres villes de Norvège, on y voit cependant un mélange de manières suédoises, et c’est assez simple, le voisinage et le commerce ont nécessairement dû les y apporter ; La Suède est de l’autre côté du bras de mer sur lequel Frédérickshald est situé ; (le Swine-Sund, détroit des cochons) et n'a guères qu’un mille de large, aussi l’aperçoit-on très-distinctement.

Après m’être un peu rétabli, désirant gagner Gothenbourg, je me remis en route. Le froid était excessif, et je présumais trop de mes forces en le bravant. Je partis avec M. Tank un négociant de la ville, dont j’avais été accueilli, et nous traversâmes en traîneau le Swine-Sund, dont le passage en été est souvent si orageux. Ce fut réellement avec regret que je quittai la Norvège. Le peuple qui l’habite, intéressant à tous égards, mériterait d’être mieux connu : le gouvernement faute de connaissances locales, l’a souvent traité comme les habitans du Dannemarck. Le climat et le sol sont différens, il est donc nécessaire d’employer d’autres mesures : les Danois qui vont prendre possession de places en ce pays, y arrivent avec les préjugés du leur, et commettent souvent de grandes bévues.

La multiplicité, division et subdivision des impôts est à charge pour les peuples, ils aimeraient mieux sans contredit n’en payer que deux ou trois, plus forts, que près de quatre-vingt petits, sur toutes les productions de la terre. En Norvège, on les payait autrefois en nature, et il était simple alors de demander une certaine quantité de chaque production ; à présent on paye les taxes en argent, et comme l’on suit la même méthode, pour ne rien changer à l’ancienne, les propriétaires ne savent pas sur quoi tabler ; il n’est rien de bien fixe, et le système de modération adopté depuis long-temps par le gouvernement, l’empêche non-seulement de rien changer, mais même de statuer rien de positif à cet égard. L’impôt le plus fatigant pour les habitans des campagnes, en Suède comme en Norvège, c’est-ce qu’on appelle les free shiuss dont les militaires et beaucoup d’autres jouissent. C’est-à-dire de courir la poste sans payer : si la poste était établie aux dépens du gouvernement, il en supporterait les frais ; mais comme ce sont les paysans qui sont obligés de fournir leurs chevaux, il paraîtrait juste qu’ils reçussent le prix de leur peine : il est vrai qu’ils ont dans certain cas, droit à quelque léger dédommagement mais c’est peu de chose.

L'obligation absolue où sont les habitans des campagnes d’être soldats nés sans avoir la possibilité de prendre d'autre état, à moins d’une permission expresse du roi, semble être contre les progrès de l’industrie. Il y a nombre de gens riches dans les campagnes, qu’on appelle Boucle (paysans ou plutôt chefs de famille,) que cette loi contrarie et qu’elle empêche de donner à leurs enfans, l’éducation que leur fortune leur permettrait. C’est un spectacle étrange, de voir un homme jouissant d’une belle fortune, avoir le ton et les manières d’un paysan. J’en ai vu admis dans les maisons des gens de la ville se dépiter, rechigner et pleurer en demandant quelques postes qui les approchât d’eux : j’en ai vu aussi quelques-uns avoir les manières et le ton de gens très-bien élevés, mais c’est le petit nombre.

On ne saurait cependant que louer la douceur extrême du gouvernement paternel qui règne en ce pays : on pourrait presque se permettre de dire que ce qui a rapport à la police est trop doux et trop tolérant.

Le plus petit changement exige des procédures prodigieuses, et c’est d’autant plus singulier que le roi a de droit, le pouvoir de faire tout à son gré : mais on peut dire qu’il ne s’en sert que bien rarement ; j’en ai vu un exemple assez remarquable : la poste aux lettres pour les petites villes le long de la côte jusqu’à Christiansand, passe par Christiania, mais cela fait un détour de près de vingt milles, que l’on pourrait éviter en faisant partir un bateau avec les lettres de Moss, à Tonsberg à 1 1/2 mille de distance. Dans d’autres pays, en Angleterre même, il y aurait tout simplement un ordre de faire passer les lettres directement, dans celui-ci il a fallu consulter tout le monde, et savoir si chaque individu voulait consentir à cette mesure. J'ai vu à ce sujet un tas de paperasses, qui avait près d’un pied de haut.

Ce trait quoique futile, peut donner une idée de la manière dont les affaires se font dans ce pays ; ce serait absolument ainsi, que dans une famille, chacun donnerait son avis, sur quelques changemens de peu de conséquence ; dans les états il y a souvent du danger à consulter tout le monde ; il est vrai que quand le chef peut faire à sa guise, les sujets doivent regarder cette condescendance, comme une politesse.

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Retour en Suède. — Copenhague.



Plus de six mois s’étaient écoulés depuis que j’avais quitté la Suède par la Laponie du Jämtland. Dans cet intervalle la crainte de la disette avait excité quelque fermentation, un cri (très-édifiant à mon avis) s’était fait entendre d’un bout du royaume à l’autre : c’était du pain, du pain, point de brandevin... point de brandevin. Comment une telle exclamation a jamais pu sortir d’un gosier Suédois, voilà qui n’est pas facile à comprendre. Dans des circonstances pareilles, Gustave III, perdit sa rhétorique, et ne put jamais persuader les gens qu’il était encore plus nécessaire de faire du pain avec le blé, que d’en faire de l’eau de vie. Les magistrats des villes représentèrent humblement à sa Majesté, que sans doute il était nécessaire de manger, mais que sous un climat aussi rude, il l’était encore plus de boire.

J'ai lu toutes les représentations de ce temps, certainement le roi avait bien raison, mais on ne voulut pas le croire, et il y eut presque une révolte a ce sujet. Dans ce moment, c’était fort différent, le peuple se révoltait pour empêcher de distiller de l’eau de vie, et, semblait vouloir forcer le gouvernement à l’empêcher. C’était un cas vraiment étrange ; l’exemple de Gustave III, avait (j'imagine) seul prévenu la prohibition de distiller de l’eau de vie. On tergiversait, on tâtonnait, et ne voilà-t-il que les gens se révoltent pour avoir ce qu’on désirait ordonner, mais ce qu’on craignait de faire. On s’est fait prier quelque temps ; on a fait rentrer tout le monde dans l’ordre, et on a accordé gracieusement ce qui eût fait crier bien autrement, si on l’avait ordonné, sans qu’on l’eût demandé.

La disette avait réellement été cruelle, et pour y mettre le comble la gelée, venue de très-bonne heure, avait empêché de pouvoir profiter de la visite amicale que les harengs font annuellement à la côte ; la détresse était grande, et cette circonstance put fort bien contribuer à me faire paraître cette pauvre province, de Bohus-lane, encore plus misérable. Il est sûr que jamais contraste ne fut plus frappant. Du côté de la Norvège les maisons des paysans ont un air d’aisance dont celles de l’autre côté du Swinesund sont bien loin ; la terre il est sûr, n’est pas à beaucoup près si fertile, et les habitans sont plus nombreux, mais c’est remarquable et affligeant.

Près de Strömstadt, on voit un monument des anciens Goths que les gens du pays appellent Kiempers sten (pierre des héros ou géans) ce sont 150 pierres rangées en cercle dans la forme d’un vaisseau : aux bouts, il y en a deux qui peuvent avoir quinze pieds de haut. On est fort indécis sur l’usage, ou l’origine de ce monument : l’opinion la plus générale, est que c’était un de ces tribunaux (Ting) dont j’ai déjà eu plusieurs fois occasion de parler ; le nombre de pierres me parait beaucoup trop considérable pour cet usage, et tout franchement je ne peux guères concevoir, à quoi il pouvait servir.

La ville de Strömstadt est dans tous les temps un assez pauvre endroit, mais cette année le manque de harengs et le froid excessif en faisait un lieu de désolation. Les huitres, qu’on pouvait arracher des rochers, étaient cependant délicieuses malgré la gelée. C’est cette côte qui fournit d’huîtres, les villes de Copenhague et même de Hambourg ; on les transporte par terre dans l’intérieur de la Suède jusqu’à Stockholm et Pétersbourg, où elles arrivent gelées. Si dans un port de mer, en France ou en Angleterre on proposait aux-gens une huitre dégelée, ce serait un cadeau dont ils ne se soucieraient guères. Dans les villes éloignées des côtes, on aime la marée un peu faite : j’ai entendu demander à Stockholm si les huitres avaient beaucoup d’odeur, et paraître les préférer telles, on m’a assuré que c’est de même à Petersbourg.

Je reçus l’hospitalité à Tanum dans la famille aimable du prêtre Brunius. Malade comme je l’étais, je me pressais de me rendre dans un endroit ou je pourrais trouver des secours et je n’eus jamais l’idée de penser que le meilleur des rémèdes eut été le repos. J’étais si près de l’en. droit où je devais m’arrêter que je m’efforçais d’y arriver ; mais quand on est excédé de fatigue un pas de plus est bien difficile.

Je m’arrêtai encore à Uddewalla. Cette ville est florissante et fait un commerce considérable avec Nantes : mais ces maudits harengs désolaient toute la côte. Je pris donc mon parti et avec une vitesse prodigieuse je franchis les dix milles qui séparent cette ville de Gothenbourg. Ce fut avec un véritable plaisir que je reconnus les bords de la Götha vis-à-vis le village d’Ed, où j’avais été en 1793, en me rendant à Trolhätta. La cascade au milieu des glaces et de la neige était encore fort belle : je suivis delà les bords du fleuve, jusqu’à Konghell, dont j’ai parlé p. 34 de la première partie.

Là, je traversai la Götlia sur la glace et j’arrivai enfin à Gothenbourg. C’était sur-tout dans dans cette ville que l’émeute contre les distilleries avait été plus violente ; on avait cassé les vitres d’un distillateur, le gouverneur avait été insulté, mais au surplus, tout s’était passé sans mort d’hommes.

Il devait vraiment paraître étrange d’entendre les gens crier point de brandevin, point de brandevin et cependant forcer les magasins d’eau de vie et ne cesser de crier point de brandevin qu’ils ne fussent complètement ivres.

Le gouvernement se montra dans cette occasion avec sagesse et fermeté ; il ne voulut point céder aux cris de la populace, mais quand tout fut soumis il dut sans doute regarder comme très-heureux que le peuple eût demandé lui-même cette prohibition.

Les besoins de l’état exigeant que la diète s’assemblât, il était impossible de prendre un moment plus favorable que celui, où le gouvernement français tiré des mains des agitateurs, assurait les nations qu’il ne se mêlerait pas de leurs affaires. On prit aussi des précautions de sûreté dans les provinces, en ordonnant aux officiers de rejoindre leurs corps, on sembla prendre en tout, le contre pied des mesures du rassemblement des états-généraux en France ; aussi le succès a-t-il été la conséquence des mesures sages qu’on avait prises.

Il y avait plus de dix-huit mois que j’avais quitté Gothenbourg : je ne pus pas remarquer de changement bien considérable, tout se faisait comme avant. À voir le luxe qui règne dans cette ville, on ne croirait pas qu’il y a vingt-cinq ans, on y vivait, comme dans certains endroits de la Norvège. Les dames restaient chez elles, et servaient la compagnie ; on n’y voyait pas plus de trois voitures, et l’on voyait sur les marchepieds de beaux anges dorés.[108]

Après six semaines de repos, sans être parfaitement rétabli, je me trouvai du moins en état de me rendre à Copenhague pour y commencer l’impression des ouvrages que j’avais promis de publier, et mettre en ordre les notes de ma longue et fatigante promenade.

On était au mois d’avril et le dégel commençait à paraître, ce n’était pas ce qui pouvait rendre le voyage plus facile. Les petites villes, et le pays que l’on traverse pour se rendre à Helsingbourg sont peu intéressans. La ville d’Halmstadt seule, paraît assez florissante mais toutes les autres sont bien peu de chose. Cette province, la Halland, a souvent été le theâtre de guerres et de batailles sanglantes entre les Suédois et les Danois. La forteresse de Warberg qui est assez joliment située près la petite ville de ce nom, a été attaquée, prise et reprise nombre de fois. Heureusernent toutes ces querelles Ont cessé, depuis que les Scanies sont réunies à la Suède.

Je me trouvai enfin à Helsingbourg, et après m’être soumis a toutes les tracasseries et à toutes les impositions d’usage en cet endroit, je me disposai à traverser le Sund, malgré les glaces qui l’obstruaient encore ; j’eus bientôt atteint la côte voisine d’Elsenöre, où les tracasseries ne sont guères moindres ; il semblerait que les deux côtés s’entendent pour grappiller sur le voyageur. De toutes les petites taxes, les deux qui me choquent le plus, sont 4 shillings suédois (8 sous tournois) à Helsingbourg pour le commandant et 16 shillings danois (12 sous tournois) à Elsenöre pour le président de la ville. On est accoutumé à cela dans ces villes, et cela paraît tout simple, mais un étranger qui n'y est pas fait, doit naturellement penser que c’est petit et vilain.

Je n’ose pas trop m’arrêter sur ce passage ; tant de gens en ont parlé... Dans ce moment même il me tombe entre les mains, un livre anglais sur la Russie, où l’auteur dit en parlant du Sund, qu’on a apparemment nommé ainsi ce détroit parce que les pilotes sont obligés de jetter la Sonde pour y passer. Voilà ce qui s’appelle une jolie étymologie.[109]

Il serait fort à souhaiter que les écrivains anglais se donnassent la peine d’apprendre les langues du Nord, d’où la leur est dérivée ; ils éviteraient des méprises souvent bien grossières. Je suis convaincu ne si le docteur Johnston les eut connues, son dictionnaire n’eût pas été moitié si gros, et qu’il ne se fût pas si cruellement fatigué à chercher des dérivaisons dans le grec, l’hebreu, le syriaque, le caldéen etc. etc.

J'ai vu dans l’histoire d’Écosse par M. Pinkerton, une méprise qui lui fait tirer des conclusions toutes opposées au véritable sens. Il dit p. 147 que l’appellation de husbond qu’avaient autrefois les fermiers écossais, semble indiquer qu’ils étaient considérés comme esclaves et attachés à la maison de leur seigneur. Cependant Husbond dans les langues du Nord, d’où l’écossais est venu, veut dire maître, et vient, à ce que je présume, d’hus Boende, demeurant dans la maison. Je ne cite cet article de M. Pinckerton, chez qui j’ai bien vu une douzaine de méprise de ce genre, que parce qu’il en tire des conclusions point fondées. Bound, veut dire lié en Anglais, mais Bound aussi signifie constipé. En français, l’écluse d’un étang ou même le bouchon d’un tonneau, s’apellent aussi bonde.

La forteresse de Cronenbourg à Elsenöre est en bon état : les ouvrages sont fort considérables, et les batteries bien entretenues. L’ancien palais, qui est dans son enceinte gênerait fort en cas de siège et serait bientôt détruit par le feu de l’ennemi. Toutes les nations de l’Europe, ont consenties à payer des droits en passant le Sund, et la saluer la forteresse, qui doit rendre le même nombre de coups de canons. Il y a toujours dans le détroit plusieurs vaisseaux de guerre danois, pour forcer les navires à amener. Ce droit est fort ancien : dans un temps le Dannemarck a pu l’exiger de force. À présent c’est comme une espèce de redevance pour les fanaux que ce royaume est obligé d’entretenir sur les écueils. La ville d'Elsenöre, est très-commerçante ; on y voit des gens de toutes les nations et beaucoup de mouvement.

Les voyages et le changement de lieu amusent un temps, peu-à-peu on s’en lasse, et lorsque la santé souffre, ils deviennent insupportables Telle était presque alors ma situation, je voulais arriver, et cesser enfin d’être toujours en l’air. Je partis donc le lendemain pour Copenhague ; depuis un an j’avais visité tant de petites villes, que je me crus presque perdu dans cette capitale. Copenhague est vraiment une fort belle ville ; comme tous les établissemens publics de la Monarchie Danoise y sont renfermés, cela y jette une affluence considérable de monde et de richesses.

Je fus bien aise d’examiner ici la machine du gouvernement, dont j’avais vu les ressorts en Norvège. Quoique tout ait l’air de se faire par la volonté seule du roi, depuis cent ans et plus la machine est montée de manière que ce qui s’est fait hier, se fera demain ; jamais le caprice n’a eu moins à faire ; jamais aucun changement subit ne peut avoir lieu, que parmi les gouvernans, mais en aucune manière dans le gouvernement. Il n’y a point d’états, point de diette, mais cependant quand le gouvernement veut obtenir quelques impots, faire quelque opération, on consulte long-temps avant, on tatonne, on caresse le peuple en public, les grands et les riches en particulier et quand tout le monde est content, on publie enfin le placat, (l’ordonnance) qui a son plein effet.

Cette remarque de Goldsmith est parfaitement juste, on ne peut se le dissimuler ; « j’ai trouvé, » fait il dire à son philosophe vagabond, au retour de ses voyages dans le vicaire de Wackefield, « que les Républiques étaient ce qu’il y avait de mieux pour les riches, et les Monarchies pour les pauvres. » En effet les riches seuls à la longue, ont de la prépondérance dans une république, tant démocratique qu’elle puisse être, et le peuple sous mille prétexte, y est toujours écrasé par les guerres et par les impôts ; dans une monarchie absolue au contraire, le gouvernement ménage le peuple et pèse sur les grands.

Il n’est assurément aucun pays, où cette vérité puisse mieux se faire voir ; on n’a rien à y craindre de l’abus de pouvoir des grands, mais, comme tout en ce monde à le pour et le contre, les ménagemens que l’on a pour le peuple, l’ont rendu avide, grossier, et fainéant. Qu’on examine les traits de tous les gens du commun en Dannemarck, on peut voir sur leur figure l’habitude de quereller. La police se fait négligement, les prix fixes des denrées de première nécessité, ne sont jamais suivis, les rues ne sont point nettoyées, et tout cela pour plaire au peuple, qui se plait dans ces légers désordres.

Sous cette forme de gouvernement, il est une classe de la société qui devient très intéressante, et dont les mœurs, sous un gouvernement réputé plus libre, sont ordinairement beaucoup plus corrompues. Je veus parler de la classe mitoyenne, qui à mesure que les grands s'appauvrissent et que la populace s’abrutit, acquiert des richesses et des lumières. L’urbanité, la bonhomie ne regnèrent peut-être jamais plus que dans la classe des riches négocians et bourgeois de Copenhague. Il suffirait presque à un étranger de visiter les cimetières, pour penser que les mœurs doivent être douces. Toutes les tombes des gens aisés sont ornées, garnies de fleurs et d’arbrisseaux rares, que l’on cultive avec soin : on ne voit pas souvent la même chose dans les campagnes.....

J’ose à peine dire un mot de plus sur ce sujet ; l'habitude de voir et réexaminer me fait dire des choses, qui auront l’air de paradoxes pour le grand nombre. Je n’ai l’intention ni de flatter, ni d'offenser ; si la nature d’un gouvernement comme celui du Dannemarck, lui permettait d’agir avec plus de vigueur pour le maintien de la police, sur les basses classes du peuples, ce serait sans doute, celui sous lequel on pourrait espérer de couler des jours plus heureux et plus tranquilles.

Le roi ne sort jamais cependant, sans être précédé d’un homme à cheval, qui a un petit fusil sur l’arçon de la selle ; on regarde cela comme une image de sa souveraineté, et de son droit de vie et de mort ; tous les ans on célèbre l’anniversaire du jour où le roi a acquis ce droit. Le bonheur dont le Dannemarck a joui depuis cette époque, mérite bien qu’on s’en rappelle. Quoique le Dannemarck soit en paix, on peut presque dire, depuis plus de cent ans[110], les arsenaux, les magasins de guerre sont dans un état admirable et parfaitement fournis. On voit dans le port, une trentaine de vaisseaux de guerre, que l’on pourrait armer en peu de temps ; tous les ans d’ailleurs, il y a des fonds appliqués pour la construction d’un nouveau vaisseau.

Trois ou quatre mille matelots ou ouvriers, sont tous les jours occupés à réparer et à bâtir : Il est vrai qu’ils perdent au moins une heure par jour, à tailler le bois dont ils se chargent en quittant le chantier ; le gouvernement, suivant le principe que j’ai déjà avancé, croit devoir fermer les yeux, sur cette déprédation qui est certainement très-couteuse.

La bibliothèque royale est très-nombreuse et a échappé connue par miracle, à l'incendie du palais, arrivé il y a quelques années, et qu'on n’a pas encore pensé à réparer. Entre les murailles, on a permis à quelques familles pauvres d’y bâtir des baraques, où elles se logent.

L’économie la plus sévère, règne a la cour, et c’est cette économie qui n’a pas permis de réparer le palais : on voit aussi les murailles d’une superbe église, commencée sous l’autre règne, et dont on à suspendu le s travaux depuis long-temps. Dans le fait, avant de placer en édifices des sommes considérables, il est bon de voir l’assiette que prendra l’Europe, et s’il ne sera pas plus à propos de les employer à sa défense.

Les joyaux de la couronne sont d’une beauté et d’une richesse surprenante. Les cabinets et les museum, sont remplis de choses rares et intérressantes.

Les troupes nationales, c’est-à-dire les paysans enrolés de la Séelande, viennent deux fois par an exercer devant la cour, au printemps et à l’automne. Ces gens qui ont l’air si patauds, quand ils arrivent, se dégourdissent en troupe et au bout de la quinzaine, font l’exercice comme de vieilles troupes. Il est vrai, qu’ils vont tous les jours à la manœuvre, depuis cinq heures du matin jusqu’à deux heures après midi.

La compagnie des Indes est très florissante et envoie nombre de vaisseaux à la Chine ; en général le commerce fait de très bonnes affaires.

La cour se tient en été à Frédéricksberg, qui est près de la ville et dans une situation charmante. Ce palais, est situé sur une hauteur qui domine la ville et le pays d’alentour. Cette colline n’a pas 100 pieds de haut et est a peu-près la montagne la plus haute de la Séelande. A un demi-mille de la ville on trouve cependant un pays charmant, et joliment coupé de vallons et de bois.

Vers le mois de juillet il y a une foire dans le parc, qui est à un mille de la ville. C’est vraiment un des plus beaux lieux qu’on puisse voir. Il n’est pas une âme à Copenhague qui n’y aille au moins sept ou huit fois, pendant les trois semaines que la foire dure ; chaque famille d’artisans porte des provisions avec soi, et s’établit tranquillement sous un hêtre pour les manger. Dans aucun pays on ne peut voir les gens s’amuser plus tranquillement, et cependant paraître plus occupés de leur affaire.

Les préjugés nationaux contre la Suède, existent encore ; cependant des gens de lettres et vraiment philanthropes, ont enfin senti combien les deux peuples avaient de droits à l’estime l’un de l’autre, et ont établi une société appellée scandinavique, où la littérature dans les deux langues est reçue et examinée. Il est facheux qu’un établissement pareil n’ait pas eu lieu il y a deux ou trois siècles, les deux langues n’en feraient qu'une à présent : les animosités nationales, qui sont si longues à déraciner. n’existeraient pas plus qu’entre un état de l’Allemagne et le voisin. M. de Hauch grand maréchal de la cour, homme dont l'aménitë est égale à l’instruction, voulut bien me présenter à cette société. Je fus très flatté, que comme l’ami des deux peuples, on voulut bien me recevoir dans une société qui tendait à les rapprocher.

Quand j’eus à -peu-près vu tout, je songeai à l’affaire qui m’avait amené à Copenhague. On n’imaginerait pas que pour trouver un imprimeur, il faille aller chercher un danseur à la comédie ; c’est la vérité pourtant. Il n’est aucun de ces messieurs, qui ne fasse quatre ou cinq métiers fort disparates. Quand on voit des factotums pareils, être en même temps aussi engourdis que des torpilles, est-il donc étonnant qu’ils ne fassent rien qui vaille ? Quand serat-t-on donc bien persuadé, que pour réussir, il faut se tenir à une seule branche et même encore la diviser et ne s’occuper que d’une partie, ainsi que les anglais sont accoutumés a faire.

Tous les artisans de Copenhague se dispersent le soir, et vont fumer leur pipe au club : je m’attendais bien a trouver cela, après ce que j’avais vu en Norvège.

La colonie hollandaise, que Christian IV établit dans l'île d'Amack, est aujourd'hui très florissante ; cette petite île, qui forme presqu’un faux-bourg de Copenhague, est parfaitement cultivée et fournit la ville de légumes, que les danois ne savent pas encore soigner comme il faut. Les Amakois ont conservé leur ancien habillement qui est sans contredit pour homme et femme des plus laids ; l’été comme l’hiver on voit les femmes. habillées dans une peau de mouton et affublées d’un paqueténorme de jupons en outre d'un mouchoir sur la bouche et sur le nez. Les hommes sont fourrés dans une grande culotte hollandais ; mais après tout, ces gens sont très industrieux et ont fait de la vilaine île qu’on leur a donné, sinon un joli endroit, au moins un potager excellent.

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Les Scanies. — Le Kronoberg. — Port royal de Carlscrona.


Après quatre mois, ayant enfin fini ma besogne, je songeai à me remettre en route pour achever ma longue promenade. Par un hasard très heureux, je passai le Sund, la veille du jour où la flotte Anglaise y parut, dans le mois d’août 1800. L’énergie et la prudence que le gouvernement de Dannemarck a montrées dans cette occasion lui fait certainement honneur ; l’affaire fut alors heureusement accommodée ; elle s’est renouvelée depuis, et la guerre menace de porter chez les peuples du Nord, les maux qu’elle a faits à ceux du midi ; pour le bien de tous, je désire sincèrement qu’elle n’ait pas lieu, et j’espère encore que les choses s’accommoderont.

Je me retrouvai le 17 août, sur le territoire de Suède à Helsingbourg, que je me donnai le loisir d’examiner lus a mon aise. Le Comte de Runth, dont l’esprit actif et entreprenant, est bien connu et apprécié de ses compatriotes, vient d’établir dans cette petite ville une faïencerie et une fonderie de fer considérable. C’est aussi sur son terrain que l’on travaille la mine de charbon de terre près de cette ville. Le charbon y est très bon, mais en bien petite quantité ; la veine n’a pas plus de trois pieds d’épaisseur. En Angleterre, on ne travaillerait pas pour si peu de chose. Les mines de charbon ne peuvent être productive, qu’autant que la veine est assez épaisse, pour qu'un homme puisse se tenir debout dedans, et qu’on ne soit pas obligé d’enlever des pierres.

Près de cette ville, est une fontaine minérale, où beaucoup de monde se rend en été. L’endroit où elle est située, est vraiment théâtrale ; la grande salle de bal, est placée contre le rocher d’où elle sort : rien ne parait : tout à coup on ouvre le fonds de la salle, et un beau rocher, éclairé par en haut, et planté de quelques arbustes, se découvre a une grande hauteur. Cette fontaine est située dans une vallée étroite et assez bien boisée. On commence a bâtir autour et je ne doute pas que l’agrément de sa situation n’en fasse bientôt un endroit très-fréquenté. On voit auprès une belle pierre, gravée en caractères runiques ; ceci prouve, que quoique on ne fasse usage des eaux de cette fontaine, que depuis peu de temps, elle était connue anciennement.

On voit au dessus d’Helsingbourg, une vieille tour reste d’un ancien château, que les historiens, toujours exagérés de ces pays, prétendent avoir été bâtie avant l’ère chrétienne par le roi Frode III (que nous appelons Frothon) de Dannemarck, mais que le successeur de la reine Marguerite de Waldemar, Eric de poméranie, fit au moins réparer en 1425. La ville, qui est à présent près du rivage, a d’abord été batie autour. Ce qui est vraiment singulier, c’est que sur cette hauteur, qui est plus de cinquante pieds au dessus du niveau de la mer, on trouve des coquillages, des pierres rondes, et même des vestiges de cales ou petits ports préparés pour recevoir les bateaux. La tradition n’en fait aucune mention. Cette observation pourrait servir de nouvelles preuves au retrait des eaux de la mer Baltique.

L’idée originale des historiens, qui assurent que les colonnes d’Hercule, dont l’antiquité fait mention, étaient placées à ce détroit et non à celui de Gibraltar, ne mérite pas d’être discutée. Tout prouve que les pays du Nord sont nouveaux, et malgré la folle ambition des écrivains nationaux, n’existaient pas il y a deux mille ans. L’ancien nom de certaines provinces, dénote clairement quelles étaient isolées ; celui même de celle ci, la Scanie Skaney, ou Skansey[111] ; signifie une île fortifiée dans l’ancien langage : ce nom même était celui du royaume entier, que nous avons traduit par Scandinavie.

Je fus me présenter à Tomarp, chez M. le général baron de Cederström, où ie fus accueilli avec toute la complaisance possible : Tomarp est le bostelle (lieu de résidence) du commandant de la province.J'ai déjà dit, je crois, que les troupes nationales n’avaient point de paye, mais les officiers comme les soldats ont un bostelle, une maison avec des terres suivant leur grade. Cette méthode, qui est sans doute excellente pour les troupes, a cependant l’inconvénient de les attacher trop à leur maison. Lorsque l’on fait une guerre lointaine, le soldat soupire pour son toit solitaire, où il se laisse souvent aller a la fainéantise la plus complète.

Si la formation actuelle du militaire en Suède, ne rend pas le soldat propre à une guerre lointaine, elle est bien calculée pour la guerre défensive ; le soldat se battrait dans ce cas pour sa propriété et pour sa famille. En général la Suède peut se dire inexpugnable : la chaîne de rochers qui entourent la côte ne permet pas aux gros vaisseaux d’ y aborder facilement ; les ports royaux sont pleins d’un très grand nombre de galères, portant six à sept pièces de canons et allant à la rame, qui pourraient détruire très promptement les gros vaisseaux, qui se hasarderaient à passer entre les récifs ou rochers bordant la côte[112]. L’étendue et le peu de population du pays pourraient aisément affamer l’ennemi, qui aurait fait un débarquement ; son inégalité continuelle faciliterait fort les embuscades des habitans, qui d’ailleurs connaissant les défilés et les bois, pourraient sans peine échapper à l’ennemi.

Le climat de cette province est très tempéré, plus peut-être que celui du nord de la France. Les fruits y viennent fort bien, et je puis assurer avoir vu dans le jardin de Tomarp, un olivier en pleine terre qui donnait du fruit tous les deux ans. J’ai mangé de ces olives préparées dans la saumure ; elles ressemblaient pour le goût et pour la forme à celles de provence.

Ce n’est que depuis l’arrivée du général, qu’on a ramassé les fruits de cet arbre ; on ne savait guères quel fruit ce pouvait être avant lui, et on le laissait tomber sans y toucher. Les branches de cet arbre prennent facilement racine dans la terre ; les feuilles assez semblables à celles du saule tombent à l’automne, et les fleurs paraissent au printemps avant même que l’herbe ne soit verte.

Les oliviers de provence, ne perdent point leurs feuilles à l’automne, mais elles tombent au printemps lorsque les nouvelles paraissent ; ils prennent également de bouture et ne donnent ordinairement du fruit que tous les deux ans.

Puisque l’arbre que j’ai vu dans le jardin de Tomarp, olivier ou non, mais très certainement portant un fruit semblable à de grosses olives, s’est acclimaté dans la Scanie, il faudrait tâcher de le multiplier, et en tirer un parti avantageux. Qui sait si on ne pourrait pas réussir à en faire de l’huile[113] ?

Dans ce moment, où l’esprit d’entreprise éclairé par l’industrie, commence à faire de si grands progrès en Suède, il m’a semblé qu’il serait à propos, de mettre en avant l’excavation d’un canal entre la ville d’Engelholm et celle de Christianstadt, pour joindre les deux mers. Ce canal n’aurait que huit milles de long et trouverait aisément a se remplir en remontant du côté de la Baltique par la rivière Hellie-ô, les lacs Finia-siö et Vester-siö, puis descendrait dans la baye d’Engelholm par la rivière Sunas-Löss-ô.

La citadelle de Landscrona existe encore avec le donjon, mais elle est bien vieille et tombe en ruines. Le port pourrait, avec un peu de travail, devenir assez important ; il faudrait élever au dessus du niveau de l’eau, le banc de sable qui joint au continent la petite île, qui est vis-à-vis la ville.

L’ancienne capitale de ces pays, quand ils formaient un royaume séparé, Lund, dont tous les écrivains danois parlent avec orgueil, est dans un est dans un état assez déplorable à présent. Si l'université n'y était pas, elle tomberait totalement en ruines.

C’est dans cette partie que le christianisme s’est d’abord établi. La ville fut érigée en évêché en 1065, et en archevêché en 1103. Upsal et toute la Suède à cette époque, suivaient encore le culte de Thor ; je mets en fait qu’à l'époque de la réformation, la religion chrétienne n’avait pas été généralement établie par tout le royaume, depuis plus de deux cents ans.

La vieille église cathédrale de Lund, est encore très-remarquable ; elle est la plus vaste du royaume. On y voit une église souterraine assez considérable ; les piliers grossièrement sculptés de cette église souterraine méritent l’attention, par les figures qu’ils représentent ; on voit sur l’un, la figure d’une géante, à ce qu’on prétend, qui embrasse le pilier et semble chercher a l’abattre. Je ne fais mention de ceci, que parce que la tradition du pays rapporte sous plusieurs formes cette allégorie étrange : j’aurai encore occasion d’en parler. Il y a aussi dans cette église une fontaine revêtue d’un bord en pierre, sur lequel on voit sculpté un pou, monstrueux, qui tient un mouton dans sa gueule. Je ne me hasarderai pas a expliquer ce grossier hiéroglyphe.

Je crois fort que les fontaines, que l’on trouve dans la plupart des anciennes cathédrales de l’Europe, servaient au même objet de culte, que les stes fontaines dont j’ai souvent eu occasion de parler, dans le volume sur l’Irlande.

Le collège est assez en vogue : il y a une belle bibliothèque et des cabinets de toutes sortes. La seule cathédrale est ce qui reste a cette ville de son ancienne splendeur. Elle était alors la résidence du roi de la Scanie et un port de mer ; la rivière qui y passe a cessé d’être navigable depuis long-temps, et le dernier roi de ce seul pays, Iwar-Widfam, dont j’ai déjà parlé, maître du Dannemarck et d’une partie de la Saxe, conquit la Suède pour venger la mort de son père et des autres petits rois brûlés par Ingiald-ill Rôdet. Depuis ce temps, cette province a appartenu au Dannemarck, jusqu’à son union avec la Suède en 1658. C’est certainement une grande perte pour ce royaume ; mais aussi cette réunion a fait terminer des guerres sanglantes et envenimées entre les deux pays, qui n’auraient jamais pu voir de fin, aussi long-temps que la mer ne les eût pas séparés

Les bonnes parties de la Scanie ne le cèdent pour la fertilité à aucun pays. C’est sur-tout les environs de Lund et de Malmö qui semblent les mieux cultivés, et en général toute la grande péninsule qui s’avance sur le Dannemarck. Malmö est une jolie ville, assez florissante et peuplée. Le port est fort mauvais cependant. Du quai on distingue aisément les clochers et les mâts des vaisseaux à Copenhague. La traversée est de quatre à cinq milles. Quoique cette ville ne soit pas au nombre des forteresses, les fortifications de sa citadelle m’ont semblé bien préférables à celles de Landscrona.

Au bout de la péninsule, il y a, près l’une de l’autre, deux anciennes villes, autrefois très-renommées, Skanor et Falsterbo ; on y voit encore quelques restes des palais qui y étaient bâtis. Les Danois qui ont, comme tous les peuples, la manie de l’antiquité, ont, fort bien dit :

Da Christus lod sig föde,
Stod Lund og Skanor i gröde[114].

En dépit des jolies histoires de M. Suhm, on n’a guères de preuve de cela ; et n’en déplaise aux antiquaires, je suis fermement persuadé que le Nord n’a jamais été si florissant qu’il l’est à présent. Je ne crois pas non plus qu’à l’époque de l’ère chrétienne, il y eut aucune ville, florissante ou non, dans tout le Nord. Les historiens qui racontent ces belles choses, disent en même temps que la guerre et la chasse étaient l’occupation des habitans, qui d’ailleurs, poussés par la famine, refoulaient souvent tous à-la-fois sur les pays voisins et formaient ces hordes immenses, connues sous les noms de Cimbres, Goths, Visigoths etc. Si le pays eût été si florissant, ces gens ne l’eussent pas quitté pour aller s’établir ailleurs. Il faut absolument renoncer à une de ces deux hypothèses.

On trouve a tous pas dans ce pays une foule de monts funéraires, de tribunaux (Ting) et autres monumens. Il y a bien aussi des pierres gravées en caractères runiques. Mais je fus surpris de voir près d’Ystadt un autel tel que ceux qu’on attribue en Irlande aux Druides ; c’est le seul que j'ais vu dans le Nord. La pierre principale n’a guères que sept pieds de long, sur six de large et quatre d’épaisseur ; le réduit en-dessous est formé par cinq pierres latérales, dont trois seulement supportent l’autel. C’est d’autant plus singulier, que la religion des peuples goths était toute autre que celle des Celtes[115].

C’est à Ystadt qu’est le paquebot pour la Poméranie ; l’instant du départ n’est pas bien fixé, il n’y a pas assez de vaisseaux destinés à cet usage ; il n’y en a que trois, et il en faudrait au moins six.

Je fus me présenter à Swanholm, chez M. le baron de Maclean, qui a fait des améliorations considérables sur sa terre. Il a dispersé les habitans de quatre villages qui lui appartenaient, dans des métairies séparées, bâties sur le terrain qu’il a loué aux paysans. Le nombre des habitans depuis cette opération a plus que triplé, et la terre cultivée sous les yeux du maître, a doublé de valeur.

Il y a quelques bonde (paysans propriétaires) dans le sud de la Suède ; mais beaucoup moins que dans le nord. Les saterys dans le sud emportent tout, et le paysan n’est qu’un laboureur, obligé de travailler pour le château. C’est surtout sous ce point-de-vue, que l’établissement du baron de Maclean mérite tous les éloges.

Le comte de Ruuth a sa terre de Marsvinsholm dans cette partie. Il n’y était pas alors ; mais je reçus l'hospitalité pendant quelques jours chez son fils à Gundralöf. Le château de Marsvinsholm est fort beau, et bâti avec le meilleur goût. On découvre sur-tout dans ce pays l’esprit d’entreprise du maître ; le comte de Ruuth vient d’établir, non loin de là, une filature de coton mue par l’eau, telle que celles de l’Angleterre. C’est la première qu’on ait encore introduite en Suède. Les bestiaux nombreux de cette terre sont d’une grosseur extraordinaire. Ceux du pays sont très-beaux, mais comme ils ne sont pas si bien soignés, il est tout simple qu’ils paraissent moins.

À un ou deux milles de-là, sur la route de Christianstadt, la face du pays change beaucoup ; on n’y voit plus que des terres sablonneuses, qui dans quelques endroits cependant ne manquent pas de fertilité. Je fus fort surpris de voir atteler à la charrue six bœufs et deux chevaux, pour tracer un sillon dans ces terres légères, qu’un âne et une chèvre auraient ouvertes sans grande peine.

Je fus me présenter près de Christianstadt à Lillö, au bostelle du lieutenant-colonel De Lindekrona, dont le frère, gouverneur de la Norrland, m’avait comblé d’amitié à Hernösand, l’année d’avant.

Christianstadt a été bâtie par Christian IV en 1614. Un souverain, maître des trois royaumes du Nord, ne saurait placer plus convenablement sa capitale. Elle serait vraiment au centre de ses états. Je crois probable, que si les successeurs de Marguerite eussent eu le bon esprit de se fixer dans cette partie, ils n’eussent pas vu dissoudre l’union de Calmar. Charles X s’est emparé de Christianstadt en 1656 ; ses troupes cependant en avaient été repoussées avec perte en 1644. Le chiffre du fondateur se voit encore par-tout. Il y a dans cette ville un arsenal en bon état. Les fortifications nouvelles sont loin d’être finies ; le côté de la rivière en manque presque entièrement ; il est vrai que les marais défendent assez bien la place de ce côté.

De Christianstadt, je fis une petite tournée dans l’ancienne Suède, dans la province du Kronoberg, qui est une division de la Smôland. A quelques milles, on retrouve les sapins du Nord ; le pays s’élève beaucoup et bientôt on entre dans cette province, la plus stérile et la plus sauvage de la Suède. Le Kronoberg est précisément au centre du pays ; c’est de cette province que toutes les rivières du sud de la Suède tirent leur source ; elle est horriblement couverte de grosses pierres, qui ne laissent presque point d’espace entre elles pour la culture ; tout le pays est coupé de grands lacs et de bois qui l’occupent presque en entier.

Du temps, même de Gustave Vasa, cette province se nommait encore Finweden (le pays des Finns ou Lapons). J'ai lu quelques écrits, qui prétendent qu’à cette époque, cette nation errante occupait toutes les hauteurs de l’intérieur de la Suède, depuis cette province. La population considérable qui se trouve a présent du côté de Jönköping, a dû s’engager à se retirer plus loin. Les Lapons à-présent ne viennent que rarement, même dans les montagnes de la Värmelande et de la Dalécarlie, ce qui fait une étendue de pays immense, abandonné par eux.

Je fus me présenter à Huseby chez le comte Hamilton, qui a une fonderie d’instrumens de fer. Le minerai est tiré du lac voisin en petit grains creux, semblables à du gros sable ; il faut le mêler avec du fer de montagne. On a pilé la scorie dans cette forge, et on s’est trouvé bien payé de sa peine par le fer qu’on a trouvé.

La tradition rapporte que les Danois ayant fait une incursion dans ce pays ; pendant que les hommes étaient occupés à une expédition, les femmes se rassemblèrent sous la conduite d’une d’elles, nommée Blenda, et gagnèrent une victoire mémorable, dans laquelle le roi Olof fut tué, aussi bien que le général danois Tumlinger. Ce fait est confirmé par les noms que portent encore plusieurs villages, lacs, bois et hauteurs de ce canton, comme Dansiö-by (village et lac danois), Olof’s-Backen (hauteur ou tombeau d’Olof). Le district entier, l’härad, en a pris le nom de Värnsland (le pays défendu). Dans ce district, les femmes jouissent de certains privilèges dont elles sont privées dans les autres ; elles ont le partage égal dans les successions avec les hommes. Le district voisin au contraire est chargé d’un impôt qu’on appelle spring's skatte (lïmpôt de la fuite), parce que les habitans en prirent la fuite, en voyant venir l’ennemi. On voit sur le terrain quelques monts funéraires et de grosses pierres élevées, mais point d’inscription. Aucune histoire ne mentionne ce fait, ainsi on ne peut en fixer l’époque.

Wexiö est la seule ville de cette province. Elle avait eu le malheur d’être brûlée en 1793 ; elle se remettait tout doucement. Quelques personnes bien intentionnées avaient offert de payer les frais de la première maison qu’on bâtirait en terre ; mais on n’a trouvé aucun habitant qui voulût bâtir ainsi sa maison. Les Suédois sont accoutumés à se servir de bois, ils n’aiment pas à faire usage d’autres matériaux. Dans cette province, qui est couverte de bois, c’est assez indifférent, mais sur le bord de la mer, il serait essentiel de changer la manière de bâtir.

Le Kronoberg a été une des premières provinces de la Suède qui ait embrassé le christianisme ; un roi de la Smôland, St. Sigfrid, l’y introduisit vers l’an 1000, et bâtit à Wexiö la première église. Je fus me présenter et je reçus l’hospitalité chez le gouverneur, le comte de Mörner, qui demeure a quelque distance de la ville. L’endroit où il réside (Kronoberg), donne son nom à la province. St.Sigfrid jeta les fondations de cette forteresse en 1002 ; elle servit depuis comme place de sûreté pour les évêques catholiques de Wexiö, et s’appelait alors Biskop-berg (rocher ou montagne de l'évêque). A la réformation, Gustave-Vasa s’en empara, la rebâtit et lui donna le nom qu’elle a à présent : elle fut brûlée et ruinée sous son successeur ; elle est située dans une petite île du lac Helga, et est sans contredit la plus belle ruine de la Suède.

Il n’est rien dans ce pays, qui pour la grandeur et l’antiquité, puisse lui être comparé ; de gros chênes et de gros sapins sortent des murailles, quelques uns de ces derniers, semblent y être morts de vieillesse ; cependant la plupart des voûtes tiennent encore, et la construction singulière de ces temps reculés mérite bien d’être examinée.

C’est un horrible pays de loups, que ce Kronoberg, et extrêmement peu habité. Les rochers dans les bois sont couverts de mousses de rennes ; je suis étonné, que les habitans des parties peu fréquentées de la Suède ne sachent pas en tirer parti, pour y élever cet animal si utile.

Retournant à-peu-près sur rues pas je rentrai dans la Scanie, dont l’aspect fertile, en venant des déserts du Kronoberg, flatte encore davantage. Les monumens des anciens Goths se retrouvent à tout moment dans les bons pays de la Suède ; aucune province n’en a tant que la Scanie. Deux milles a l’est de Christianstadt, on voit un rocher énorme de granit, seul au milieu de la plaine ; on l’appelle Magle-sten : il peut avoir trente pieds de long sur 24 de large et 20 de haut. La tradition du pays dit que Magie, une certaine géante païenne, désespérée de voir la religion chrétienne s’établir, mit cette large masse dans sa jarretière ; après l’avoir balancée convenablement, elle la lança avec fureur contre la première église chrétienne qui ait été bâtie en Suède : heureusement que par l’effort qu’elle fit, la jarretière se brisa, et que la pierre tomba à moitié chemin.

J'ai vu au château de Liundby une corne garnie en argent et montée sur pied, avec un siflet d’or, foré aux deux bouts, qui d’après les certificats qui y sont joints, ont dû être trouvés dessous ce rocher en 1490. Les paysans ont une vénération particulière pour tous les anciens monumens qui couvrent les campagnes : il en est fort peu qui consentissent à travailler à l’abaissement d’un mont funéraire, ou même qui pensent à en rendre la terre productive.

Non loin de cet endroit il y a une fontaine, où les gens vont jeter des pièces de monnaye et autres petits effets pour se rendre la fée favorable. On peut se rappeler que j’ai fait mention de superstitions pareilles à Ekolsund.

À quelque distance de la ville ruinée de Solvitsbourg, qui fut autrefois le siège d’un gouvernement, on voit trois grands cercles de pierres près l’un de l’autre, un est rond, et est composé de 24 grosses pierres, l’autre est quarré et en a 52, le dernier est ovale et en a 20 : entre ces cercles, il y a une pierre plus élevée. Les paysans ne connaissent rien à ce monument, et comme à l’originaire, ils l’attribuent aux géans. Il est probable qu’il se tenait dans ce lieu, une assemblée du pays, divisée en états, et que le chef était assis au milieu de ses gens, sur une pierre plus élevée. À quelque distance de ces cercles, plus près de Carlshamn, il y en a un autre composé de huit roches, si grosses, que je serais presque tenté de croire ce cercle naturel : on y reconnaît pourtant un dessein et sur la plus grosse pierre, il y en a une autre placée.

Charles XII, après avoir achevé la conquête de la Scanie et se l’être assurée par la paix de Roskild en 1658, a bâti dans cette province, deux villes auxquelles il a donné son nom Carlshamn (le port de Charles) et Carlscrona (la couronne de Charles). La première de ces villes est destinée pour le commerce, et l’autre pour la marine royale. Ces deux ports sont très-sûrs et très-bons. Quoique bâtie au milieu des rochers, Carlshamn est une jolie petite ville ; le commerce y parait assez florissant. Malmiö et cette ville sont les deux seules sur cette côte, qui n’ayent pas l’air ruinées ; toutes les autres paraissent languir et manquent d’industrie, ou de moyen de l’exercer.

Cette partie des Scanies, qui forme la province de Blecking, n’a pas l’apparence des deux autres gouvernemens ; ce ne sont plus de longues plaines, ni du sable. On retrouve les rochers et les vallées étroites du reste de la Suède. Le pays au-de-là de Carlshamn est très-varié et assez agréable.

Carlscrona est située sur les rochers qui bordent cette côte à un demi-mille en mer : on y arrive de rochers en rochers, par des ponts. C’est dans cette ville qu’est l’établissement de la marine suédoise ; quoiqu’elle ait souffert beaucoup dans la dernière guerre avec la Russie elle se relève peu à peu. Le port est de toute beauté ; dans ces derniers temps, on a fait des difficultés pour le montrer aux étrangers ; on m’a seulement permis de voir les chantiers secs et creusés dans le granit.

Ces chantiers secs sont de la plus grande beauté ; mais ils ne sont pas achevés et ne le seront probablement pas de long-temps. Jamais l’esprit d’entreprise des Suédois ne se fit mieux voir que dans cette ville.

Charles XII avait fait creuser dans le granit, un chantier sec, d’après les dessins du fameux ingénieur Polhem en 1716. Ce fut ce bel ouvrage, qui donna l’idée d’en construire sur un plan si étendu, qu’on pourrait le dire gigantesque. On voulut avoir toute la flotte à sec, et sous des toits. On fit deux digues pour enfermer des deux côtés un terrain bas entre deux îles. On le dessécha par le moyen de pompes à vent, on creusa dans le granit, et Gustave III posa la première pierre le 1er octobre 1775. Depuis ce temps, deux chantiers seulement ont été achevés ; on a jeté les fondations de trois autres, mais les travaux sont discontinués. Le plan était d’en construire vingt pareils.

Les deux chantiers achevés sont sans contredit les plus beaux ouvrages de ce genre. Deux gros vaisseaux de guerre sont aisément à couvert sous chacun d’eux. Il ne paraît nullement douteux, que le bois doit se conserver beaucoup mieux, que quand il est continuellement exposé à tous les changemens de temps ; mais les frais immenses d’une construction pareille, viennent peut-être à un prix plus considérable que l’entretien d’une flotte exposée à l’air. Je vis aussi dans l’enceinte du port, un cabinet des modèles de toutes les formes possibles de vaisseaux, tant pour la construction que pour leur forme extérieure : il me parut très-complet et en bon état.

La ville de Carlscrona a eu le malheur d’être réduite en cendres dans le mois de juin 1790 ; depuis ce temps elle s’est rétablie, elle est sans doute beaucoup mieux bâtie, mais la misère la plus grande se fait voir de toutes parts.

On voit dans plusieurs endroits, de beaux bâtimens commencés et fort peu d’achevés ; c’est, on ne peut le nier, la maladie du pays et que j’ai eu bien souvent occasion de remarquer. Cela s’explique aisément : un homme en place veut avoir l’honneur de passer à la postérité au moyen d’un édifice, dont il aura ordonné la bâtisse. On jette les fondations, l’entrepreneur met son nom sur la première pierre, et la construction va tout doucement, jusqu’à ce qu’il vienne à mourir, ou qu’il soit prié de quitter le ministère.

Un autre vient après, qui ne se soucie nullement de travailler pour son prédécesseur, et veut avoir aussi son nom dans les fondations d’un autre bâtiment ; on abandonne donc l’édifice commencé, comme inutile, et on en construit un autre qui aura aussi le même sort. Pour parer à cet inconvénient, j’ai dans l’idée qu’il devrait paraître une belle ordonnance qui ne permît d'avoir son nom sur un bâtiment public, qu’autant qu’on y aurait mis la dernière main, et enfin que ce serait celui qui l’aurait achevé, et non celui qui l’aurait entrepris, qui jouirait du bonheur de voir son nom gravé dans la pierre.

Si jamais séjour dans un pays quelconque m’a paru maussade et fatigant, certes c’est bien celui de cette bonne ville. On dit communément que le pays aux environs est fort joli. Oui sans doute, j’ai bien vu des bois, des plaines, des collines et des champs, mais j’en suis fâché ; j'avais mes raisons pour trouver tout cela très-laid ; qui voudra les connaître, retourne se promener avec moi en Norvège.

Lyckeby cependant est un endroit charmant, c'était autrefois une ville : on y voit les restes d’un château royal ; il y a une forge assez importante ; il faudrait être de bien mauvaise humeur pour ne pas admirer le goût de celui qui a placé un banc au milieu de la rivière, sur une digue qui la traverse. Devant soi, est un beau pont d’une seule arche, et en dessous on voit dans le lointain la ville et le port de Carlscrona, comme dans une jolie miniature.

Je fis un détour assez considérable pour aller voir Christianopel ; c’était autrefois une ville, qui fut fortifiée en 1606, par les Danois ; on y distingue encore très-bien l’ancienne enceinte des murailles. — La ville fut prise d’assaut et saccagée en 1611 par Gustave-Adolphe, qui n’était encore que prince royal ; depuis elle ne s’est jamais relevée. Il y a dans l’église un grand squelette desséché, que l’on prétend être le corps du gouverneur de la ville à cette époque.

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Calmar. — La Mine d’or d’Adelfors. — Retour à Stockolm.


C’est à Bromsebro, qu’est la frontière de la Scanie et de la Smôland ; cet endroit est fameux par les conférences que les députés Suédois et Danois y ont souvent tenues. Il y a un ruisseau, au milieu duquel est une petite île, qui était réputée neutre : les députés s’y rendaient et s’asseyaient chacun sur une pierre du côté de leur pays. Quelquefois aussi, ils faisaient passer un filet d’eau entre eux. La paix y fut particulièrement faite en 1541, entre Gustave-Vasa et Christian III. La guerre que la Suède eut contre le Dannemarck au sujet des trois couronnes, (les armes du premier pays, que l’autre avait placées dans son écusson,) y fut terminée en 1572, et enfin sous la Reine Christine, la paix y fut encore faite en 1645. Cet endroit a été visité du feu roi Gustave III, qui s’est assis sur les pierres des députés.

Non loin de cet endroit est une manufacture d’alun. On tire la pierre de l’île d’Ö|and ; elle n’est pas à beaucoup près si pleine de bitume, que celle dont j’ai fait mention près d’Örebro : la pierre ne peut se brûler d’elle-même, on est obligé de se servir de bois. Après la quatrième cuisson, l’alun devient très-blanc et très-pur ; le résidu sert à faire de l’ocre.

Quoiqu’il n’y ait pas un soldat à Calmar c’est cependant la ville qui m’a semblé la mieux et la plus complétement fortifiée, de celles dans lesquelles j’avais passé. Un incendie arrivé depuis deux semaines avait réduit la moitié de la Ville en cendres : c’était vraiment un spectacle désolant ; la réflexion que tant de familles seraient sans asile pendant l’hiver qui approchait, en augmentait encore l’amertume. S’il y avait eu une faible garnison dans cette ville, le mal n’eût pas été si grand. C’était le temps de la récolte et tous les habitans étaient à la campagne. Une souscription avait été ouverte dans le royaume, en faveur des malheureux incendiés ; mais c’était la quatrième ville qui brûlait en Suède depuis un an ; et toutes les têtes occupées de la nouvelle taxe, que l’on croyait être plus considérable, ne pouvaient pas songer aux malheurs des autres : cependant le maire avait déjà reçu six ou sept mille rixdales (50.000 liv. tournois).

Le château royal, dans lequel la Reine Marguerite de Waldemar fit résoudre l’union des trois royaunum du nord en 1597, existe encore. On y fait remarquer la salle de l’Union, et jusqu’à la chambre à coucher et au lit de la reine. Cet appartement est orné de sculpture et d’ouvrages en mosaïque, assez bons pour le temps où ils ont été faits. Quelques appartemens ont été abymés par une distillerie qu’on y avait établie ; mais le château n’est pas encore prêt à tomber en ruines : il paraît avoir été bâti à différentes fois. Sur une porte on lit J. III. D. G. R. S. 1658 ; ce qui fait voir que Jean III avait bâti cette aile. Le château est dans une enceinte, fortifiée par un double rempart, qui sert de citadelle à la ville de Calmar. Avant la réunion de la province de Scanie à la Suède, cette place était très-importante et était regardée comme la clef du royaume. Les Danois l’ont assiégée souvent, et ont brûlé la ville, qui alors était autour.

Vis-à-vis Calmar, à un mille de distance en mer, est la belle et fertile île d’Öland ; elle a quinze milles de long sur un et demi de large. Elle a autrefois eu ses petits rois, et a encore trois ou quatre palais, un entre autres, Borkholm, que l’on dit fort beau. Le passage de cette île à celle de Gottland est de sept milles ; celle-ci est assez grande pour former un gouvernement séparé. Sa capitale Wisby, a été autrefois une des premières parmi les villes hanséatiques ; cette île avait aussi ses rois. On trouve dans ces deux îles des chevaux sauvages, que les habitans prennent dans des pièges. Plusieurs lacs et montagnes de l’île de Gottland ont des noms Lapons ; le mot Träsk et non Siö qui est Suédois, vient toujours après celui du lac. On retrouve souvent en Suède quelques traces des traditions, qui font posséder les pays du Nord aux Same (Lapons).

L’église cathédrale de Calmar est un grand bâtiment quarré, qui a plutôt l’air d'un palais que d’une église. Elle a été bâtie sur les dessins du comte de Tessin, celui-même, qui a fait le plan du château de Stockholm. L’inscription sur la porte donne le nom de la personne, qui a encouragé la construction de cet édifice, jusqu'à sa confection entière. Oh ! me dis- je, il n’a donc pas été fait dans le sud de la Suède ; je me mis à tourner autour, et à chercher, et bientôt je reconnus le cachet du pays ; le portail du côté du nord n’est point fini, quoiqu’il y ait bien plus de 50 ans qu’on ait cessé d’ y travailler ; on a couvert l’ouverture par quelques planches. Dans le dernier incendie cette église, malgré son isolement, l’a échappé belle ; le feu a pris au petit toit qui couvre l’autel : Heureusement qu’il était séparé par des murailles, du toit principal.

Je partis, pour aller voir la mine d’or d’Adelfors. À quelque distance de la ville, je vis avec plaisir que les habitans étaient beaucoup plus aisés, que dans son voisinage. Les paysans étaient proprement mis et leurs femmes paraissaient même élégantes, et avaient toutes de la mousseline ou de la soye sur la tête. Si les habitans des côtes voulaient se répandre dans l’intérieur du pays, ils y trouveraient sans doute la même aisance, mais il est bien rare qu’aucune le fassent. La population en Suède et sur-tout en Norvège est sur la côte : l’intérieur du pays est très-peu habité.

Jamais mine, ne fut exploitée à si peu de frais, et ne produisit si peu que celle d’Adelfors. Il y a soixante ouvriers qui reçoivent à-peu-près 5 shillings par jour chaque (10°. tournois). Les appointemens du directeur ne montent qu’à : 100 rixdallers, ceux de l’Amalgamateur autant et 80 au Bucolare ; ce qui compris les frais de réparation, monte tous les ans à 3,500 rixdales (à-peu-près 17,000 liv. tournois). On conviendra qu’il est difficile d’exploiter une mine, et sur-tout une mine d’or à moins de frais. Le produit cependant n’en approche pas ; on n’a retiré en 1799, que quatre marcs 9/12 lod d’or, à-peu-prés (deux livres quatre onces trois quarts françaises) pour la valeur de 1,002 rixdallers 52 shilling (5,000 liv. tournois).

Les procédés pour extraire l’or sont fort bien entendus, et les travaux de la mine méritent l’attention. Je me suis donné le plaisir de descendre au fond : elle ne forme que peu de branches et d'aucune étendue : on descend presque perpendiculairement, d’échelles en échelles à une profondeur de 117 toises. L’ouverture est assez large et sert aussi à monter le minerai ; on a suivi la veine, qui descend dans une ligne droite, un peu inclinée, de l’ouest à l’est. Le minerai ressemble assez à celui du soufre ; on y trouve de l’argent et du cuivre, mais en petite quantité, et on ne le travaille que pour l’or.

À une profondeur de 50 toises, il y a un corridor assez long, qui aboutit au pied de la montagne ; il sert à faire entrer trois chevaux, deux fois par semaine, pour faire tourner les roues qui enlèvent le minerai. Je sortis par ce corridor et me crus trop heureux de le trouver. A moins d’avoir été sur des échelles pareilles, on ne peut guères se faire une idée de la fatigue extrême de descendre et de monter plus de sept cents pieds perpendiculaires. Lorsque accablé de fatigue et tout essoufflé, on ne peut se reposer qu’en se collant, sur l’échelle, à une hauteur considérable, on se trouve dans une situation, qui fait presque regretter sa curiosité.

Les procédés pour la séparation des métaux, sont très-simples : la pierre doit d’abord être pilée en poudre, séchée, et ensuite brûlée pour faire évaporer le soufre, et griller le cuivre. On met ce sable ainsi préparé dans un tonneau avec une quantité donnée de vif argent et d’eau. Après que le tonneau a tourné pendant vingt-quatre heures, on tire ]’eau tout doucement avec le sable, l’or s’attache au mercure et va avec lui au fond d’un baquet, préparé pour le recevoir. On distille ensuite ce résidu à petit feu ; le vif argent s’évapore et est reçu dans l’alambic ; l’or reste au fond avec l’argent que l’on sépare ensuite. À chaque amalgamée, il se perd un peu de vif-argent mais en très-petite quantité.

Avec un travail de ce genre, il y a du moins un avantage, c’est que les transports ne sont pas couteux. Un homme met fort aisément dans son gousset, le produit du travail de soixante ouvriers pendant une année. Les voyageurs ne viennent jamais voir cette mine, et c’est à tort ; Si le produit était considérable, on y courrait ; mais encore une fois, que m’importe le produit ? Je me remis en route, à travers les bois qui couvrent le pays, et n’eus guères d’autre désagrément que la pluie à verse ; mais il m'arriva un trait qui caractérise le paysan suédois, loin des routes fréquentées. En faisant sécher mes habits à la dernière poste, avant d’arriver à l’endroit ou je devais coucher, je laissai tomber le sac, dans lequel j’avais l’argent monnayé. Une heure après mon arrivée à Wimerby, un garçon qui était venu avec une autre voiture, me l'a rapporté intact. Il y a peu de pays, où le voyageur laissant à l’auberge deux Ou trois écus en petite monnaye, pût espérer les retrouver.

De Wimerby à Westerwick, le pays est montagneux ; la plus haute montagne cependant, ne m’a pas paru avoir plus de quatre ` ` à cinq cents pieds. Le port de Westerwick est vraiment intéressant ; on y voit du mouvement et de industrie : le commerce y paraît assez florissant. Cette ville est située sur une belle et large baye, qui est coupée en deux vis à vis de la ville par une chaussée et par des ponts ; au milieu de cette chaussée, on voit les ruines d’un château, d’où les deux parties de la baye tiraient leur nom ; l’une se nommant Wester, et l’autre Öster-Wick. (baye de l’ouest et de l’est) suivant leur situation par rapport au château. La ville de Westerwick était autrefois au fond de la baye de l’ouest, à un endroit qui s'appelle Gamal-Byn. (Vieille-Ville). Ce détail est sans doute fort peu intéressant, mais comme il me paraissait extraordinaire, de voir une ville à l'est de la Suède porter le nom de l’ouest, je me suis amusé à tirer cela au clair.

Westerwick est beaucoup plus important que Calmar, qui est la capitale de ce gouvernement. Le gouverneur, le général Ankarswärd, qui avait ; bien voulu m’accueillir dans cette dernière ville, était alors à Westerwick pour la besogne la moins agréable, celle de prendre connaissance de toutes les propriétés et de taxer les propriétaires suivant que la diète l’avait décrété : l’objet de cette opération, était de répartir sur toutes les fortunes, la somme de quatre millions, cinq cent mille rixdallers (vingt millions tournois) que la diète avait accordés au roi, afin de tirer du cours le papier monnaye, appelé Ricksgeld.

On croyait alors, que la taxe irait jusqu’au deux ou trois pour cent des propriétés ; on n'entendait parler que de skatte et de betalming (la taxe et payer) ; ces deux vilains mots, à tout moment répétés, jetaient un sombre effroyable sur toutes les physionomies. Jamais moment moins favorable, n’exista pour voir la Suède qu’à cette époque ; ce n’étaient plus les mœurs et les gens que j’avais connus. Les opérations de cette diète avaient bouleversé tous les esprits, et ce n’est que long-temps après, qu’ils se sont rassis, lorsqu’en fin on a vu que ce skatte si épouvantable, n’irait guères qu’à un pour cent des propriétés une fois payé. La plupart des pays de l’Europe en payent plus tous les ans ; mais en Suède ou n’est pas accoutumé à sentir le poids des taxes, et l’on crie à cause de la nouveauté. J'ai dans l’idée aussi, que si on avait accordé au roi une taxe montant au cinquième du revenu, pendant plusieurs années, on n’aurait pas à beaucoup près été si mécontent, et le roi eut eu quatre ou cinq fois la somme accordée. Un octroi pareil eut payé toutes les dettes, et tiré le royaume tout-à-fait d’affaire ; au lieu, qu’il est probable que la somme désignée ne sera pas suffisante, et ce sera vraiment terrible, s’il faut recommencer.

La baye de Wester-Wick qui entre dans les terres, est dans le goût des bras de mer norvégiens, mais infiniment moins sauvage. Le pays à l'entour n’est pas très-élevé et paraît cultivé ; on voit aussi plusieurs petites îles qui arrêtent la vue. Les bons paysans que l’on trouve en Suède, hors des chemins fréquentés ! C’est par-tout comme cela, il est vraiment cruel et désespérant que la multiplicité des hommes, doive toujours les rendre plus mauvais.

Je rentrai enfin dans la province d’Öster-Göthland (dont nous avons fait le mot aimable d’Ostrogothie) par une jolie vallée, à l’entrée de laquelle il y a une forge considérable. À quelque distance de Gusum, la vue est frappée par un petit obélisque en marbre, avec une couronne au dessus ; on y lit en lettres d’or l’inscription suivante, que je ne rapporte que parce qu’elle a bien quelque rapport aux manières du pays.


Gloria .

Supremo .
Âr. 1775.
Den . 25 . 7er .
Dô . Resan .
Til .
Carlscrona . Bär .
Kong . Gustaf .
Tredie .

Spisar . Här . etc. etc. etc.


et sur l’autre côté en caractères gothiques :


Til mines - wôrb,

Fôr estertomanbe
Att frusta Gud

Och âra tonungen[116].


Celui qui éleva ce monument, espérait, m’a-t-on dit, avoir un poste qu’il n’obtint pas. L’année d’après, il fut parmi ceux qui étaient les plus opposés au roi. Voilà, comme dit je ne sais quel auteur anglais, on ne doit jamais faire une dédicace, avant d’être payé d’avance. Il est particulier que ce soit dans le temps où les rois de Suède sont les plus tourmentés par leurs sujets, qu’on les flatte le plus dans les provinces. Cette inscription m’en rappelle une pareille, que j’ai vue sur un monument dans le Kronoberg, qui fut élevée en 1800 par un torpare (métayer), en l’honneur de Gustave IV, au retour de son voyage d’Allemagne.

Soderköping a autrefois été une ville très-florissante ; c’est une des plus anciennes du royaume. La diète y a souvent été assemblée, entre autres en 1211, lorsque les états décidèrent le changement de la résidence du roi, de la vieille à la novelle Upsale

Cette province est très-fertile, et la meilleure de Suède ; les pays qui ont porté le nom de Gôthland, ont toujours été meilleurs que les voisins. Cette particularité me ferait volontiers admettre, la définition que certains ont fait de ce mot ; gott land en suédois veut dire bon pays. et si les Goths n’eussent été des diables incarnés, on pourrait dire également que Göth-man Veut dire un homme bon.

J'arrivai enfin à Norrköping, où j’avais déjà été en 1793 ; j’avais alors été obligé de passer fort vite. Je crus devoir cette fois m’y arrêter quelque-temps. C’est dans cette ville que la diète s’était tenue et que le roi avait été couronné au mois de mai 1300. Cette assemblée nationale, dont les gens sages dans les pays étrangers craignaient le rassemblement, par la prudence et la fermeté du roi, s’était terminée heureusement, et avait rempli le but qu’il s’était proposé en la convoquant.

Ce qui s’y était fait de plus important, était l’opération de finance, par laquelle les états allouaient au roi quatre millions cinq cent mille rixdalers, pour le payement d’une partie de la dette publique, et le remboursement des papiers riksgeld. Les assemblées nationales sous un prince faible, tendent à conduire l’état à sa ruine ; mais lorsque le gouvernement a du ressort, elles augmentent son énergie, en lui facilitant les moyens de réparer les maux, que la guerre et des malheurs peuvent lui avoir faits. Un gouvernement est bien fort, lorsqu’il peut appuyer ses mesures de l’autorisation des représentans du peuple. Les salles d’assemblée n’étaient pas encore dérangées. La noblesse se tenait dans l’f-Église allemande ; les bancs étaient dans le corps de l’église, et le trône du roi à la place de l’autel. Cette assemblée s’était fort bien passée, excepté vers les derniers jours, où il y avait eu quelques scènes irréfléchies.

Les membres de la noblesse qui, mécontens des mesures adoptées par la majorité, ont renoncé à leur ordre, dans un moment de vivacité, n’ont pas senti que par cet acte ils s’ôtaient le droit d’opposition et augmentaient la force de leurs adversaires ; ils pouvaient protester sans doute, mais non renoncer à leur ordre tout-à-fait. Que pouvait-il leur arriver de pis, dans le cas d’une révolution à la française ? Il s’en suivra que les enfans de ceux qui se sont montrés dans cette occasion, seront obligés de regagner par des services, ce à quoi les autres ont renonce un peu légèrement.

Le tableau au-dessus de l’autel est fort beau, on y voit un bel effet de la lumière ¢l’une lampe. Il a été fait par un homme qui a été paysan, labourant la terre, jusqu’à l’âge de 50 ans. Il n’est rien d'original comme la peinture dont il a eu l’idée de couvrir le jeu d’orgue de cette église. Au milieu on voit le roi David sur son trône, jouant de la harpe ; autour de lui sont des évêques en habits pontificaux et soufflant dans des trompettes, puis quarante figures juives jouant de tous les instrumens de musique connus. Si un tel tableau avait été fait après la tenue des états, on aurait pu croire que le peintre y entendait malice. On ne saurait du moins nier, que ce ne soit bien réellement une caricature fort originale de toutes les grandes assemblées, où chacun racle assez souvent son instrument, sans trop songer au concert et à l’unisson général.

La maison où le roi donnait ses audiences publiques, avait été bâtie dans moins d’un mois, à la place de magasins appartenans à un marchand de la ville, à qui la nouvelle construction est restée ; la salle de bal est vraiment fort belle. Voilà cependant l’avantage des maisons de bois ; elles sont bâties dans un moment, et l’on peut y demeurer tout de suite, quand le bois est bien choisi.

Le commerce est assez florissant à Norrköping. Cette ville est bien bâtie, et située, mieux qu’aucune autre ville de Suède, des deux côtés d'une superbe rivière, sur les bords de laquelle il y a de beaux quais. Comme les communications avec les villes de l'intérieur du pays sont extrêmement difficiles, les seuls ports de mer peuvent être florissans. Il est fort a regretter que l’on n’ait pas encore adopté en Suède aucune sorte de voitures publiques ; lorsque l’on a le moindre petit paquet à faire passer d’une ville a l’autre, on est très-embarrassé ; il arrive souvent qu’en attendant l’occasion d’un voyageur, il se passe plusieurs mois. Quand l’on veut absolument avoir tout de suite un paquet, il faut le faire voyager en poste et cela devient fort cher, car on doit payer un cheval à chaque station. Quand on prend ce parti, on fait remettre à la première poste le prix de toute la route ; les postillons se payent à chaque poste du prix de leur course, et il n’arrive jamais que l’argent ou les effets soient distraits.

La modicité du prix des chevaux de poste, doit sans doute faire préférer au voyageur de courir la poste à sa fantaisie, au désagrément d’être obligé de suivre une diligence ; mais l’on pourrait établir des rouliers entre les villes principales, dont quelques-uns partiraient à jour fixe. Cette institution me parait absolument nécessaire, pour vivifier l’intérieur du pays et le faire participer au bénéfice du commerce des côtes.

Il y avait autrefois une forteresse près de Norrköping. On voyait dans son enceinte un palais bâti en 1655 par le duc d’Ostrogothie, fils de Jean III. On en voit encore les ruines. Il fut brûlé et détruit par les Russes dans la tournée fatale qu’ils firent en 1719, le long de la côte depuis Torpeô.

Après avoir saccagé presque toutes les villes, les Russes arrivèrent enfin le 19 juillet 1719, à l'embouchure de la Motala ; le désordre qui régnait alors dans le pays, ne permit pas de songer à leur faire de résistance ; et ne pouvant sauver les magasins du roi, le bourguemestre Ekebom y mit le feu lui-même, d’où il se communiqua à la ville qui fut entièrement consumée. Ainsi on ne peut pas accuser les Russes de l'incendie de la ville à cette époque ; ils firent au contraire ce qu’ils purent, pour conserver assez de maisons pour se loger.

Les Russes voulurent le 5 août, aller à Linköping, qui est à quatre milles (10 à 12 lieues de poste), mais ils trouvèrent à un mille de Norrköping une bonne femme, qui leur fit tant de peur par ses contes, qu’ils retournèrent et firent voile le même jour[117].

J’eus le plaisir de saluer à Norrköping le docteur Vestering, dont le savoir lui a acquis une célébrité méritée parmi ses compatriotes. Il a des collections précieuses d'histoire naturelle ; depuis plusieurs années, il s’est occupé à tirer des couleurs des mousses nombreuses, que produit la Suède ; presque toutes, lui en ont fourni de plus ou moins belles. Comme je l’ai dit, les échantillons que l’on montre à Upsal, viennent de lui. Je présume que lorsque la chimie aura fait plus de progrès, on parviendra à tirer des couleurs de tous les végétaux connus.

Je fus de nouveau faire une visite au baron de Geer à Finspông, et après un ou deux jours je me remlis à Stafsiö chez madame la baronne d’Örnsköld, qui voulut bien me donner l’hospitalité pendant quelques jours. La fonderie de Stafsiö est à présent la plus active de Suède ; on y fond chaque jour, pendant l’été, un grand canon. Les procédés du moule en terre, mais sur-tout les différentes manières de forêt, sont très-intéressantes. La manière ordinaire en France, est de forer le canon horizontalement ; on le fore encore perpendiculairement à Stafsiö ; cette manière est beaucoup plus expéditive, mais n’est peut-être pas aussi sûre. Je repassai ensuite sur le terrain que j’avais parcouru deux ans avant, et je rentrai enfin dans Stockholm par le sud, après en être sorti par le nord depuis dix huit mois. Tout était à-peu-près dans l’état où je l’avais laissé, à l’air grandeur près, que ce maudit skatte de la diète de Norköping donnait à toutes les figures.

Je vis le roi faire l’inauguration de l’obélisque que Gustave IV avait résolu d’élever à l’honneur de la fidéfité des bourgeois de Stockholm, dans la dernière guerre avec la Russie. Les frais ont été entièrement prélevés sur les dépouillés de la glorieuse bataille de Swine-Sund[118], qui amena la paix. Gustave III y commandait en personne, et ce fut sa part de prise qu’il destina à cet usage.

Sa Majesté daigna me permettre de lui faire ma cour, et voulut bien me témoigner sa satisfaction de ma conduite, durant ma longue expédition.

Depuis l’époque de mon départ de Stockholm l’année d’avant, j'avais parcouru bien du pays ; vu bien des peuplades diverses. La fatigue et les maux que j’avais éprouvés étaient bien nombreux ; cependant je ne regrettais pas ma peine. Les nouvelles idées et les connaissances que j’avais acquises, me semblaient presque un équivalent.

En finissant ma promenade en Irlande, je m’étais bien promis de ne plus me hasarder ainsi sur les grands-chemins, sans avoir quelque certitude pour le futur. On ne m’a rien promis ; je me suis engagé tout seul, dans une entreprise trop pénible et trop vaste sans doute, pour un homme dans ma situation. Une volonté déterminée, la patience et le temps, ont suppléé aux moyens qui me manquaient.

Lorsque j’étais presque à la fin de mon travail, des circonstances plus heureuses en France, semblaient m'ouvrir la porte de ma patrie ; mes amis, mes parens, m’engageaient à en profiter ; je n’ai point oublié les engagemens que j’avais contractés avec les personnes qui m’ont accueilli ; je n’ai voulu me prêter à rien, avant de les avoir entièrement remplis. Puissent mes efforts les satisfaire !

Désormais devenu libre, je veux borner tous mes soins à tâcher d’aller faire une promenade dans mes foyers. En me retrouvant après tant de temps d’absence, dans les lieux qui me virent naître, les maux passés ne seront que songe ; mais je me rappellerai toujours avec reconnaissance, l’accueil flatteur, dont les personnes les plus respectables des pays que j’ai parcourus, ont généralement daigné m’honorer.


FIN


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  1. Ceci a été écrit vers la fin de 1798.
  2. Un journal de ce nom.
  3. Depuis lord Earl of (Comte de) Kelly.

  4. Craignez-vous à vos maux de succomber enfin ?
    Avez-vous dans le cœur quelque noir chagrin ?
    Puissiez-vous, pour calmer votre peine,
    près de Crail quelques jours demeurer ;
    par la patience d’Erskine, apprenez à être heureuse.

    Comme on peut le voir, j’avais l’intention de traduire l’anagramme en vers français. Ce maudit M. m’a donné tant de peine que j’ai renoncé.
  5. Expression de Shakespear, dans la mort de César.
  6. Ces Brand-vagt ou gardes-feu, n’avaient d’abord été institués que contre l’incendie.
  7. Pauvre Sterne ! il ne s'imaginait pas, en écrivant son voyage sentimental, qui est si joli et si intéressant, que son style aimable allait être prophané par tous les gens qui s’imaginent lui ressembler, En s’adressant dans la même ligne à leur chien et à leur maîtresse.
  8. Les gens du commun ont donné en décembre 1799, un exemple mémorable de sobriété, dans cette ville : ils se sont révoltés pour empêcher de distiller de l'eau de vie, ce qui est très-méritoire. J'en parlerai en son lieu.
  9. Le mot Raska en Suèdois veut dire brave courageux, intrépide. Le capitaine anglais ne s’imaginait guère ; faire un grand compliment aux gens, en les appelant Rascals.
  10. Voyez la note en bas de la page 143 vol. sur l'Irlande ; elle irait également bien ici.
  11. Dieu me damne ! un (habile compagnon) sur mon âme.
  12. Je me serais exprimé avec plus de certitude, si les minéralogistes n’appelaient trapp une pierre qui ressemble à la basalte et qu’on trouve, dit-on, dans la Vestrogothie où ces montagnes sont situées. Je ne saurais trop dire, si c’est d’elles que l’on veut parler. Dans ce cas il serait désagréable de se chicaner pour des mots : j’aime autant le Trapp que la basalte. J’observerai seulement que Trapp veut dire en suédois Marche, degrés, escalier et qu’il se pourrait que ce nom lui fût venu de sa forme. Voyez le rapport des observations faites par le chevalier Bergmann, sur les pierres qui lui furent envoyées d’Islande par M. Uno de Troïl.
  13. Ce canal été ouvert dans le mois d’août 1800, et il a parfaitement réussi.
  14. Le prix d'un cheval, par mille de 10 1/2 au degrés est de huit schillings (16 sous tournois) on peut voyager avec un seul cheval ; il est à propos d’envoyer en avant un courrier qui vous annonce, au moins six ou sept heures avant soi.
  15. J'ai vu plusieurs murailles de cimetière dans le nord de la Suède, encore construites comme celles des maisons, en soliveaux couchés les uns sur les autres.
  16. La Smôland est divisée en trois gouvernemens.
  17. Je parlerai en son lieu, de la forme de l’administration de la justice : sa simplicité extraordinaire demande un article à part, et mérite l’attention.
  18. Köping, veut dire marché : beaucoup de villes doivent leur existence aux marchés ou foires, qui se tenaient à l’endroit où elles sont bâties : elles en ont souvent conservé le nom, ajouté à celui de la denrée qui s’y vendait, ou bien de la situation. J’en ai souvent rencontré, même dans les bois.
  19. Si on excepte le panthéon, qui était destiné à loger tous les Dieux, et qui après tout n’est pas plus grans, qu’une église d’une grandeur très-moyenne, tous les temples qui nous restent des Romains sont d’une petitesse remarquable. Le Dieu, l'Autel et les prêtres, étaient les seuls qui pussent y être à couvert.
  20. Ce titre de Jarl semble répondre à celui d’Earl en Angleterre, qui veut dire Comte ; Birger en montant au trône conserva le titre qu’il avait avant, et les historiens le lui donnent comme une espèce de sobriquet.
  21. Quelque temps après l’assassinat du roi de Suède, le peuple qui se voyait avec rage privé d’un protecteur (dont la Suède commence enfin à sentir le prix) voulait détruire la salle, mais enfin le temps comme dans toutes choses, a fait son effet.
  22. Fidèle homme du roi, chevalier de etc. hautement bien né monsieur le comte etc. Prédicateur de la cour du roi, prêtre à charge, et gardien de l’église, hautement digne, et hautement savant, monsieur le maître etc.Fidèle homme du roi, chevalier de etc. hautement bien né monsieur le comte etc. Prédicateur de la cour du roi, prêtre à charge, et gardien de l’église, hautement digne, et hautement savant, monsieur le maître etc.
  23. Remplissez ce qu’il vous plait, mais buvez ce que vous remplissez.
  24. Ceci n'a que trop été vérifié dans l’hiver de 1799, et toutes le précautions n’ont pas pu m’empêcher de geler et de souffrir horriblement ; je suis aussi devenu beaucoup plus frilleux.
  25. Ce Ja herre est la définition qu’Adolphe Frederich donna de l’état que le sénat voulait le forcer de prendre. Ils veulent faire (le moi un roi Ja-herre ; c’est-à-dire, bon seulement à approuver leurs démarches en disant oui Messieurs, comme les conseils vis-à-vis du Directoire.
    On sent que cet article a été fait pendant le règne du Directoire, je l'ai laissé subsister comme il était.
  26. O nation misérable, soumise à des tyrans qui te gouvernent sans titre, et dont le sceptre est ensanglanté, quand reverras-tu tes heureux jours ?
  27. Le même usage a lieu en Dannemark et en Norvége.
  28. Les paysannes suédoises ne se croiraient pas bien mariées, si le jour de leurs noces elles n’étaient pas couvertes de tous ces affiquets ridicules ; j’ai dans l’idée que si on leur faisait cadeau d’un habillement décent et convenable à leur état, elles le préfèreraient aux breloques dont on les charge pour ce jour là seulement ; pour être certain du fait, on peut essayer de leur donner le choix.
  29. Nous n’avons point d’autres termes dans la langue française pour exprimer le mot Bonde. Il est sûr cependant que l’idée que nous donne celui de paysan ne rend pas l’autre. J’ai vu tels Bonde avoir une fortune de cinquante à soixante mille Rixdallers (300 000 liv. tournois) d’ailleurs bien élevés. Ce n’est pas là ce que nous entendons par le mot paysan. Il répondrai : plutôt à celui de Torpare (métayer) ou à celui de Handverkare (manœuvre ou journalier), mais ces deux dernières classes, qui ne sont point propriétaires. ne sont point représentées à la diète. Il arrive souvent qu’un Bonde en emploie dix ou douze. Un Bonde est un habitant de la campagne, un propriétaire labourant lui-même son terrain.
  30. Le dernier nombre des armoiries dans la salle des nobles, est 2125, mais on assure qu’il y a plus de 700 familles éteintes.
  31. La classe des propriétaires de forges est cependant très_respectée en Suède : les nobles mêmes, point titrés, s’honorent de l’appellation de Brucks-p iron (maîtres de forge) souvent même, quand ils n’ont pas de forge dans leurs possessions, c’est un terme qui répond à celui d’Esquire dans la Grande Bretagne, et presque à celui de seigneur dans la France d'autrefois, avec cette différence que l’on s’en sert dans l’usage familier et qu’il ne faut pas l’oublier sur l'adresse des lettres, avec toutes les autres qualifications, qui sont très-nombreuses et dont on est assez jaloux. En parlant de la fortune de quelqu’un, on ne dit pas, comme ailleurs, le montant île son revenu en argent comptant ; mais souvent, il a une telle quantité de fer. Le fer en un mot, est presque tout : les autres productions ne sont guères considérées, que par leur rapport avec les forges et les mines.
  32. Pendant qu’aux eaux de Médevi, le roi écoutait avec bonté les plaintes des paysans, au milieu desquels il était, qui la plupart roulaient sur l’orgue de la paroisse, sur l'école ou autre chose de peu d’importance : un bon paysan qui s'était isolé et semblait rêver, S’écria tout-à-coup, » ah ! mon bon Dieu ! que je suis donc fâché de n’avoir pas de plaintes à faire contre notre gouverneur. Cent pages d'éloges n’en diraient pas tant que cette exclamation.
  33. J’ai dit dissoudre, car la glace ne fond pas dans le Nord ; elle s’enmmiette, pour ainsi dire, devient spongieuse et disparaît dans l’eau.
  34. Comme il est fort inutile et très-ennuyeux de se répéter, ou de répéter les autres : les personnes qui voudront connaître les détails les plus minutieux, dont les canons sont fondus et forés à Ôkersbruck, peuvent lire p. 479, sept ou huit pages du Voyage de deux Français dans le nord de l’Europe ; mais si l’on veut savoir, comment cela se fait par-tout, l’encyclopédie en instruira mieux.
  35. petite bierre.
  36. expression des aimables.
  37. Plusieurs voyageurs ont répété les uns après les autres, que sans les cataractes de Trolhäta, il y aurait une navigation établie entre Stockholm et Gothenbourg ; la jonction entre le Venern et le Hielmarn n’est pas même sérieusement projetée ; le plan n’en existe que dans la tête des ingénieurs.
  38. C’est vraiment une chose bien extraordinaire, que presque jamais on n’entende parler de vol en Suède, et cependant quand il s’en commet à Christiania ou à Copenhague, les habitans ne manquent jamais de dire, c’est un Suédois ; ce qui se trouve assez souvent être la vérité. La raison de ceci est assez simple. Comme la police est bien faire en Suède, un malfaiteur n’a guères de possibilité d’échapper ; les frippons sont donc obligés de sortir du pays pour voler à leur aise.
  39. L'auberge, la maison de poste, cour de l’hôtellier ; ce mot est terrible à une oreille étrangère, et son pluriel encore pis, Gästgifwaregôrdarnas. On aurait de la peine à faire entrer cela dans un vers.
  40. Il y a tant de livres sur les mines de Suède, que je ne crois pas devoir ’amuser à en copier une partie. Si on veut connaître ce qu’il y a de plus complet sur ce sujet, on doit lire le Guide du voyageur aux mines et carrières de Suède par Gustave d’Engeström. Il ne contient guères qu’une centaine de pages et on le dit très-exact. Maints pittoresques ont fait parade de minéralogie aux dépens de cet auteur. Nous croyons que l’auteur du Voyage des deux Français dans le Nord, aurait dû le citer.
  41. Quatre degrés du thermomètre de Rhéaumur en font cinq de Celsius ; le point de congélation du vif argent est de 39 à quarante chez Celsius et au-dessus de 52 chez Rhéaumur.
  42. Le 12 septembre 1772 revenu de la révolution.
  43. Tant de livres ont été écrits sur cette révolution étonnante, que je n’ose pas céder à l’envie d’en donner un précis. Je me contenterai de citer quelques-uns des auteurs qui en ont parlé. Coxe dans son voyage du Nord, Sheridan's revolution of Sweden : le Voyage de deux Français dans le Nord, le récit qui m’a paru le plus succinct et le mieux écrit, est celui qui se trouve dans le Voyage d’un officier hollandais en Suède.
  44. Kika éleva cette pierre à Thortarf son mari, fils de Kuthumtukar, et bâtit Harvistum. Baly l’a placée.
  45. M. Coxe dit que ce drapeau, fait avec une chemise de Marguerite, avait été fait par elle pour encourager ses troupes un jour de bataille ; je ne conçois guères quel encouragement une chemise sale de la reine Marguerite eût pu donner à ses soldats. Albrecht et Marguerite s’étaient fait ces présens réciproques, pour s'insulter l'un l’autre.
  46. Pour plus de détails, voyez le Voyage au nord de l’Europe par deux Français, volume de la Suède, page 110 et 165.
  47. Pendant que Christian faisait couper le cou, en sa présence, aux sénateurs sur la place du marché à Stockholm, les Suédois campés sur des hauteurs, dans les environs de cette ville tirèrent un coup de canon dont le boulet vint frapper le coin de la maison où il était, à cinq ou six pieds de la fenêtre où il se tenait, à la hauteur de sa tête, et se logea dans la muraille. Cette maison qui est vis-à-vis la bourse, a depuis été rebâtie, mais on a replacé le boulet à l’endroit même où il avait d’abord frappé. Cette histoire paraît apocryphe, mais le boulet est bien au coin de la maison.
  48. En place de ce mot von que les gens de guerre mettent devant leurs noms, nous autres savans faisons usage du mot us, qu'avec beaucoup de grâce, nous ajoutons par derrière.
  49. Les recherches savantes de Peloutier sur l’histoire des Celtes, sont sans doute ce qu’il y a de mieux sur ce sujet ; mais elles laissent encore beaucoup à désirer.
  50. Quelques étymologistes ont fait venir les Francs, de Francus fils d’Enée.
  51. Quelques personnes ont imaginé que le mot odin était le même qu’olden qui veut dire vieux. Tous les peuples anciens ont donné le titre de vieux aux princes et aux grands. Les mots seigneur en français, signor en italien, segnor en espagnol ne veulent pas dire autre chose : ils viennent du mot latin senior (le plus vieux).
  52. L’y, dans les langues du Nord se prononce u.
  53. Je crois devoir justifier ces absentions, par quelques passages des anciens auteurs en langue gothique ou islandaise. La traduction en est presque littérale dans le texte.
    Fiall gardr mikill gengr af Landnorthi, til at sudurs sä skild Suithiod ; ena mickla ok önnur riki fyrrir sunnan fiallit er eigi langt til Tyrkland thar ätti Odirm oignir storar. I than tima füru Rumveria höfdingi vida um heim inn ok bruta under sig allar thiedir.
    Thessi Othin, haf thi mikin spadom Han fystiz porthr i heim med mikin lier ok ster mikla fe. Ok llvar sem their foru thotti mikils um tha vert, ok likari gothum en manum, Their koma i Saxland, ok eignathiz Othin thar vitlia landit, ok thar setti han til landzgezlo III (5) syni sina.
    Thar var (en Suède) sa kongr er gylfi her, ok er han fretti til Asia-manna, er Æsir vorn kallathir for han i moti theim, ok bauth theim i sin riki.
    Ok haus ser thar borgarstath, sem nu heitir Sigtun, skipadi thar haufithingia, i tha liking sem i Trojo, voru Settir XII haufthingiar at dœma landz log.
    Snore Sturleson.
  54. Boire à la santé de quelqu’un, s’exprime encore en suédois, dricka en skôl littéralement boire un crâne ; comme qui dirait, je souhaite que votre crâne ne serve jamais de tasse à vos ennemis, ou je souhaite que vous ayez bien des crânes pour boire dedans. Dricka flickorna skôl (boire le crâne des filles) je ne sais pas bien ce que c’est. Skôl enfin, a la même signification que santé en français ou toast en anglais. Il n’y a point en suédois, d’autres termes pour crâne, écuelle ou tasse.
  55. C’est le prétendu roi de Suède lors de l’arrivée d’Odin, qui, ce que dit l'histoire, etait un grand sorcier.
  56. Le professeur Göransson a traduit ces noms en latin, par Pantopater, Vastator, Nictans, Neptunus, Multiscius, Sonans, Optator, Munificus, Depopulator, Ustulator, Felix. Je ne saurais dire s’ils sont bien appliqués : je ne comprends que le premier. L’original ne donne que onze noms.
  57. Les Hrimthussum étaient des géans qui existaient avant la création du monde, ce qui n’est pas aisé à comprendre.
  58. Göransson a traduit ces mots en latin par angor, gaudit, remora, mortis habitatio, celerrima perditio et vetusta, vagina, procella sœva, vorago, stridor et ululatus laté emunans.
  59. Il y a encore à présent une grande charge de la couronne en Suède, dont le possesseur se nomme Ricks-Drotte (justicier du royaume). Ainsi Drottning la reine, c’est comme qui dirait madame la présidente. La reine en Angleterre se nomme Queen, mot qui dans ce pays est générique pour toutes les femmes de bas étage, ou même pour le sexe en général, comme Quin-folket, Quin-kôn, Quinna.
    Il y a plusieurs états en Europe dont le chef avait une appellation pareille ; dans la république d’Islande, il se nommait Lagman (l’homme de la loi), en Hollande Stadtholder (le gardien de la ville, de l’état), en Suisse Landman (l’homme du pays).
    Voici le passage de Sturleson dans la langue Islandaise :Dyggvi var fyrestr konungr kallud sina attmana ; en adrvoru their. Drottnar kolladir enn konur theirra Drolningar, enn Drott hyrd Swelttin ; Dyggvy fut le premier appelé roi : le chef portait un autre nom avant. Il se nomma Drottnar, et sa femme Drotning, comme juge sur les Suèdes.
  60. Les petites pierres, que l’on a soigneusement mises à couvert des injures de l’air, sous une petite maison surmontée d’une couronne à Morzhstenar près d’Upsal, ne me semblent répondre en aucune manière à celles sur lesquelles le roi et sa cour montaient pour la proclamation. Si j’osais avancer une opinion il ce sujet, je dirais que je présume que, ces pierres sont tout simplement des débris de pierres de tombes d’un cimetière voisin. Les pierres sur lesquelles les juges s’asseyaient et dont il y en a encore beaucoup en Suède d’existantes, n’ont jamais moins de huit pieds de haut : il est fort à présumer, que celles qui servaient à la proclamation du roi, devaient être plus élevées. Il se pourrait cependant que ces pierres qui sont plates, eussent été placées sur les plus grandes : on n’a jamais pu retrouver ces dernières. Il y a quelques caractères gothiques sur celles que l’on montre à Mora-stenar. Personne n’a encore pris la peine de les déchiffrer.
  61. Mallet dans l’Introduction à l’histoire de Dannemarck fait mention de cette coutume. On peut se rappeler que dans le volume sur la Grande Bretagne, j’ai cité page 229, une coutume pareille, établie parmi les Écossais.
  62. Cet endroit s’est depuis appelé (Agué-fit). C'était une péninsule à l'embouchure du lac Mälarn, dont on a depuis fait une Île, sur laquelle la ville de Stockholm est située.
  63.  » Les soldats Féniciens (finois) transportés dans la Hongrie, pouvaient dans très-peu de temps, converser avec les habitans de ce pays. »
  64. Le premier vers en Anglais serait. Say thou me that Fiölsvithr. La même prononciation que la vers gothique.
  65. Par exemple on a fait des in-folio pour prouver qu’il y avait eu un peuple Runique, qui avait donné son nom à ces caractères
  66. Dans le mois d’octobre, chacun, encore à présent, fait sa provision de viande. Il est d’usage de tuer alors, et de saler pour tout l’hiver.
  67. Dans la mythologie de la Norvège par Shönning, on trouve que les Thuleternes, habitans de la Fin-Mark ou Laponie, étant privés de la vue du soleil pendant plusieurs jours, avaient une fête appelée Jolen, parce qu’ils la célébraient avec une roue, que l’on tournait chaque jour d’un rayon pour imiter le mouvement du soleil et annoncer son retour. Cette fête commençait le 5 janvier, et durait cinq jours.

    Ifiul qui se prononce comme Jul. veut dire roue en suédois.

  68. Noms des jours de la semaine en suédois : Sundag, Mondag, Tiensdag. Onedag. Torsdag. Freydag, Lögerdag.
  69. Je me suis servi de la traduction de Mallet, parce qu’elle est exacte : je reviendrai sur ce sujet au chapitre sur l'ancienne histoire de la Norvège au second volume.
  70. Asgardius, à son retour chez lui, baptisa aussi Harek, roi de Dannemarck.
  71. Quand vous crieriez aussi haut qu’Oscar (le tonnerre), je ne vous comprendrais pas davantage. Oscar, dans l’ancienne religion, était le dieu chargé du soin du tonnerre. Quand il tonne, on dit encore Oscar goer (Oscar va, le tonnerre gronde). On dit aussi Oscar’s dunder (le tonnerre d’Oscar. Quelquefois même, on dit Thor’s dunder (le tonnerre de Thor), mais c’est affecté. Et c’est assez simple, parce que Thor étant le premier dieu, et étant supposé avoir chargé Oscar de la besogne de lancer le tonnerre, ne doit plus s’en mêler que pour surveiller.
  72. Snore Sturleson prétend que le grand lac Mälarn a été fait par un des sorciers à la suite d’Odin, nommé Gefroe. Ce sorcier acheta la terre qui le couvrait, de Glyphe (dont j'ai parlé) pour en augmenter le Dannemarck. Il la détacha adroitement, ayant soin de laisser les rochers dont il n’avait que faire, et la jeta avec une force terrible, à côté de la Fionie ; c’est ce qui forme la Seelande qui a autant de caps, (Nöses) que le lac Mälarn, qu’il appelle log Erue, a de bayes. Log Erne est le nom de deux lacs, un en Écosse, et l’autre en Irlande. Le terme log (lac) s’écrit lock en Écosse et lough en Irlande.
    Shönning a fait mention de ce fait dans sa mythologie de la Norvége.
  73. 26 pieds sur 19.
  74. On peut s’apercevoir, que comme à mon ordinaire, j'évite les trop grands détails : on peut les trouver dans vingt livres pittoresques.
  75. Dalarne (les vallées) nom de la Dalécarlie en Suédois, Dale-Karl (homme de la vallée, Dalécarlien) au pluriel Dalar-Karlame (gens des vallées, Dalécarliens).
  76. Cet usage existe aussi presque partout en Allemagne.
  77. Tu nous donneras le Doyen Fant pour prêtre, ou nous t'ôterons la couronne.
  78. Ces deux mots se disent en Anglais Horse et Spoon.
  79. » Le dalécarlien et l'islandais, sont tellement semblables, que quand on lit l'islandais avec l'accent dalécarlien, on le croirait la même langue : je m’en suis assuré positivement par plusieurs expériences. «
  80. Un Gustave l’éloge de la patrie, l’instrument de la des héros, l'éclat de la nature, la leçon des rois, le bras de notre liberté, le fouet des tyrans. Il méritera sa couronne, il gagne avec fatigue son haut poste, et par des moyens nobles, il saura atteindre ce que les autres princes acquièrent par la naissance :
    . . . . . . . . . . .
    . . . . . . . . . . .
    Un miroir et une lumière, il sera, pour Gustave qui est notre roi.
    Ce passage est le commencement d’un poème : j’ai cru devoir conserver aux verbes le temps, qu’ils ont dans le suédois, et le traduire aussi littéralement que possible.
  81. UN SEUL DIEU ET UN SEUL ROI
    Ralliement du Dalécarlien.
  82. ô veut dire île ; comme en ôtant cette terminaison, il arriverait souvent qu’on ne reconnaîtrait pas l’endroit, j’ai préféré les laisser. J’ai fait de même pour siô qui signifie lac.
  83. Dix mille millions de diables, de neige et gelées ! enfer de lacs ! sacrement de bois ! mais bonnes gens de satan !
    La traduction ne rend pas trop bien cette manière de parler par hyperboles.
  84. Le mieux est de souffrir ce que tu ne peux corriger et de recevoir sans murmurer toutes les choses que Dieu envoie.
  85. Espèce de perdrix blanche qui habite ces montagnes.
  86. Beggar en anglais signifie un mendiant.
  87. Voici l’expression de Shönning : lorsque la baleine voit que ses efforts sont inutiles et qu’elle doit aller au fond, Bröler og skrnaler han. sna höyt, at jorden synes at ryste og skoelve derved. Elle rugit et hurle si haut que la terre semble vouloir se briser et s’écrouler. On dit ordinairement muet comme un poisson : je soupçonne ici quelque méprise de Shönning.
  88. L’époque de la conquête d’Harald Haar-fager n’est pas marquée exactement ; mais comme ce fut lui qui exila Gange Rolf que nous appelons Rollo, à qui la France fut depuis obligée de céder la Neustrie ; on peut la placer dans le neuvième siècle. Gange signifie le grand marcheur. On avait donné ce sur-nom à Rolf. d’après son habitude d’aller très-vite.
  89. Voyez le London Magazin de juin 1725.
  90. Ting-hus (assemblée de jurisdiction). Cet usage est encore suivi en Suède, comme je l'ai marqué page 107 de la première partie.
  91. Jarl, d'où est venu l’Earl anglais : comte, gouverneur.
  92. Der bliver hwer dag sat fire bröd-kager, tilige med kiöd for ham. Shönning Norske Kongers Kronike P. 250.
  93. Cet édifice fut très-magnifique, il surpassait en splendeur tous les autres temples de l’Europe, et comme plusieurs affirment tant pour l’architecture que pour sa vaste étendue, il n’avait rien qui pût l’égaler dans tout le monde chrétien.
  94. Les rois d’Angleterre et de Norvège portaient le même nom.
  95. Après que sa majesté (le roi) m’eut très-gracieusement donné 500 rixdales pour faire un voyage dans la Norvège etc.
  96. Pour la Norvège, terre natale des héros, nous buvons cette santé.
  97. Voyez les benigne et benevolens de Torfæus, Göranson, Shönning, Jean Ihre etc.
  98. Expression de Shönning, en rapportant le fait mentionné ici et pages 112 es 115 de ce volume.
  99. Les réflexions ci-dessus sont générales et point applicables à cette parti du pays particulièrement.
  100. Les cuisines dans le comptoir de Bergen n’ont point encore de cheminées : elles forment un petit corps-de-logis séparé du bâtiment pour éviter les incendies. C’est dans la cuisine que les épreuves, mentionnées ci-dessus, étaient faites.
  101. Les dogues sur le quai de Bergen (soufflent) font plus de bruit (sans argent) pour rien, que tu n’en fais.
  102. » Je perds à te regarder mes sens, ma vue, mon entendement ; ils errent sur tes yeux, sur ta bouche, sur ton cou et sur ton sein rond et blanc comme la neige ; laisse-moi le rassembler encore ? » — » Tu demandes ce qui appartient. Approches-moi la petite bouche, brillante comme les couleurs roses du malin ; fais-moi respirer ton haleine, que tes lèvres se collent sur mes lèvres !... Ah ! que ne suis-je à toi ! ton image est dans mon âme et dans mon cœur, que je ne pense plus à moi, et que je vis toute dans toi. »
  103. Salut oiseaux d’Odin ! vous pronostiquez la victoire de mes compatriotes et la défaite de mes ennemis ; vous planez sur le champ de bataille... cinq êtes-vous ? comme les tyrans qui font gémir ma chère patrie sous leur joug. Ah ! puissiez-vous déchirer leur chair, puisse demain être le jour où vous leur arracherez les yeux et où vous boirez le sang de leur cœur. Alors les vrais enfans de la patrie, se réjouiront de ce que ces traîtres reçoivent enfin la récompense qu’ils ont méritée.
  104. L’amour ne se laisse pas commander et encore moins l’amour pour un Saxon. Je préférerais prendre le moindre métayer du Dannemarck que le plus grand prince étranger ; avec le premier, je serais encore reine danoise, et avec l’autre je serais esclave.
  105. On trouve encore à tous pas, en Suède et en Norvège, des endroits portant les noms de Thor et de Hammar ou Hammer, comme Thor’s-ôker (champ de Thor), Hamar-By, (village du marteau) etc. etc.
  106. Le siége ou commencement du siége le 11 nov. 1718.
  107. Qu’aucuns siècles n’espèrent rien voir de pareil : CHARL: XII: D : G: DES SUÉDOIS, il mourut le 30 nov. 1718.
    J’espère que le lecteur me saura gré, de m’abstenir de réflexions, que beaucoup se sont permises sur la direction du coup fatal. Ce qu’il y a de sûr c’est que le Roi fut tué dans cet endroit, qu’il avait en face et sur les côtés, les batteries de la forteresse, et que la tranchée où il se trouvait, en était à portée de carabine.
  108. Les détails du Voyage des deux Français dans le Nord sur cette ville sont assez exacts, il n’y a que les caleçons de flanelle, que ces messieurs assurent que les dames portent, que je n’aye pas pu vérifier. Ces messieurs ont sans doute été plus heureux, mais il n’est pas bien d’être indiscret comme cela ; on leur garde rancune à Gothenbourg.
  109. Sund dans les langues du Nord veut dire détroit : on join toujours ce mot au nom ; le véritable nom du Sund, est Öre et l’on dit Öre-sund.
  110. L'expédition de 1789, a duré si peu de temps qu’on ne peut pas l’appeler une guerre.
  111. Shans fort, ey île : le nom actuel de cette province en Suédois, est Skône.
  112. Les galères Suédoises et Russes, ne sont point construites comme celles de la Méditerranée ; ce sont de grands bateaux découverts, calculés seulement pour naviguer entre les rochers. Dans la dernière guerre entre la Russie et la Suède, on en a souvent fait usage. La bataille de Swine-Sund que Gustave II a gagnée, était entre deux flottes de galères. Le roi de Suède prit oùu détruisit dans cette occasion, plus de cent galères aux Russes, et fit sept à huit mille prisonniers ; c’est cette bataille qui amena la paix.
  113. Il y a dans le jardin de la poterie du comte Runsb, à Helsinbourg, un arbre qui m’a paru semblable à celui de Tomarp, mais un ne le connait pas.
  114. Quand le Christ se laissa naître (naquit).
    Lund et Skanor étaient florissans.
  115. Cette pierre est sur le bord du chemin entre Ystadt et Skibarp, la dernière poste du côté de Malmöe, mais les habitans ne savent pas qu’elle existe.
  116. Gloire au (Dieu) suprême. L’au 1775, le 26 septembre, comme le roi Gustave III allait au port de Carlscrona, il à dîné ici. Comme un digne souvenir pour la postérité, de craindre Dieu et d’honorer le roi.
  117. La bonne femme dit aux Russes, que la flotte anglaise était dans le golphe de Bothnie, et que 20,000 Suédois étaient en marche pour couper leur retraite.
  118. Swine-Sund est sur les côtes de la Finlande. Il y a autre détroit de ce nom, qui sépare la Suède de la Norvège près de Frédérickshald.