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Madame sous-chef/Texte entier

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Librairie Plon (p. --tdm).


COLETTE YVER


MADAME
SOUS-CHEF
ROMAN

PARIS

LIBRAIRIE PLON


M.CM.XLIII



MADAME


SOUS-CHEF
Aux ÉDITIONS BALZAC (Calmann-Lévy) :

Aujourd’hui.

L’Auxiliaire 1914.

La Bergerie.

Les Cervelines.

Un Coin du voile.

Comment s’en vont les reines.

Les Coussins riches.

Cher cœur humain.

La Chaleur du nid.

Les Dames du Palais.

Les Deux cahiers de Pauline.

Dans le jardin du féminisme.

Femmes d’aujourd’hui.

Le Festin des autres.

Haudequin de Lyon.

L’Homme et le dieu.

Lettre à un jeune mari.

Le Métier de roi.

Mirabelle de Pampelune.

Le Mystère des béatitudes.

Mammon 1924.

Princesses de science.

Les Sables mouvants.

Le Sacre.

Vous serez comme des dieux.

Chez FAYARD :

Rose, Madame.

Chez ARMAND COLIN :

La Pension du Sphinx.

Chez FLAMMARION :

Le Mois de Marie.

Saint Pierre.

La Vierge. Essai sur la naissance de son culte.

Aux ÉDITIONS SPES :

L’Humble sainte Bernadette.

Marguerite-Marie, messagère du Christ.

Marie-Pauline de Jésus-Christ (Mademoiselle Jaricot).

Saint Paul.

Saint Louis, roi de France.

La Vie secrète de Catherine Labouré.

Ce volume a été déposé à la Bibliothèque Nationale en 1943.


COLETTE YVER


MADAME
SOUS-CHEF
ROMAN

Paris

LIBRAIRIE PLON

les petits-fils de plon et nourrit

Imprimeurs — Éditeurs — 8, rue Garancière (6e)


Tous droits réservés



Copyright 1943 by Librairie Plon.

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays, y compris l’U.R.S.S.

MADAME SOUS-CHEF


I

— Tu sais, ma petite, cette Denise qui n’a l’air de rien ? Eh bien, ma chère, elle sort tous les jours du bureau avec Charleman, le Rédacteur. Il l’attend, soit dans la cour du Ministère, soit dans la rue.

À droite et à gauche de la dactylo qui avait ainsi parlé, le grésillement des mots sur le papier s’arrêta net comme une grêle d’orage sous un sourire du soleil et ses deux voisines demeurèrent béantes, leur petite main potelée en l’air dont on voyait l’index teinté de violet par le ruban.

— Elle n’a pourtant rien d’extraordinaire… dit celle de gauche.

— Ah ! ah ! rectifia celle de droite, elle a ses cheveux ! Du lin, ma petite, du vrai lin. Et tu sais… pas ça de platine. Nature, nature.

— Pour moi, ça va faire un mariage, reprit celle du milieu. Denise n’est pas une fille à…

Mais la porte s’ouvrit, Mlle Braspartz, rédacteur dans ce bureau, rentrait prendre sa place à sa petite table particulière. Et comme si un gros nuage d’orage était survenu dans la pièce et crevait sur le papier, l’averse de grêle inonda de nouveau les feuilles à l’en-tête ministériel.

Geneviève Braspartz n’était pourtant pas d’aspect sévère. Vingt-six ans, de beaux yeux châtain légèrement humides sous des sourcils à peine épilés, une taille un peu au-dessus de la moyenne, mais une allure douce et tranquille, une sorte de nonchalance dans les mouvements qui faisait sa grâce et une partie de son autorité en ce bureau. On ne la jalousait pas. Sa supériorité de rédacteur apparaissait toute naturelle. On disait volontiers : « Braspartz, c’est un as. » Mais aucune des dactylos n’aurait su justifier en l’expliquant, les raisons de cette opinion. Braspartz était ainsi. On ne la discutait pas.

Ce matin-là, — ceci se passait en 1930 — elle revenait de chez le Chef avec un dossier dans lequel on la vit se plonger, le front barré d’une petite ride. Sous l’effort cérébral en effet, son front semblait se gonfler comme les biceps d’un portefaix.

C’était une vieille histoire que celle de ce dossier qui revenait d’une Préfecture du Centre avec la protestation de l’intéressé dont on semblait en effet avoir méconnu les droits. Geneviève Braspartz prenait fait et cause pour celui-ci. Au bout d’un nouvel examen, elle alla décrocher le téléphone de la Sous-Chef, absente de son petit bureau vitré et appela :

— Dites-moi, Rousselière, vous ne pouvez pas venir deux minutes jusqu’ici ?

On entendit un bourdonnement confus et empressé, et Braspartz n’avait pas rejoint sa place qu’entrait dans la grande pièce blanche avec une hâte impossible à dissimuler un garçon d’environ trente ans qui portait tous les traits du Méridional de l’Est, chez qui la gentillesse et la grâce de la Provence et quelque chose de la Grèce antique demeuré sur cette côte, tempèrent les violences que connaissent un Roussillonnais par exemple ou un Basque. Denis Rousselière était grand, noir de cheveux, doré de peau et, selon l’expression de son pays, droit comme une allumette. Ses cils battirent, et il demanda avec une légère pointe d’accent :

— Qu’est-ce qu’il y a, mademoiselle ?

— Asseyez-vous, ici, monsieur, s’il vous plaît. Voici le dossier d’un bonhomme qu’à mon avis, on lèse. La Sous-Chef n’est pas ici et je voudrais votre avis. Je le préfère au sien, d’ailleurs.

— Et mon avis qu’en ferez-vous, mademoiselle ? Qu’il soit blanc ou noir, ne sommes-nous pas forcés de prendre celui du Chef, même s’il est rouge ? C’était celui du Chef qu’il fallait emporter.

— Ah ! si vous croyez que l’avis d’une femme compte, dans l’administration ! Il paraît que le Contentieux a décidé, après consultation, qu’il ne doit pas être fait état de la réclamation ci-jointe. Il y a une jurisprudence sur ce cas.

— Et après que le Contentieux en a décidé ainsi, vous voudriez que moi, Rousselière, pauvre Rédacteur du dernier échelon, je vienne soutenir que cette Cour suprême se trompe, alors qu’au surplus elle ne se trompe certainement pas, car l’indemnité allouée au plaignant est fort ronde et suffit à son homme ? Songez que nous sommes Administration de l’État et défendons les intérêts de cet État. Mais les femmes ne comprendront jamais cela. Il leur faut mêler du sentiment à tout !

La figure de Geneviève changea. Elle était consternée. Ce Denis Rousselière si gentil pour elle jusqu’ici qu’elle avait bien cru… Oh ! oui, à la façon dont son regard fondait sur elle, s’emparait d’elle d’ordinaire, à peine entrait-il dans le bureau, il lui avait bien semblé que… enfin… il y avait quelque chose entre elle et lui, quelque chose de mystérieux qu’elle n’osait pas approfondir. Eh ! bien, non, il n’y avait rien entre eux ! Hostile même : voilà ce qu’il était pour elle. La bouche pincée, elle prononça sèchement en ramassant les pièces du dossier :

— C’est bien, monsieur, je regrette de vous avoir dérangé.

— La chose n’en valait pas la peine en effet, mais cela n’a pas d’importance.

— Soyez tranquille, je ne recommencerai pas. Et ses beaux yeux humides se durcirent pour envelopper le jeune homme d’un fluide d’animosité vengeresse. Pour celui-là il s’en retournait à son bureau voisin, tranquillement, comme indifférent aux charbons qu’il venait d’amasser sur sa tête. Quant à Geneviève Braspartz, elle saisit nerveusement une feuille de papier pour signifier au citoyen dont elle avait embrassé la cause, que l’administration n’avait pas cru pouvoir lui accorder les indemnités réclamées. Elle le fit dans cet admirable style des bureaux français qui sous son air banal et gourmé dit si ponctuellement ce qu’il faut, sans une virgule inutile, sans un mot équivoque, mêlant à la sécheresse une imposante majesté.

Le bureau était une immense salle claire garnie de tables, éclairée de hautes fenêtres qui s’étaient ouvertes au grand siècle sur le parc de quelque célèbre pair de France. Ces murs de ce qui avait été jadis une somptueuse galerie, étaient nus aujourd’hui. À l’intérieur, des vitrages étaient ménagés pour verser un peu de jour sur un cabinet de Chef de bureau ou des antichambres contiguës. Au fin bout, dans une cage de verre assez vaste pour délimiter sa considérable bien que relative autorité, siégeait la Sous-Chef, une vieille demoiselle dont la prodigieuse mémoire était tellement légendaire dans ce département ministériel qu’on recourait à elle de toutes les Directions pour les cas obscurs de législation ou de jurisprudence. Elle portait un binocle sur des yeux bleus insondables et elle intimidait les hommes comme les femmes, même ce Denis Rousselière, du bureau voisin, garçon si à l’aise avec les dames employées, avec ses confrères, avec la vie, avec tout ! Justement elle rentra, un gros dossier sous le bras, trotte-menu, avec son regard allongé jusqu’aux confins de son royaume. Les dactylos redoublèrent de vitesse. Geneviève Braspartz, la mort dans l’âme, remit à l’une de ses expéditionnaires la lettre litigieuse pour qu’elle fût tapée avant midi, puis ouvrit un autre dossier.

Bientôt, en effet, ce fut midi. L’un des premiers, Denis Rousselière descendit le grand escalier de pierre blanche à la rampe de fer forgé du dix-septième. Mais si tôt qu’il fût sorti, il s’était laissé cependant devancer par son ami Jean Charleman qui semblait l’éviter depuis quelque temps, et qui, aujourd’hui encore, filait devant lui au long de cet escalier comme un homme volant. Il le rattrapa à la dernière marche.

— Hé, là, hein, dis, vieux, tu me fuis ? Qu’est-ce que signifie ?

Charleman, un garçon doux et poli à l’extrême, sourit :

— Comment toi, si subtil, as-tu pu croire que je te fuyais ? Tu n’as pas subodoré la vérité et que je suis en quête d’un cher petit gibier si timide et si peureux qu’il détale avant la fermeture, crainte que je ne ternisse sa belle et innocente et si pure réputation ? Voyons, Rousselière, me connais-tu si peu ?

— Qui est-ce ? demanda Rousselière.

Charleman, partagé entre la crainte de voir fuir celle qu’il poursuivait et le souci d’offenser peut-être la grande amitié qu’il avait vouée à son camarade, prit le temps de répondre :

— Une que tu connais bien. Elle est de ton bureau, Mlle Denise.

— Tiens, Denise ? Mlle Denise, celle qui pleurait tout le jour au début, parce qu’elle n’arrivait jamais à la vitesse normale ? Mais une gosse, un bébé ?

— Ah ! bien autre chose, mon cher ! Une femme-enfant, peut-être, pas encore totalement épanouie. Mais quand on a découvert ce qu’il y a déjà de caractère, de fierté, de hauteur d’âme dans cette fille de dix-neuf ans, entrée ici par protection comme expéditionnaire parce que son père, un riche industriel du Nord, venait d’être ruiné et mis à plat, cette gosse élevée dans du coton, avec institutrice, abonnement aux tennis, hivers à Cannes, à Saint-Moritz, saison à La Baule, oui cette petite quand on la retrouve gagnant huit cents francs par mois pour transcrire notre affreuse littérature, ça fait un sacré effet, je te garantis. On est un peu médusé. Tu vois, d’ailleurs, elle ne descend pas. Elle était déjà partie. Elle m’évite. Je lui fais peur.

— En effet, dit Rousselière, je me souviens maintenant de l’avoir vue devancer l’heure, il y a un instant, pour plaquer sur ses cheveux fous son petit feutre à vingt-cinq francs et filer au premier coup de midi… Mais, dis, vieux, tu vas l’épouser, j’espère ?

— Il ne peut être question que de cela. Encore faudrait-il qu’elle le voulût bien. Elle n’a pas l’air de me priser très fort. Tu en es témoin. Elle se dérobe. Elle me « sème » tant qu’elle peut. Ne suis-je pas un bien petit monsieur pour une fille élevée sur ce mode d’existence ?

— Toi, Charleman ? Mais tu es un très beau parti, mon cher. Voyons, fils d’un notaire de province bien renté ; des frères dans l’armée, au Barreau quelque part en Dauphiné… Je ne me trompe pas, hein ? Non ? Tu es au surplus en passe de te faire sans bile, sans réclame, sans zèle inopportun, une jolie carrière dans l’administration. Je te vois très bien sous-préfet un beau jour à la Tour-du-Pin ou à Saint-Jean-de-Maurienne, si tu as ça d’ambition. Un très beau parti, vraiment, tu fais, Charleman. Dès maintenant tu jouis d’un ravissant appartement de garçon, à deux pas du boulevard des Invalides : un idéal comme maison nuptiale. Sans blague, tu es un mari inespéré pour cette petite dactylo…

— Ah ! ne dis pas cela ! C’est une princesse, c’est une fée. Ce n’est pas une petite dactylo. Elle ne voudra jamais m’épouser.

— Le lui as-tu demandé ?

— Non, pas encore.

— Idiot ! Crétin ! N’était-ce pas par là qu’il fallait débuter ? Comment ! voici une jeune fille arrachée à un milieu riche et sévère pour tomber tout à coup dans un essaim de compagnes plus ou moins folâtres, la plupart, au moins, assez flirt et ne reculant pas devant d’innocentes parties de plaisir du dimanche prises avec un camarade qui leur fait éperdûment la cour. Cette petite qui n’est qu’une gosse échappée à un milieu rigide et dont l’expérience est courte n’a pu voir en toi que cela : un garçon qui aimerait une camarade comme elle pour la conduire au cinéma le dimanche ou sur la Marne en canoë aux beaux jours de mai.

— Rousselière, tu as raison ! C’est inouï ce qu’on peut devenir imbécile quand on s’est toqué d’une femme ! Alors, première indication, selon toi, lorsqu’on s’aventure dans les voies d’un amour sérieux s’adresser aux parents ?

— Ou rassurer leur fille en demandant à leur être présenté.

— Tu es lumineux, Rousselière, et tu es chic !

Ayant là-dessus atteint la rue, les deux amis divergèrent, Charleman regagnant le boulevard des Invalides, Rousselière le logis de la rue de Varennes où seul avec sa mère, il était venu, voici plus de quinze ans, après la mort de son père le félibre, pour faire de solides études à l’Institut catholique. C’était un minuscule appartement de quatre pièces où la mère devait dormir dans une alcôve du salon pour que « l’enfant » eût une chambre bien à lui et propice au travail. De beaux meubles provençaux arrachés au naufrage de la fortune disparue avec le père, chartiste très en écrasaient un peu ce logis d’étudiant : encoignures de vieux chêne, lits de repos en forme de nacelles, berceaux d’enfant devenus jardinières. On pouvait à peine s’y mouvoir. Mais dans cet intérieur plein d’un mystère intense, une flamme brillait, et c’était l’âme de Clara Rousselière, veuve du félibre, mère de Denis. Ce matin-là, elle épluchait de petits oignons à la cuisine, quand le coup de sonnette de son fils la fit tressaillir. Elle prit soin d’essuyer longuement ses doigts effilés dans un gros torchon et lissa ensuite sur son front ses larges bandeaux noirs, au noir profond comme de la soie de Chine sous lesquels ses yeux si émouvants, si meurtris mais si ardents mettaient de la braise ; enfin, d’un mouvement tout jeune encore bien qu’elle eût plus de cinquante ans, elle se précipita sur la porte :

— Cher trésor de mon cœur !

Denis se pencha, embrassa le front maternel en plusieurs places, comme il faisait d’ordinaire. Comme d’ordinaire aussi, les yeux de la mère scrutèrent l’inconnu de celui qui revenait après quatre heures d’absence, et ils semblèrent y avoir reconnu quelque chose de nouveau. Puis, comme dans le Midi, le chef de famille qui était Denis aujourd’hui — passa à la cuisine pour se laver les mains à la fontaine en vieille faïence appendue à la porte, et les deux convives se mirent à table pour croquer les oignons confits et les olives.

— Rien de nouveau ce matin au ministère ?

Alors que les confidences du jeune Charleman lui sonnaient encore dans la tête et que, tout le long du trajet, il avait ressassé l’histoire de cette petite fille si touchante devant laquelle Jean Charleman faisait figure de Prince Charmant dans son nom, s’était-il même dit en traversant la rue de Grenelle, il y a « charmant », — on aurait pu attendre de Denis qu’il débitât sur-le-champ, pour le plaisir de cette mère chérie, tout le roman du garçon, roman si sympathique et si gracieux, trouvait-il lui-même. Mais les cerveaux humains ont leurs itinéraires par où chemine la pensée et ces itinéraires sont parfois bien secrets. Et les cœurs humains également possèdent des labyrinthes où un sentiment s’égare, se perd en terre comme une source, est remplacé par un autre sentiment tout différent, semble-t-il, qui n’est cependant que la suite du premier. Et Denis, au lieu de dire tout simplement à sa mère : « Mon ami Charleman est amoureux d’une jeune dactylo de mon bureau ; il vient de m’en faire la confidence ; il s’y prenait très mal, mais je l’ai orienté », se rembrunit et déclara : « Je ne suis pas très content de moi. Je me suis conduit comme un goujat envers une camarade du bureau voisin, en discutant avec elle le cas d’un malheureux type de province que l’Administration a débouté d’une demande d’indemnisation, comme nous disons. J’ai été un vrai butor. Geneviève Braspartz, elle, s’appelle. Une Bretonne. »

La mère interrompit avec son ineffable regard où s’allumait souvent un petit feu d’ironie :

— Oui, je sais ; vous m’avez quelquefois parlé

— Eh bien ! j’ai pris contre cette fille-là le parti de l’Administration, comme un bureaucrate encroûté que je suis en train de devenir et j’ai tourné en ridicule la raison purement sentimentale qu’elle m’opposait.

— Ce n’est pas très chic en effet, ce que vous avez fait là, mon garçon.

— D’autant plus que je pensais comme elle…

— C’est d’autant moins excusable.

— Non, véritablement, je ne m’explique pas ce qui m’a passé par la tête.

La mère observatrice fouillait d’une recherche ardente toute la physionomie de son grand enfant qui croquait des radis roses.

— C’est sans doute à une pauvre fille bien dépourvue de charmes que vous aviez affaire.

— Ah ! détrompez-vous ! Braspartz est certainement la plus belle femme de la Direction. Il y en a une gentille, oui, si l’on veut, parce qu’elle a l’air de sortir d’un conte de fées, une petite fille d’un blond ravissant, évidemment. Mais devant Mlle Geneviève Braspartz, elle n’existe pas ! Et puis, vous comprenez, Braspartz est une « personnalité ».

— Dactylo ?

— Pensez-vous ! Rédacteur comme moi. Et, en outre, au tableau où je n’ai pas encore été fichu de me faire inscrire. Vous voyez, ma chère amie, (c’était chez lui une façon de câlinerie d’appeler ainsi sa mère dont, par ailleurs, il se tenait distant avec des formes de respect spéciales au Midi), vous voyez que c’était la dernière envers qui j’eusse dû manquer d’égards, tout au moins de courtoisie.

— Les hommes, dit Mme Rousselière, en regardant son assiette pour cacher son demi-sourire, sont impitoyables envers les femmes qui leur déplaisent physiquement.

— Mais elle ne me déplaît pas du tout ! se récria Denis.

— Vous ne l’avouez pas, mais ce doit être une de ces odieuses créatures arrivistes, déformées par leur carrière, par leur ambition, n’aspirant qu’à se revêtir d’autorité. Pas plus femmes que ce morceau de bois, et elle cognait du doigt contre la colonne de chêne qui derrière elle supportait le buste du félibre Rousselière.

— Ah ! répliqua vertement Denis, qui souriait d’un demi-sourire vexé ; on voit que vous ne connaissez pas cette Braspartz. Si vous appelez féminité une grâce qui épouse tous les mouvements, tous les gestes d’une femme, une paix intérieure qui s’extériorise par une harmonie de l’allure même, eh bien ! je vous garantis que celle-là est une sacrée vraie femme. Une femme, elle ? Ah ! oui, et drôlement !

— Alors, pourquoi l’avez-vous traitée sans politesse ?

— Ah ! que voulez-vous ? Parce que je suis un crétin !

Mme Rousselière s’absenta pour les grillades de viande, revint, servit son fils et lui dit :

— Il faudra lui faire des excuses.

— Si vous croyez facile de faire des excuses à une femme comme Braspartz, qui, sous ses dehors impassibles, est une entêtée Bretonne, pas très loquace, mais enfermée dans ses idées, et qui vous glace par sa douceur même et sa réserve…

— Quel âge ? demanda la mère impassible, qui poursuivait son enquête.

— Quel âge ? Je ne sais. Elle fait très jeune malgré ce petit rien de majesté, de sérénité qui lui donne son prestige dans le bureau. Attendez… je crois me souvenir que l’année dernière, à la Sainte-Catherine, les dactylos lui avaient fabriqué un ravissant bonnet, parce que, soi disant, elle avait coiffé cette sainte…

— Vingt-six ans maintenant, pensa tout haut la Provençale.

Là-dessus, la mère et le fils n’échangèrent plus que d’insignifiants propos, auxquels leur pensée secrète demeurait à demi étrangère.

Sur ces entrefaites, Geneviève Braspartz s’était mêlée au flot compact de la foule qui, avec la volonté désespérée de regagner à tout prix la table de famille, s’enfouissait et se recroquevillait dans le métro. Ici l’on montait vers Montmartre. Debout, oppressée et meurtrie entre deux femmes puissantes qui l’écrasaient, son charmant petit feutre solidement assujetti sur les rouleaux épais de ses cheveux, elle dépassait de quelques centimètres le niveau de cette masse humaine, où bien des regards quêtaient celui de ces beaux yeux humides et sans cesse émouvants. Mais elle, inattentive à cette sensation qu’elle créait partout où elle passait, se demandait seulement ceci :

« Pourquoi m’en veut-il ? Car il m’en veut. C’est indéniable. Un homme ne parle pas à une femme comme il m’a parlé s’il ne ressent pas contre elle une grosse rancune. Serait-il jaloux de mon inscription au tableau ? Ces messieurs n’aiment pas beaucoup qu’une femme, dans une administration, grimpe plus vite qu’eux… »

Et à cette pensée qu’elle dépassait Rousselière au point de lui donner de l’envie, un léger sourire flottait au fin bout de ses lèvres et se perdait dans sa joue. Les gens, qui avaient tous les yeux sur elle, malgré les cahots du véhicule endiablé, ne doutèrent aucunement qu’elle ne pensât à un grand amour dont elle aurait reçu tout à l’heure l’aveu. Mais il ne s’agissait que des ambitions de Geneviève qui étaient bien frémissantes en elle. Et rien. ne consacrait mieux la réussite qu’elle poursuivait depuis ses dix-huit ans, depuis son bachot, depuis ses certificats de licence en droit obtenus successivement et d’emblée, que cette croyance qu’un collègue enviait ses succès. Sur ce point des succès, elle ne craignait aucune femme. Mais à l’égard d’un homme la supériorité était plus rare, plus difficile, plus éclatante. Cependant, ce n’était pas sur Rousselière qu’elle l’aurait désirée…

Elle éprouvait une grande sympathie depuis sa nomination comme rédacteur dans ce bureau, pour ce collègue méridional si enjoué, si direct, parfois si fier. Sa réserve à elle, sa discrétion de Bretonne, qui étaient grandes, trouvaient dans la verve de Denis un contraste plein d’agrément.

Elle songeait ainsi assez mélancoliquement,

Car que faire au métro à moins que l’on n’y songe

lorsque le nom de sa station sembla venir au-devant d’elle, sur le mur. Le temps que la rame eût dégorgé son trop-plein, elle parvint à l’air libre qui soufflait sec en ce matin de février sur les hauteurs de Montmartre. La maison des Braspartz était ce grand caravansérail encore revêtu des couleurs de la brique neuve et de la pierre jeune, rue du Mont-Cenis. Elle y fut en trois secondes et l’ascenseur, avec un long soupir, la déposa devant la porte où le paillasson était marqué d’un « B » vert.

Des hurlements sortaient du salon. Elle n’y prit point garde. De cette pièce, la plus vaste de l’appartement, les Braspartz qui ne roulaient point sur l’or et se tassaient dans un appartement trop exigu, avaient fait la chambre de leurs quatre fils, Pierre qui préparait Saint-Cyr, Henri qui étudiait l’art dentaire, Marc et Jean encore au lycée. Quatre lits de fer et une table en sapin verni noir, toute irisée de taches d’encre séchées, avec six chaises de paille dont il n’était point une qui ne fût défoncée, et une vaste armoire bretonne en chêne sculpté comme on en fabrique à Quimper la meublaient, contrastant avec l’or des moulures au plafond. « Maman ! Maman ! vociférait le jeune Jean, encore dans sa treizième année, Pierre est en train de me casser les deux poignets ! » Mais placide à son fourneau, la bonne Mme Braspartz surveillait dans la poêle une magnifique friture de pommes de terre n’ayant cure des tortionnaires ni du martyr. Elle en avait vu d’autres avec ces quatre galopins qui, par ailleurs, s’adoraient et ne pouvaient se passer les uns des autres. Il en fallait davantage pour troubler cette Bretonne pur sang, qui, fille d’un notaire de Quimperlé avait, en 1903, épousé Braspartz, le premier clerc de son père. Après la grande guerre, l’honnête Braspartz qui l’avait faite en soldat têtu et impassible, non sans quelques balles et éclats d’obus çà et là, trouvait devant lui cinq enfants et qu’il fallait éduquer. Quimperlé offrait peu de ressources. Refusant l’étude de son beau-père, il obtint une situation de maître-clerc chez un moyen notaire parisien. Le taciturne Braspartz fut bien un peu éberlué par la vie des affaires à Paris. Mais nul être ne s’adapte mieux à la nouveauté ou à l’imprévu que le Celte. Loin de perdre pied dans l’étude enfiévrée de son nouveau patron, si différente de celle qui sommeillait sous ses panonceaux, place du Mail, à Quimperlé, il y apporta un ordre et une tranquillité qui subjuguèrent ses adversaires, c’est-à-dire ses subordonnés.

Cependant, malgré l’augmentation de leurs ressources, la volonté où étaient ces parents de donner une carrière sérieuse à chacun de leurs cinq enfants les obligea à de sévères restrictions. On dut freiner sur chaque dépense : appartement, frais vestimentaires, service. Et Mme Braspartz si bien secondée dans sa ville natale par deux « bigouden » à la coiffe seyante, dut se mettre à la cuisine, sans attendre aucune aide de Geneviève qui préparait alors son premier bachot.

— Pauvre maman ! soupira celle-ci, qui, en ouvrant la porte de la cuisine, aperçut sa mère au milieu des vapeurs de la graisse bouillante.

— Quoi ? dit la mère philosophe, me trouverais-tu plus heureuse à me prélasser dans un salon ?

Car elle combattait chez sa fille la tendance à déprécier les besognes ménagères où Geneviève ne voyait qu’empêchements et obstacles à sa carrière véritable.

— Tu sais, reprit celle-ci, que les garçons s’entretuent en ce moment dans leur chambre.

— Hé ! riposta avec douceur cette femme tranquille, tu sais bien qu’ils en ont l’habitude, mon enfant.

Le couvert était déjà mis dans la salle à manger qui servait aussi de salon, et M. Braspartz en attendant le rôti et les frites fumait silencieusement l’énorme pipe d’écume de son aïeul, pêcheur à Concarneau, pipe qui, paraît-il, contenait encore de beaux rêves.

Puis ce fut la déflagration des quatre garçons envahissant la salle à manger tout en continuant de se houspiller. Ils s’étageaient en tuyaux d’orgue depuis le futur officier jusqu’au galopin qui faisait sa quatrième au lycée ; moins élancés que leur sœur ; de rondes têtes bretonnes ; des taches de rousseur ; des yeux bleus au regard direct. Le rôti les calma. Ils mangeaient avidement et en silence. M. Braspartz et Geneviève parlaient de l’Exposition coloniale qui allait avoir lieu cet été. Il n’est pas un Breton qui n’ait comme une fenêtre ouverte du côté des océans, du côté des îles mystérieuses. Eux-mêmes, prisonniers de la mer dans leur presqu’île, sont rappelés sans cesse au souvenir des terres lointaines par les bruits de l’Océan, ses souffles, ses ravages ou les sirènes de ses cargos, de ses transports, de ses cuirassés. Les fiancés de leurs filles sont tous aux « colonies ». Leurs visions à elles sont peuplées de cocotiers, de nègres et d’alligators, réminiscences des cartes postales de leurs bons amis.

Le principal du notaire breton transplanté à Paris, aussi bien que sa fille adorée devenue plus Parisienne que nature, n’entendaient point ce mot de « colonies » sans devenir rêveurs. Les voyages que seule avait faits bien secrètement leur imagination déchaînée, ils allaient pouvoir les réaliser au Pavillon du Sénégal ou à celui de Madagascar, et M. Braspartz, bien informé, répétait tout ce qu’il avait lu dans son journal sous cette rubrique : « L’Exposition coloniale. »

Mais peu à peu, le visage de Geneviève, qui rayonnait d’ordinaire une illumination intérieure, une animation d’enthousiasme, se rembrunit, se fit nuageux. C’est qu’elle avait ressassé un beau projet depuis des semaines. Et c’était justement de visiter avec Denis Rousselière cette Exposition magique, cette terre d’illusion, cette géographie artificielle, cet exotisme improvisé, cette féerie de l’Afrique ou de l’Asie plus troublante encore d’être reconstituée aux barrières du pauvre Paris si quotidien ! Il lui semblait que, dans la poésie de ces paysages de rêve, ils se seraient plus facilement expliqués sur la nature de cette sympathie qu’elle sentait entre eux. « Je ne tiens pas du tout à me marier, disait-elle toujours. J’ai une vie agréable, intéressante et qui me suffit. » Cependant, depuis quelque temps, elle faisait à cette déclaration une restriction mentale : « Pourtant, s’il s’agissait de Rousselière… » Sans plus. Mais, à chaque fois que cette pensée lui venait, c’était comme une épingle qui fixait, qui attachait plus solidement en elle un espoir encore bien nuageux. Aujourd’hui, à sentir un tel déchirement parce que Rousselière avait été discourtois, elle pouvait mesurer combien, à son insu, cet espoir lui collait à l’âme puisqu’elle souffrait tant de toutes ces pauvres épingles arrachées d’un coup.

« Tant pis ! se disait-elle, rude comme les filles de cette génération ; tant pis pour moi. Je n’étais qu’une sotte de me laisser emporter par mon imagination comme les jeunes filles du temps de ma mère. Je ne vais pas me mettre à faire une crise de chagrin d’amour, peut-être ! »

— Après tout, cette Exposition, déclara-t-elle d’un ton dédaigneux qui échappait au sujet de sa phrase pour ne concerner plus que Denis Rousselière, ce sera peut-être bien banal…

Penses-tu ! lança le plus jeune frère. On y verra des anthropophages dévorer leurs camarades sous les yeux du public. Oui, ma chère !

De deux jours, ni dans le service, ni dans les couloirs, ni à la sortie des bureaux, Geneviève Braspartz n’aperçut Rousselière. Il l’évitait visiblement. « C’est bien fini entre nous », songeait-elle plusieurs fois dans une heure. Et, à chaque fois, c’était la pointe d’une épine au fin bout de son cœur. « Holà ! se disait-elle alors, pas de sentiment. Au fond, je men moque de cette petite trahison. Je ne tiens pas du tout à me marier. Je suis partie pour une belle carrière. De bonne heure, je prendrai ma retraite. Je voyagerai. Je jouirai d’une seconde jeunesse… »

Le troisième jour après le conflit, elle bâtissait ainsi le schéma de son existence, lorsqu’à midi, l’heure où les dactylos coiffent leur machine de son casque puis se polissent les ongles frénétiquement, Denis Rousselière entra dans la longue galerie qui constituait le bureau. Il avait à la main un dossier-prétexte, chercha des yeux « Braspartz », parut tranquillisé de la voir encore au travail et achevant une lettre ; s’approcha, prit son air le plus administratif, l’aborda d’un air gêné :

— C’est à moi aujourd’hui de venir prendre votre avis, mademoiselle, Voyons… dans le cas où, dans une commune, un accident d’automobile a occasionné la détérioration d’un monument public, et où l’auteur et en même temps la victime de cet accident plaide que c’est le monument public, insuffisamment signalisé, qui causa le sinistre, pensez-vous que ce type-là… je veux dire que l’État. Et puis zut ! Ce n’est pas pour cela que je viens, j’aime mieux vous l’avouer. Je me moque bien de l’interprétation de cette défense. Une seule chose m’occupe et me lancine depuis l’autre jour. J’ai été odieux avec vous ; mais si, odieux, ne protestez pas. Je ne sais ce qui me le poussait à vous être désagréable.

— Vous l’avez été en effet, mais cela n’a aucune importance.

— Pour vous, peut-être. Pour moi, c’est autre chose. Je suis très malheureux, mademoiselle.

— Mais il n’y a pas de quoi, monsieur. Vous m’avez dit que je faisais du sentiment dans les affaires administratives. Ce n’est pas mon genre, à ce qu’il me semblait du moins. Mais vous avez bien fait de me mettre en garde contre la sensiblerie… à tout hasard. Je vous en remercierais même au besoin.

— Je ne voudrais pas que vous me preniez pour un bureaucrate desséché, hypnotisé par ses dossiers, incapable de voir dans les êtres qui l’entourent ici autre chose que des machines à dresser des états, des statistiques ou à compulser des textes de jurisprudence. Tout cela est un rôle que ces acteurs, mes collègues, revêtent huit heures par jour et qu’ils laissent au vestiaire lorsqu’ils viennent y chercher leur chapeau et leur par-dessus. Faites-moi crédit assez pour croire qu’au contraire la curiosité me presse sans arrêt de leur personnalité véritable, de leur vie intérieure réelle, de ce qui fait leur « moi » caché, mais seul intéressant. Ainsi vous, mademoiselle Braspartz, qui êtes si énigmatique…

— Moi, énigmatique ? interrompit Geneviève, en riant assez fort pour donner le change sur l’anxiété qui lui serrait le cœur à mesure que son camarade parlait. Je suis plus claire que le jour ! La fille la moins compliquée, je vous le garantis…

— Vous dites cela ! Mais vous avez une intelligence trop subtile, trop diverse pour ne pas réprouver en vous-même bien des contradictions. Et je vais me confesser à vous. Je crois que l’autre jour, à propos de ce fameux dossier, j’ai voulu vous pousser à bout pour vous forcer de vous découvrir à mes yeux.

— Et peut-on savoir ce que vous avez trouvé ?

— J’ai compris d’abord que j’étais dégoûtant de m’attaquer à une jeune fille comme vous pour me livrer à mes petites expériences psychologiques. Et aussi autre chose… C’est que vous saviez assez bien clore le bec aux maladroits. Je vous entends encore me « sonner » de votre air illisible en prononçant : « Soyez tranquille, je ne recommencerai pas ! »

— Ah ? demanda Geneviève, qui avait repris son léger sourire affectueux. Je l’ai bien dit ?

— D’une façon cinglante. Un petit coup de cravache, là, vlan ! On le sent passer… Dites, mademoiselle Braspartz, voulez-vous me pardonner mon incorrection de l’autre jour ?

Ils étaient seuls maintenant dans la grande galerie vitrée ; la dernière dactylo venait de fermer la porte pour s’en aller déjeuner.

— J’ai peur de vous en vouloir encore un peu, dit la jeune fille, loyalement.

Il réfléchit une seconde :

— Écoutez, en ce moment, il est midi un quart, ma mère m’attend pour déjeuner et vos parents vont s’inquiéter de votre retard. Mais accepteriez-vous de prendre une tasse de thé avec moi rue de Rivoli, en sortant du bureau ?

Avant de répondre, Geneviève fixa sur son camarade ses beaux yeux bruns doux et luisants pour une dernière interrogation. Jouaient-ils le jeu de deux jeunes êtres qui se recherchent pour des plaisirs intellectuels ? Était-ce plus encore ? Quelque chose de plus mystérieux, de définitif, d’éternel ? Rousselière aussi la regardait, attendant avec anxiété son acceptation ou son refus. Il craignit le refus, s’imagina qu’elle allait dire non et que tout serait fini entre eux. Une petite larme se forma presque imperceptible au coin de ses yeux vifs de Provençal qui la dévoraient.

— Eh bien ! oui, certainement, dit-elle de cet air bon garçon qu’elle prenait souvent avec ses collègues sympathiques. À ce soir !

Et, sur une poignée de main assez brutale, ils se séparèrent.

Ce fut dans une pâtisserie, face aux Tuileries, que le traité de paix fut signé entre ces deux puissances belligérantes, si frémissantes du désir de se rapprocher pour toujours. La nuit était venue. Les arbres du noble parc voisin s’effaçaient dans les ténèbres où leur silhouette sombrait, tuée par l’illumination violente des lustres. Ici Rousselière paraissait sensiblement plus ému encore que le matin. C’est que, depuis ce matin, le sentiment qui l’envahissait avec une force proportionnelle aux heures l’avait sourdement manœuvré. Toute son existence lui était apparue doublée par celle de Geneviève Braspartz. Il l’avait déjà en quelque sorte épousée dans cet avenir. Il avait vécu ce long mariage. Il s’était vu merveilleusement heureux jusqu’à la vieillesse dans ce beau foyer qu’ils allaient fonder tous les deux. L’époque serait paisible, sans guerre dévastatrice comme celle qui lui avait pris son père ; leur maison, différente de celle qu’il avait connue auprès d’une mère veuve et solitaire : toute bruissante d’enfants rieurs et chanteurs. Filles et garçons appelés par eux à la vie y seraient des sources intarissables de joie, d’intensité dans l’existence. Leur maison serait tout un monde, et eux, ses créateurs. Et ce miraculeux programme était dépendant d’un mot sorti des lèvres qu’il voyait présentement devant lui, peintes d’un carmin bien discret, à peine allongées d’une esquisse de sourire, retenant encore, dans leur fragilité de fleur, l’immense secret d’une âme de jeune fille.

Mais comme toujours en pareil cas, ces deux êtres, si tenaillés qu’ils fussent par le désir de s’affronter enfin directement et une fois pour toutes, recouraient à des biais comme pour se leurrer l’un l’autre, se dépister l’un l’autre, camoufler leurs intentions véritables, se donner le change.

— Vous savez la nouvelle, Rousselière ? demanda Geneviève, les yeux rieurs, en piquant de la fourchette dans un gâteau rose.

— Non, je ne sais pas la nouvelle.

— Eh bien ! mon cher, Denise, la « fille aux cheveux de lin », la dactylo qui travaille dans mon bureau vous la connaissez bien, tout le monde la connaît ; elle vient de m’apprendre son mariage.

— Avec Charleman ?

— Avec Charleman. Vous le saviez ?

— Charleman m’avait parlé d’elle.

— Ça, reprit Geneviève, c’est une affaire !

— Pas une affaire d’argent, en tout cas !

— Je suis si contente pour Denise ! continua Geneviève. Cette pauvre gosse n’avait pas deux sous d’esprit administratif. Elle était tombée dans le bureau comme un oiseau abattu par l’orage. Mais entre nous, elle avait un bien mauvais typing.

— Charleman en est fou, reprit Denis rêveur.

Il y eut un petit silence. Quelque chose d’indéfinissable entre eux. Geneviève vit palpiter les cils de son jeune collègue sur des yeux de velours qu’elle n’avait jamais connus dans cet émoi. Elle-même ne savait au juste pourquoi l’amour de Charleman pour une dactylo la touchait si fort. Peut-être du fait que c’était Denis qui parlait de cet amour. Elle réagit contre le trouble qui les prenait tous les deux :

— Pauvre gosse ! Il était temps qu’un chevalier vînt la délivrer de cet enfer que représentait pour elle l’administration ! C’était pitié de la voir faire ses pensums ! Car, vous savez, elle va quitter le bureau.

— Cela va de soi, dit Rousselière. Charleman ne l’entendait pas autrement. Ces deux êtres-là ne vont plus vivre que l’un pour l’autre.

Geneviève but une gorgée de thé pour masquer son émotion, car elle n’avait pu méconnaître le sens du regard dont le jeune rédacteur l’enveloppait en prononçant cette banale formule de l’amour absolu : « Vivre l’un pour l’autre. » Elle se débattait contre un pouvoir insidieux qui s’emparait d’elle, un fluide qui venait plutôt de ce regard que des mots dont l’usage a affadi le sens. Pour y échapper, elle affecta une sorte de poussée de sens critique :

— Rousselière, croyez-vous que deux êtres puissent vivre toute une vie l’un pour l’autre ?

— Chère Braspartz, c’est tout le programme du vrai mariage. Et sachez bien que pour l’ensemble de notre pays, ce programme vaut. En France, derrière quelques scandales illustres qui créent une illusion parce qu’ils accaparent l’attention, compte tenu de la statistique judiciaire qui fait état d’un nombre assez élevé de divorces, il y a la masse immense de la société française composée des ménages dont personne ne parle, parce qu’ils ne présentent aucun intérêt de scandale. Des époux qui vivent l’un pour l’autre, dans les campagnes, dans la classe ouvrière des villes, dans la classe moyenne, dans la bourgeoisie petite ou haute, ils pullulent, Braspartz, ils pullulent ! Il y faut avant tout un bon départ. Partir loyalement, la main bien dans la main, sans arrière-pensée d’égoïsme, et zou ! comme on dit chez nous, on va ainsi, on fait son voyage appuyé l’un sur l’autre. C’est la vie profonde, ardente, que le monde ne connaît pas plus que les sources souterraines, mais qui, comme ces sources-là, fertilise le sol, fait la richesse morale de notre peuple.

Denis Rousselière s’était animé en parlant de tout son entrain méridional jusqu’à vibrer de ses propres paroles. Geneviève l’écoutait, bouleversée, parce qu’elle voyait bien, à ne pas s’y tromper, que c’était à elle que s’adressait cette « invitation au voyage ». Mais ce coup de surprise la prenait trop au dépourvu. Elle était trop jalouse de ses secrets intérieurs pour avouer, pour laisser seulement supposer à ce garçon l’enchantement qu’étaient pour elle ces aveux inexprimés. Et si elle s’illusionnait ? Et si c’était une simple théorie à laquelle sa personne, à elle, Geneviève demeurait étrangère ?

Elle regarda l’horloge inscrite dans une glace irradiée des feux du magasin, vit qu’il était sept heures. Son compagnon suivit ses yeux :

— Demeurez encore un peu, Geneviève ! pria-t-il d’un ton qui n’était pas équivoque. On est bien ici, ne trouvez-vous pas ?

— Je trouve ; mais je ne veux pas inquiéter mes parents.

— Bien des fois le travail vous a retenue plus tard au Ministère. Ils ne peuvent se tourmenter.

— Cinq minutes encore ! accorda-t-elle, et son cœur battait malgré son visage impassible.

— Voulez-vous que nous revenions ici quelque-fois après le bureau ?

— Peut-être, dit-elle, réticente et comme si elle redoutait le définitif.

Il lui versa du thé chaud, la força de choisir un autre gâteau. Il ne disait plus rien, la regardant comme dans un ravissement. Et ce silence instruisait bien plus sa camarade de cet orage insidieux de l’amour qui naissait en lui que toutes les plus claires allusions du monde. Ce furent ainsi de longues minutes qu’ils passèrent sans rien dire. Puis, brusquement, Geneviève se leva.

— Cette fois… prononça-t-elle sans finir sa phrase.

— Je vais vous accompagner jusque chez vos parents…

— Non, Rousselière, non ; merci. Je suis en retard déjà. Nous nous attarderions encore. Et puis nous avons fait ce soir déjà beaucoup de chemin l’un vers l’autre. Voyez-vous, il ne faut rien précipiter. Réfléchir beaucoup…

Ils se quittèrent devant la bouche du métro voisin. Une poignée de main rapide et Rousselière murmura :

— Braspartz… vous avez compris, n’est-ce pas ?

— Ah ! je vous en supplie ! ne nous hâtons pas. Réfléchissons.

Autour d’elle, tout prenait un aspect irréel de songe. Le métro glissait vers la Butte sans plus de bruit qu’un ascenseur. Les voyageurs étaient des ombres. La maison de la rue du Mont-Cenis, toute perforée de lumières, un décor de théâtre. Quand Mme Braspartz ouvrit la porte, Geneviève entendit sa mère murmurer :

— Quel dommage, ma fille ! tu arrives en retard ; tu n’as pas été présente à la belle surprise préparée par ton père ! Mais, va voir la chambre des garçons !

De cette pièce noble de l’appartement venait en effet un charivari. Les quatre frères de Geneviève y étaient rassemblés avec leur père. Le lustre y était allumé et un magnifique tapis marocain de haute laine, tout neuf arrivé, déroulé au beau milieu des quatre lits, rendait à ce salon désaffecté son ancien air luxueux. Ses couleurs ivoirines, le moelleux de son point créaient ici une nouvelle atmosphère douillette, et le bon M. Braspartz y enfonçait gravement ses deux pantoufles, arrachant à la vieille pipe du grand-père de Concarneau ses bouffées odorantes.

Jean, le lycéen de quatorze ans, se précipita alors la tête la première au milieu du tapis neuf, s’y dressa sur ce chef bien rond et tout le corps s’y déroula dans une cabriole experte. Marc, son aîné, celui qui travaillait son premier bachot, voulut en faire autant et s’y prit de travers, de sorte que les grands, Henri qui travaillait l’art dentaire et Pierre qui préparait Saint-Cyr, vociférèrent, lancèrent des cris sauvages et se précipitèrent pour le rosser. Impassible et la pipe toujours aux dents, le vieux clerc de notaire déclarait à sa fille :

— C’est grâce à une affaire de l’étude : une affaire de succession de mineurs très embrouillée que j’ai réglée ici, le soir, et qui m’a valu un peu d’argent. Il fallait un tapis ici. J’y songeais depuis longtemps. Tu comprends, à cause du bruit des garçons qui incommode les locataires, en dessous… Ces gaillards-là, il faut pourtant les laisser s’amuser…

— C’est un trop beau tapis pour eux, papa !

— Non, déclara le père Braspartz. Ça sera plus doux quand ils se ficheront par terre.

Peut-être parce que les heures précédentes avaient travaillé à l’extrême la sensibilité de Geneviève, elle ne put entendre cette phrase paternelle sans en être remuée. Elle dut rentrer de force des larmes qui lui perlaient aux yeux : « Ça sera plus doux quand ils se ficheront par terre ! » Ce souci de l’oiseau pour sa couvée, du fauve pour sa nichée, cet instinct, cette tendresse de l’homme rude se mariant aux petits soins méticuleux et passionnés de la mère, cette conjugaison des deux amours autour du nid qui lui donnent sa tiédeur lui apparurent tout à coup. C’était cela la douceur de la famille. Elle n’y avait jamais songé. Elle avait au contraire parfois ressenti de l’ennui dans cette famille. Maints dimanches, elle s’était dit : « Heureusement, demain, j’ai le bureau ! » C’est que l’atmosphère vraie de cette petite société essentielle lui échappait. Il fallait une scène comme celle qui se déroulait là sous ses yeux pour que son cœur bougeât et qu’elle connût la beauté spirituelle d’une telle communauté. À ce moment, Mme Braspartz, le visage rougi par les ardeurs du fourneau, entr’ouvrit la porte avec sa tranquillité coutumière ; son regard cueillit un à un chacun de ses enfants et elle dit comme toujours :

— Venez à table, mes petits.

Geneviève se sentit une écharde dans le cœur à la pensée qu’elle quitterait sans doute bientôt cette petite société, ce petit temple où s’était épanouie sa jeunesse, ces jeunes frères qu’elle avait portés, bébés, dans ses bras, qu’elle ne verrait pas devenir de jour en jour des hommes, ce père et cette mère si magnifiquement unis…

Lorsque ces sept-là furent attablés autour d’une joyeuse nappe rose inondée de lumière, Geneviève embrassa les siens d’un tel regard que Marc, en attendant la soupe, s’exclama :

— Qu’est-ce qui se passe, ma vieille branche ? On dirait que tu fais du drame.

— Mais pas du tout, répliqua-t-elle. Je pense au contraire que c’est bien bon d’être ainsi réunis autour d’un vieux papa si chic et d’une maman qui nous régale d’une si bonne cuisine.

Pendant qu’en secret elle pensait : « S’ils savaient que peut-être je les quitterai bientôt ! »

Puis on parla de l’Exposition coloniale.

Elle avait dit à Rousselière dès le lendemain de leur poétique rencontre à la pâtisserie des Tuileries :

« Il faut que nous nous connaissions mieux ; que nous causions longuement, que nous soyons sûrs de pouvoir nous entendre. »

Et, au ministère, où leur bureau s’excitait déjà passablement sur le roman de Denise et de Charleman, que toutes les dactylos suivaient des yeux, on commença de remarquer assez vite que Rousselière attendait Braspartz matin et soir au coin du boulevard. L’austérité bien connue de la jeune rédacteur, à laquelle on n’avait jamais pu imputer l’ombre d’un flirt, donnait beaucoup d’importance à ces rencontres quotidiennes qui annonçaient l’entente définitive de ces deux êtres d’exception.

« Tenez, tenez ! disaient une ribambelle de ces petites expéditionnaires curieuses et fureteuses en se hâtant vers leur crèmerie, à midi, les voici ! Rousselière est sur la bordure du trottoir, et Braspartz apparaît. Elle arrive sans se presser, ma petite. Elle se plaît à le faire attendre !… »

Lorsqu’ils s’étaient rejoints, souvent ils étaient si émus, si frémissants qu’ils ne savaient plus que se dire. Les confidences psychologiques dont chacun s’était flatté à l’avance de combler l’autre afin de l’édifier sur son propre compte, ne parvenaient plus à prendre forme dans leur esprit. Leurs entretiens n’étaient que bâtons rompus. Un soir, Denis déclara :

— Je voudrais que vous connaissiez ma mère…

— Ne serait-ce pas plutôt votre mère qui voudrait me connaître ? repartit malicieusement la jeune rédacteur. D’elle, la méfiance est si compréhensible à l’égard de l’intruse dont vous lui avez peut-être parlé !

Il rit, dit qu’il n’était question que de curiosité sympathique.

— Elle fait confiance à la jeune fille inconnue qu’elle sait que j’aime, dit-il. Mais moi qui suis si passionnément fier de vous — et aussi un peu fier de maman, — je voudrais vous amener un soir à la maison.

— Ce soir, si vous voulez, dit Geneviève.

Dix minutes plus tard, Mme Rousselière, la veuve du félibre, avait la surprise d’ouvrir la porte à cette grande Braspartz dont son fils lui rebattait les oreilles et qu’elle reconnut sans hésiter. Elle l’enveloppa d’un regard rapide, très pénétrant et, avec son originalité de Méridionale sans détour

— Eh bien ! il avait raison, mademoiselle ! Vous êtes charmante, et plus encore que je n’osais le croire. Soyez la bienvenue dans ce qui reste ici de la maison des Rousselière. Vous y serez aimée.

Geneviève, accoutumée à la réserve bretonne, qui semble toujours à court de mots pour exprimer ses profonds et durables sentiments, fondait de joie à la chaleur d’un tel accueil. Gênée par ce rôle de bru future qu’on présente, elle but du thé que Mme Rousselière improvisa, goûta ses gâteaux à l’angélique et au miel tout en expliquant à cette mère passionnée qu’au ministère elle remplissait les mêmes fonctions que son fils, mais dans un service différent.

— Ce qu’elle ne vous dit pas, ajouta Denis, c’est qu’elle est inscrite au tableau d’avancement pour passer sous-chef, alors que votre fils n’a jamais été fichu d’y faire mettre son nom. Vous l’y remplacerez, mon chéri, et tout s’arrangera !

Geneviève dressa la tête, ne comprenant pas cette phrase ambiguë. Il y eut un petit silence dans l’étroit salon où la bouilloire du thé chantonnait sur le poêle de faïence provençal et où les lampes voilées répandaient un silence plein de douceur. Au mur, des paysages dorés de soleil, pris dans certaines montagnes affreusement arides des Alpes-Maritimes, évoquaient la vie passée de cette femme, sa jeunesse, son mariage avec le poète, l’enfance de Denis dans ce Midi ardent, tous ces souvenirs qu’elle, Geneviève la Bretonne, épouserait un peu en épousant Denis. Mais que voulait dire cette femme qui l’attirait et l’effrayait en même temps, quand elle déclarait que Denis la remplacerait, elle, Geneviève Braspartz, au tableau d’avancement ?

Mme Rousselière ne lui donna pas le temps d’approfondir cette énigme. Elle parlait beaucoup de Denis, de Geneviève aussi, qu’elle louait comme une jeune déesse à qui l’on rend hommage, lui tournant mille compliments délicats, renchérissant, eût-on dit, sur la cour que lui faisait Denis : « Vous vous habillez divinement bien. Ce noir si sobre, comme cela doit faire bien au bureau ! Comme cela s’accorde bien à des fonctions déjà importantes. Vous avez des cheveux ravissants : ils ont des reflets fauves comme les fourrures riches. Tout cela fait un ensemble de sobriété, de bon goût qui donne la note de votre valeur. Je serai très fière de vous. D’une bru comme vous ! »

— Mais nous ne sommes pas encore fiancés, reprenait Geneviève en riant. Mes parents ne connaissent pas Denis, ils ignorent nos projets.

— Vraiment ? Pas possible ? Mais demain, mes chers enfants, oui, demain, je mets mon chapeau neuf et mes gants frais pour aller chez vos parents faire une demande en règle.

Geneviève lui plaisait, l’attirait, la retenait, c’était visible. Elle exultait du bonheur de Denis. Puis elle comprit que celui-ci devait désirer de demeurer un peu de temps seul, dans l’intimité de son foyer, de jeune homme, avec celle qu’il aimait tant. Elle se leva, s’excusa d’être rappelée à la cuisine par les apprêts du dîner, exposa, avec une liberté qui avait son élégance, la modicité de sa situation actuelle, et serrant les mains de Geneviève, la laissa enchantée d’une belle-mère si enthousiaste.

— Je l’aimerai, je vous le promets, Denis, dit Geneviève, à peine Mme Rousselière eut-elle fermé la porte. Elle est délicieuse votre mère ! Le garçon étouffait de bonheur. Son bonheur était complet, total puisque ses deux grands amours, loin de se combattre comme il le redoutait, s’enchaînaient pour ainsi dire l’un à l’autre, formeraient une sorte de mystère humain qui braverait les vieux slogans selon lesquels belles-mères et belles-filles sont contraintes à s’entre-déchirer.

— … Cependant, ne put retenir plus longtemps Geneviève, qu’a-t-elle donc voulu dire en déclarant que vous me remplaceriez au tableau ? A-t-elle l’intention d’en effacer mon nom ?

— Mais, chérie, quand nous serons mariés, je compte bien que vous abandonnerez l’administration ; que vous ne continuerez pas la course à l’avancement, la course aux rivalités, la course même à la ponctualité journalière. Je ne vous vois pas dès le petit matin fuir en hâte notre foyer, délaisser notre intérieur, l’asile de notre vraie vie, de notre vie profonde, façonné par notre amour pour notre amour, afin de courir à cette autre vie du bureau, artificielle, mesquine, déformante, où se déplacera l’axe de vos pensées, de vos sentiments. Avez-vous pu, avez-vous pu imaginer, Geneviève, que je vous laisserais vous fatiguer, vous épuiser, vous dessécher durant toute votre existence dans ces besognes ingrates, dans ce commerce des échanges administratifs dont la langue même présente une affreuse barbarie ? Et cela pendant que notre intérieur, devenu une auberge de passage, tomberait à une sorte d’abandon, ne serait plus enfin ce lieu sacré que les Français évoquent lorsqu’ils disent « la maison » ?

Il avait parlé d’abondance, heureux que Geneviève ne l’interrompît pas une seule fois, s’imaginant que sa catilinaire lui closait la bouche et que ses arguments la subjuguaient. Il ne la voyait pas, — dans ce petit salon tiède où palpitait tout le passé des Rousselière, dans cette pénombre où les abat-jour laissaient son visage, atterrée, confondue, incapable de proférer un mot de protestation. Elle restait les lèvres mi-ouvertes, haletante, sans voix. Enfin, il l’entendit murmurer faiblement :

— Rousselière, c’est vous qui me parlez ainsi ! C’est vous qui exigeriez le sacrifice de ma carrière, de ma situation, de mon aisance personnelle, je dirai plus, de ce qui fait ma personnalité, ce quelque chose d’indéfini qui se sent dans le bureau lorsqu’on dit : « Demandez l’avis de Braspartz ? » Savez-vous ce qu’une jeune fille a pu travailler, lutter, vaincre d’embûches et de « bûches » tout court pour en arriver là où je suis ? Huit années d’efforts et qu’un homme ne pourra jamais imaginer, surtout si la jeune fille est fière comme une Bretonne et nette comme une Enfant de Marie… Et aujourd’hui que j’arrive au but, où il se peut qu’avant six mois j’aie ce poste qui me donnera de l’autorité sur tout le service, poste auquel jusqu’ici peu de femmes parviennent, mais qui m’a été formellement promis par le directeur du personnel, je lâcherais toutes les amarres qui me tiennent là, je renierais une carrière qui ne s’arrêtera peut-être pas au grade de sous-chef ? Je renoncerais à la fortune que la conjugaison de nos appointements respectifs apporterait à notre ménage ? Je redeviendrais une femme comme ma pauvre maman, esclave de sa maison, de sa cuisine, de son ménage ? Ah ! non, Rousselière, non, je ne vous comprends pas. Vous qui prétendez m’aimer…

— C’est parce que je vous adore, Geneviève, que je ne puis supporter la perspective de cette vie où vous continueriez le travail extérieur ajouté aux besognes de la maison. Une existence double qui divise une personnalité féminine, c’est exténuant.

— Comme les hommes comprennent mal ces choses ! Mais mon cher, je pourrai me payer une excellente domestique qui tiendra très bien au foyer la place que vous voudriez m’y assigner. Exigeriez-vous de ne pas goûter à une autre cuisine que la cuisine faite par mes mains de Rédacteur désaffectée ? Si encore nos deux professions se trouvaient séparées et que j’eusse un emploi éloigné du vôtre ! Mais nous serons dans la même Administration, Rousselière, dans la même Direction : et si l’envie vous prend, au long du jour, d’apercevoir le visage que vous avez la gentillesse d’aimer, si le temps vous dure de le retrouver, vous n’aurez qu’une porte à pousser, cher ami, et vous obtiendrez le sourire désiré. Voyons, est-ce que ce ne sera pas une existence charmante ?

— Vous me confondez, Geneviève ; vous m’affolez. On dirait à vous entendre que la vie essentielle, la vie primordiale, c’est au Ministère qu’elle réside ; que la vie professionnelle dans laquelle je ne vois qu’un moyen, est pour vous le but, alors que le Foyer, comme son nom le dit, c’est le centre capital d’où nous tirons notre chaleur, notre lumière, notre feu vital. Le Foyer dans l’Antiquité : trois pierres au fond d’un âtre sur lequel planaient les divinités domestiques, les âmes des ancêtres. Et, comme gardienne de la flamme, la Femme, prêtresse de la famille, dont la présence donnait au Foyer la puissance d’une forteresse mystérieuse. Vous savez, chérie, depuis l’Antiquité, beaucoup de choses ont changé, mais pas ça. Il faut toujours une femme à la maison.

— Ah ! Fils du félibre ! vous êtes terrible ! Je parle raison et vous faites de la poésie. Je vois la réalité, et vous poursuivez un rêve. Il faut pourtant que nous parvenions à nous entendre, puisque nous voulons bien fermement lier nos vies. Ne soyez pas absolu. Moi aussi j’ai le culte du Foyer. J’ai aimé celui de mon enfance. J’adorerai le nôtre, celui que construira notre union, qui l’abritera ; qui la symbolisera même si vous voulez. Mais ne me forcez pas à le voir comme une prison qui m’enchaînera, jugulera tous mes efforts. Je me fais forte de vous organiser une vie matérielle très agréable dans une maison où je ne serai pas éternellement enfermée, mais où je ne rentrerai chaque soir en votre compagnie qu’avec plus de joie. Bon sang ! ce n’est pas sorcier de diriger un intérieur quand on a su choisir une domestique intelligente et sûre. Et voyez comme vous êtes injuste, aveugle même, Rousselière ! Nous serons beaucoup moins séparés si je continue mes fonctions. Nous ne serons même plus séparés du tout. Et vous venez me demander de renoncer à ma carrière au nom d’une union plus absolue ! Mais je reconnais bien là les exigences de l’homme du Midi qui entend demeurer le seul pourvoyeur de la famille, parce que le pourvoyeur est aussi le dominateur. Pouvez-vous croire que j’aie pensé à de telles choses ! s’écria Denis avec tristesse. J’ai fait un rêve seulement. J’ai rêvé ma vie près de vous ; je l’ai rêvée comme une réaction contre le bureau que je déteste. Je vous ai vue arrachée à cette existence factice, barbare, poussiéreuse, et devenir la reine chérie d’un petit domaine à nous tout seuls : notre maison. J’ai rêvé d’être attendu par vous, peut-être derrière un rideau, comme en province, ou guettant seulement le bruit de l’ascenseur…

Geneviève ne put s’empêcher de sourire.

— Moi pareillement j’ai fait des rêves. Les Bretons en font aussi, et de plus nuageux peut-être que les vôtres, Méridionaux ; mais sept ans de la vie administrative, cela tue les rêves, mon pauvre Rousselière !

— C’est bien ce que je reproche à la vie administrative, interrompit Denis.

— … Et je vois la vérité en face. La vérité, c’est que nous n’aurons pas trop de nos appointements conjugués pour mener une vie aisée, large, agréable, sans ces petits calculs froids, desséchants, qui diminuent tant de pauvres femmes.

— Ah ! ne dites pas cela, Braspartz chérie ! Braspartz rebelle ! J’ai vu ma mère, jeune encore, transplantée d’une jolie villa provençale où elle commandait à un petit valet de chambre et à deux délicieuses vieilles bonnes qui la servaient comme une princesse de conte de fées, vers ce pauvre appartement exigu de la rue de Varenne où je n’ai dû ma formation intellectuelle, ma préparation à la vie qu’au sacrifice de son luxe, de ses loisirs, de sa personne entièrement vouée dès lors aux soins matériels du ménage et de la cuisine. À quatorze ans, j’ai trouvé cela naturel. À seize ans, j’ai commencé d’en pleurer le soir quand je rentrais de l’Institut catholique. Mais à dix-huit, j’en suis venu à me mettre à genoux devant elle, parce que j’avais compris que cette créature souriante, gaie, d’esprit toujours pétillant, avait accompli un miracle spirituel sous le couvert de ce travail matériel et patiemment consenti. Son fils avait grandi à un foyer aussi riche, aussi somptueux en clarté et en chaleur qu’il ne l’eût fait dans la villa provençale des Alpes-Maritimes. Ses calculs sur le prix de la livre de beurre ou de bifteck, ses perquisitions au marché pour avoir à meilleur compte les beaux fruits de chaque saison a elle comblait ma gourmandise, ses mains ravissantes noircies après les casseroles, son teint doré qui se cuivrait de rouge aux ardeurs du fourneau, rien de tout cela n’a diminué ma mère. Geneviève. Ah ! si loin de là, au contraire ! La trouvez-vous mesquine ou desséchée, dites ?

Geneviève, les yeux rivés à la petite lucarne rougeoyante du-poêle, ne répondait pas. Ce n’était pas Mme Rousselière qu’elle voyait en pensée, mais sa pauvre maman dévouée tout entière à cette puissante couvée de jeunes qui s’ébattait dans l’appartement de la rue du Mont-Cenis. Ah ! certes non, elle ne pouvait à propos de cette mère maintenir un tel terme. Ni diminuée, ni desséchée. Mais sacrifiée, écrasée, comment le nier ?

Et elle finit par répondre à Rousselière :

— Votre mère est toujours une grande dame, mais la mienne a sombré dans le dévouement absolu. Elle s’y est noyée. Elle n’existe plus ; elle est un pauvre cœur donné ; une personnalité disparue ; un « Moi » qu’on chercherait en vain. Elle oublie formellement de s’acheter un chapeau à Pâques et à la Toussaint comme on fait en Bretagne, mais j’entends sans cesse parler du ressemelage des souliers de mes frères et des complets à renouveler pour les deux derniers qui grandissent trop vite. On dirait qu’elle n’épargne et ne retient d’une main que pour mieux dépenser de l’autre toujours ouverte. C’est affolant.

— Vous avez trois frères ? demanda Rousse-Bière.

— J’en ai quatre.

— C’est bien de la chance, reprit le fils unique.

Geneviève allait se récrier, lorsque lui revint l’image de ce qu’elle appelait « la soirée du tapis marocain » où l’essence de la vie familiale lui était comme montée au cerveau, liqueur capiteuse. Cette joie spéciale à vivre, à s’ébattre ensemble, de plusieurs êtres issus du même sein, cette sécurité absolue, cette tiédeur de l’amour d’un père et d’une mère qui vous enveloppe, cette confiance, cette foi réciproque des frères et des sœurs, société dont aucune, hélas ! ne peut reproduire la pureté ni la chaleur, tout cela laissait en elle un souvenir si doux qu’elle ne pouvait le trahir.

— Oui, c’est de la chance, opina-t-elle, sincère avec elle-même, quoique ça soit parfois bien bruyant !

— Oh ! ce bruit ! soupira Rousselière, comme il m’a manqué souvent !

Il y eut entre ces deux êtres tout frémissants du désir de se révéler l’un à l’autre, quelques minutes de silence comme des nations entières en gardent quelquefois. Ils sentaient tous deux qu’ils allaient aborder le plus grand problème de la vie conjugale.

— Geneviève, dit enfin Rousselière, nous aurons une belle famille nous aussi, n’est-ce pas ?

Elle sourit :

— Mais j’espère, dit-elle, c’est chic une vraie famille.

Alors lui qui se sentait reprendre avantage :

— Mais dans ce cas, chérie, il vous faudra bien renoncer à votre carrière administrative !

— Et pourquoi ? Ce sera justement pour moi la nécessité de maintenir mes appointements, de les augmenter au besoin en faisant du zèle. Je sais par expérience ce que sont les dépenses d’une grande famille. Il n’en sera pas trop de nos gains réunis pour y faire face.

— Et quand nous aurons un petit enfant ?

— Je ferai comme Mme Dupont, comme Mme Collard, comme Mme Malet, nos trois sténos qui ont eu des bébés l’année dernière et qui après leur congé de convalescence ont repris leur service, mon cher. Cela n’est pas plus difficile que ça.

— Mais les bébés, alors, ils s’élèvent tout seuls ?

— Ah ! l’on trouve toujours dans les familles une grand mère, une vieille tante, une parente dévouée pour venir s’occuper du nouveau-né. Ou bien l’on choisit une domestique très experte qui s’entend aussi bien que la mère à l’élevage du nourrisson. Les choses finissent toujours par se tasser, Rousselière, voyez-vous. Il ne faut pas faire du drame à l’avance. Les femmes du ministère qui ont des enfants sont nombreuses.

— J’estime déplorable qu’une mère n’élève pas ses gosses elle-même et je vous garantis, Geneviève, que chez moi les choses se passeront normalement.

— Vous voulez dire que votre femme sacrifiera son avenir qui ne s’annonce pas mal, il me semble pour des besognes d’emmaillotage et de biberonnage dont n’importe quelle boniche peut se charger ? Eh bien ! mon cher, ne comptez pas sur moi pour un tel héroïsme maternel. Si j’ai des enfants, je les aimerai autant que n’importe quelle mère aime les siens. Je les adorerai. Mais je ne leur sacrifierai pas sottement ma carrière — ce qui serait mal discerner leur intérêt, d’ailleurs.

Rousselière sentit un frisson lui courir l’échine. Son radieux bonheur d’il y a un instant arrivait à un abîme au-dessus duquel il oscillait suspendu. Il ne s’en fallait que d’un mot et tout s’anéantissait. Or, ce mot, c’était le mot d’ordre de ses convictions, de sa foi sociale, le fruit de ses méditations de jeune homme qui depuis le service militaire prépare et vit son futur foyer. D’office, l’Administration lui en avait constamment fourni le thème. Combien de jeunes mères avait-il vu disparaître un temps du bureau puis reparaître fraîches et rajeunies au bout de leur congé pour reprendre leur assiduité. Et il se demandait toujours de quelle manière on avait escamoté l’enfant, au profit de qui l’on s’en était débarrassé, qui l’élevait ? Cette innovation dans les mœurs de la petite bourgeoisie française lui paraissait lamentable. Une fois, par surcroît, il avait eu le spectacle d’une de ces jeunes femmes en pleurs, s’était informé du sujet de son chagrin. Il s’agissait de son petit bébé de six à sept mois qu’elle avait perdu. Sa douleur apitoyait tout le service. Un tel malheur peut frapper, à la vérité, la mère la plus assidue aux soins que réclame un nourrisson. Mais personne ne manqua, dans le personnel masculin, de l’imputer ici à l’absence maternelle, au défaut des soins de la mère, « Ces femmes-là seraient mieux autour de leurs marmots », grognaient les vieux expéditionnaires. L’histoire revenait aujourd’hui à la mémoire de Rousselière et mettait en jeu ses convictions, ses principes sous une certaine forme de fanatisme.

— Chérie ! murmura-t-il — et sa voix tremblait, suppliante, car il jouait son bonheur — si je posais à notre mariage la condition expresse que vous resterez tenir la maison, vous faisant mettre en disponibilité par l’Administration, que diriez-vous ?

La figure de Geneviève se décomposa :

— Quoi ! Quoi ! Que me dites-vous, Rousselière ? M’imposer de renoncer à mon métier ? Abdiquer tout ? Anéantir le résultat de tant d’efforts ? C’est à ce prix que vous m’offrez l’honneur de faire la route avec vous ? Et c’est à prendre ou à laisser. Merci, Rousselière. Merci. J’avais compris que vous m’aimiez. Excusez-moi. Mettons que nous n’avons rien dit ce soir. Vous expliquerez à votre mère que… nous nous étions trompés, que vous vous étiez mépris sur mon compte. Moi, je me raconterai à moi-même que je m’étais méprise sur vous, et cela me consolera. Au revoir. À demain là-bas. Nous nous retrouverons. Il n’y aura rien de changé.

Geneviève était là, debout devant le poêle provençal dont le feu se mourait. Elle n’avait pas encore disparu. Il pouvait encore la retenir. Un désespoir inconnu montait de tout son être, l’envahissait. Et il n’avait qu’à dire : « Geneviève, vous ferez comme vous voudrez », pour que cette créature unique, cette belle et fière Braspartz, l’admiration, le culte de tout le bureau, devînt son bien propre et sa compagne de toujours. Mais il lui parut que sa conscience, les règles de vie qu’il s’était faites étaient en jeu. Geneviève sentit le mouvement qui, un instant, entraîna le jeune homme vers elle ; crut voir ses bras se tendre pour l’arrêter avant la fuite définitive. Mais il prononça seulement d’une voix sourde :

— C’est cela. Nous demeurerons camarades.

Ils se serrèrent la main, mollement. Denis accompagna Braspartz jusqu’à l’escalier. Elle n’avait pas descendu dix marches qu’il la rappela : « Geneviève ! Geneviève ! » Mais sans doute Geneviève ne

l’entendit-elle pas…

II

Les cloches de Saint-François-Xavier emplissaient de leur allégresse vibrante, qui ébranlait les nerfs des passants, le quartier napoléonien de Paris et ses grandes perspectives harmonieuses si chargées d’ordre, de raison, de sérénité autour du tombeau d’un empereur. En même temps, c’était l’éveil du mois d’avril dans les arbres avec les bourgeons gonflés et les batailles de moineaux. Par-dessus le-tonnerre des tramways et des voitures, une cadence supérieure semblait régler les bruits, c’était toujours ces cloches dominantes qui chantaient dans le soleil. Elles chantaient pour deux jeunes êtres modestes et charmants qui unissaient leurs vies ce jour-là, Denise, « la fille aux cheveux de lin » et Jean Charleman, le fils du notaire de province. Qui n’aimait pas Denise, dans le bureau, et qui n’aimait pas Charleman ? Tout le ministère, pour ainsi dire, se trouvait à l’église. Dans les chuchotements des rangées de collègues qui ne semblaient guère se soucier de la présence divine, on n’aurait, par contre, pas entendu un propos d’envie ou de critique touchant ce jeune homme et cette jeune fille dont, chose merveilleuse, le bonheur réjouissait chacun. Dans le chœur, d’un côté se pressait la famille du notaire tourangeau — robes un peu désuètes, demoiselles d’honneur un peu guindées — mais qui baignait dans une sérénité de vieille France croyante et sûre. De l’autre se tenaient les grands industriels déchus, parents de Denise : là, les hommes restaient fringants et le menton dressé en dépit de leurs petits emplois actuels de courtiers de commerce ou de démarcheurs de banque ; et les femmes savaient toujours porter leurs fourrures et leurs bijoux sauvés de l’adjudication.

Au bénitier, en entrant, Denis Rousselière, levant les yeux, se trouva devant Geneviève qu’il n’avait pas vue entrer. Dès que ces deux-là se retrouvaient aux abords du Ministère ou dans les couloirs du service, en dépit de la rupture formelle qui anéantissait tous les projets échangés dans la poétique soirée de la rue de Varenne, ils devenaient aussi frémissants l’un que l’autre. Le goût qu’ils avaient l’un pour l’autre, leur admiration réciproque, cette folle estime propre à l’amour qui ne se lasse pas d’admirer l’être choisi même dans ses défauts, s’emparait de nouveau de lui comme d’elle, Denis avait beau se dire qu’il haïssait l’orgueil de Geneviève, et Geneviève l’obstination stupide de Denis, une force aveugle unissait en secret leurs âmes. Leurs regards se fuyaient et, en même temps, eux défaillaient du désir de se presser les mains, de marcher l’un vers l’autre en écrasant tout ce qui s’opposait à l’union absolue de leurs vies. Après tout, il ne tenait qu’à eux !…

Ce jour-là, leur rencontre avait été trop soudaine pour que la raison devançât leurs réflexes. Ce fut la première fois depuis six semaines qu’ils se sourirent. Et l’échange d’un sourire est une valeur qu’on ne peut plus reprendre. À l’orgue, les harmonies du violon étaient trop douces ; dans l’église, l’atmosphère trop apaisante ; le bonheur de Charleman et de Denise trop éclatant en regard des duretés de leur renoncement. Denis, qui était un grand chrétien, offrit l’eau bénite à Geneviève, Tous deux se marquèrent de la Croix. Ils pénétrèrent dans les rangs des assistants, s’agenouillèrent l’un près de l’autre.

« Le mariage, disait maintenant le prêtre à l’autel, est l’union la plus absolue des âmes. L’Apôtre Paul va jusqu’à l’assimiler aux noces spirituelles de l’Église universelle et du Christ qui sont intimement inséparables. Une même chair. Une même âme. Deux êtres ? non, un être double qui s’exprime deux fois. C’est un grand mystère. C’est souvent un grand miracle. Il n’y a rien de plus touchant que le couple humain ainsi conçu. Rien de plus mystérieux. Rien de plus noble. Il est construit sur le principe du renoncement de l’un en faveur de l’autre. Il est un holocauste de l’un à l’autre. Et il est aussi une récompense constante de l’un à l’autre. La Société du mariage est comme le principe, l’œuf de toutes les associations ; mais il reste la plus pure, la plus idéale, la plus substantielle de toutes les sociétés humaines… »

Denis et Geneviève qui, côte à côte, entendaient ensemble ce discours nuptial, en ressentaient plus d’émotion que personne ici et que les intéressés eux-mêmes. Ils retenaient le souffle de leur poitrine et le moindre mouvement qui eût pu les trahir. Incapables même de s’entre-regarder, de soutenir les yeux de l’autre. Devant eux, là-bas, au pied de l’autel, sous la forme d’un nuage blanc bien vaporeux, la petite Denise si frêle, si douce, si soumise figurait bien l’épouse idéale qui renonce tout égoïsme dans le mariage ; et le loyal Charleman, follement amoureux de Denise, l’homme intrépide qui n’a fait ni calcul bas, ni projet d’ambition personnelle en bâtissant sa petite cité intime. Quand le prêtre se tut après les compliments d’usage, Denis et Geneviève, d’un réflexe commun et incoercible, bannissant cette fois toute hésitation, se tournèrent l’un vers l’autre et se sourirent.

Que voulait dire ce sourire ? Est-ce que Geneviève cédait enfin aux raisons de Rousselière ? Est-ce que Rousselière se rendait aux raisons de Geneviève ? Ni l’un ni l’autre n’était en mesure de percer les pensées de son adversaire. Ils obéissaient à un tout puissant réflexe, simplement. Celui qui abdiquerait ses conceptions de vie serait celui qui aimerait davantage. Mais à partir de cet instant, de ce regard, de cet éclair, chacun sut parfaitement que l’autre ne pouvait plus ne pas lui appartenir.

Ce furent ensuite les cérémonies sacrées de la messe, les saints mystères que Denis, muni d’une formation spirituelle plus robuste que Geneviève, suivait plus étroitement. Puis la cohue du défilé à la sacristie. Les chefs de bureau coudoyaient les expéditionnaires et les dactylos. Arrivé devant les jeunes mariés, le directeur du personnel, fort littéraire, leur tourna en trois phrases un petit compliment ravissant où il exprima ses regrets de perdre Denise bien qu’il fût avéré qu’elle tapait en dépit du bon sens et que son renvoi eût été plus d’un coup mis en question. Elle partait aujourd’hui. Mais c’était pour les Îles Fortunées et, oubliant son mauvais typing, on ne songeait qu’à son petit visage de fée qu’on ne verrait plus. Pouvait-on demeurer sans en exprimer un regret ? Le plus joli fut que le regret était sincère.

Lorsque après la bousculade de la sortie, Rousselière et Geneviève se retrouvèrent au soleil sur les marches de l’église, lui, pris d’un émoi qui le faisait trembler, s’adressa à sa camarade.

— Alors ?…

— Alors, répondit la jeune fille en détournant les yeux vers le boulevard, je viens de passer les plus affreuses semaines de ma vie.

— Si vous aviez souffert autant que moi, reprit durement Rousselière, il y a longtemps que vous seriez venue me trouver bien simplement pour me dire : Je mets notre amour au-dessus de tout ; je renonce ; mes ambitions ne sont rien auprès de la joie dans l’amour.

— Mais Rousselière, pourquoi n’auriez-vous pas eu le même geste ? Je l’attendais, il ne me semblait pas que vous pussiez faire si bon marché de ma promesse, de moi-même.

Ce garçon si sensible avait devant les yeux la figure même de son bonheur, cette belle et fière Braspartz qui lui renouvelait là, sous cette forme, ses premiers propos d’accordailles. Il ne s’en fallait que d’un mot de lui pour que demain on publiât leur mariage. Elle le tentait volontairement, consciemment. Elle se flattait de l’obtenir sans débours, sans renoncement, gratuitement, pendant que lui paierait son bonheur du sacrifice de ce qu’elle appelait son orgueil de pourvoyeur du foyer.

Rousselière acculé à cette minute ultime où Geneviève allait lui échapper pour toujours perdit cœur. Il lisait une prière dans ses yeux humides au surplus. Elle l’aimait. Il n’en pouvait douter. Pas assez pour lui sacrifier ses ambitions. Assez pour souffrir beaucoup de renoncer à lui. Un homme très épris ne peut en demander davantage. Lui, se sentait assez de tendresse pour passer à cette compagne orgueilleuse le caprice de garder sa personnalité intangible, sa situation, ses gains personnels. Il se rapprocha un peu d’elle, prit ses mains, la contemplant d’un regard qui était le don complet de toute son âme.

— Chérie, lui dit-il, ce sera comme vous voudrez. Vous continuerez votre carrière administrative puisque vous y tenez tant. Je n’ai pas le droit de forcer votre volonté. Nous nous marierons comme les autres, comme M. et Mme Fournier du troisième bureau. Comme M. et Mme Langlois. Nous tâcherons de faire mieux qu’eux. J’avais rêvé… Mais vous aussi vous aviez rêvé… Vous, c’était d’une belle carrière. Vous l’aurez, chérie, et vous vous souviendrez que c’est moi qui vous l’ai quelque peu donnée en ce jour du mariage des petits Charleman. Charleman a plus de chance que moi. Sa femme ne sera qu’à lui. Mais la mienne aura été la plus aimée.

Devant un tel afflux de bonheur, Geneviève ferma les yeux. Sa reconnaissance pour Rousselière lui gonflait le cœur. Elle n’avait osé croire à un si prompt revirement, à un sacrifice aussi rapide. Elle ne put dire qu’un mot :

— Merci de m’avoir enfin comprise.

Elle se trompait. Rousselière cédait sans avoir compris. Il ne devait même jamais tout à fait comprendre.

— Vous savez, Rousselière, avait dit Geneviève dès le lendemain, comme à midi ils faisaient un tour aux Tuileries, mes parents sont un peu vieux jeu. Je crois qu’ils apprécieraient assez une demande en mariage en règle faite par madame votre mère en grand tralala. Moi, je suis majeure et je trouve la cérémonie inutile, mais ça leur fera plaisir.

Et Denis ayant assuré que ce protocole ne déplairait aucunement à sa mère qui gardait une tendresse aux vieilles traditions, il se chargea d’arranger les choses pour le prochain dimanche, seul jour où le principal du notaire parisien se trouvait à la maison. À Montmartre, la chambre des garnements, comme disait Mme Braspartz, fut reconstituée dans son état primitif de salon : les lits drapés comme des sofas et le beau tapis marocain meublant la pièce, avec le grand guéridon du milieu en bois des îles, rapporté sous Louis XVI par un ancêtre Braspartz, officier de la Marine royale.

Quand la veuve du félibre, accompagnée du fiancé et jouant son rôle un peu comme une comédie, avec toute sa verve et tout son cœur ivre de joie maternelle, pénétra dans cette belle pièce où les quatre garçons figés en tuyaux d’orgue se présentaient comme à une revue militaire, où les parents, avec ce quant-à-soi breton sans raideur mais sans laisser-aller, livraient leur bonhomie simple et touchante, elle réalisa soudain la grandeur, la qualité d’une alliance qui se noue entre deux familles du vieux terroir français où l’on sent l’honneur et la netteté. Les Braspartz faisaient « province » beaucoup plus qu’elle, la souple Provençale devenue vite Parisienne. Mais on devinait le granit de leurs âmes, quelque chose d’incorruptible, de pur, d’inattaquable, comme leurs rochers. Étourdiment, Mme Rousselière se mit à parler du beau temps qu’il faisait à Paris ce printemps-là. Ce fut la plus timide, c’est-à-dire Mme Braspartz, qui remit la conversation sur sa vraie voie. Elle disait toujours ce qu’il fallait. Et tout en lançant un regard sévère à Marc, le lycéen, qui grattait de ses talons les moulures de sa chaise en étouffant un fou rire, elle prononçait :

— Nous sommes très honorés, mon mari et moi du choix que monsieur votre fils a fait de notre grande Geneviève. Elle nous parlait souvent de lui, le soir, après le bureau, comme d’un collègue bien aimable. Nous étions loin de nous douter que la sympathie de ces deux jeunes gens les conduirait droit au mariage. Mais quand notre fille nous a rapporté leurs accords, nous savions déjà qu’il s’agissait d’un garçon de beaucoup d’honneur, de droiture et de mérite, et nous avons remercié Dieu.

Là-dessus, la Provençale reprit la piste et s’élança de tout son enthousiasme dans l’éloge de Geneviève : « Quoi ? quoi ? Mais c’était eux les Rousselière qui se sentaient orgueilleux d’une telle alliance ! Mlle Braspartz, avec sa merveilleuse intelligence, son noble caractère, la carrière brillante qu’elle poursuivait, représentait un parti bien enviable. Elle, la mère de Denis, était déjà fière de sa future bru qui portait avec tant de simplicité et de gentillesse ses dons de femme supérieure. »

Ici, Mme Rousselière mourut d’envie de placer un petit couplet sur le timide désir qu’avaient eu son fils et elle de voir la fiancée renoncer en se mariant à sa vie de bureaucrate. Mais Denis, plus généreux, l’avait adjurée avant le départ : « Je vous en supplie, ma chère amie, pas une allusion à l’abandon de sa carrière ! Elle y tient trop ! J’ai cédé. Je ne veux plus marchander davantage. Trop heureux d’obtenir une telle compagne, devrait-elle devenir ministre et me dépasser cent fois. » Ces paroles, un coup d’œil de Denis qui jouait nerveusement avec ses gants, les rappela opportunément à l’esprit prompt de la mère qui fit le rétablissement immédiat en déclarant, malgré qu’elle en eût, qu’une telle femme saurait très bien cumuler ses devoirs de maîtresse de maison et de fonctionnaire de grande classe. Elle parla si bien que Geneviève ne put contenir son élan affectueux. Rien n’aurait su la toucher plus que de tels propos qui en même temps servaient son amour et son farouche entêtement. Elle se leva brusquement et vint à la mère de Denis :

— Oh ! madame, que vous êtes bonne et que je vous aimerai !

Le plus ému fut le principal du notaire. Ce descendant de marins tombé dans la basoche, quand il vit sa fille chérie caressée et mignotée par cette charmante dame du Midi, ne put retenir ses larmes. On le vit passer rapidement sur ses petits yeux perçants d’homme de quart hérités de ses ancêtres son grand mouchoir d’autrefois, pendant que sa « bonne femme », comme il disait avec respect et tendresse, allait à la cuisine chercher le plateau de thé tout préparé.

Ce fut un très bel après-midi, une de ces rencontres qui laissent dans la mémoire des gens un noble tableau serein et riant. Tous ceux qui avaient servi à le composer devaient éternellement s’en souvenir et le revoir — lumineux et plein de promesses heureuses — au milieu des drames de la vie. Geneviève et sa mère passaient le thé. Parce que les hommes sont curieux les uns des autres, Rousselière s’accrocha à son beau-père de demain et n’en démordit plus. Le vieux clerc de notaire parla des parties de pêche qu’on fait du côté de Douarnenez ; Denis, des promenades aux Îles d’Or, joie de ses vacances. Ils discutaient des engins et des appâts, — et c’était à qui des deux possédait la mer la plus poissonneuse, — pendant que Mme Rousselière, en souvenir de Denis enfant, faisait mille frais pour les frères de Geneviève, les apprivoisait, se laissait raconter par Pierre, l’aîné, celui qui préparait Saint-Cyr, l’inauguration de l’Exposition coloniale.

Quand les Rousselière prirent congé, on avait fixé la date du mariage pour le début de juillet à cause des vacances dont pourraient jouir à cette époque les jeunes époux fonctionnaires ; et l’on était allé jusqu’à délimiter sur le plan de Paris les quartiers où il conviendrait de chercher l’appartement conditionnel de leur union.

Alors, pour ces deux-là, le temps, les heures se mirent à fuir, à voler comme si un vent impétueux les emportait dans la tempête. Pour chacun d’eux, le bureau n’était plus que l’occasion de retrouver l’autre. Leur fièvre de se rencontrer était contrariée et desservie par leur nervosité et leur désir même. C’était à qui arriverait le premier dans la cour pour ne pas perdre la joie de monter l’escalier ensemble. Ils en venaient ainsi à devancer l’heure de dix ou douze minutes. Et une fois là, comme leur pudeur répugnait à donner en spectacle une longue attente, le premier arrivé montait seul très lentement et prenait place à sa table, se résignant à la brève et furtive poignée de main de celui qui allait venir…

Tout le jour, Denis Rousselière se tenait à l’affût d’un motif, d’un prétexte qui lui permît d’entrer dans le bureau de Geneviève. Réciproquement, Geneviève voyait souvent la nécessité d’aller consulter le chef du bureau de Denis. Sept à huit dactylos ne pouvaient alors s’empêcher de suspendre leur typing pour des regards furtifs sur le visage que faisaient ces deux-là en se revoyant ainsi, d’aventure. Leur amour, qu’ils s’efforçaient d’envelopper et de dissimuler dans une discrétion et une pudeur orgueilleuses, éclatait aux yeux de toute une administration comme une scène sur un théâtre. Mais naïvement, ils se croyaient protégés derrière une sorte de nuage féerique. Et l’on ne parlait que d’eux.

Dans l’intervalle des heures de travail ils se livraient ensemble à la chasse aux appartements, sport charmant dont ils se flattaient de jouir beaucoup. Ils furent vite déçus. C’était la grande crise des loyers. Les quartiers qu’ils s’étaient d’avance dévolus avec assurance ne leur offraient que de petits logements sans air ni confort. Il fallut élargir le rayon fixé. Ils tombèrent un soir orageux de juin sur une maison neuve de la Porte de Saint-Cloud qui sentait délicieusement le plâtre et la peinture. C’était fort loin du ministère mais il y avait encore un soleil horizontal et brûlant dardant obliquement sur le balcon au septième d’où l’on apercevait les coteaux de Meudon. L’appartement comprenait une vaste pièce inondée de lumière et plusieurs petites auxquelles il était licite de donner tous les noms étrangers que l’on voudrait, mais où l’on pouvait loger une famille entière. Une sorte d’angoisse commençait à les tourmenter sourdement à la pensée de ne pouvoir jamais se marier faute de maison. Celle-ci, par ce ciel fantastique où roulaient en même temps le soleil et de noirs nuages, leur sembla étrange, pleine de poésie, presque féerique. Ils s’entreregardèrent, mordus tous deux du même désir de louer sur-le-champ.

— C’est à une demi-heure du Ministère, objecta cependant Rousselière.

— Nous déjeunerons ensemble au restaurant, repartit Geneviève.

— C’est dommage, soupira le fiancé ; on est si bien chez soi.

— Vous êtes drôle, dit Geneviève. Moi, le restaurant, j’adore cela.

— Alors, on signe ?

— Nous ne trouverons jamais mieux — et il ne nous reste plus qu’un mois avant d’emménager.

Ils signèrent, plus enivrés de bonheur que jamais depuis que leur idéale vie conjugale avait trouvé son théâtre et qu’ils pouvaient mieux la rêver en meublant celui-ci. Geneviève se fit donner le guéridon en bois des îles un peu écorniflé par les garnements quand ils progressaient par sauts périlleux dans le salon de la rue du Mont-Cenis. Denis eut la stèle de chêne et le buste du félibre Rousselière qui la couronnait. Après le bureau, ils filaient là-bas, déballaient les envois du marchand de meubles que la concierge avait fait monter dans la journée. Quelquefois, Geneviève, de lassitude, s’arrêtait :

— Je suis trop heureuse, Denis. Il me semble que je vais en mourir.

— Mais non, chérie, vous allez en vivre, au contraire.

Alors, ils allaient se blottir dans un large fauteuil encore parsemé des débris d’emballage, face au soleil couchant, dans le studio ; et ils se tenaient les propos légers et incohérents de l’amour.

Quand tout fut prêt, Geneviève sentit une folle joie — si grave et profond que fût son esprit — à la pensée de vivre dans un logis aussi ravissant où il n’était pas une chaise, pas un bibelot qui ne lui plût parfaitement. Elle le dit à Denis qui objecta :

— C’est un peu lourd pour notre budget.

— Voyons, avec ce que nous gagnons tous les deux, ce semblant de luxe nous est permis !

— Mais si, par une circonstance imprévue, vous deviez quitter votre poste ?

— Vous pensez que je me ferais, à l’occasion, mettre à la porte du bureau ? demanda-t-elle en éclatant de rire.

— Ce n’est pas d’une telle histoire que je parle. Mais, votre santé… les enfants…

— Taisez-vous, monsieur ! ordonna-t-elle, péremptoire. Je vous ai dit une fois pour toutes que je saurai m’arranger pour être en même temps une bonne mère et un ponctuel chef de service !

— Oh ! oh ! vous vous voyez déjà chef de service !

— Moi ? répliqua-t-elle en jouant la modestie, il faudra bien que j’y passe à mon tour de bête. Et puis, défense d’aborder ce sujet ! C’est une vieille question déjà réglée.

Et se penchant bien tendrement, elle lui mit un sceau sur les lèvres.

L’appartement prêt, elle chercha une domestique. Plusieurs jeunes filles comparurent devant elle dans un bureau de placement. Parce qu’elle était sous son air ferme de Bretonne très humaine et très attentive au sort des autres, elle aurait aimé choisir une enfant bien pauvre à laquelle pour un travail assez léger elle eût accordé de jolis gages et une vie douce, avec l’impression de ne pas la réduire à l’esclavage, mais de lui donner du bonheur. Elle trouva en effet une petite Parisienne de Puteaux, assez coquette, qui entrait en service par dépit de ne pas avoir réussi dans la couture où elle n’avait jamais su faire un ourlet droit. Rieuse, ouverte, elle plut à Geneviève. Celle-ci avait mené à bien la construction de son foyer. Tout attendait le nouveau couple. Ils allaient pouvoir s’épouser.

Deux jours avant la cérémonie, en sortant le soir du bureau seul, parce que Geneviève avait déjà pris son congé, Rousselière fut accroché par Charleman qu’il suivit machinalement. Le temps était doux, gris et humide. Le jeune rédacteur venait de se sentir envahi par une bizarre mélancolie, cette anxiété qui saisit souvent l’homme sur le point de s’engager dans une voie neuve et obscure, lorsqu’il sent fondre sur lui l’invisible essaim des responsabilités et les énigmes de l’avenir inconnu. Plus que la femme dont l’imagination meuble suivant ses désirs les perspectives de cet avenir, il en fait surgir les éventualités redoutables, les malheurs tapis dans l’ombre. Ainsi se demandait-il impitoyablement si Geneviève l’aimerait toujours. Si leur amour ne rencontrerait pas en elle un rival terrible dans l’ambition. Si lui-même, le fils du poète, indolent et, fantaisiste, « mauvais » en rédaction administrative, ne se trouverait pas en danger de jalouser une épouse si bien douée, à l’avancement rapide. Il entrevoyait un rôle un peu ridicule. Il serait le mari de « Braspartz… »

— Viens, lui avait dit Charleman. C’est ton dernier jour de liberté et nous t’aurons à nous seuls. Les chaînes vont venir. Oh ! tu sais, vieux, on les aime drôlement ces chaînes-là. Elles sont des caresses sur nos épaules. Elles collent à nous comme notre chemise. Tout ce que l’on a donné de soi, de sa personnalité, de son indépendance, de son caprice, de sa fière solitude à l’être qu’on chérit vous revient sous une forme magnifique et vous enrichit. Il n’y a que les amitiés qui y perdent un peu. Et encore ! Ainsi tu ne peux croire comme je suis heureux de t’amener ce soir à Denise. Tu la verras un peu lasse et souffrante, Comment, je ne te l’avais pas dit ? Mais oui, mon cher, un bébé pour le commencement de l’année prochaine, C’est curieux l’impression que vous donne dès maintenant cet être nouveau qu’on a appelé à la vie. J’imagine déjà ce gosse qui va venir, que ma chère petite Denise va me donner. Ça, c’est une chaîne aussi entre femme et mari, tu sais !

Ils arrivaient boulevard des Invalides. Ce fut Denise qui leur ouvrit la porte : elle les avait vus venir, épiant du balcon de sa chambre le retour de son mari. Elle ne fut donc pas surprise de se trouver devant Rousselière. « Comme c’est gentil d’être monté ! » dit-elle en serrant ses mains. Elle avait toujours son auréole de fée autour d’un visage à peine pâli ; mais comme dans un miracle, son affreuse timidité d’autrefois avait été remplacée par une douce placidité, une simplicité, une aisance éclose en elle, tardivement née de sa première éducation mondaine. Rousselière fut charmé de n’avoir plus à hésiter devant elle comme devant un pauvre petit animal sauvage pris au piège. Elle parla de Geneviève. « Ainsi, c’est après-demain que vous épousez Mlle Braspartz. Vous avez de la chance, savez-vous ! C’est quelqu’un de rare, d’élevé, d’exquis. Ah ! son prestige là-bas sur les dactylos ! Nous raffolions d’elle. Nous aurions voulu copier son allure, sa belle démarche, sa prestance. Le cas exceptionnel que les chefs faisaient d’elle nous inspirait à son égard une sorte de culte. J’en ai connu qui singeaient sa façon d’être, espérant lui ressembler… Mais je bavarde et il faut que j’aille ajouter une assiette au couvert, car vous allez dîner avec nous.

Là-dessus, 11 y eut les petites et affectueuses luttes d’usage. L’ami, attendu chez lui, brûlant d’ailleurs d’accepter l’invitation, la refusait tout d’abord, crainte d’encombrer l’autre ami. L’autre ami insistant à son tour avec tant de sincérité que l’invité faiblissait, se défendait moins fort, cédait enfin avec une joie impossible à cacher. Sur quoi Denise Charleman disparaissait vers la cuisine pour improviser un plat d’œufs et fouetter un peu de crème en vue du dessert.

Rousselière demeuré seul avec Charleman, pensa tout haut :

— Toi aussi, tu as de la chance. Un peu plus que moi sur ce point des retours à la maison où ta femme t’attend. Il y a là comme un vieux rite ancestral, éternel. Un moment de la journée exquis après la petite séparation du travail. Je t’ai vu en frémir de joie tout à l’heure quand tu embrassais ta petite Denise avec une sorte de recueillement. Moi… j’aurais bien désiré que ma femme abandonnât sa carrière. Qu’elle ne connût plus cette existence de hâte, d’agitation, de fièvre : la course au Ministère. Le pire est pour nous que notre appartement se trouve au bout de Paris. À midi, nous déjeunerons au restaurant. Je n’aime guère Ça… Enfin, malgré les refus de Geneviève, je me trouve exceptionnellement heureux d’avoir obtenu une telle créature ; qu’elle veuille bien être la compagne de ma vie. Évidemment, nous ne nous quitterons pas beaucoup. Mais je la vois mal continuer cette existence dans l’état où se trouve ta femme, par exemple.

— Ah ! laisse donc ! s’écria Charleman, affectant de la désinvolture. Tu sais bien que tout s’arrange : dans la vie, mon cher !

Le dîner de ces trois personnes fut une réunion parfaite, sereine, délicate. Denise faisait divinement la cuisine. Il y eut un potage de velours. Mais des œufs à une certaine sauce flamande corsée d’une pointe de moutarde et dont la jeune femme s’était rappelé la recette employée jadis à Lille, firent surtout l’admiration de l’invité. Et il se régala de la crème de Chantilly, louant l’hôtesse et confessant sa propre gourmandise. Une paix profonde régnait dans cette salle à manger. Du boulevard montait une chaleur un peu lourde des soirs d’été parisiens où la trompe des klaksons va se mourant à mesure que tombe le crépuscule. Charleman était pour Rousselière un ami sûr, comprenant tout. La femme de cet ami représentait pour le jeune homme l’idéal de l’épouse et il sentait très bien qu’ils tomberaient d’accord sur tout, elle et lui. Il n’était pas jusqu’à cette similitude de leurs noms, Denise, Denis, qui ne créât entre eux un lien pur comme une parenté. Serait-il jamais aussi heureux avec Geneviève que Charleman l’était avec cette douce et poétique jeune femme ? « Pourtant, songeait-il en prolongeant sa cigarette après le dîner, je n’aurais jamais eu l’idée d’épouser Denise ; tandis qu’au seul nom de Geneviève Je suis bouleversé de la racine des cheveux à la pointe de mon soulier ! »

Les trois amis ne se quittèrent pas sans une pointe d’émotion en se disant adieu jusqu’au surlendemain.

Rousselière se hâtait d’aller rassurer sa mère, rue de Varenne, et pour l’instant se rassurait lui-même sur l’inquiétude où il l’avait laissée. Après tout elle avait l’habitude depuis quelques semaines de l’attendre en vain jusqu’à huit heures passées. Tant de fois les Braspartz avaient retenu à dîner ce fiancé dont tout le monde raffolait ! « J’ai une mère gentille, se disait-il. Elle comprend tout ! »

Il ne la voyait pas dans l’étroit salon d’où le buste du félibre, avait disparu, tassée comme une vieille femme au creux d’un petit fauteuil, les coudes aux genoux et ses deux poings serrés sur ses yeux. C’était, ce soir, le dernier dîner qu’ils devaient faire en tête-à-tête, le lendemain les Braspartz fêtant chez eux le mariage civil.

Au coup de la sonnette, elle se détendit comme un ressort d’acier, se passa rapidement sur les paupières la houppette à poudre, ouvrit la porte devant l’ingrat qui disait :

— Pardonnez-moi, mon amie chérie, je suis bourrelé de remords. Mais les Charleman m’ont retenu à dîner. Vous comprenez, c’était la dernière fois…

— Si je comprends ! dit la mère.

Après quatre jours de festivités, de congratulations, de chemin de fer, de repos à l’hôtel, de bousculades en autocars, de paysages filant au long des vitres, enfin des agitations d’un songe fait en pleine fièvre, d’une sorte de sommeil sous 39° 5 de température, Geneviève et Denis s’éveillèrent un matin face à face, étendus à même le sol dans une calme lande, sur une falaise dominant un lac bien houleux — qui n’était autre que la baie de Douarnenez, au fond de laquelle dort, dit-on, la Ville d’Ys engloutie, dont les cloches sonnent encore les jours de tempête.

Aujourd’hui, par ce matin léger, bleu pâle, plein de papillons jaunes s’ébattant en grand silence sur le vert bronze des ajoncs, dans cette plaine exhaussée de vingt mètres, les cloches ne sonnaient pas, mais l’on voyait de l’autre côté du golfe pointer là-bas le clocher de Douarnenez et les hautes cheminées des sardineries.

Ce mari et cette femme de quatre jours se regardèrent soudain avec des yeux surpris, ayant tout à coup, pour la première fois dans cette sérénité, pris conscience de la nouvelle vie qu’ils commençaient à deux. Oui, ils étaient bien ce Provençal et cette Bretonne qui grattaient naguère ensemble du papier non loin l’un de l’autre dans un ministère parisien. Ce passé leur semblait bien loin, ils le reconnaissaient à peine. Mais ses images les aidaient à se ressaisir.

— Quand je pense, disait Geneviève, que j’avais rêvé de te connaître et de me lier avec toi au cours d’une visite à l’Exposition coloniale ! C’était un peu sot, n’est-ce pas ? Ces paysages artificiels, malgré tout l’art qu’ils représentent, ne pouvaient nous marquer que de leur illusion.

— Moi, reprenait Denis, singeant la mine d’un mari brimé, j’avais bien d’autres ambitions. C’était que notre amour eût son grand berceau, son point de départ dans ma Provence. Je sais un certain petit village perché avec sa ronde de cyprès et la tour carrée de son église sur la fine pointe d’un cône rocailleux, à cent mètres du ruban de la route. Il date du temps où l’on bâtissait haut par crainte des Sarrazins. Une poésie là dedans, chérie, ah ! tu ne doutes pas !

— Elle n’est pas belle, ma Bretagne, renchérissait Geneviève comme en s’excitant ; elle n’est pas belle ? Répète-le encore, Méridional obstiné !

— Je ne regrette rien. Et tu m’aurais entraîné en voyage de noces à Bécon-les-Bruyères que j’aurais trouvé Bécon-les-Bruyères le plus beau pays du monde, et que je n’aurais rien envié d’autre puisque j’ai à moi désormais la femme chérie, l’unique, à qui personne ne ressemble et qui répand comme une nuée lumineuse autour d’elle sur tout ce qui l’environne, qui dore tout ce qu’elle approche.

— Cher Denis, tu es un amour de me dire ces jolies choses. Tu es le fils d’un poète. Cela se voit bien. Moi, je ne sais pas. Nous autres Bretons, nous ne pouvons pas très bien nous exprimer. Il faut, vois-tu, que tu apprennes à lire en moi tout ce que je ne dis pas.

— Et que voudrais-tu me dire ?

— Que le sentiment que j’éprouve pour toi est immense. Qu’il m’anime toute. Qu’il m’étouffe parfois un peu car je ne sais pas l’extérioriser. Tu le devineras, n’est-ce pas, cher Denis ?

Denis se sentait inondé de bonheur. La vie intérieure de Geneviève entrait en lui, le pénétrait. Elle se traduisait presque par cette nature sévère aux couleurs sombres, aux chemins durs et pierreux où les charrettes des paysans, en allant chercher les ajoncs coupés, avaient laissé depuis l’hiver dernier de terribles rigoles. Quelque chose de fort, d’austère, d’inflexible. Mais quel mystère, quelle source continue d’impressions caressantes, prenantes, irrésistibles ! Et l’on n’aurait su dire pourquoi l’on était à ce point attiré, absorbé…

Et il eut le caprice de rester ainsi longtemps allongé à côté de sa « femme nouvelle », les yeux clos et sans mouvement sur cette aride terre des Druides où il communiait mieux avec elle.

Elle voulut lui montrer Quimperlé au nom léger et charmant et la jolie maison à panonceaux où était née sa mère, sur le mail aux grands ormes ; la ville haute et la ville basse, le viaduc et les filles aux yeux bleus si doux sous leur coiffe vaporeuse. Puis Châteaulin dont elle disait que c’était, en miniature, la plus belle sous-préfecture de France, avec son canal de cristal bordé d’arbres et de montagnes japonaises, son pont arqué, sa grand’place et son marché de chaque jeudi où l’on voit onduler en masse les coiffes blanches qui ont forme d’un petit avion.

— Ma chérie, reprenait Denis quand la fierté de son pays enflammait ainsi Geneviève, que dirais-tu si tu voyais Saint-Paul-du-Var ou Saint-Martin-de-Vésubie ! L’année prochaine, il faudra que je te fasse connaître mon pays brûlant comme la Palestine, tourmenté comme un conte fantastique et parfois doux comme un tableau du Poussin. Et tu sauras ce qu’est la grande émotion donnée par la nature !

Ainsi chacun des deux cherchait instinctivement à assimiler l’autre dans ses goûts, ses préférences, ses impressions. C’était l’ambition inconsciente de l’amour qui s’essaye en aveugle et comme à tâtons à ne faire avec soi, de l’être aimé, qu’un seul être et qui se chagrine, s’affecte, se désespère quand la personnalité de l’autre, ses goûts, ses préférences, ses manières d’être, de sentir surtout, s’avèrent différentes, parfois opposées ou hostiles, en tous cas, fuient, se dérobent, lui échappent.

Mais ces luttes secrètes pour s’emparer de l’âme aimée tout entière n’étaient pas si sensibles à leur conscience que l’ombre d’un nuage qui glisse sur un champ d’avoine verte.

« Ah ! si tu connaissais ma Provence ! » se contentait de dire Rousselière. « Ah ! si je pouvais te montrer ma Bretagne tout entière ! » soupirait Geneviève. Et leurs deux personnalités au lieu de se fondre, s’avéraient plus différentes et semblaient au contraire fortifier chacune leurs positions.

Avant le milieu d’août ils reprirent le train de Paris. Une grande douceur leur était promise là. Ils allaient enfin prendre possession de leur nouveau royaume de cinquante mètres carrés suspendu entre ciel et terre, face au soleil couchant. Le petit matin frisquet où, en débarquant à la gare d’Orsay, ils se firent conduire chez eux, marqua peut-être le plus beau de tout leur voyage de noces. Non, jamais ils n’auraient cru, quand ils se promenaient là-bas, serrés l’un contre l’autre dans les garennes humides où il y a toujours une fontaine aux pieds d’une statue granitique de la Vierge, que leur appartement leur réservait une telle surprise, constituait une telle réussite. C’était pourtant sobre et modeste. Quatre meubles éparpillés dans plusieurs petites pièces. Mais les peintures s’harmonisaient avec la belle lumière de ce logis aérien qui dominait tout le quartier. Geneviève avait tout choisi, tout disposé heureusement ; et le cadeau des petites dactylos du bureau, qui s’étaient saignées pour « Braspartz » — un beau cheval cabré en faïence blanche — mettait, dès l’antichambre, une atmosphère de fierté dans la maison.

Puis, c’était plein de fleurs. Cela, une vraie surprise ! Ils se regardèrent attendris et chacun d’eux s’écria :

— C’est maman !

Mais de deux jours, ils ne devaient savoir de laquelle des deux mères il s’agissait.

La jeune Ninette, la domestique arrêtée, avait préparé le chocolat, s’excusant de ce qu’il fût un peu brûlé. Mais le train de Monsieur et Madame avait eu du retard, et le fourneau électrique était un sournois. Elle plaidait gentiment sa cause, nullement timide, avait déjà revêtu sa robe noire, avec le petit tablier blanc des bonnes maisons, et tenait la tête légèrement inclinée sur l’épaule comme elle l’avait vu dans les magazines qui couraient l’atelier où elle était, naguère encore, cousette.

— On sera bien chez nous, murmura Denis, quand ils furent seuls dans la salle à manger.

— Je ne te le fais pas dire ! triompha Geneviève.

De tout ce jour, las de leur nuit en chemin de fer, ils ne se décidèrent pas à quitter leur appartement. Denis y était le moins disposé. Ce dieu humait les parfums de son nouveau temple, se traînait d’un fauteuil dans l’autre, essayait chaque pièce pour venir échouer dans la grande chambre-salon. Geneviève en profitait pour guider la cuisinière improvisée. Elle la plaignait un peu d’être entrée en service après avoir goûté les gaietés de l’atelier de couture, se promettait de lui faire une existence bien douce. L’enfant avait d’ailleurs un perpétuel sourire qui l’enchantait. Madame n’avait pas abandonné la sauce et quitté la cuisine qu’elle entendait Ninette y fredonner déjà.

Le second jour, les nouveaux mariés devaient déjeuner chez la mère de Denis et dîner chez les Braspartz.

La veuve du félibre fut payée d’un mois bien mélancolique où elle n’avait pas eu le courage de quitter son foyer dévasté, lorsqu’elle vit arriver tout frémissant d’une jubilation qui valait bien le sacrifice du bonheur maternel, et dans sa fierté de jeune mari vainqueur, celui pour lequel vingt années elle avait uniquement vécu. Il lui dit en la prenant dans ses bras :

— Et ces belles fleurs ! Vous nous avez comblés, ma chérie !

— Vous avez compris que c’était moi ? À quoi, mon garçon ?

— Au parfum, dit Denis, les yeux un peu plus humides que de coutume.

Et il se détourna vers la fenêtre pour qu’on ne vît pas que la solitude de sa mère venait de lui apparaître, et qu’il souffrait un peu oh ! très peu, mais cependant sensiblement de son terrible bonheur à lui.

Geneviève ne laissait pas inaperçu le sacrifice de cette femme qui lui avait abandonné son enfant. Mais elle était trop heureuse pour le ressentir cruellement. « Après tout, se disait cet esprit rationnel, c’est la loi universelle. L’homme abandonnera son père et sa mère… Ma belle-mère est gentille. Nous l’inviterons souvent. Nous irons la voir. Elle ne s’ennuiera pas de son fils. D’ailleurs c’est entendu avec Denis. Je le suivrai en tout là-dessus. Même si cela me coûte quelque-fois un peu et dussé-je frustrer à l’occasion mes propres parents. » Et elle se disait ces choses en savourant le petit déjeuner fin préparé par la veuve du poète, avec des épices, « de bonnes herbes », des parfums venus de « là-bas » : safran, cannelle, zestes de citron et d’orange, angélique, fenouil, cependant que le jeune mari reprenait toute sa verve pour évoquer devant sa mère le pays celtique, le vert sombre de ses paysages, le gris si doux de ses clochers à jour…

Après le repas, ils s’installèrent dans le salon.

— Nous ne vous dérangeons pas, ma mère ? demanda la bru à Mme Rousselière, interloquée de voir cette jeune bureaucrate s’emparer d’un ouvrage de broderie — un tapis aux couleurs vives qu’elle achevait pour la salle à manger.

— Vous savez donc tout faire ! s’exclama la belle-mère, négligeant même de répondre qu’au lieu de la déranger, on l’arrangeait délicieusement ! Quelque chose de rigide, une résistance comme métallique au sacrifice qu’on lui imposait de son enfant fléchit soudain chez elle. Dans un éclair elle venait, ayant perdu son fils, d’adopter le bonheur de celui-ci comme un rejeton, un orphelin de son propre bonheur défunt. On la vit sourire en contemplant le couple de cette jeune femme tirant l’aiguille et du jeune mari câlin qui caressait jusqu’à la robe bien aimée. Elle commençait à prendre goût à ce festin qu’est le bonheur de ceux qu’on aime plus que soi.

Elle ne fut laissée seule que le soir — et rassérénée.

Alors ce fut le tour de la rue du Mont-Cenis. Ici, le petit drame sentimental fut d’une trame moins ténue, moins douloureuse, moins sombre. On n’y voyait pas de cœur meurtri par une chute dans la solitude complète. Un peu de bonheur disparaissait seulement. Une lumière s’éteignait dans la maison. Il y ferait moins clair. Mais on y entendrait toujours le vacarme des garnements, et l’on y verrait toujours de vieux époux s’épauler l’un l’autre. Geneviève rapportait par douzaines des photos du Finistère. Les garçons s’y jetèrent avidement. Dans ces quatre paires d’yeux avides, de miraculeux agrandissements photographiques s’opéraient par un beau mystère. Des cartes de 5 x 7 devenaient le Mail de Quimperlé dans toute son ampleur, l’architecture géante de son viaduc, la haute fusée du Kreisker de Saint-Pol-de-Léon qu’on voit de dix lieues à la ronde, ou bien la lande immense que l’aîné des garçons, celui qui préparait Saint-Cyr, regrettait toujours. M. Braspartz était devenu rêveur. Il parlait peu, demanda seulement aux jeunes mariés s’ils avaient visité Concarneau. Ses yeux bleus tapis au fond de leurs orbites s’allumèrent d’une candeur joyeuse quand Rousselière lui eut répondu qu’ils y avaient passé tout un après-midi dans le vieux port, parmi les filets qui séchaient.

— C’est joli, Concarneau… prononça-t-il lentement en hochant la tête…

Et toute sa mélancolie de déraciné émergea de son âme comme au gré d’un remous la proue d’une barque engloutie.

Geneviève, en conciliabule avec sa mère, recherchait au fond des armoires des objets de toilette

oubliés.

III

— Eh bien ! chéri, avoue que notre vie de fonctionnaires s’arrange tout simplement et aussi heureusement que possible. Cela va tout seul. N’est-ce pas ton avis ?

Geneviève et Denis attablés dans un vaste restaurant du quartier de leur Ministère dont le va-et-vient amusait la jeune femme, venaient de commander leur repas. Voici deux semaines qu’ayant retrouvé leurs postes respectifs, ils déjeunaient ici. Geneviève avait, lui semblait-il, le droit d’énoncer un favorable avis.

— Oh ! lança Denis timidement, cela manque un peu de calme.

— Évidemment, concéda-t-elle, ce n’est pas si agréable que chez soi. (Voilà une chose qu’elle ne pensait pas, mais il fallait ménager les goûts casaniers du cher mari, parler de son point de vue, paraître épouser son parti.) Cependant, malgré le tintamarre de la vaisselle entre-choquée, des serveurs, des ordres qui traversent la salle et des rumeurs de la conversation, on peut fort bien s’enfermer dans la petite loggia de son tête-à-tête. Pour ma part, je sais parfaitement faire que nous soyons seuls toi et moi dans cette cohue.

— C’est le quatorzième bifteck coriace que je mange ! nota seulement le jeune mari avec tristesse.

— Eh bien ! change, chéri, réclame une escalope ! Tu ne peux prétendre d’ailleurs à satisfaire ici ta gourmandise autant que chez ta bonne mère, friande comme une chatte et qui traite la cuisine comme un art majeur !

— C’est bien ce que je reproche au restaurant : On ne peut rien en exiger…

— Alors, il ne fallait pas louer Porte de Saint-Cloud, mais accepter n’importe quel appartement obscur dans le VIIe puisque nous n’étions pas assez riches pour les maisons confortables de ce quartier !

— Oh ! il eût suffi… ne put retenir Rousselière.

— Quoi ? Quoi ? Il eût suffi de quoi ?

Il hésita, il se sentait commettre une erreur en extériorisant cette bouffée d’humeur qui montait en lui aujourd’hui, par hasard, dans le tintamarre de ces mangeurs avides et le tourbillon des garçons soutenant de trois doigts en l’air l’équilibre d’un plat ; dans les fumets emmêlés des civets, de la friture, de l’échalote des hors-d’œuvre et celui des abricots épluchés. Il voyait, clair comme le jour, qu’il allait blesser Geneviève. Mais il est dur de se rentrer en gorge les propos d’une mauvaise humeur qui vous étouffe, surtout quand on fut un enfant gâté.

— Si nous avions eu un ménage normal et que tu fusses restée à la maison pour surveiller les repas, c’eût été un jeu pour moi de sauter dans un autobus et de gagner notre quartier lointain. Et je ne t’aurais quittée qu’au bout d’une heure, le temps de savourer notre déjeuner en tête à tête, de le célébrer comme un rite antique, symbole de l’intimité et de l’union, ainsi qu’est déjà notre repas du soir. Seul je me serais débrouillé. Mais je ne peux t’imposer cette gymnastique, ce tour de force. Alors, tant que tu seras fonctionnaire comme moi…

Geneviève avait pâli. On revoyait en elle à ce moment la « grande Braspartz » du bureau, celle qui, à certains jours, d’un seul regard, courbait toutes les dactylos sur leur machine. La douceur de ses yeux s’était éteinte. Ils devenaient de glace.

— Bref, tu m’aurais mieux aimée cuisinière que rédacteur, n’est-ce pas, Denis ?

Et il comprit qu’il l’avait horriblement blessée. Saisi d’inquiétude, il surmonta sur-le-champ son humeur égoïste. C’était la première fois que sa femme dardait sur lui ce regard sans amour. Une pensée se formula en lui : « Je mangerais toute ma vie de la semelle de soulier plutôt que de lui faire la moindre peine ! » Et opérant un soudain rétablissement :

— Geneviève, je t’en prie, ne prends pas au sérieux un propos de mon mauvais caractère. Je sais bien que les femmes adorent le restaurant.

— Et pour cause. Elles y voient l’exemption de toutes les besognes abrutissantes : l’homme, des soins anonymes qui n’ont pas été pris pour lui spécialement, pour sa chère gourmandise. Mais je sens bien en toi une sourde rancune à cause de mon refus d’abandonner ma carrière ; ton regret d’avoir en moi une compagne et non pas une servante comme tu l’avais rêvé. Tu es injuste et, par surcroît, peu clairvoyant, car nous menons une vie d’union assez rare chez les époux. Songe à nos retours du soir par les bords de la Seine, face au soleil couchant, ou bien sous les arbres de la rue Michel-Ange, lorsque nous avons le caprice d’aller à pied…

Il n’en fallut pas plus que ces mots de mélancolie, cette évocation de l’heure incomparable où ils rentraient chez eux serrés l’un contre l’autre, pour mettre le comble à la confusion du coupable. Il ne savait comment calmer cette épouse offensée. Toutes les concessions lui furent bonnes. Il loua le fromage, trouva un goût exquis à l’entremets. Pour le café, il n’en avait jamais bu de meilleur. Mais Geneviève demeurait sévère. Dans la rue, il prit timidement son bras ; mais aucun signe tendre ne répondit à son repentir. Rien n’est plus embarrassant pour un jeune mari que le courroux d’une femme susceptible. Jusqu’au Ministère, ils n’échangèrent pas deux paroles. Il en était à se demander : « Que doit-on faire en pareil cas ? »

Mais les circonstances vinrent à son secours. Comme dans le même après-midi il compulsait un dossier avant de rédiger une réponse pour une affaire en litige, un de ses collègues lui dit à l’oreille au passage :

— Il va y avoir un mouvement administratif dans le bureau. On dit que le chef passe à la quatrième Direction. C’est encore tout à fait nouveau. Ne le répétez pas. Ça va créer ici un appel d’air. Moi je suis au tableau depuis dix-huit mois déjà. Moi pas encore, avoua Rousselière avec simplicité. Mais ma femme y est inscrite depuis un an.

— Ah ! dit le collègue, c’est une haute valeur que vous avez épousée, mon cher !

— Ma foi, répliqua le jeune mari, avec toute sa charmante modestie, j’avoue que tous les jours je suis davantage de votre avis.

— Cette Braspartz, comme nous disions autrefois, reprit l’autre, elle nous dépassera tous, vous verrez.

Une telle louange de celle qu’il aimait était au mari comme une coupe de champagne. Pour lui-même, aucune ambition. Bureaucrate par nécessité, ponctuel par conscience, de l’avancement il n’avait cure. Mais ce fils de poète cachait dans son pupitre des feuilles volantes à l’en-tête, administratif, où l’on aurait pu déchiffrer quelques jolis vers griffonnés. Pour les succès de carrière, il saurait se contenter de ceux de sa femme. Et il regarda l’heure au cadran qui régissait et asservissait les onze personnes tapant ou écrivant dans la grande pièce. Encore trois heures et il rejoindrait Geneviève. Il savait maintenant ce qu’il lui dirait.

Et l’heure sonnée, en effet, dès qu’il eut repris dans la rue le bras de sa femme, il ne put tenir sa langue :

— Tu ne sais pas, chérie ? On m’a annoncé une bonne nouvelle. Notre chef de bureau change de Direction. Il passe, dit-on, à la quatrième. Le sous-chef va peut-être prendre son fauteuil. C’est un vieux qui attend son avancement depuis douze ans ! Il l’a bien mérité. Qui sait si tu ne le remplaceras pas à ton tour ?

Geneviève rougit de plaisir, sourit à son mari dont elle oubliait du coup l’offense, balbutia, un peu troublée :

— Comment ! Comment ! Mais mon chéri, ce n’est pas possible ! Pense à tous ceux qui ont plus d’ancienneté que moi ! Un an de tableau à côté de pauvres types qui attendent depuis des années ! Véritablement et tu me sais sincère — je trouve que ce ne serait pas juste.

— C’est toujours juste, reprit le mari un peu courtisan, dès lors qu’une valeur est récompensée.

Geneviève buvait le compliment comme un lait mêlé de miel et d’essence capiteuse. L’avancement qu’elle désirait si fort, car son zèle s’appuyait sur une solide pointe d’orgueil, comptait peu à côté de l’estime et de l’admiration de son jeune mari. Et c’était justement ce qu’elle lui avait un peu reproché jusqu’ici, de ne pas reconnaître assez ouvertement sa valeur professionnelle, ses qualités administratives. Ah ! ah ! enfin ! il semblait y venir aujourd’hui. Ce n’était pas trop tôt. Quel charmant mari elle avait là ! Comme elle lui pardonnait son humeur du déjeuner ! et ses plaintes contre le restaurant, et sa rancune exprimée un peu cruellement contre le travail de sa femme !

— Il y a parmi les rédacteurs, reprit-elle, deux ou trois hommes de valeur qui me dépassent…

— Moi, répondit le mari enivré en se pressant contre ce bras si plein de force et d’énergie, je sais bien que tu es la plus fine, la plus subtile, l’esprit le plus direct, le plus lumineux !

Leur repas, ce soir-là, dans la salle à manger baignée des rayons pourpres du soleil qui s’abaissait derrière les coteaux de Meudon, fut une ineffable fête. Le jeune mari avait pris le parti bien déterminé de n’être plus orgueilleux désormais que des succès de sa femme.

À quelque temps de là, comme ils se hâtaient, certain soir, de rentrer chez eux, car on sentait déjà dans l’atmosphère la touche de l’automne, le crépuscule venait et ils pensaient aux clartés des fortes ampoules électriques dans leur appartement rose et orangé, Denis demanda avec le candide prosaïsme des hommes :

— Qu’avons-nous ce soir à dîner ?

— Des croquettes de veau, monsieur, répondit Geneviève, qui se sentait toute joyeuse ce soir, puis des légumes à la crème et une macédoine de fruits. Êtes-vous content ?

— Je suis toujours content, chérie, puisque je me sais si privilégié d’être le mari d’une femme comme toi. Je t’admire de tenir ton rôle au bureau avec tant de perfection que les vieux sous-chefs de notre direction déclarent : « Cette Braspartz, elle nous dépassera tous » et, dans le même temps, de gouverner ton intérieur de loin comme si tu y étais présente. Vraiment les femmes sont extraordinaires ! Jamais un homme…

Il n’est que de penser à tout sans se laisser dissiper, interrompit Geneviève triomphante ; d’être bien à la maison quand on est à la maison et bien à son bureau dès qu’on y a mis le pied. Je savais qu’il m’était possible de mener de front les deux fonctions, chez nous et au Ministère. Je te l’avais dit. Avoue que…

— Oui, dit Denis en lui souriant, j’avoue que…

Ils oubliaient qu’il est toujours dangereux de chanter victoire trop tôt devant un destin que l’on prétend manœuvrer. Quand la jeune Ninette leur ouvrit la porte, une bouffée d’odeur singulière les assaillit et l’ancienne cousette s’efforçant à un air contrit, réprimait en réalité un accès de fou rire.

— Oh ! Ninette ! Qu’est-ce qui sent ainsi ?

— Que Madame ne me gronde pas ! Il m’est arrivé un grand malheur !

Et elle pouffait derrière ses deux mains, laissant ainsi croire qu’elle étouffait des sanglots.

— Les croquettes de veau ? interrogea Madame.

— Oui, les croquettes de veau, confessa la soubrette.

— Brûlées ?

— Calcinées, Madame, pour un moment où je m’étais accoudée à la fenêtre en regardant la campagne.

— Mais, remarqua Geneviève qui ne s’emportait jamais, il ne sent pas que le brûlé ici. Une autre odeur plus infecte…

— Ce sont peut-être les merlans que je suis allée acheter avenue de Versailles pour remplacer les croquettes.

— Mais ma pauvre Ninette, ce sont des poissons gâtés qu’on vous a vendus !

— C’est possible, Madame, je ne m’y connais guère. Je n’ai jamais vu pêcher que de loin, au Pont de Neuilly ou à celui de Sèvres. Un merlan qui sort de l’eau, je ne sais pas ce que c’est.

Geneviève se sentait désarmée. Elle avait devant les yeux une fille singulière à qui elle s’attachait de jour en jour pour son bon caractère, son rire fidèle, ses gentillesses de jeune chat surtout l’obligation qu’avait cette enfant de rester sans beaucoup de liberté dans sa cuisine et de travailler, — mais qu’elle ne connaissait pas véritablement. Elle demandait souvent à son mari :

— Crois-tu que Ninette puisse m’aimer, bien que je sois sa patronne ?

— Je crois qu’elle devrait t’adorer, ma femme chérie, répondait le mari, mais je ne crois pas qu’elle le puisse, parce qu’elle est ta servante qui, loin de discerner cette tendresse maternelle que tu ressens pour elle, voit en toi un tyran qui la traite en esclave. Librement elle t’a loué ton service. Vous collaborez à l’ordre de la maison qui repose sur tes directives et sur ses soins. Mais elle vit sur le préjugé de l’animosité nécessaire entre patrons et employés, de sorte que tu aimes Ninette, mais je ne la crois pas assez sensible pour l’avoir deviné, et, en fin de compte, elle ne peut te le rendre.

— Ninette, dit ce soir-là Geneviève en maîtrisant une nervosité bien naturelle, vous avez acheté du poisson pourri. Jetez-le aux ordures et ouvrez une boîte de conserve. Il reste les légumes à la crème.

— Ah ! non, Madame, parce que la crème, je l’ai prise pour essayer de cacher le goût de brûlé chez les croquettes. Mais c’est le goût de brûlé des croquettes qui a caché celui de la crème. C’était horrible.

On ne savait ce qu’elle disait de vrai, de mensonger. Ce n’était pas la première fois qu’elle rencontrait des déboires dans la confection des repas. Crainte de la décourager, Geneviève ne la grondait pas. Crainte de peiner Geneviève, Denis évitait de se plaindre. Ce soir encore tout en avalant un triste dîner, ils parlèrent du bureau et des propos tenus par le vieux rédacteur inscrit au tableau depuis dix-huit mois. Geneviève tremblait que son mari n’imputât de nouveau le contretemps de ce soir à son absence de la maison. Elle regardait ce front doré de Provençal, le velours noir de ses yeux où il y avait une étincelle de malice. Elle tendait le dos au réquisitoire. « Ces choses-là n’arriveraient pas si, au lieu de passer ta vie loin d’ici et de confier la maison à une enfant inexperte, tu y restais, comme ma mère, comme la tienne, afin de tout s’y passe dans l’économie et dans l’ordre. » Geneviève savait que ces phrases-là étaient tapies sous ce front. C’était leur étincelle qui luisait dans ces yeux rieurs. Mais Denis mit une coquetterie à ne pas les laisser éclater, à les tenir en bride, connaissant assez cette fière épouse pour savoir qu’elle les devinait derrière sa mansuétude. Car que pouvaient-ils se cacher désormais !

Le lendemain, ils riaient ensemble de la crème escamotée, des ruses de jeune chatte qu’avait Ninette. Ils cherchaient comment former la conscience de cette enfant secrètement sauvage.

Chaque dimanche, le jeune ménage sacrifiait à la famille. Geneviève acceptait d’aller déjeuner chez sa belle-mère, et, en retour, entraînait le soir son mari rue du Mont-Cenis pour le dîner agrémenté du charivari de ses frères.

Chacun des époux était également fêté dans sa belle-famille. Mais Geneviève éprouvait un sentiment bizarre le matin, rue de Varenne, où des nourritures rares, des mets raffinés cuisinés avec talent, agrémentés de la gamme des épices les plus diverses et de la fantaisie des mélanges les plus hardis, leur étaient servis. Depuis deux ou trois jours, les chairs sombres du gibier confisaient dans le vin et les herbes aromatiques. Les tomates et les poivrons avec le piment écarlate et les olives macéraient dans une huile qui ressemblait à de l’or en fusion. La pissaladière réunissait tous les légumes. Mais il fallait commencer par la soupe au pistou, c’est-à-dire au basilic qui, au dire de Mme Rousselière, composait le prélude de tout le poème.

On sentait que sa semaine s’était passée à rechercher, à assembler, à faire venir au besoin par colis des Alpes-Maritimes ces denrées odorantes, et à les traiter ensuite toutes en particulier avec autant de délicatesse qu’un poète qui assemble ses rimes et ses images, ou un peintre qui pèse et mesure, du fond de son œil, les rapports insaisissables des couleurs.

Celle qu’on avait surnommée « l’as du troisième Bureau » jugeait, avec sa vue positive et précise, comme un gaspillage cette grande dépense d’imagination, de patience, d’efforts, représentée par un seul de ces déjeuners. Sa belle-mère qui alors, en ce matin dominical, après sa solitude de la semaine, s’épanouissait — son visage ardent et doré rayonnant comme sous un soleil mystérieux lui semblait puérile et vaine. Sa franchise bretonne, incapable pourtant d’une critique blessante, ne pouvait se hausser jusqu’à l’enthousiasme. Son compliment était mesuré, un peu froid.

— Voyons, ma chère Geneviève, disait la mère de Denis, faites honneur à ma pissaladière. Il me semble que la pâte en est assez réussie et que la purée d’anchois n’a pas trop mauvais goût…

— C’est excellent, ma mère, mais j’en ai déjà repris.

Pour Denis, au contraire, c’était comme un reflet de l’atmosphère natale qui eût dardé sur lui. Il était joyeux, bavard, étincelant. La verve moussait en lui pour donner, comme à un conte de Daudet, du piquant et une folle bonne humeur au moindre potin du bureau qu’il disait avec sa pointe d’accent. L’après-midi se passait à fumer dans le minuscule salon de la veuve du poète, en rappelant les bonnes histoires de la tante de Sisteron ou du grand-père de Castellane, ou celle de la Farandole de Faïence.

Vers cinq heures, le ménage reprenait la due de Montmartre pour finir la journée chez les Braspartz avec cette fidélité à la famille que rien ne peut déloger du cœur des Français.

Alors, Denis ressaisissait le bras de sa femme pour faire le trajet à pied comme un bon et salutaire exercice.

Un de ces soirs où ils grimpaient à la Butte par un vent frais du début d’octobre, il lui posa enfin une question qui le démangeait depuis plusieurs semaines :

— On dirait que tu n’apprécies pas beaucoup les délicieux déjeuners de ma mère. Est-ce vrai ? Geneviève était incapable de la moindre dissimulation.

— Écoute, chéri, je sais combien tu aimes ta mère, lui dit-elle en hésitant un peu. Je ne voudrais pas la juger devant toi surtout au sujet de ces fins repas préparés par elle avec tant d’amour. Mais avoue pourtant qu’il est lamentable pour une femme de sa valeur de dépenser la plus grande partie de son temps aux apprêts immédiats ou lointains d’un déjeuner qui ne dure pas trois quarts d’heure. Sais-tu ? Eh bien ! cela me fait proprement l’effet d’un gaspillage, gaspillage d’argent, de temps, de forces. Après tout, nous mangeons très bien le soir, chez mes parents et à moins de frais.

Elle n’avait pas achevé qu’elle sentit la main de Denis se crisper sur son poignet ; et il disait avec un petit frémissement :

— Ah ! tu ne comprends pas, tu n’as rien compris à ces Joyeuses fêtes dominicales que ma mère nous réserve chaque semaine, où il entre beaucoup plus de spiritualité que de gourmandise. Des mets aussi parfaits, ces parfums, ces herbes odorantes, ces goûts agrestes sont comme des couleurs qui nous peignent notre montagne maritime. Ces goûts et ces fumets sont robustes, éclatants. Ils sont nos paysages dorés au soleil comme le pain au four. Ils sont nos grillons, nos cigales, nos priga-diou comme on nomme le féroce insecte qu’est la mante religieuse. Ils sont aussi les festins d’autrefois chez nos grands-parents du côté de Mougins, les souvenirs de grand-mère si petite et si douce et qui cuisinait si parfaitement. Ils sont les réunions de famille de mon enfance, les déjeuners dans Le jardin sous la tonnelle, parmi le bourdonnement des abeilles et le parfum des champs de jasmins à côté. Vois-tu, Geneviève, ma mère met tout cela dans sa cuisine. Ses mains intellectuelles composent un déjeuner comme celle de mon père traçait les quatorze-vers d’un sonnet.

Geneviève affectait de sourire, de ne pas le prendre au sérieux. Elle murmura une fois de plus :

— Comme tu es bien toujours le fils du félibre, mon chéri !

Au fond, elle éprouvait un trouble bizarre. Le point de vue d’où son jeune mari envisageait les besognes matérielles des femmes à la maison ne lui échappait pas. Et il différait tellement du sien qu’elle y discernait nettement, non seulement la condamnation de ses théories propres, mais de tout le cours même de sa vie. Cette poésie initiale qui naît des plus modestes travaux parce qu’ils créent dans la maison une atmosphère sereine, paisible, harmonieuse, un bien-être indistinct : l’ordre, en un mot, elle avait refusé à Denis de s’y sacrifier. Elle ne le regrettait pas. En ce jour gris d’octobre, à l’heure où ils gravissaient côte à côte les escaliers du Sacré-Cœur, elle se confirmait avec une frénésie secrète dans les raisons qu’elle avait de poursuivre sa belle carrière, et d’assurer ainsi l’aisance, le bien-être matériel de leur ménage. Elle avait sa façon à elle de le créer, en se faisant de solides appointements, ce qui valait bien celle de sa belle-mère. Est-ce que cela ne revenait pas au même ? Sans l’apport de son gain, auraient-ils pu louer ce bel appartement de la Porte de Saint-Cloud ? Mais Denis était trop entier dans ses opinions ; trop entêté. Il méconnaissait tous les charmes de la vie qu’il devait à la situation de sa femme. Là dedans aussi on aurait pu trouver une poésie. Ne serait-ce que de vivre sans barguigner perpétuellement, sans discuter à propos de la moindre dépense ainsi que cela se passait chez les parents Braspartz ?

Toutes ces pensées, Geneviève s’y complaisait Sans les exprimer. Pour rien au monde, elle n’eût consenti à les livrer au cher compagnon qui ne l’attaquait pas ouvertement. Ses rêves ordinaires, ses châteaux en Espagne à elle, c’était dans la cité des cartons verts, sous la crépitation des machines à écrire et la senteur fade du papier qu’elle les bâtissait. Quatre rédacteurs avaient sur elle une priorité d’ancienneté. Quand passerait-elle sous-Chef ? Telle était la question. Le titre n’était pas prodigué chez le personnel féminin. Au ministère, on ne voyait que deux femmes qui l’eussent encore. Il n’en était que plus flatteur d’y parvenir. D’autant que Geneviève ne comptait sur aucune bassesse, sur aucune lâcheté ou abandon de dignité pour acheter ce titre si désiré. Rien que la perfection de son travail, la belle distinction administrative du style empesé de rigueur : « Le ministre, ces raisons invoquées, a cru devoir surseoir à l’octroi de toute amélioration dans les avantages qui vous ont été accordés. » Ou : « J’ai l’honneur de vous informer qu’après avoir pris connaissance de votre réclamation, le ministre a ordonné qu’une enquête serait instituée dont les résultats seront portés à votre connaissance… » Savoir repousser les requêtes avec une solennité compensatrice, tout était là. Ou bien encore « y donner suite » comme dit le jargon usité et n’en faire part à l’intéressé que par des formules impassibles et impersonnelles, les seules que puisse employer l’État. C’était à cette incorporation enviable avec l’État, à un anonymat grandiose qu’il fallait parvenir.

La jeune femme songeait au jour où elle viendrait annoncer à cette table de famille qui était toujours un peu son domaine : « Ça y est. Je suis sous-Chef. La troisième femme dans le ministère qui ait obtenu le titre ! » Elle voyait déjà la sarabande que mèneraient ses frères pour célébrer ce succès !

— Au fond, remarquait-elle là-dessus, comme je suis famille !

Mais en arrivant en vue de la maison des Braspartz, elle fut rappelée à la réalité :

— Te souviens-tu, lui disait Denis, de notre première rencontre au thé de la rue de Rivoli ? Je t’aimais bien alors. Pourtant qu’était-ce auprès de mon sentiment d’aujourd’hui où tu es devenue — et chaque jour davantage-cette chose sacrée : ma femme !

Ces mots passionnés qui peut-être en un autre moment, eussent fait bondir son cœur donnèrent à cette fière créature un point d’angoisse. C’était comme si Denis eût dit : « Tu n’es qu’à moi. Ma femme et rien d’autre. Le reste ne compte plus. Tu m’appartiens corps et âme. » Elle eut un demi-sourire forcé auquel le mari se méprit…

Quelques minutes plus tard elle était assiégée, assaillie par la bienvenue tapageuse de ses quatre frères qui l’entouraient avant même qu’elle ait pu embrasser son père et sa mère :

— Je suis reçu à mon examen. — Il y a un gigot ce soir, tu sais, ma vieille ! — J’ai failli me faire écraser cet après-midi contre le Palais de Madagascar à l’Exposition, tant il y avait foule. Je tirais déjà la langue ! Je suis troisième sur trente et un en math…

Et les baisers sonnaient sur ses joues. Elle passait de bras en bras sans pouvoir atteindre ses parents.

— Laissez-moi respirer, les gosses ! Voyons, un peu de calme !

Elle riait. Toute bousculée qu’elle fût par un tel accueil, l’atmosphère de la maison la reprenait. Elle se délectait aux sollicitudes maternelles : « Pas trop de travail au bureau ? Pas trop fatiguée, ma petite fille ? », au bon sourire des yeux bleus sous les sourcils broussailleux de son père, pendant que Denis tombait à son tour aux mains de ses jeunes beaux-frères. Bientôt, on passait à la salle à manger. Geneviève retrouvait les rites connus. depuis son enfance à cette table amie dont les contacts lui étaient comme une caresse d’aïeule. On loua le pot-au-feu de la tradition. Puis, après que les légumes aux couleurs éclatantes eurent fait le tour des convives, vint l’entrée solennelle du gigot, l’affutage du couteau à découper par le père méticuleux, la tombée des fines tranches rouges sous la lame, enfin la phrase sacramentelle de Geneviève qui rappela aux garçons une ancienne tradition :

— As-tu fait sauter la gousse d’ail ?

Une douce torpeur engourdissait la jeune femme, apaisait sa combativité, son humeur revendicatrice. On parlait des succès de ses frères, du gros travail de son père à l’étude. Toute sa jeunesse, depuis la petite enfance, reprenait possession d’elle. Une pensée, tout à coup, lui traversa l’esprit : « Connaîtrait-elle un jour, pour son compte, une maison de famille comme celle-là ? Bien encombrante une telle nichée… Mais pourtant, c’était si bon !… »

Rousselière soutenait le fil d’une conversation avec les garçons aussi bavards que voraces. Il leur contait une nuit de pêche au clair de lune, du côté des îles de Lérins. Le père Braspartz prêtait l’oreille.

Après le repas, comme toute cette jeunesse fumait, on vit la tête de Geneviève se renverser en arrière à l’appui du fauteuil. Elle était d’une pâleur mortelle. Rousselière bondit vers elle, la soutint dans ses bras. Et comme les yeux de la jeune femme, pleins d’un feu si doux, d’ordinaire, demeuraient sans expression et semblaient vides, pris d’angoisse, il la souleva vigoureusement pour l’emporter et l’étendre sur le lit de ses parents.

Les quatre garçons figés de peur tremblaient de tous leurs membres. Le père Braspartz regardait sa fille avec une tendresse assez quiète. Denis pleurait. Marc demanda :

— Va-t-elle mourir ?

Mais Mme Braspartz, sereine, revint de la cuisine avec un peu de vinaigre dont elle bassina les tempes de sa fille, épiant la petite flamme encore incertaine qui se rallumait au fond de la prunelle immobile. Puis voyant le visage de Denis tout défait et baigné de pleurs, elle sourit tranquillement :

— Ne vous tourmentez pas, mon fils. Avant la naissance de tous mes enfants je connaissais ces accidents.

Il fallut plusieurs jours à Denis pour se remettre du coup assené ce soir-là à sa sensibilité inquiète, à cet amour craintif et tourmenté qu’il avait voué à Geneviève. Trois visites successives du médecin furent nécessaires pour le convaincre que sa femme ne mourrait pas, mais qu’elle aurait probablement un très bel enfant. :

À partir du moment où cette certitude de l’enfant l’envahit, et où il put se livrer aux joies de cette perspective, une fête intérieure commença dans l’âme de ce fils du poète.

— Comprends-tu, disait-il à Geneviève, ce petit qui sera entre nous deux, venu de toi, de moi, cela me semble un beau miracle. Tu ris ! Tu te moques de moi. Eh bien ! oui, c’est naturel, je sais. Mais c’est naturel pour les autres. Pour soi, dès que la divine aventure se produit, elle vous apparaît merveilleuse. C’est le plus beau don que Dieu pouvait nous faire.

— Certainement, dit Geneviève. Je me réjouis moi aussi en pensant à cet enfant qui va venir, qui nous continuera dans la vie, qui sera, je l’espère, quelque chose de bien, digne de ma famille et de la tienne. Mais vois-tu, Denis, j’aurais aimé que ce petit être attende encore une année avant de venir faire obstacle à ma carrière. Peut-être que dans un an j’aurais eu mon avancement. Avec ce gosse, on ne sait jamais toutes les entraves, tous les contretemps qui peuvent survenir. Il me fera perdre certainement beaucoup d’avantages dans mes notes. Mon dossier n’y gagnera pas, sois-en sûr. Je sais bien ce qui est arrivé à ma collègue Duval, du 4e bureau, depuis qu’elle à eu ses jumelles — des petites filles délicates, difficiles à élever, — et qu’on l’a vue se mettre à fournir un travail irrégulier, haché, insuffisant. Pour un rien, elle téléphonait le matin qu’elle ne pourrait venir que l’après-midi. Oh ! ses chefs étaient très gentils. Ils riaient. Ils disaient que c’était très bien d’avoir des jumeaux, que toutes les femmes devraient en avoir deux couples. Mais ils grognaient la minute suivante contre ses dossiers en retard, des notes égarées, l’irrégularité de son travail. En fait, Duval, qui étant jeune fille, ici, partait pour un avancement rapide, en est toujours au même échelon aujourd’hui. J’ai peur que la même histoire ne me guette… même si je n’ai pas deux jumeaux !

Rousselière écoutait sans répondre ce réquisitoire déguisé contre le petit enfant dont la seule évocation le rendait pareil à un « Ravi » de sa Provence. Il était un peu triste que Geneviève ne ressemblât pas aux autres Jeunes femmes, à Denise Charleman par exemple dont le bonheur d’avoir bientôt un bébé éclatait à tous les yeux. Celle-là ne redoutait pas la concurrence que son enfant ferait à ses ambitions. Ses ambitions ! pauvre petite Denise si puérile et si douce, elles n’avaient jamais dépassé l’étroit appartement du boulevard des Invalides qui enclosait dans ses boiseries blanches, avec l’amour de Jean Charleman, tout son univers ! Et Rousselière là-dessus pensa malgré lui que si, plus volontaire, il avait formellement exigé que Geneviève, comme Denise, abandonnât ses fonctions pour se marier, l’annonce de ce bébé aurait inondé de joie leur foyer au lieu d’y faire figure de catastrophe. Il brûlait de communiquer à sa femme ce qu’il pensait là-dessus, peut-être même d’ébranler secrètement par une première sape sa décision de demeurer, comme il disait « bureaucrate à perpétuité ». Mais la crainte de l’émouvoir péniblement par une discussion nouvelle sur ce sujet, qu’ils s’étaient interdit d’aborder désormais, lui retint la langue.

Au fond, avec un certain enfantillage de garçon élevé par une femme, il se mit à vivre désormais dans l’attente de ce petit être, comme à quinze ans il rêvait nuit et jour d’une raquette de tennis promise par sa mère, d’un fusil à air comprimé qui devait récompenser sa prochaine place de premier à l’Institut catholique, d’une matinée au « Français » que la veuve du poète se saignait pour lui offrir de temps à autre. Ses songes même aujourd’hui étaient hantés par cette merveilleuse espérance. Il les contait à sa femme, le matin au réveil : « Tu ne sais pas, mon cher Trésor, j’ai vu cette nuit notre bébé. C’était une petite fille. Elle était merveilleusement jolie et commençait à parler. Elle s’exprimait même à ravir en mettant son petit doigt en l’air… »

Et Geneviève qui comme toute bonne Bretonne savait lire dans les rêves, déclarait :

— Alors, mon chéri, ce sera un garçon et il n’aura aucune facilité de parole !

Saine et robuste, créée comme les femmes de son pays pour de nombreuses maternités, elle supportait son état crânement, sans malaises, fière de prouver qu’elle pouvait cumuler son métier d’homme et son métier de femme. Quand on apprit la grande nouvelle à la mère de Denis, celle-ci n’en croyait pas ses oreilles : « Quelle santé ma chère ! vous êtes faite pour avoir dix enfants ! » — « Dieu garde ! » s’écria Geneviève en riant.

Cependant le restaurant du quartier des Invalides avec ses relents de bière, de friture et de cigare, finit par l’écœurer un peu, il lui fallut bien l’avouer. « Qu’à cela ne tienne, dit la belle-mère, vous viendrez chaque jour déjeuner chez moi, ainsi que faisait Denis naguère. » « Mais ma mère, vous n’avez pas de domestique ; nous ne pouvons vous imposer cette peine. » La mère eut ce coup d’œil de coin qui la rendait encore à cinquante ans si séduisante : « Ma chère Geneviève, vous n’avez donc pas encore compris quel beau remède vous apportez à mon inutilité ! » Les deux femmes se regardèrent avec un peu de mélancolie sur ce mot-là. Et le marché fut conclu entre elles, sans plus.

Ce ne furent plus les chatteries provençales ragaillardies par les épices odorantes qu’on leur servait désormais à ce déjeuner quotidien, mais des viandes ruisselantes de jus, des légumes doux et fades, que Mme Rousselière n’aimait pas, mais qui se trouvaient bonnes pour « l’enfant », seul objectif de ces trois-là. Il n’était entre eux que projets d’avenir, rêves, ambitions tournant autour de ce petit être que personne encore ne connaissait.

Un jour, la belle-mère eut l’audace de pousser le coup droit devant lequel, jusqu’ici, elle avait hésité.

— Mais enfin, Geneviève, qui l’élèvera, ce petit ?

— Moi-même, ma mère.

— Renoncez-vous donc à votre situation ?

À une question aussi peu fondée en raison, en possibilité et aussi vaine, Geneviève ne put répondre que par une ironie :

— Que dites-vous là, ma mère ? Mais ce serait plutôt l’occasion d’en prendre une seconde s’il était possible ; à l’heure où des charges nouvelles et redoutables surgissent, le moment serait mal choisi de tarir une telle source de revenus dans notre ménage.

Denis regardait sa femme et son visage exprimait une inquiétude aiguë. Sa mère avait lancé là un pavé que ses mains à lui avaient longtemps balancé sans oser le lâcher. Il n’en était pas très satisfait. Il prenait inconsciemment le parti de celle qui lui était plus que tout.

— Ma chère amie, se hâta-t-il de dire, vous devez faire confiance à Geneviève. Une femme comme elle est capable de mener de front deux missions, qui, après tout, peuvent se conjuguer. D’abord, au moment de la naissance, il lui est accordé un congé de trois mois. Trois mois pour se consacrer uniquement aux soins du bébé et pendant lesquels elle formera Ninette aux dits soins.

Geneviève devait savoir un gré bien tendre à son mari pour ce plaidoyer qui lui permit de continuer avec plus d’assurance :

— Ninette est au fond une bonne petite fille qui a déjà pouponné ses jeunes sœurs. Elle a dix-sept ans aujourd’hui. Je la suis de très près.

— Non, de très loin ! objecta la malicieuse belle-mère.

— Vous me comprenez fort bien. Je ne passe jamais un jour sans m’entretenir un peu avec elle. Je surveille ses loisirs, lui fais lire des livres que je choisis ; je lui donne des billets pour des cinémas capables de lui suggérer par l’image des idées saines. Enfin je m’efforce, en lui adoucissant le servage, de faire envers elle mon devoir de patronne tel que je le conçois et tel que je le lui expose, c’est-à-dire tendant à l’incorporer à la maison, un peu à la famille.

Denis vint à la rescousse :

— Et Ninette adore Geneviève, vous savez ! Figurez-vous que d’elle-même, cette pauvre gosse élevée dans un milieu terriblement misérable, a voulu spontanément, depuis qu’elle sait sa maîtresse un peu fatiguée, lui apporter son thé au lit le matin, avant le bureau. On ne l’en fera pas démordre. Ne trouvez-vous pas cela charmant ?

— Je trouve cela charmant mais n’excluant pas la légèreté d’une fille de dix-sept ans, qui aura des journées entières la responsabilité totale d’un petit enfant fragile dont l’organisme mystérieux soumettra de continuels problèmes à ses nourrices.

— Mais, ma mère, Ninette a dix fois plus d’expérience que moi en ce qui concerne les nourrissons. Songez donc, dans sa famille, il y eut quatre bébés après elle !

Il y a expérience et expérience, répliqua la mère de Denis. Mieux vaudrait un sage ennemi qu’un ami imprudent, quelquefois…

Le plus gêné des trois se trouvait être Denis, qui pensait comme sa mère et parlait comme sa femme. Là-dessus, dans le petit salon où s’étaient passées les bonnes et les mauvaises heures de son adolescence, de sa jeunesse, un peu amolli par la tiédeur du lieu, la douceur du divan sous la bibliothèque — celle où se pressaient dans le fauve chagrin de leur reliure, les œuvres de son père — il se mit à rêver en fumant sa dernière cigarette avant le bureau :

Geneviève avait décidé de démissionner pour se consacrer à sa maison. Les économies qu’elle réaliserait ainsi en surveillant l’inexpérience de Ninette, en choisissant un appartement plus petit, devaient vite compenser l’abandon de son traitement. Ce serait dans le même immeuble, face aux mêmes coteaux verdoyants, un logement un peu petit, un peu étriqué — mais quatre billets de moins par an, mon vieux Denis ! — qu’il avait un jour visité, comme ça, pour voir. Cela faisait plus resserré, plus intime que le grand parloir un peu vide, à l’air démeublé où ils se tenaient d’ordinaire. Dieu ! quel bien-être coulait en lui rien qu’à l’idée de ce petit coin de maison qui serait comme le sanctuaire de sa femme, la chapelle chérie de sa femme. Drôle d’impression que celle d’une ravissante hôtellerie — mais cependant d’une hôtellerie — qu’il ressentait dans le logis actuel quand ils y rentraient tous les deux, ignorants de ce qui s’y était passé en leur absence. Mais à l’idée d’un modeste appartement — trois ou quatre pièces comme chez les Charleman — où s’écoulerait la vie de sa femme, où c’est chez elle plutôt que chez lui qu’il viendrait communier avec sa présence à midi et le soir, il défaillait comme à la vision d’un paradis terrestre.

Et puis l’heure sonnerait où le petit enfant serait là. « Une sacrée sécurité, il faut l’avouer, pensait Denis, de le savoir sous la garde de sa mère ! » Et il revenait encore aux Charleman, à Denise aux cheveux de lin qui, elle, couverait son bébé, n’accepterait pas de le quitter deux heures, elle l’avait déclaré tout net un jour à Geneviève, cette petite Denise, cette gosse fragile qui défendait déjà l’enfant attendu contre des périls imaginaires. Sait-on tout ce qui peut fondre d’ailleurs au cours d’une longue journée sur ces petits êtres débiles et muets que guettent tant de maladies, d’accidents imprévus, de catastrophes sans proportion avec leur fragilité ? Est-ce que la mère ne devrait pas être toujours présente à monter la garde au seuil de leur jeune vie ? « Oui, je sais bien, se disait Denis assez cruellement, la jeune Ninette sera là pour monter la garde près de notre enfant … »

À cet instant, la voix de Geneviève qui avait achevé sa cigarette, le fit sursauter :

— Denis ! il est deux heures moins un quart ! Nous serons en retard au bureau !

À la suite d’une loi votée par le Parlement, il y eut une véritable lame de fond dans l’activité du Ministère pour le rajustement de l’ordre ancien à l’ordre nouveau. Une partie de la jurisprudence se trouvait de ce fait annulée. De tels événements dans les administrations sont faits pour accabler les tièdes et stimuler au contraire les zélés. Denis, qui n’avait pas de zèle et que sa conscience seule soutenait de justesse dans l’accomplissement de son devoir strict, peina sur les nouveaux textes, sur la rectification des manuels, sur les applications pratiques de la nouvelle loi. Mais dans le bureau voisin, Geneviève excitée par la difficulté, à l’aise dans un travail ardu qui lui permettait de produire ses capacités, anxieuse aussi de prouver à ses chefs que son état ne diminuait pas ses possibilités de travail donna là un des plus forts coups de collier de sa carrière. Elle voulait que l’on dît d’elle : « Ah ! ah ! cette Braspartz, ce n’est pas sa maternité qui l’empêchera de montrer sa mesure. Décidément, elle tient ses promesses ! » Enfin elle espérait secrètement que malgré son peu d’ancienneté au tableau, malgré le coefficient d’infériorité que pouvait lui créer son état aux yeux de ses chefs, elle forcerait les préjugés, les usages, les rivalités mêmes de certains de ces Messieurs et ainsi peut-être l’an prochain aurait-elle accès aux emplois supérieurs.

Certain soir de cet hiver-là, comme Charleman les accompagnait jusqu’au métro, il ne put retenir sa langue. C’était peut-être une indiscrétion, mais tant pis, la chose le démangeait trop, et puis il savait faire tant de plaisir à Mme Rousselière ! Car c’était d’elle qu’il s’agissait. Donc, l’après-midi, au cabinet de la Deuxième Direction, dans l’antichambre, au vol, sans le vouloir, il avait surpris les mots que le directeur disait sur elle, en confidence au chef de la jeune femme, en lui serrant les mains sur le pas de la porte. Mme Rousselière n’avait pas été nommée, mais les propos tenus ne pouvaient faire confusion : « Vous avez une personne de haute valeur, avait dit le directeur. » — « Oui, avait répondu le chef, dommage qu’elle attende un enfant. » — « Pensez-vous qu’elle abandonne ? » — « Nulle intention, je crois. Mais il y a le congé qui va nous en priver trois mois. Et puis après, à chaque dent du gosse, à chaque colique (oui il a dit cela le chef !) : absence motivée de la mère. » — « Vous êtes immoral, mon cher ami ; pour un petit citoyen de plus, on peut supporter quelque désarroi dans le service. » — « Vous avez raison, monsieur le Directeur ; mais ces femmes-là, quand elles ont l’étoffe dont était faite cette jeune fille, elles ne devraient passe marier ! » — « Vous êtes amusant, mon cher chef !… » Et au dire de Charleman, sur ces mots, le directeur avait congédié le patron de Mme Rousselière.

Elle était toute frémissante de plaisir. « Ah ! le directeur avait dit cela : « Vous avez là une personne de haute valeur ? » Et cette crainte qu’on avait maintenant en haut lieu de la perdre ! « Pensez-vous qu’elle abandonne ? » Ainsi, c’est à ce point qu’on tenait à elle ? Aux yeux de ses chefs elle paraissait nécessaire ! Après de telles phrases, tous les espoirs lui étaient permis. Elle sentit lui monter à la tête comme la chaleur d’un vin puissant. Sous son bras, le bras du cher mari orgueilleux d’elle, tremblait aussi. Elle ne se donnait pas deux ans pour arriver à ce titre de sous-chef qui dissimule sous la restriction de son adverbe une telle autorité dans un service. On dirait d’elle : « Ah ! ah ! cette grande Braspartz, sous-chef à son âge ! nous savions bien que c’était un as ! » Elle Jouissait ce soir de ce titre comme si elle l’avait déjà obtenu, pas fâchée de soupeser déjà le désappointement de certains de ses confrères masculins à qui elle couperait l’herbe sous le pied. Et elle se disait, en pensant à la modestie, à l’amour de son mari : « Cher Denis ! je le connais, lui sera bien plus flatté de mon avancement qu’il ne l’eût été du sien ! »

En effet, dès qu’ils eurent laissé chez lui Charleman, et se retrouvèrent seuls sur le boulevard, leurs deux visages d’un commun accord se tournèrent l’un vers l’autre et se sourirent victorieusement.

— Chérie ! dit Denis, comme je suis fier de toi ! C’est vrai, dans tout le Ministère il n’y a pas une femme qui te vienne au genou. Mais, dis-moi, lorsque tu atteindras aux emplois supérieurs, n’auras-tu pas honte d’un pauvre diable de rédacteur comme mari ?

— Oh ! Denis ! prononça Geneviève avec une sorte de piété, car elle éprouvait un malaise soudain de la fringale d’ambition à laquelle sans contrôle elle venait de s’abandonner ridiculement, je sais bien que par mille points tu me dépasses et que ton inaptitude à faire un parfait bureaucrate ne découle que des adorables supériorités de ton esprit rêveur, intuitif, universel, Tout t’intéresse. Moi, je dois sentir le vieux papier, la moisissure des registres, cette odeur des bureaux devenue mon atmosphère. Toi, enfant du poète, encore plein d’harmonies intérieures héritées de lui, sensible à toutes les petites beautés du monde, tu te prêtes par vertu à une besogne qui blesse toutes tes dispositions et tes goûts, dans laquelle tu ne peux introduire aucune de tes richesses personnelles, et où tu ne réussis qu’à force de volonté. Mais tu as la récompense, cher ami, doux ami, comme on dit dans mon pays ! Si je suis enviée, on t’aime partout.

— On m’aime parce qu’on ne me redoute pas, reprit le Provençal avec une pointe d’accent.

— On t’aime parce que tu charmes, tu le sais bien, Fils du Soleil !

— Et toi, alors, Fille de la Pluie, pourquoi t’aime-t-on ?

— Oh ! tout le monde ne m’aime pas ! remarqua

Geneviève. Mais tant pis !

IV

Depuis la veille, ils étaient trois dans la chambre dont la fenêtre s’ouvrait ce matin à un doux soleil levant de juin. Depuis la veille, un petit personnage avait pris possession de ce domaine conjugal réservé jusqu’ici aux deux êtres qui semblaient se réfléchir l’un l’autre comme dans une glace. Et le nouveau venu n’avait pas apporté le trouble dans la tranquillité, le tête-à-tête si étroit, si absolu du couple qui dormait là jusqu’ici dans une union parfaite. Tous trois respiraient avec aisance dans cet espace qui ne s’était pas élargi pour l’intrus. C’était un mystère. Rien n’avait changé entre eux et tout allait être transformé. Ils étaient bouleversés et une paix suprême accompagnait la révolution profonde de leur vie.

Depuis la veille où Geneviève était revenue de la clinique avec un beau garçon de cinq kilos, aux reins larges, aux yeux bleus comme ceux du grand-père de Concarneau, cette chambre un peu étroite aux meubles légers achetés en fabrique, s’était emplie de sérénité. Comme si l’union d’un mari et d’une femme devait être mieux équilibrée sur trois bases que sur deux. Cette impression de solidité, d’une sorte de trinité dans la dualité, Denis Rousselière ne l’avait pas communiquée à Geneviève, ni Geneviève à Denis ; ils ne se disaient pas grand’chose, mais souvent ils se penchaient tous deux sur le berceau pour regarder ensemble cette petite esquisse d’homme grimaçante et mystérieuse, et ils éprouvaient que leurs vies s’étaient élargies.

— Comme c’est petit ! murmurait Denis avec une sorte de commisération pour une fragilité si flagrante.

— Ça grandira ! répliquait Geneviève toute tournée déjà vers l’avenir de son fils.

Alors on se mit à préparer le baptême,

Geneviève et Denis n’étaient pas de ces chrétiens légers pour qui le baptême ne représente qu’une formalité d’usage courant. C’était avec toute leur intellectualité consciente qu’ils pratiquaient leur christianisme. Le jour venu, quand le prêtre — un ancien professeur de Denis à l’Institut catholique — s’adressant au parrain, le saint-cyrien frère de Geneviève, et à la marraine, Mme Rousselière, dont les mains tenaient ensemble le cierge à la longue flamme droite et symbolique, leur posa la question à laquelle ils devaient répondre pour l’enfant : « Que demandez-vous ? » et qu’ils prononcèrent ensemble : « La Foi », les parents comprirent qu’il s’agissait ici pour leur fils d’une : seconde naissance, surnaturelle celle-là, de la vie mystique qui s infusait en lui à ce moment pour l’éternité. Et ils pensèrent ensemble : « La Foi, bien suprême, communication de l’homme avec Dieu. Seule joie certaine ! »

— Je ferai tout, se dit Geneviève, pour que sa foi soit lumineuse, généreuse, impérieuse sur sa vie…

Puis, après la cérémonie, des amis se réunirent chez eux : les Charleman, quelques dames du bureau, un membre de l’Institut, ami du félibre Rousselière, la notairesse de l’étude dont le père de Geneviève était le principal. Tout ce monde, avec la famille, papillonnait dans le grand studio drapé des nappes ardentes d’un soleil de juillet. Le membre de l’Institut, ayant entraîné Denis vers la baie ouverte lui montrait les coteaux de Meudon qui, pris à revers par le déclin de l’astre, marquaient leur profil assombri sur l’or du ciel. Et comme il déclarait que Paris ressemblait à Rome pour sa ceinture de collines aux mouvements onduleux, le jeune mari entendait la notairesse demander à Geneviève derrière lui :

— Et vous le nourrissez, madame, ce bel enfant ?

— Mais non, madame, répondait-elle sur un ton de regret. J’ai une situation au Ministère qui m’ôte la liberté d’être nourrice.

— Dommage ! insistait cette femme du monde tenant à montrer de l’intérêt au jeune ménage. Vous en auriez fait une magnifique, bâtie comme vous l’êtes, chère madame ! Et le lait de la mère, cela fait toujours des enfants mieux portants, plus solides.

Geneviève aurait voulu lui coudre les lèvres, car elle voyait maintenant Denis se détourner un peu du membre de l’Institut pour prêter l’oreille aux propos de cette matrone mal inspirée. Or, Denis aurait été fou de joie qu’elle donnât son lait au bébé. Il semblait au jeune mari qu’elle eût été plus mère ainsi et que l’enfant eût été préservé d’un nourrissage douteux, peut-être funeste. Quelques Jours avant la naissance, encore, il l’avait suppliée :

— Chérie, si tu te décidais à abandonner les paperasses pour ce petit ? Voyons, est-ce que tu ne serais pas heureuse de l’allaiter toi-même, comme Denise Charleman sa fille ? Réfléchis bien. Il serait temps encore de demander ta mise en disponibilité. Tu serais préservée en demeurant ici de bien des alarmes, de bien des risques ; peut-être de bien des peines. Ta mère a nourri ses cinq enfants. Ils ont des santés de fer. Au bureau, J’ai entendu de jeunes mères, employées, échanger leurs confidences sur ce sujet, sur les inconvénients du biberon. Deux ont perdu leurs petits bébés.

— Ah ! ne dramatise donc pas ! avait répondu Geneviève. La médecine aujourd’hui n’est pas si enthousiaste que tu le crois du lait maternel. On ne peut le surveiller, le doser, le contrôler comme un nourrissage artificiel.

— Quand la mère se porte aussi bien que toi, que craindre ?

— On ne sait jamais… tandis qu’il vous est loisible d’analyser le lait de la crèmerie, de varier les farines nutritives à mesure que le nourrisson façonne son système digestif, comme aussi d’aseptiser les nourritures et leurs vases.

— Oui, quand c’est la mère qui surveille tout. Mais, songe donc, chérie, en ton absence.

— Tu reconnais toi-même que Ninette devient très attentive, très ponctuelle. Je la formerai moi-même à la manipulation des biberons. Pendant mes trois mois de congé, je lui ferai subir une ; sorte de probation. Tu ne réfléchis pas à cela, Denis ; tu es injuste, Tu m’en veux de garder ma situation, tu me diminues comme une mauvaise épouse, une mauvaise mère, alors que sans mes appointements je ne sais comment nous pourrions vivre, surtout compte tenu de cette nouvelle charge.

Et elle avait pleuré, elle si fière : de quoi il était demeuré bouleversé toute la nuit. Et voici qu’aujourd’hui, au milieu de cette réunion qui ne manquait pas d’un brin d’éclat et qui fêtait le petit être, le petit homme en promesse endormi ailleurs dans ses blanches fourrures, la question revenait sur le tapis du fait de cette femme riche, complètement inapte à comprendre les difficultés d’un jeune ménage modeste !

Par bonheur les tables roulantes du goûter arrivaient poussées par Ninette grave et digne et l’une de ses amies, toutes deux vêtues du demi-deuil coquet aux lisérés blancs des nurses. Le nourrissage du bébé fut à l’instant oublié pour la réfection des grandes personnes. Les quatre frères de Geneviève remplaçant les jeunes filles absentes firent gentiment les honneurs des petits fours. À ce moment Denis chercha quelqu’un des yeux. Il avait à la main une tasse de thé dont il semblait en peine. Presque aussitôt ses yeux s’arrêtèrent sur Denise Charleman bien modestement assise sur un tabouret à côté d’une ancienne collègue du bureau dont elle écoutait le bavardage et les potins. La maternité n’avait pas changé Denise. Elle gardait son air effarouché d’enfant timide et ses yeux de petite fille sous ses cheveux de lin. Toujours appliquée ici à être aimable, comme naguère au Ministère à copier correctement les circulaires ou la correspondance elle semblait à Rousselière comme l’image même de la douce sagesse féminine. Il se pencha pour lui offrir la tasse. Elle s’excusa presque de l’avoir dérangé. Mais il y avait un autre tabouret libre près d’elle. Il s’y assit, lui demandant des nouvelles de sa fille. Alors sur cette piste la timorée Denise partit à toute allure : « Songez donc, Rousselière, elle commence déjà à comprendre mille choses. Sa joie quand elle aperçoit sa baignoire ! Je vous jure qu’elle sent l’heure comme une grande personne, car dès qu’il est midi, elle commence à s’agiter en attendant l’arrivée de son père. Vous savez, je ne le dis qu’à vous car on me trouverait stupide, mais je suis certaine qu’elle sera assez intelligente.

Denis se sentait le cœur mordu d’un sentiment bizarre et trouble, à vrai dire indéfinissable. Il ne put s’empêcher de lui poser une question :

— Dites-moi, petite madame, vous n’avez jamais regretté votre vie de bureau, ni cette sorte d’indépendance à l’égard du mari que possède une femme qui gagne son pain par ses propres moyens ? Ni ces allées et venues qui font que, dès le matin, on prend contact avec le dehors, l’air vif, et la couleur des pensées du monde ? Ni les petites histoires du ministère, ni cette vie en commun avec trente ou quarante personnes qui s’aiment plus ou moins mais qui s’amusent les unes les autres réciproquement quoique en secret ? Dites, d’avoir laissé tout cela du jour au lendemain, cela ne vous a produit aucun effet ?

— Si, répondit Denise gravement ― et dans ces cas-là, cela pouvait prendre un air de sagesse profonde qui venait des chambres secrètes de son âme si ; cela m’a produit un effet merveilleux de délivrance. Pour nous, le bureau, ce n’est pas la vraie vie.

Et elle ajouta, car elle avait le doigté fin :

— À moins qu’on ne soit une femme de valeur comme Geneviève qui y trouve l’intérêt d’une carrière brillante.

— Carrière pour carrière, reprit Denis, il n’en était pas de plus belle pour elle que de rester à la maison pour élever notre petit garçon, comme vous, vous élevez votre fille à qui vous consacrez tous les instants de votre journée.

— Vous voyez bien que je l’ai abandonnée aujourd’hui où je l’ai amenée chez maman, qui a gémi, d’ailleurs, car elle se souvient du temps où il y avait à la maison de jeunes spécialistes venues de Suisse pour nous élever…

— Vous êtes gentille, de panser ma blessure comme vous pouvez. Oui, je ne vous cache pas que j’ai passionnément désiré que ma femme fît comme vous et nourrît, et ne quittât jamais notre enfant. Mais vous la connaissez !…

— Oui, je la connais, et je trouve que vous êtes bien injuste envers votre beau destin d’avoir une telle compagne, si noble, si remarquable, si comblée de dons et de vous plaindre encore parce que celle que personne ne peut s’empêcher d’aimer et d’admirer, n’est pas la nourrice de votre bébé ni la servante de vos quatre volontés à la maison !

Elle parlait d’un petit air sec, emprunté on ne sait où, pour la circonstance. Rousselière trouvait que cet air lui allait si mal, qu’il éclata de rire.

— Vous paraissez bien vous amuser, mon cher ami !

Il leva la tête. C’était sa mère qui, tout en croquant un gâteau, l’avait rejoint dans le coin où il était allé trouver Denise, — elle-même venant d’échapper au membre de l’Institut. Denis ne tenait pas expressément à ce que Mme Rousselière connût de quoi il s’entretenait avec Denise. Il avait dit, là, à Denise, des choses qu’il n’aurait confiées à personne, sa mère la dernière. Ce fut Denise qui, avec son esprit de finesse, sauva la situation ;

— Nous parlions de deux personnages des plus intéressants, madame : nos enfants !

Mais Rousselière qui ne pouvait jamais échapper à l’œil moqueur et tendre de sa mère, craignait une investigation un peu plus poussée. À point nommé pour le tirer d’affaire, un grand remous se produisit dans la pièce, le : brouhaha des conversations animées par le champagne s’arrêta soudain : une porte s’était ouverte et avec une sorte de majesté touchante Ninette entrait portant le poupon enculotté de laine neigeuse. À la vue de son fils, Geneviève qui riait avec des amis du bureau, se leva instinctivement et vint à sa rencontre comme à celle d’un petit souverain : un réflexe. Elle n’était pas encore habituée à la joie de posséder ce petit être. Elle se sentait comme grisée de sa toute jeune maternité. Mais elle voyait à son enfant un petit visage encore informe et souvent grimaçant dont elle avait un peu pitié, dont elle éprouvait le besoin de s’excuser. « Oh ! disait-elle, comme des dames se penchaient sur lui avec beaucoup de politesse, il n’est pas encore bien joli, mon pauvre petit, mais j’espère qu’il embellira. » Et les dames se récriaient.

Ce fut aussi une sorte d’apothéose pour la jeune Ninette qui revêtait ce jour-là un personnage nouveau, et d’importance, et pénétrait en même temps dans des sphères inconnues dont le cinéma seul lui avait donné jusqu’ici des aperçus féeriques. Au surplus, elle-même y jouait un rôle. Le taudis maternel était loin ! Cependant, naguère, autour d’un poêle au coke qui ronflait éperdument mais perdait ses cendres au milieu de la pièce, elle y avait pouponné ses petits frères dès huit ans, dès sept ans. Elle en avait gardé des gestes précis et adorables, avec ce petit coup de l’épaule pour soulever la tête du bébé que toutes les jeunes mères connaissent bien.

Vous avez une jeune nurse charmante ! disaient les dames à Geneviève.

— Oh ! c’est une simple petite bonne à tout faire, rectifiait-elle, dans son horreur du bluff, mais elle est fort gentille et fait bien tout ce à quoi elle s’applique.

Maintenant Ninette se gendarmait avec une grande dignité contre les quatre frères Braspartz très excités qui voulaient lui arracher des bras leur neveu. Et la fumée des cigarettes blondes se répandait dans le studio, formant un nuage mouvant qui, une fois dessiné, s’échappait vers la baie ensoleillée et voilait un instant d’une gaze les collines assombries déjà. Mais les jours étaient si lents à décroître en ces mois caniculaires, — que personne ne s’apercevait du déclin de celui-ci. On s’attardait. On trouvait les jeunes Rousselière exquis. Geneviève, avec sa réserve bretonne mais cette supériorité intellectuelle qui s’affirmait sans qu’elle le sût, avait ravi son monde. Denis, lui, avait distribué à chacun un peu d’esprit et le sourire de ses yeux luisants. Il était huit heures que les bavardages sévissaient encore dans le salon du jeune ménage. La notairesse donna le signal du départ. Ensuite ce fut la dislocation bruyante, de longs adieux. Quand Denise Charleman serra la main de Rousselière, ils échangèrent dans un regard quelque chose de subtil et de grave. Denis murmura :

— Au revoir, Notre-Dame du Bon-Conseil !

Les mois de congé de Geneviève s’écoulaient bien vite. Août fut passé par le jeune ménage dans une délicieuse auberge de la baie de Douarnenez. Le petit Pierre — à qui l’on avait donné le prénom du félibre Rousselière, tué glorieusement à l’offensive de Champagne quand son fils avait quinze ans — passait une partie de ses jours étendu sur le sable si fin et si doux de la « Lieue de Grève ». Jamais Denis n’avait tant chéri Geneviève qu’en cette seconde année de ménage où le premier tumulte un peu orageux de son bonheur s’étant apaisé, il en prenait conscience davantage, admirant sa femme avec plus de calme et, pour ainsi dire, de sang-froid. Son amour pénétrait son être entier, ses pensées, le rythme même de sa vie. Et il comprenait aujourd’hui cette expression : « Respirer pour quelqu’un. » Lorsqu’ils étaient tous trois devant la mer monotone et que Denis sentait à son flanc ce petit enfant qui serait un jour un homme plein de force, lui devant sa vie, il pensait, ivre de joie, à cette succession de jours heureux qu’ils passeraient, sa femme et lui, à faire un être noble et fier de cette chère larve, inconsciente aujourd’hui, Parfois son émotion était si grande alors en regardant Geneviève, son associée dans cette belle existence, qu’il ne pouvait que murmurer : « Ma femme ! Ma femme ! » Ensuite il était comme honteux des puérilités de sa tendresse :

— Tu ne me trouves pas ridicule, dis ?

Et Geneviève souriant avec sa réserve ordinaire à ces élans exubérants du Provençal, murmurait :

— Ne t’excuse pas, chéri. C’est comme cela que je t’aime moi aussi ; mais moi, je ne sais pas si bien te le faire sentir.

Devant la fuite des jours, ils avaient la même impression qu’on éprouvait jadis devant les sabliers du vieux temps, où il semble toujours que le sable, trop uni et trop lisse, glisse plus vite que de raison.

Après ce mois à la mer pendant lequel ils ne s’étaient guère écartés de leur hôtel ni de la grève, les semaines qu’ils passèrent à la maison où le congé de Geneviève lui permettait encore de demeurer, parurent s’écouler avec plus de rapidité encore. La vie rêvée par Denis se réalisait alors d’une façon provisoire mais bien douce. Il lui semblait qu’il y avait quelque chose d’éternel, de biblique, de nécessaire dans ces deux courses au foyer qu’il faisait chaque jour. Et cependant il n’avait plus comme naguère Geneviève à son bras. Mais c’est vers elle qu’il se hâtait. Le désir de la retrouver à la maison lui paraissait plus délicieux que de l’entraîner à travers les rues boueuses ou les couloirs du métro. Et quoi de plus précieux que ces instants bien rapides, c’est vrai, — quelques secondes — où il sonnait sur leur seuil, où il entendait son pas glissant et tranquille arriver par l’antichambre, le frôlement de ses doigts sur la porte, et où il éprouvait au cœur une si tendre langueur en imaginant d’avance la forme chérie qui allait apparaître ?…

Et cette image apparaissait. Elle l’enlaçait de ses : bras. Et il prononçait la vieille phrase classique et éternelle de l’homme qui rentre chez lui : « Le repas est-il prêt ? »

Présentement, Rousselière connaissait de nouveau la tranquillité de ces repas pris chez lui, dans leur petite salle à manger dont les dimensions avaient été sacrifiées à celle du salon. Geneviève n’était plus pressée, ni essoufflée comme naguère chez sa belle-mère en dépliant sa serviette au déjeuner. C’était un moment de détente absolue. « Un petit moment éternel », disait-il en riant.

Pour sa femme, ces circonstances jouaient bien différemment et, à vrai dire, la désorientaient. Elle ne savait pas s’occuper à la maison. Ninette, avec une prestesse de jeune chat, escamotait le ménage, soignait le petit Pierre et, retrouvant les gestes quelle avait connus près de ses petits frères au maillot, le faisait virevolter sur ses genoux d’un tournemain pour le laver ou le langer. Geneviève disait à son mari : « C’est Ninette qui me donne des leçons. Je n’ai rien à lui apprendre ! »

Quelle force un tel propos donnait-il à ses théories sur l’élevage et le nourrissage d’un enfant qui, d’après elle, peuvent être confiés à une étrangère éprouvée, tandis que la mère reste libre de pourvoir avec son mari aux besoins du ménage !

Mais, de ce fait même elle se sentait désœuvrée. Le temps qui lui était concédé soudain avec trop d’abondance paraissait entre ses mains une valeur inutilisable pour cause de profusion. Elle n’en savait que faire, n’aimant ni courir les magasins, ni faire des visites. Elle montait souvent rue du Mont-Cenis, mais n’y trouvait que Mme Braspartz affairée à sa cuisine — les frères vaquant à leurs études — et trop absorbée par ses sauces ou ses entremets pour suivre une conversation intime. Parfois c’était chez sa belle-mère qu’elle allait bavarder. Elle trouvait pleine d’esprit la veuve du félibre. Malheureusement cette femme aimait trop Denis. Nous détestons ceux qui croient aimer plus que nous ceux que nous aimons, bien que nous estimions que là-dessus ils se trompent. Et Geneviève, qui cependant s’en défendait devant sa propre conscience, était jalouse de Mme Rousselière. Après une courte visite, elle rentrait par les chemins les plus longs.

Au fond, elle s’ennuyait du Ministère…

Alors elle se reprocha de ne pas s’intéresser davantage à Ninette. Plus maternelle qu’elle ne le croyait elle-même, Geneviève se sentait une secrète tendresse pour cette enfant de dix-sept ans à la vie remplie de si lourds devoirs. Si Ninette éprouvait parfois de grosses bouffées de rancune contre celle qu’elle appelait avec humeur souvent « la patronne », disant qu’elle l’accablait de travail « comme on charge un âne », c’est-à-dire tant qu’il peut résister — ce qui était faux, car c’est Ninette qui s’emparait en quelque sorte des besognes comme d’une conquête, — il était des heures où une douceur pénétrait son cœur enfantin auprès de cette belle jeune femme si douce pour elle, Un jour, se défaisant d’une lourde chape de sauvagerie qui l’étouffait, elle avait pu, dans un élan, proférer ces mots : « J’aime bien Madame ! » Geneviève en avait eu les larmes aux yeux. « Moi aussi, Ninette, avait-elle répondu, je vous aime bien, et même beaucoup plus que vous ne le croyez. » La rudesse de l’une, la pudeur, la concision de l’autre avaient empêché qu’elles n’en disent plus long sur cette délicate et discrète amitié entre maîtresse et servante. Mais il y avait entre elles désormais une entente réciproque à laquelle ne portaient atteinte ni d’un côté les instinctives rancœurs de la servitude, ni de l’autre, l’instinctive exigence de celui qui commande.

Et puis, il y avait entre elles l’enfant. Geneviève savait gré à Ninette de ses soins si méticuleux pour le petit Pierre. Ninette était fière de la confiance qu’on lui montrait.

Il est tout de même beau, notre garçon ! s’était-elle écriée un jour en l’élevant au bout de ses bras grêles devant « Madame ».

Geneviève éprouvait beaucoup d’émotion à toutes ces gentillesses de la petite fille du peuple.

— Vraiment, disait-elle à son mari, c’est une créature de bonne volonté. Je vais pouvoir compter sur son cœur pour faire son devoir auprès de Bébé lorsque je ne serai plus à la maison. Je ne parle pas de son intelligence, car son intelligence, sans la sensibilité que je sens en elle ne serait rien. Néanmoins, c’est quelque chose qu’elle sache pourquoi, près de l’enfant, elle obéit à telle ou telle prescription.

— Femme chérie, disait Rousselière, tu sais bien que je t’admire en tout. J’ai connu des semaines bien douces pendant cette période que tu as passée chez nous. Maintenant, nous allons reprendre bras dessus, bras dessous nos courses quotidiennes. Ce sera bon encore, j’en suis sûr. Faisons confiance à la vie qui va recommencer bientôt.

Geneviève ne lui avoua pas que, jusqu’à ce moment-là, elle comptait les jours…

Il y eut fête au bureau le matin où du bout de la longue pièce claire on la vit apparaître, embellie par sa maternité, radieuse de la petite ovation discrète qu’on lui faisait ; le chef qui se trouvait là, d’aventure, récita un laïus préparé à loisir où il s’empêtra légèrement, souhaitant que la « petite fille » qui réjouissait maintenant le foyer des Rousselière, ressemblât à sa mère, — pendant que les dactylos espiègles ne pouvaient s’empêcher de lui souffler : « C’est un garçon ! C’est un garçon ! » Mais Geneviève ne considérant que l’intention du patron, répondit sans relever l’erreur que, après ce long repos, elle était heureuse de retrouver sa place dans cette grande salle de travail où elle avait hâte de rattraper le temps perdu.

Nul ne pouvait savoir à quel point c’était vrai !

Ses rêves faits lors des vacances, lorsqu’elle entrevoyait de belles perspectives administratives, n’étaient rien à côté du désir d’avancement qui la prenait ici à se voir encadrée de deux femmes sous-chefs à côté desquelles peut-être marquerait-elle le pas pendant des années, comme Mme Duval la mère des jumelles.

— À propos, ne put-elle s’empêcher de demander à sa voisine, que devient Mme Duval, du quatrième bureau ?

— Ne m’en parlez pas, ma chère ! Ses deux jumelles ont eu la diphtérie. On ne la voit plus depuis un mois. Ses collègues grognent en se partageant le travail. Elle n’a pas de chance !

— La pauvre Duval ! soupira Geneviève.

Mais cette fois c’était à la diphtérie qu’elle pensait…

Elle attendait du travail. Elle avait une hâte fébrile d’écrire toutes les lettres qui avaient pu rester en souffrance, de rédiger toutes les notes qui devaient partir pour les Préfectures, de constituer tous les dossiers attendus par les autres Directions. Une vraie fringale de travail. Parfois le nom affreux de diphtérie venait zébrer devant elle les ténèbres de l’avenir… Si son petit chéri, un jour… Allons ! Pourquoi penser une telle chose ! Il s’agissait uniquement aujourd’hui de faire oublier à ses chefs sa carence de trois mois, de leur montrer que sa maternité n’ôterait rien à son pouvoir de travail, ce pouvoir qui lui était reconnu et dont elle était si fière jusqu’ici.

Ses désirs furent vite comblés.

À peine installée, le chef la fit appeler. Il y avait à ce moment au bureau une affaire assez embrouillée de dossiers envoyés à telle et telle Préfecture du Sud-Ouest. Des erreurs grossières avaient été commises dans le classement des pièces de sorte que des documents essentiels avaient été non pas perdus, mais interchangés ; un imbroglio. « Au fond, madame, une chose bête comme chou, disait le patron, mais qui se présente mal et qu’il faut éclaircir. Nous savions que vous alliez bientôt revenir, de sorte que nous vous avons attendue pour la régler, convaincus que votre esprit clair aura vite fait de démêler les erreurs imputables à quelques esprits distraits d’ici et de rétablir l’ordre. »

À vrai dire, pour Geneviève, il s’agissait de ce qu’on appelle en style bureaucratique une « tuile ». Son chef, en échange de cette corvée, lui devait bien l’onction de quelques compliments. Mais une telle aménité ne trompait pas. Le chef qui n’était rien moins qu’un flatteur lui avait dit : « Votre esprit clair aura vite fait de débrouiller les affaires des autres. » Ainsi, il l’avait mise à part. Elle tenait ici aux yeux de ses supérieurs une place exceptionnelle. Cela pouvait bien s’acheter par quelque corvée glorieuse. Quel gage pour son avenir !

Au déjeuner, chez la mère de Denis qui allait recommencer d’héberger ses enfants au repas de midi, il ne fut question que de cette histoire de pièces administratives égarées comme des moutons dans des bergeries qui n’étaient pas les leurs. Denis ne fut pas fâché de répéter devant sa mère la phrase du chef de Geneviève : « Votre esprit clair aura vite fait de démêler les erreurs commises. »

Votre femme finira ministre, mon cher ami ! repartit sa mère, sans qu’on sût ce qu’elle cachait sous le sourire de ses yeux énigmatiques.

— Je ne vise pas si haut, ma mère, reprit la jeune femme, mais j’avoue que j’espère bien ne pas moisir comme rédacteur.

— Bah ! riposta la veuve du félibre en regardant son fils, on peut être rédacteur toute sa vie et ne pas sentir le moisi.

Geneviève trouvait sa belle-mère charmante. Mais elle était trop amoureuse de Denis pour ne pas sonder souvent le passé de ces deux êtres qui s’étaient adorés trente ans sans qu’elle les connût. Elle ne parviendrait jamais elle le savait bien — à cette harmonie secrète avec Denis que possédaient leurs deux esprits réglés au même diapason. Elle savait aussi qu’il ne se pouvait qu’ils ne fussent souvent du même avis contre elle. Mais Geneviève se flattait de ne s’abandonner jamais à rien d’instinctif. Et quand une parole de sa belle-mère la piquait au passage, comme une guêpe, elle se secouait en pensant : « Ah ! j’en ferai autant pour la femme de mon fils, plus tard… » Et là-dessus s’efforçait à une amabilité visible. Ainsi aujourd’hui ne quitta-t-elle pas Mme Rousselière sans lui dire :

— … Et j’espère bien, ma mère, qu’en notre absence, vous ne vous priverez pas d’aller chez nous pour jouir un peu de Bébé. Tous les jours, si cela vous chante, après sa sortie et le biberon de 4 heures. Ce sera une sécurité de plus pour moi.

Ce jour-là, Denis, qui, avec son esprit de finesse, devinait tout ce qui se passait chez sa femme, n’attendit pas d’être dans la rue pour lui dire, dès l’escalier :

— Chérie, comme tu es gentille avec maman. Merci !

La monotonie de leur vie reprit les déjeuners chez Mme Rousselière à proximité de leur bureau, le retour chez eux à la nuit. C’était l’hiver ; le métro suffocant les jetait sur la place glaciale balayée des courants d’air de la Seine et du Bois. Ils s’engouffraient tout frissonnants dans l’ascenseur, anxieux de retrouver là-haut leur petit homme. Celui-ci avait assez de connaissance maintenant pour les accueillir avec des transports de joie. Mais le temps que l’appareil grimpât les sept étages, ces parents tremblaient toujours que depuis le matin quelque accident, quelque malaise n’eût fondu sur leur cher trésor. Dieu merci, non ! Rien de tragique ne s’était produit. Le petit Pierre prenait régulièrement son poids normal. Il avait bon appétit, digérait bien, ressemblait de plus en plus à son grand-père Braspartz. Et c’était à Denis qu’il tendait les bras pour qu’on le fît sauter en l’air.

— Il est baigné, tout prêt pour être mis dans son berceau, disait souvent Ninette triomphante.

Geneviève pinçait involontairement les lèvres. Elle aurait aimé donner tout au moins le bain à son fils. Elle connaissait une avidité secrète de caresser de ses mains ce petit corps tout nu, d’apprécier sa croissance, d’entendre son rire et ses légers cris de plaisir dans l’eau. Mais tant de soins dévoués de la part de Ninette au long du jour, une telle assiduité auprès de l’enfant, l’austérité même de sa vie recluse, cloîtrée avec son nourrisson — mise à part la promenade bien sévère au Bois où elle poussait la voiture dans les contre-allées boueuses — tout cela méritait bien une récompense ; et la mère savait que la jeune servante aussi trouvait un plaisir puéril dans cette baignade du bébé,

— Ninette est vraiment parfaite, convenait Denis avec elle.

Bébé fit bientôt ses dents et en souffrit. Mâcher son poing ne le calmait plus. Ninette, agile comme un chat, s’emparait de lui quand il criait et, virevoltant avec lui dans une sorte de valse, étourdissait son mal. Lorsque la crise se produisait le soir et que Geneviève se trouvait présente, c’était elle qui le prenait et le dodelinait à sa manière. Mais elle n’obtenait aucun résultat. Un jour où la rage fut plus violente, Geneviève qui ne parvenait pas à l’apaiser, au grand énervement de son mari, vit arriver de la cuisine, en coup de vent, Ninette alarmée. Et la petite servante, emportée par son instinct et comme indignée qu’on eût empiété sur ses prérogatives, se précipita sur l’enfant qu’elle arracha à sa mère.

— Que Madame me le donne, dit-elle après coup. J’ai l’habitude.

Geneviève n’avait pas plus tôt enduré cette sorte de violence et entendu cette phrase qu’instinctivement ses yeux se portèrent sur le mari aux réflexes rapides qui déjà avait changé de visage. Elle craignait qu’il ne s’emportât contre Ninette, ne lui fît une scène, car elle lui connaissait le sang vif. Il dit seulement avec une colère contenue :

— Ninette, rendez le petit à Madame.

Ninette obéit mais, servante gâtée, s’en retourna vers la cuisine en claquant la porte.

Le mari et la femme demeurèrent l’un devant l’autre, avec, entre eux deux, ce bébé qui continuait sa scène. Au bout de longues minutes où Denis supportait mal le raclement de scie qu’était sur ses nerfs ce cri monotone à deux temps de l’enfant qui se plaint, il dit froidement à Geneviève :

— Sonne donc la bonne pour qu’elle le reprenne. Tu vois bien qu’il n’a aucune habitude de tes soins. Il te connaît à peine. Sa vraie mère, c’est Ninette. Cela ne fait pas de doute. Ne comprends-tu pas que s’il pouvait parler, il te dirait : « Je ne sais pas qui vous êtes. Une visiteuse de passage, une personne qui voudrait me plaire mais qui n’a aucune idée de mes besoins, de mes habitudes. Seule Ninette m’est nécessaire. Quand je pleure, elle a les secrets qui me calment, les gestes que J’aime, les chansons qui m’endorment. C’est Ninette qu’il me faut, et non pas vous, l’étrangère… »

Jamais, depuis que ces deux êtres vivaient côte à côte, également plongés l’un et l’autre dans une mutuelle contemplation amoureuse, de tels propos n’avaient été lancés entre eux. Geneviève était encore plus atterrée que blessée de les trouver sur les lèvres d’un mari si épris.

— Oh ! Denis ! murmura-t-elle tremblante, je ne t’aurais pas cru capable de tant de méchanceté envers mol !

— Je ne suis pas méchant. Je suis lucide. Tout à coup, le voile de ma résignation se déchire. Je réalise que le fait tant redouté par moi S’est accompli. Notre enfant appartient à notre domestique. Toutes les concessions je les ai consenties ; toutes tes combinaisons tentées pour allier tant bien que mal ta vie extérieure et ta vie de mère, j’y ai souscrit docilement ; le résultat éclate ce soir : tu es la première venue pour ce petit être ; et je me demande comment tu ne sens pas naître au fond de toi-même une jalousie incoercible contre l’autre femme qui te l’a pris.

Je prétends faire plus pour mon fils en améliorant ma situation au bureau, en lui préparant une jeunesse large et aisée qu’en sacrifiant, pour obtenir ses sourires et ses faveurs à sept mois, à un an, le mode de vie fécond que mes appointements me permettront de lui assurer un jour. Il m’en remerciera à dix-huit ans, et tu conviendras peut-être ce jour-là que seule j’avais raison. Et comme le bruit de leurs voix qui s’étaient élevées à leur insu avait calmé le petit Pierre, lequel avait saisi son pouce et s’endormait dans le creux du bras maternel, Denis, moins âprement, continuait :

Il est autre chose dans l’existence que l’argent, et dans l’épanouissement de l’être humain que l’intensité spéciale apportée d’aventure par l’argent. Il m’importe peu qu’à dix-huit ans mon fils puisse s’offrir sa petite voiture-qu’il ne devra d’ailleurs qu’au travail de sa mère, aussi bien que les sports d’hiver et la fréquentation des théâtres riches… Mais j’ai rêvé qu’il ait une âme subtile, pure et fière : une vie ardente composée atome par atome de tous les éléments féconds que nous y aurons déposés par notre patient désir de perfection pour ce jeune être. Ces éléments impondérables, qui finissent par constituer la dignité humaine chez un enfant, c’est presque inconsciemment qu’entraînés par leur bonne volonté les parents les lui offrent au long cours des jours. C’est leur attitude même d’éducateurs qui exerce cette fonction chez eux. Et quand je dis les parents, je me trompe, car c’est de la mère surtout que je veux parler. C’est elle qui continue l’âme après qu’elle a fini de former le corps. Je sais bien ce que je dois à ma mère ma plus chère amie, comme je l’appelle. On blague un peu les hommes élevés par une femme. Je ne me sens pas particulièrement efféminé et je n’ai pas d’ordinaire la tremblotte. Mais ce que je sais bien, c’est que les types que je connais et qui n’ont pas eu de mère attentive à leur enfance, à leur adolescence, au développement de leur vie intérieure manquent toujours plus ou moins de cette vie qui met quelque chose de mystérieux, de secret, d’illimité dans notre âme.

Geneviève avait une grosse envie de pleurer. Mais bien trop fière pour s’y abandonner, elle cherchait à pousser une pointe elle aussi, ce qu’elle ne pouvait jusqu’ici, entre les propos trop serrés et trop rapides de Denis.

— Comme tu es bien du Midi ! finit-elle par dire. Comme tu dramatises aisément ! Pour une rage de dents de Bébé, il te paraît qu’il renie sa mère ! Qu’il se plaise aux jeux enfantins de Ninette, je te le concède ; mais, vois avec quelle confiance il s’est calmé et endormi dans mes bras. Je sais bien, entre Ninette et moi, laquelle il préférera toujours. Tes rêves concernant son éducation sont exactement les miens. Je n’ai pas abandonné mon fils. Il me semble que tu aurais pu me faire crédit sur ce point et compter sur moi pour placer notre enfant au premier rang de mes préoccupations.

Ce fut le premier conflit vraiment regrettable qu’il y eut entre eux. Pendant plusieurs jours, sans mots amers, sans discorde violente, sans cris, ils se gardèrent rancune. Avec une angoisse que leur orgueil se refusait à reconnaître, chacun sentit l’amour diminuer dans le cœur de l’autre. C’était une menace affreuse. Leurs allées et venues répétées entre la maison et le bureau se faisaient en silence ou attristées par des propos d’une banalité navrante qui surprenait entre de tels êtres. Denis, qui s’était montré le plus blessant, se sentait le plus mortifié, donc souffrait davantage. Moins apte que Geneviève à porter sans secours une peine intérieure, il aurait voulu pouvoir confier à quelqu’un ce qu’il endurait. Mais la matière était trop délicate, et la dernière personne près de laquelle il eût pu s’en ouvrir était sa mère. Tout, au contraire, pour que cet esprit si clairvoyant et si caustique à l’occasion, ignorât les profondes déficiences qu’il reprochait à sa femme !

Bien souvent alors sa pensée se portait avec une certaine douceur vers le ménage ami, les Charleman qui donnaient le spectacle d’une idylle calme et fraîche comme un paysage virgilien. Il lui semblait que prendre contact avec ces jeunes époux l’apaiserait, le rassérénerait, lui redonnerait l’équilibre perdu. Mais Geneviève ne se plaisait pas spécialement dans leur compagnie. Elle trouvait Denise « insignifiante » ; Jean, trop ouvertement amoureux de cette Ophélie silencieuse. Elle disait carrément : « Ils sont un peu ennuyeux. »

Le dimanche suivant, néanmoins, comme ils avaient déjeuné chez les Braspartz, à Montmartre avec le petit Pierre, dans le joyeux tumulte familial et l’abondance verbale des garçons qui ne tarissaient pas, Rousselière émit, un peu hésitant, la proposition qui le démangeait :

— Chérie, si nous allions voir les Charleman pour leur montrer Bébé ?

— Oh ! dit Geneviève réticente, c’est bien loin avec l’enfant.

Et elle ajouta :

— Tu pourrais y aller seul et je rentrerais avec Ninette.

Le mari accepta. Il trouvait même que c’était bien ainsi. Sa femme et celle de son ami lui paraissaient si différentes que, à l’image de certaines œuvres d’art qui se nuisent l’une l’autre dès qu’on les rapproche, elles aussi semblaient perdre un peu de leur valeur propre à se trouver ensemble.

Un taxi, et il fut boulevard des Invalides, dans l’appartement aux boiseries blanches où le jour était si doucement clair.

— Oh ! pourquoi Geneviève n’est-elle pas venue ? s’écria Denise, désappointée.

Rousselière, en excusant sa femme, éprouvait un inconscient plaisir à contempler ce calme enfantin de Denise. Aucune gravité dans sa sagesse. Rien d’une femme supérieure. Et cependant il y avait de la lumière dans toutes ses pensées. Comme Denis imputait l’absence de Geneviève aux comptes du ménage qu’elle ne pouvait réviser que le dimanche, elle lui dit :

— Vous savez, elle est admirable, cette créature-là ! Je n’en ai jamais rencontré de si complète. Vous autres hommes vous ne pouvez réaliser comme moi les tours de force qu’elle accomplit pour tenir sa maison comme elle le fait, tout en donnant au bureau un effort qui étonne les gens. Oui, oui, mon cher ; elle étonne les gens. Mon mari m’a raconté tout au long cette histoire des dossiers emmêlés et partis dans ce désordre ! C’était, paraît-il, plus obscur encore qu’on ne croyait du fait qu’il n’y avait pas qu’une seule préfecture intéressée…

— En effet, acquiesça Denis, des pièces avaient été glissées dans une chemise concernant un autre département voisin. Je me demande quel est l’idiot…

— Où l’idiote, plaisanta Denise.

— Ou le mal intentionné ? ajouta Rousselière.

Et tous les trois, replongés pour un instant dans cette atmosphère bureaucratique, s’amusèrent à bon marché de l’épisode qui ne valait que pour des êtres dont il illustrait le milieu véritable.

— Il n’empêche, conclut Denise, qu’en six semaines de correspondances incessantes, Geneviève seule a pu rassembler toutes les pièces éparses et reconstituer le dossier en bon ordre. on mari me l’a raconté. Quelle clarté d’esprit ! Quelle méthode ! Et dire qu’elle cumule avec des tâches pareilles la tenue de sa maison et l’élevage du bébé ! Je l’admire, moi, mon cher, qui perds pied si souvent pour diriger notre intérieur si petit !

— Oh ! à la maison, objecta Denis, la jeune bonne fait tout… Très capable d’ailleurs.

— Vous dites cela parce que vous êtes un homme et que vous n’y connaissez rien. Moi je sais bien qu’avant de partir le matin, votre femme a tout prévu, tout combiné, tout ordonné : que la petite servante suit des prescriptions toutes tracées comme un rail devant elle ; que Geneviève en rentrant se fait rendre des comptes de la journée, et vous voyez bien que son dimanche encore elle l’emploie à des vérifications. Elle n’est peut-être pas le bras qui agit, mais elle reste la pensée qui dirige. Elle tient bon le gouvernail. Tout votre petit navire demeure entre ses mains quoi que vous disiez. Sur ce, vous allez me permettre d’aller faire un peu de thé…

Elle se leva, encore enfantine sous la mousse lumineuse de ses cheveux et les deux amis demeurèrent tête-à-tête. Denise en s’en allant avait laissé comme un fluide mystérieux et touchant.

— Quel être adorable que ta femme ! prononça Denis après quelques secondes de silence.

— Ah ! tu ne sais pas, mon vieux ! Il faut vivre à ses côtés, il faut suivre toutes les diversités. indiscernables de son âme pour apprécier le cycle et comme la gamme de ses perfections. Je cherche… je cherche… J’en suis encore à lui trouver un défaut !

Une ombre de tristesse passa sur le visage de Denis. Un sentiment sans beauté naissant dans le tréfonds de son être. Il faisait, malgré sa conscience mécontente, un parallèle entre Denise et Geneviève. Il se savait commettre une trahison subtile contre Geneviève, mais rien, aucune forme de scrupule, aucune voix divine au fond de lui-même ne pouvait l’empêcher de formuler cette pensée dans laquelle il y avait — il le savait — un petit sacrilège :

— Charleman est plus heureux que moi !

Ce ne furent que des instants bien brefs, l’espace d’un éclair. Mais devant l’image soudain apparue de sa femme loyale, de sa femme si pure qu’aucune idée de ce genre, il en était sûr, n’aurait su attaquer, il eut honte de lui-même et frémit intérieurement.

Et comme un homme qui se prendrait à bras-le-corps pour se remettre de force dans la voie droite

il prononça tout haut :

— Moi, vieux Charleman, je vais te dire, j’ai épousé une femme formidable. Elle n’a pas l’exquise bonté, le dévouement incessant, absolu de Denise. Je le sais bien. Je le sais bien. Je crois qu’elle pourra me faire souffrir quelquefois parce que sur quelques points elle est entière, rebelle même, absolue, sans les petites subtilités de Denise. Mais c’est une âme loyale, si grande dans son amour, si noble dans sa vie, si haute dans ses pensées que je l’adore ainsi.

Et il répéta deux fois ce : « Je l’adore » parce que c’était vrai, et qu’il ne fallait pas déconsidérer son amour, pire même, avoir l’air de le renier devant Charleman.

— Oh ! se hâta de reprendre modestement Jean Charleman, je ne ferai jamais aucune comparaison entre ma pauvre petite Denise si puérile, si simplette dans son bon sens, et Mme Rousselière qui est un cerveau, une force morale, une sensibilité déguisée sous un rigorisme de façade. Mais je pense que, malgré les supériorités de ta femme, elle et la mienne sont sans doute également adorables à des titres divers.

Ils se turent car Denise rentrait avec la table du thé.

Celle que Denis avait appelée : « Notre-Dame du Bon-Conseil » le croyait très heureux. Elle l’imaginait nageant en plein bonheur, n’ayant plus rien à désirer. Elle lui jetait à la tête les supériorités de Geneviève. Oh ! il ne voulait pas se plaindre. Certes, son sort était enviable. Cependant, depuis bientôt deux années qu’il était marié il n’avait pas eu d’elle que des joies. Quelle concession lui avait-elle accordée ? Quelle preuve d’amour absolu lui avait-elle donnée ? Beaucoup de petits gages, oui. De tendres mots qui dans cette « bouche cousue de Bretonne », comme il disait, prenaient une singulière saveur. Une vigilance continuelle autour de son existence matérielle ; une estime qu’il lisait dans ses beaux yeux humides si loyaux, si droits ; de petits soins même, autant que ses pauvres loisirs lui en permettaient : les boutons glissés à ses manchettes le matin avant de partir pour le bureau ; à table, une recherche de ce qu’elle appelait « ses nourritures excentriques du midi » ; une attention vigilante et visible autour de sa personne. Mais qu’étaient ces détails auprès du grand renoncement qu’il désirait tant et qui lui aurait livré sa femme sans partage ? C’est vingt fois le jour qu’il était secrètement contrarié, blessé, meurtri, humilié, par cette rivalité d’une carrière qu’elle n’avait pas voulu sacrifier.

Et Denis n’aurait pas été fâché que cette Denise, si parfaite épouse, comprit qu’il était dans sa vie de mari des heures assez pénibles. Il n’aurait même pas exigé qu’elle lui adressât des discours de consolation. Même pas qu’elle le plaignît beaucoup. Il se disait : « …simplement qu’elle sache que je ne suis pas si heureux que

Et il tendit sa tasse pour recevoir le thé qu’elle lui versait.

À ce moment des cris d’enfant éclatèrent dans la chambre voisine. Il attendait que Denise s’assît enfin entre lui et Charleman pour partager cet instant si fin, si exquis du thé bu ensemble, entre ans. Mais elle expliqua que c’était impossible :

— Voici l’heure de la collation de ma fille. Excusez-moi, Rousselière, je reviendrai bientôt.

Après quoi, les deux hommes parlèrent politique. La têtée du bébé fut longue. Denis dut

prendre congé avant d’avoir revu Denise.

V

Ninette, à la maison, commençait à s’ennuyer.

Maintenant, l’hiver aux journées courtes prenait fin, sourdement bousculé par la saison nouvelle qui semblait sortir mystérieusement de terre, entre les pavés, par Les fentes du bitume de l’immense Paris d’où montait une buée tiède bien visible. Pour Ninette, c’était par là que venait le printemps.

Voici tantôt deux ans qu’elle avait la vie austère chez Madame. Pas beaucoup d’occasions de rire un peu. Le travail, la servitude de la tâche, elle en avait l’habitude depuis l’âge de sept ans où, dans le taudis de Puteaux elle embiberonnait ses petits frères. Mais il y avait alors les dimanches où l’on s’en allait à Meudon, une bande de gosses du quartier avec les grandes sœurs et leurs bons amis. Les jours de grosse paye de son père, même, on avait plusieurs fois déjeuné sur l’herbe au Bois de Boulogne en y apportant pour plus de quarante francs de charcuterie sous les bras. Un mois que c’était passé, on y pensait encore à ces bombances-là. Mais ici, tous les jours étaient semblables. Si seule, du matin jusqu’au soir avec le « loupiot » !

Souvent, surtout quand le petit Pierre était endormi, il lui prenait des envies de pleurer qu’elle ne s’expliquait même pas, car, comme elle se le disait à elle-même : « Il n’y a personne de mort dans ma famille, et je ne suis pas malheureuse. » Combien de fois allait-elle voir l’heure au réveil, près du grand lit de monsieur et madame, supputant les moments qui devaient encore s’écouler avant que sa patronne rentrât. Car dès que madame était à la maison, tout changeait. « Il n’y a pas à dire, déclarait Ninette aux fournisseurs, madame est gentille. Jamais un mot plus haut que l’autre, et si j’ai fait une bourde elle me dit, oh ! mais, très poliment : « Comme vous êtes étourdie, Ninette » un point, c’est tout ! Et quand il y a un gâteau pour monsieur, un gâteau pour madame, il y en a deux pour Ninette. Près de la patronne, je ne m’ennuie jamais. Seulement d’être seule comme ça tout le jour, c’est trop monotone ! »

Sa mélancolie atteignait même parfois au désespoir. Elle regrettait Puteaux, la grande chambre où la cendre vous craquait sous les pieds autour du poêle ; où les vitres blessées portaient des pansements de papier collant ; où s’alignaient cinq larges lits fichus à coups de poing chaque matin sous leur contrepointe rouge ; où sur la table ronde fumait à midi une vaste soupière dans quoi semblait bouillir encore un pot-au-feu si odorant ; ou sur le poêle mijotaient le plus souvent d’énormes bœuf-mode, parfumés aux aromes puissants du thym, du laurier et de la girofle. Quand la mère taillait là dedans, chacun en avait plein son assiette, et il en restait encore pour le casse-croûte du père, le lendemain.

Et Ninette en faisant griller les petits biftecks de faux-filet qu’avait commandés madame, assaisonnés de légumes « distingués » comme des champignons, des laitues braisées, des pommes de terre nouvelles, était prise d’une nostalgie de sa vie d’autrefois.

— Ah ! si ce n’était madame !

Quand madame rentrait, elle venait à la cuisine, bavardait un long moment avec elle, demandait :

— On ne s’est pas trop attristée de sa solitude aujourd’hui, Ninette ?

— Mais non, répondait Ninette, qui n’aurait pas su exprimer ce qu’elle avait enduré de mélancolie depuis le matin. Ç’a été. J’ai joué avec Pierre. Oh ! il était trop mignon dans son bain !

— Ninette, reprenait Madame, cet enfant vous devra beaucoup. Je sais que vous l’aimez bien, que vous le soignez admirablement. Je vous en ai beaucoup de reconnaissance.

Et Ninette, éclatant d’orgueil, se promettait de rapporter de tels propos à sa mère lorsqu’elle retournerait à Puteaux, à son prochain jour de repos.

Mais, à d’autres moments, une vague mauvaise se levait du fond obscur de son être et la portait, la soulevait toute contre ses patrons qui abusaient, qui l’enfermaient avec un gosse infernal pendant qu’ils restaient tranquillement sur leur chaise, dans un bureau lointain « où l’on ne devait rien fiche du matin au soir ». Et elle prenait alors contre eux une revanche toute virtuelle en se disant : « Je me vengerai. Je les lâcherai un jour. Je m’en irai et ils seront bien empêtrés avec leur mioche ! »

Dans ces cas-là, il suffisait de la promenade quotidienne du bébé au Bois pour l’apaiser. Surtout dans les mois mystérieux de mars, avril, où les sentiers, les diverticules s’écartant des allées cavalières et des vastes chaussées donnaient maints petits signes à demi-visibles d’un éveil de la nature. Tant de menues pointes vertes jaillissant de partout sous la mousse ! Les batailles d’oiseaux pour les nids ! Et la gaze transparente des taillis lointains qui épaississait et se tramait des lignes verdâtres des bourgeons !

Ninette avait dix-huit ans…

Depuis quelque temps, en particulier, elle manifestait une certaine hâte à cette sortie. Et la concierge la voyant prendre prestement la voiture pensa que c’était un ordre de Mme Rousselière, afin que l’enfant profitât davantage de la saison qui venait.

La vérité n’était pas là…

Autrefois, Ninette redoutait un peu cette place de la Porte de Saint-Cloud dont la traversée lui paraissait si périlleuse. On était attaqué en tous sens, de flanc, de face, de dos par les autos qui débouchaient sur cette vaste esplanade de chacune des rues y aboutissant. Ces voitures, là, vous arrivaient dessus sans bruit comme des flèches. Si elles jouaient du klakson, c’était bien pire : on se jetait sur l’une pour éviter l’autre. Il est vrai que le petit carrosse confortable qu’elle poussait lui était une protection : les agents sur son passage levaient leur bâton blanc et tout s’arrêtait pour lui abandonner le terrain « comme si elle avait été une grande duchesse », selon sa propre expression. Mais il n’y avait pas toujours d’agent. Du moins autrefois…

Aujourd’hui, tout a changé. Elle est bien tranquille. Elle traverse « dans un fauteuil », comme elle dit. C’est depuis que ce jeune agent blond se tient toujours à l’heure de son passage au coin de la rue Michel-Ange. Pour elle, pas de bâton blanc. Pas de coup de sifflet. Il emboîte le pas à ses côtés et la met dans le chemin du Bois. Ni plus ni moins. Ils ont fini par échanger quelques propos. Un jour, il lui a demandé :

— C’est à vous ce beau gosse-là ?

— Pensez-vous ! a répondu Ninette offensée. Je ne suis pas mariée. Je suis « gouvernante » dans une bonne maison.

Car elle tient à l’estime du jeune agent et elle a pensé que le mot de « gouvernante » ferait bien sur son esprit. Ninette, pour promener Pierre Rousselière est d’ailleurs vêtue de noir avec un beau col blanc calamistré qui, malgré le petit feutre rond de tout le monde, lui crée en quelque sorte une « personnalité hospitalière ». La verte façon dont elle a répondu aura pu le décourager. Mais tant pis ! Elle est une honnête fille. Pas d’histoires ! Si Madame les apprenait, Ninette en aurait trop de honte. Pour elle, sa conscience, c’est Madame. Elle juge tout d’après ce critérium : « Qu’est-ce que Madame dirait de cela ? »

Eh bien ! sa verte réponse n’a pas découragé du tout le jeune agent. Au contraire, le voilà devenu plus gentil que jamais, Et cette fois avec, par moments, un brin de cérémonie. Jamais, quand son service le permet, il ne manque le rendez-vous tacite du coin de la rue. Et c’est toujours lui qui devance Ninette. Bien que la traversée de l’esplanade soit brève, ils se sont fait de demi-confidences : « Moi, je suis de Puteaux. » — « Moi, je suis de la Bretagne. » — « Nous autres, nous étions sept enfants. » « Nous autres, onze, on était. » Chaque fois qu’elle l’a vu, c’est-à-dire presque tous les jours, Ninette met dans sa petite boîte en coquillages une perle de verre venu d’un collier défait. Elle les compte de temps en temps. Il y en a treize. Il y en a dix-sept.

— Comme il est bien ! soupire-t-elle.

La nouvelle saison s’affirmait. Avril était venu. Une belle journée. Un beau soleil. Une accalmie sur la place. On aurait dit que les voitures faisaient exprès de ne pas passer.

— Comment vous appelle-t-on ? demanda ce jour-là le jeune agent.

— Ninette.

— Moi, Georges.

Un grand silence. Puis de nouveau :

— Et le petit, quel est son nom ?

— Pierre.

— Ah !

L’agent est ainsi venu jusqu’à l’orée du Bois. Un souffle tiède passe qui sent la jeune feuille. L’agent est en face de Ninette, sans rien dire, la paume appuyée sur un tronc rugueux d’acacia. Tout à coup :

— Mademoiselle Ninette, j’aimerais bien avoir de gentils gosses comme celui-là et que vous soyez leur maman.

Ninette songe aussitôt malgré le trouble où elle se sent emportée comme dans un grand tourbillon : « Que penserait Madame, si elle me voyait ici, et si elle entendait ce garçon ? Et qu’est-ce que je répondrais si elle pouvait m’entendre ? Je ne veux pas refaire le coup de ma cousine Berthe qui a suivi le premier venu et qui a ensuite été abandonnée avec sa petite fille ; ni comme mon amie Marie qui est tombée si bas que maman me défend de la voir ! Oh ! Madame ! que faut-il répondre, car j’ai tant envie de l’aimer, mon agent ! »

Peut-être qu’un peu d’effroi a passé sur le visage de Ninette. Peut-être que sa tentation, son anxiété, son trouble ont marqué sur le bleu de ses yeux, car le jeune agent qui interroge ardemment ses traits craint d’avoir été brutal. Il ne le voulait pas. Il croyait avoir trouvé une formule gentille pour lui faire entendre qu’il l’aimait. Et voilà qu’il l’a bouleversée au contraire.

Mademoiselle, je ne voulais pas vous offenser. Je vois bien que vous êtes une jeune fille sérieuse. Je ne suis pas vieux, mais voyez-vous, un agent, ça sait un peu juger son monde. C’est me marier avec vous que je voudrais…

Ninette a la gorge toute contractée. Une joie jusqu’ici inconnue l’inonde. Les tempes lui battent, mais c’est une petite fille fière qui tient à garder le contrôle de tous les mouvements de son cœur.

— Monsieur l’agent, dit-elle enfin, avec une sévérité où se mêle malgré elle la douceur de l’amour, je ne vous connais pas véritablement. Je voudrais vous avoir fréquenté davantage avant de vous répondre. Mes patrons sont absents toute la journée, travaillant au Ministère. Je suis seule au septième, là-bas dans le grand immeuble du coin. Vous n’aurez qu’à demander l’appartement de M. Rousselière.

— Alors vous ne dites pas non, mademoiselle ?

— Je ne dis pas oui non plus, reprend Ninette avec un petit sourire fripon qui dément un peu ses sévérités de fille sage.

C’est ainsi que Ninette ne s’ennuie plus maintenant. Chaque fois que son agent en a le loisir, il vient lui faire de petites visites. Il a même réclamé un service de nuit afin d’être libre l’après-midi. Il vient en civil pour ne pas attirer l’attention. Ninette le reçoit dans la cuisine pendant que le petit Pierre dort. Elle avait bien tort d’être méfiante, de craindre ce garçon, si réservé, qui l’embrasse si gentiment qu’elle n’aurait pas honte que Madame les vît.

Il a voulu visiter sa chambre à l’étage supérieur. « De là, on a un panorama à la hauteur, » avait dit Ninette. Lui, ce qu’il désirait, c’était connaître l’endroit où dormait sa chérie, son petit domaine, ses petits objets personnels, les photographies de sa famille, choses plus touchantes pour lui que les casseroles des patrons inconnus qu’elle servait. Ninette n’a pas demandé mieux. Bien souvent, quand le gosse est endormi, ils montent au huitième…

Voilà comment un jour, Mme Rousselière, la veuve du poète, relevant d’une longue grippe, et étant venue voir son petit-fils, sonna en vain plus de dix fois à la porte de l appartement. Sa nervosité de femme du Midi commandait sa main impatiente. Mais le carillon déchaîné n’eut d’autre effet que de réveiller le petit Pierre endormi, qui pleura d’abord faiblement, puis, peu à peu lança des cris plus déchirants qu’on entendait du palier. Convaincue alors d’une absence momentanée de la jeune bonne, elle résolut d’attendre son retour qui ne pouvait tarder. Un peu agitée, faisant les cent pas sur le palier exigu, son anxiété croissait à mesure des cris de l’enfant. Cependant ce fut celui-ci qui s’apaisa le premier. Las de crier en vain on ne l’entendit plus tout à coup. Mais. Ninette ne revenait toujours pas. Une demi-heure s’est passée. Voici trois quarts d’heure. Sérieux cas de conscience pour une belle-mère délicate, qui ne veut pas espionner ni pratiquer les délations, mais passionnée aussi et qui défend sa progéniture !

Une heure est écoulée. Elle a décidé de ne bouger d’ici que la petite bonne rentrée, afin de pouvoir l’admonester personnellement, sans qu’il fût besoin de rapports à ses patrons.

Un quart d’heure encore. Et enfin la belle-mère à bout de nerfs, perçoit le bruit d’une porte s’ouvrant et se refermant à l’intérieur. Un carillon désespéré éclate alors sous sa main. De longues secondes encore, puis Ninette un peu enfiévrée, un peu effarée, mais fraîche recoiffée, paraît sous le chambranle de la porte ouverte,

— Il y a longtemps que Madame est là ? demande-t-elle toute tremblante.

— Il y a une heure et demie, Ninette ! reprend la Provençale, un peu courroucée, un peu dramatique, mais qui n’échappe pas à la joie secrète de voir d’ici le petit Pierre gazouillant dans son berceau en étirant les bras d’un ours de peluche, — alors qu’un cauchemar le lui montrait à l’instant même étranglé par un lacet quelconque de chemise ou de brassière…

— Que Madame m’excuse, dit Ninette affolée, j’étais dans ma chambre en train de me recoiffer. La séance fut longue. Ninette, le pauvre petit hurlait dans son berceau.

— Je me suis peut-être un peu endormie, dit Ninette, que l’épouvante égare.

— Mme Denis avait tant de confiance en vous, mon enfant !

— Que Madame ne raconte pas cela à Madame ! je l’en supplie !

— Mais c’est mon devoir de le lui dire, Ninette. Il faut que Mme Denis sache qu’elle ne peut plus compter aveuglément sur vous comme elle avait cru pouvoir le faire jusqu’ici, grâce à quoi elle exerçait sa profession en toute sécurité.

À ce moment, une vérité éclate aux yeux de Ninette. Elle va quitter cette maison. Elle le réalise tout d’un coup. Elle va la quitter sans trop tarder, car le jeune agent veut absolument le mariage pour ce printemps même. Elle était heureuse ici. Un bonheur, une tranquillité, un bien-être comme elle n’en avait jamais connu. Et puis, il y a ce petit qui est si mignon ! Et puis, Madame. Oh ! Madame ! Comme elle l’aime ! Comment fera Madame sans elle !

Alors, c’est le désespoir d’une Ninette un peu nerveuse, troublée par des événements plus grands qu’elle, et qui s’effondre à genoux, la tête dans les coussins d’un divan avec des sanglots qui fendent l’âme de Mme Rousselière.

— Ninette, déclare-t-elle, je vous vois si peinée que je ne dirai rien à Madame.

— Oh ! merci, Madame ! entend-elle entre deux sanglots de la jeune bonne. Il sera bien assez tôt plus tard.

C’est sur cette phrase, dont elle ne comprend pas le sens, que la veuve du félibre quitta l’appartement de ses enfants, résolue, par gentillesse, par délicatesse, par scrupule, par discrétion de belle-mère à mettre un pavé sur sa langue.

Mais elle n’avait pas gagné la station toute prochaine du métro qu’une phrase piquante naissait et dansait comme un frelon dans son imagination méridionale :

« Drôle de ménage, malgré tout, que celui de mon fils ! »

En fin d’avril, l’important mouvement administratif annoncé depuis longtemps dans les bureaux du ministère eut lieu. Un chef était mort à la cinquième Direction, et le bruit courait de nouveau qu’il ne serait pas remplacé par quelqu’un de la sienne, mais par un vieux sous-chef de la quatrième, sous les ordres duquel se trouvait Denis. Geneviève se montrait un peu nerveuse. Si ce sous-chef-là s’en allait, elle avait de grandes chances pour lui succéder. Il n’était question que de cette éventualité entre elle et son mari quand ils rentraient le soir.

— Tu comprends bien, chéri, lui disait-elle, si le père Floche s’en va à la cinquième, je ne Vois personne qui puisse prendre sa place. Leroy serait bien de taille à lui succéder. Boussard aussi. Mais ce sont deux indolents qui n’ont jamais réussi à se faire inscrire au tableau. Pour moi, voici plus de deux ans que j’y moisis.

Cependant, les jours s’écoulaient et la bonne nouvelle attendue n’arrivait pas. Une petite ride barrait le front de Geneviève et sa belle certitude de trôner bientôt dans le bureau personnel du sous-chef, avec fauteuil de cuir, table massive de chêne et téléphone sur la table, s’écornait un peu tous les jours. La joie de son petit Pierre, qui trépignait dans le vide de toute la vitesse de ses grosses jambes dès qu’elle arrivait, la distrayait un moment de son lourd souci. Mais dès le dîner fini, quand elle se retrouvait seule avec son mari, elle en revenait à son obsession, à ses calculs de probabilité Puisque Leroy et Boussard se trouvaient écartés d’avance, il n’y avait que Duval de possible. Il avait été inscrit au tableau en même temps qu’elle et il avait cinquante ans… Mais c’était un vieux racorni…

Le premier jour de mai, comme dans la chanson, elle ressassait après le dîner tous ces points de son idée fixe, quand Ninette, qui avait fini de desservir et tournait sans raison autour de la table, vint s’arrêter devant le fauteuil où sa maîtresse tricotait face au couchant et aux coteaux assombris. La petite bonne avait un visage décomposé où les larmes roulaient en silence.

— Qu’avez-vous, ma pauvre Ninette ? demanda Geneviève soudain angoissée.

— J’ai, sanglota Ninette, que je vais être obligée de quitter Madame.

— Me quitter ?

Il y eut dans la pièce un moment assez tragique. Rousselière, qui lisait son journal en tirant sur sa pipe laissa choir le papier et demeura béant, la pipe à la main, figé par cette phrase de la petite servante qui arrêtait net le cours de leur vie.

— Vous, Ninette, dit Geneviève, vous voudriez nous quitter ? Quitter Pierre que vous avez élevé comme s’il avait été votre propre petit enfant ?

— Oui, reprit Ninette, inébranlable, et qui, depuis huit jours, avait appris par cœur ce qu’elle devait réciter à ses patrons de quoi elle frémissait d’avance oui, j’ai du chagrin de quitter Monsieur, Madame, le petit et la maison et tout et tout. Mais je me marie dans quinze jours. J’épouse un agent de police qui veut que ça soit fait le plus vite possible.

— Voyons Ninette, c’est une plaisanterie !

C’est tout ce que put dire « Madame » atterrée. Et elle tourna son regard vers « Monsieur » qui ne l’était pas moins. Tous deux se sentaient choir sans un point d’appui où se retenir dans un abîme de difficultés, d’ennuis, de problèmes insolubles. Tous deux éprouvaient que Ninette leur était nécessaire, indispensable ; qu’elle formait le pivot autour duquel fonctionnait leur existence ; qu’elle partie, ils seraient perdus ; qu’ils étaient dépendants de sa personne, de ses services, de la confiance même qu’ils avaient placée en elle. Ce fut justement à cette dernière considération qu’ils se raccrochèrent, car le premier mouvement de leur égoïsme fut une révolte : « Pouvait-elle les abandonner après qu’ils avaient à un tel degré compté sur elle ? »

— Vous allez partir, Ninette, alors que nous vous avions si entièrement confié Bébé ? s’écria Rousselière.

Ninette fit cette réponse presque biblique :

— Bébé est à Monsieur et à Madame, mais mon fiancé, cet agent-là, il est à moi !

Les patrons se turent. Ils se reprirent. Ils avaient compris qu’il eût été inélégant de disputer à une pauvre petite servante son droit à la liberté, au festin de la vie. Une minute encore et ils avaient totalement abandonné leur point de vue pour se placer au sien :

— Êtes-vous heureuse au moins, Ninette ? Ah ! dit Ninette, si je suis heureuse ! Mon agent est si doux ! De la Bretagne comme Madame. On dirait plutôt un infirmier qu’un agent. Avec cela soigné, rasé tous les jours ! Je l’ai connu en promenant Bébé. Il me faisait traverser la place…

Et à mesure que la petite fille du peuple de Puteaux déroulait son roman et ouvrait son cœur en joie, le ménage s’attendrissait sur cette idylle, oubliait les difficultés qui allaient naître ici du bonheur même de leur jeune servante.

— Ne vous préoccupez pas de nous Ninette, dit Denis. Nous vous regretterons beaucoup, mais nous nous réjouirons de vous savoir heureuse.

Alors les rôles furent renversés. Ce fut Ninette qui éclata en sanglots et c’est Madame qui dut, malgré qu’elle en eût, la consoler en représentant à Ninette que la voie où elle s’engageait était la voie normale, nécessaire…

Mais quand la petite bonne eût quitté la pièce, Denis et Geneviève demeurés face à face se regardèrent, pris d’une véritable angoisse. C’était fort bien d’avoir fait le sacrifice de Ninette. Mais qui soignerait leur enfant désormais ? Et qui mènerait la maison en leur absence ? Geneviève connaissait toutes les pensées qui roulaient dans la tête ronde et bien faite de son mari provençal. Il était assez fondé aujourd’hui à dire que dans un ménage où la femme demeure à la maison ces dramatiques occurrences ne se produisent pas. Une épouse gardienne du foyer peut avoir de l’ennui et de la peine à perdre une domestique fidèle. Cette perte n’a pas le tragique qu’elle présentait chez les Rousselière, où, avant deux semaines le ménage devait avoir trouvé une inconnue à laquelle il confierait sa maison et son cher Trésor. Tous les arguments dont avant leur mariage Denis s’était servi pour décider sa fiancée à laisser derrière elle sa carrière administrative, trouvaient aujourd’hui leur justification dans les circonstances ; et il aurait eu beau jeu de les rappeler. Inutile ! Geneviève s’en souvenait bien. Elle les avait assez ressassés pendant les quelques semaines où ils avaient rompu ! Et elle revoyait le mariage des Charleman à Saint-François-Xavier. Son âme chavirée par le discours nuptial du prêtre sur l’amour conjugal. Et Denis si bouleversé, si puissamment repris par son amour, qu’il faisait toutes les concessions : « Chérie, ce sera comme vous voudrez, vous continuerez votre carrière, puisque vous y tenez tant. Je n’ai pas le droit de forcer votre volonté. Charleman a plus de chance que moi. Sa femme ne sera qu’à lui. Mais vous aurez été la plus aimée. » Le cœur aujourd’hui encore lui fondait de tendresse à ce souvenir. Allons ! un sursaut d’énergie. Il fallait se débrouiller. Tout pour que ce mari bien aimé n’eût pas trop à regretter le sacrifice qu’il lui faisait il y a deux ans de ses idées personnelles !

— Dès demain, déclara-t-elle, je demande une liberté et je vais au bureau de placement.

Denis la regardait singulièrement, Elle lui sut gré de ne pas évoquer ses griefs, de ne proférer aucun reproche…

Ce fut encore une jeune fille de dix-huit ans que le bureau de placement leur offrit. Évidemment celle-ci ne présentait pas toutes les garanties qu’une diplômée eût apportées, mais elle se vantait de son titre de bonne d’enfants et d’avoir élevé au biberon les deux jumeaux d’une dame de Vincennes — de qui elle possédait de très honorables certificats.

— Pourquoi avez-vous quitté cette place ? demanda Geneviève.

— Parce que j’étais trop fatiguée. Madame, là-bas aussi, travaillait dans un bureau, et deux jumeaux c’est éreintant.

Raison très probable qui convainquit la mère anxieuse du petit Pierre et lui fit engager sur-le-champ la nouvelle servante. Mais on s’aperçut vite que celle-ci ne valait pas la droite, consciencieuse et spontanée Ninette. Ninette sans détours ; Ninette si naturellement bonne ; Ninette si sincère. Mariette adorait ne rien faire et pour approcher de son mieux cet état passif, objet de ses rêves, s’abstenait de toute occupation qui, à la rigueur, pouvait être éludée.

L’enfant était un fort bébé bien bâti, brun comme sa grand’mère Rousselière avec — sous de beaux cils les yeux bleu clair et si profonds du grand-père Braspartz. Quand ses parents revenaient le soir du bureau, ils pressaient le pas pour le trouver encore éveillé.

Leurs bras étaient tout frémissants à la pensée qu’ils le soulèveraient bientôt de terre, le serreraient contre leur poitrine ou aideraient ses pas menus sur le parquet ciré du studio.

La bienvenue que ce petit être leur réservait, ses trépignements de joie, ses légers cris de plaisir à leur entrée étaient pour eux à l’avance un enivrement. Arrivés, ils passaient là avant le coucher de leur enfant, dont Geneviève se chargeait, des minutes délicieuses. Le jour où l’on apprit au bureau que le père Floche, le vieux sous-chef de Denis était officiellement nommé à la cinquième Direction et que Duval, le rédacteur inscrit au tableau en même temps que Geneviève, « le vieux racorni », comme elle disait, le remplaçait, elle en avait reçu secrètement une affreuse blessure, car elle espérait ferme ce poste et elle se savait supérieure à Duval pour le tenir. Mais la pensée de revoir dans un instant son petit Pierre la consolait de tout.

Malheureusement, la consolation dont elle avait si grand besoin, ce soir-là en particulier, lui manqua. Bébé se lamentait au fond de son berceau, quand ses parents ouvrirent la porte. Il avait eu plusieurs vomissements l’après-midi, avoua Mariette et refusait son biberon du soir.

Une angoisse en disproportion avec ce malaise de nourrisson leur barra la poitrine avec une dureté cruelle. Ils sentaient le malheur suspendu sur eux. On était aux premières chaleurs de juin. Mariette imputa cet accident au temps qui se montrait orageux. Denis était le plus accablé. Il croyait son petit garçon perdu. Geneviève en avait vu d’autres, lors du nourrissage de ses jeunes frères. Néanmoins sa première idée fut d’alerter un médecin. Le téléphone était dans l’immeuble. Elle y courut. Bientôt, entre les deux bouts du fil, ce dialogue s’engagea :

— Docteur, mon petit bébé, qui a un an passé, a été pris aujourd’hui de vomissements tout à fait inexplicables.

— Qu’avait-il absorbé dans la journée ?

— Mais, me dit-on, comme d’ordinaire : deux biberons, une bouillie, un peu de jambon gratté.

— Et tout cela était d’une fraîcheur parfaite ?

— Je crois… enfin, je pense… je ne sais pas. J’ai un emploi au Ministère, docteur, qui me retient toute la journée.

— Alors, qui soigne votre enfant ?

— Ma jeune domestique.

— Il vaudrait mieux que ce fût vous !

Ces sept mots du médecin s’enfoncèrent comme des pointes cruelles dans le cœur de Geneviève.

— Je puis demander un congé, se hâta-t-elle de dire pour se soulager elle-même plutôt que pour se disculper aux yeux d’un inconnu.

— C’est bon, dit le docteur, j’irai le voir dans la soirée.

Il arriva peu après. C’était un vieux monsieur, à l’air réservé, mais au bon sourire. Il vint droit au berceau du petit Pierre, le fit dénuder, le trouva large de poitrine et bien en forme. Mais il avait une température de 39°, qui exigeait une diète à l’eau sucrée. Le tube digestif devait être en mauvais état depuis plusieurs jours.

— N’avez-vous pas remarqué, madame, qu’il fût souffrant ?

Si, Geneviève le trouvait pâlot. Elle l’imputait au travail de la dentition. Il était, à bien y réfléchir, un peu moins gai.

— Vous m’avez dit qu’il était soigné par une domestique. Voulez-vous me faire venir cette personne ?

Mariette, qui n’avait pas froid aux yeux, fut appelée et subit un interrogatoire serré et pressant sur le soin des biberons, l’ébullition du lait, l’observance du régime fixé au nourrisson. Ne lui avait-elle rien donné d’autre ?

— Oh ! quelquefois un croûton de pain, mais si peu…

Le vieux médecin fit une grimace puis se mit à rédiger l’ordonnance.

— J’espère que vous ne lui trouvez rien de grave ? demanda Geneviève haletante.

— Non, non, concéda le vieil homme. Cela va s’arranger très vite. Mais il y a eu cependant un commencement d’intoxication alimentaire. Cet enfant a dû ingérer des nourritures impropres. S’il est possible, madame, ne le quittez pas durant quelques jours.

— Je resterai près de lui, déclara la jeune femme, blessée, comme si on l’avait accusée d’être une mère indigne, comme si on la rendait implicitement responsable de cette indisposition. Pourtant le médecin ne lui adressait aucun reproche. Mais son anxiété présente la défaisait de tout orgueil. Elle n’était plus guère en ce moment qu’une jeune mère tremblante devant son enfant, et qui attendrit le docteur.

— Allons ! lui dit-il, en lui serrant les mains, n’ayez plus peur. Tout ira bien.

Mais dans l’antichambre où Denis l’avait accompagné pour savoir toute la vérité, il se libéra :

— Non, cela ne sera rien, je vous assure. Quelques bons lavages suffiront, mais il était temps d’intervenir. Ne vous fiez pas à cette servante. Je gagerais qu’elle partage ses repas avec votre petit garçon. Ah ! ces jeunes femmes d’aujourd’hui, qui font leur vie en dehors du foyer, qui en fixent l’axe dans une administration, dans un atelier, dans un prétoire, dans un amphithéâtre, elles prétendent réaliser le tour de force d’être en même temps maîtresses de maison, épouses dévouées, mères attentives et vigilantes ! Mais cela est impossible, cher monsieur, impossible. Et il n’est pas de jour où, nous médecins, nous ne le constations. Cela est an-ti-na-tu-rel. Concevez-vous ? Denis ne le concevait que trop, mais il ne voulait pas trahir Geneviève devant un étranger.

— Ma femme accomplit de vrais miracles de surveillance. Tout l’emploi du temps de la bonne est fixé par elle avant qu’elle s’en aille, chaque matin. Tout est prévu à cette heure, tout contrôlé le soir.

— Elle ne revient donc même pas déjeuner ? ponctua le docteur, avec cette ironie médicale qui est souvent une déformation professionnelle.

— Nous habitons trop loin.

— Écoutez, mon cher ami — et le docteur serrait familièrement la main du jeune homme — tâchez donc d’obtenir que votre femme lâche le ministère. C’est un bon propos que je vous suggère là, croyez-le. Qu’elle soigne son enfant. Qu’elle vous en donne d’autres, qu’elle gouverne son ménage et vous ferez encore des économies, vous verrez !

— Quand Denis rentra dans la chambre, Geneviève lui demanda :

— Tu as eu une conversation avec le docteur ? Que t’a-t-il dit ?

— Oh ! rien… il m’a conseillé de renvoyer la bonne.

Geneviève qui avait à peu près tout entendu du colloque, car le vieil homme avait le verbe haut et ne se gênait pas pour lancer ses vérités, sut gré à Denis de ne pas lui rapporter les conseils dont elle avait été cruellement offensée en les saisissant au vol. Elle y vit une preuve nouvelle de son délicat amour et, lui tendant les bras, elle, si fière, pleura sur son épaule.

Tant que durèrent leurs transes inavouées devant un bébé souffrant et grognon, agrippés l’un à l’autre dans un souci unique et qu’ils s’efforçaient de se cacher, ils semblèrent avoir aboli ce problème de leur vie conjugale que demeurait la carrière de Geneviève. D’ailleurs, Geneviève eut un congé de huit jours et ne quittait plus son bébé. Mariette avait été congédiée et remplacée par une veuve entre deux âges et d’honnête figure, déjà grand’mère et qui adorait les enfants. Comme elle n’avait jamais servi, elle demanda que l’on continuât à l’appeler par son nom de famille : Mme Poulut. Ce qui fut accepté.

Lorsque Geneviève retourna au ministère, le petit Pierre était guéri. Mme Poulut le baignait avec dextérité, désinfectait ses biberons avec un soin méticuleux et réussissait à merveille ses blanc-manger. Dans le bureau — la grande galerie claire avec le cabinet vitré de la sous-chef au fond — on lui fit fête. Tout le monde s’inquiéta du bébé. Le chef seul semblait la bouder un peu. Il n’aimait pas énormément les congés. Cela était de notoriété publique. Il lui dit qu’il faudrait maintenant réparer le temps perdu, mettre les bouchées doubles, et termina en ajoutant que les congés trop fréquents nuisaient à l’avancement, ce qui assombrit la jeune femme. Mais il n’était que de reprendre la lutte. Sa fringale ambitieuse la ressaisit.

La place de sous-chef convoitée lui avait échappé. Maintenant son congé allait lui compter comme une mauvaise note. Il s’agissait donc de se rendre indispensable par un travail, une célérité inégalables.

Personne n’avait pris plus de part à leurs craintes que leurs amis Charleman. Jean et Denise cachaient derrière leur extrême discrétion une sensibilité frémissante. Pendant la semaine où l’enfant de son camarade avait donné des inquiétudes, Charleman n’avait jamais manqué d’accompagner Rousselière jusqu’au métro et de le réconforter par sa courte expérience de jeune père. Ses propos étaient consolants. Mais c’était Denise que Rousselière aurait voulu entendre. Denise, sa petite Dame du Bon Conseil, qui lui paraissait lointaine, supérieure comme la sagesse même, la raison, la lumière.

— Mon vieux, disait-il à Charleman, tu ne connais pas ton bonheur d’avoir une femme qui soit une épouse véritable, au sens absolu de ce mot. Je suis sûr qu’il n’est pas une occurrence de ta vie où tu ne la sentes appliquée à toi, à tes conceptions, à ton âme même, et, simultanément à ce sanctuaire du mariage qu’est la maison. Je n’ai pas été très fier, l’autre soir, d’entendre le médecin qui venait voir notre petit Pierre juger Geneviève sévèrement parce qu’elle prétendait, comme beaucoup de femmes aujourd’hui, réaliser le tour de force d’être une épouse et une mère vigilante malgré une vie s’écoulant hors du foyer. Il me disait que c’était antinaturel. J’étais bien de son avis, tout en défendant Geneviève. Mais qu’y puis-je ? Les conditions de notre mariage ont été établies ainsi. J’ai tout accepté d’elle pour l’obtenir. Tout plutôt que de la perdre, tu comprends. Je ne reviendrai jamais là-dessus.

Et le jeune Charleman avait alors repris dans sa gentillesse juvénile :

— Bien sûr ! il ne faut pas y revenir. Ce serait inélégant. Et puis, tu ne peux tout de même, incriminer Mme Rousselière, pour une colique de votre petit garçon ! Ils ont tous de ces malaises. Ma femme qui ne quitte pas notre petite fille n’a pas su la préserver d’une maladie du même genre ce printemps. Et Dieu sait le soin qu’elle en prend ! Ton toubib a déclaré que votre petit garçon a été empoisonné. Le nôtre que la petite était victime d’un microbe balladeur qui sévissait sur Paris. Tu vois qu’il ne faut rien dramatiser. Mais ces gens du Midi sont incorrigibles ! Tout pour eux devient tragédie !

Personne non plus ne s’était plus réjoui de voir dissipées les craintes des jeunes parents. Ils décidèrent même de fêter la fin de ce cauchemar dans une petite réunion boulevard des Invalides et invitèrent les Rousselière pour le prochain dimanche. Denis en manifesta un si grand plaisir que Geneviève ne put le laisser inaperçu :

— Comme tu aimes ces amis-là !

— Ah ! s’écria Denis, tu ne peux savoir ce qu’ils sont chics !

L’intimité de ce simple déjeuner fut charmante. De petits plats fins confectionnés par Denise ; un pâté aux aromes exquis après des hors-d’œuvre très décoratifs ; un vieux vin de Châteauneuf-du-Pape pour flatter la gourmandise de Rousselière ; enfin une fricassée de poulet qui constituait l’un des succès ordinaires de Denise. Rousselière se sentait heureux ; éprouvait comme la plénitude du bonheur. Et dans cette euphorie un rythme intérieur chantait dans le sang de ce fils du félibre, qui entendait à ses côtés le rire discret de Denise :

Oh ! Denise aux cheveux de lin
Oh ! Denise aux cheveux de fée !

Geneviève aussi renaissait. Par réaction contre l’accablement des mauvais jours, elle était aujourd’hui enjouée et rieuse, plaisantait sa propre déception de n’avoir pas été nommée sous-chef. Geneviève pouvait avoir beaucoup d’esprit quand les circonstances secouaient un peu sa disposition taciturne de Bretonne. Elle saisissait les petits travers de tous les bureaucrates qui l’environnaient au Ministère, les représentait finement sans méchanceté.

Puis elle raconta l’idylle de Ninette et du sergent de ville ; sa peine d’avoir perdu cette gentille servante ; l’histoire de Mme Poulut qui tenait à son titre de « gouvernante » et assommait le ménage de ses principes, mais prenait un soin méticuleux du petit Pierre. Denise riait en silence. Les silences de Denise plaisaient à Denis. Ils lui semblaient une supériorité. Ils lui donnaient envie de se taire à son tour par ressemblance avec elle. Déjà ne portaient-ils pas le même nom : Denise, Denis. Coïncidence… Est-ce que Charleman se rendait compte de son bonheur d’avoir épousé Denise ? Non, probablement. Oh ! il se trouvait certainement heureux. Mais est-ce que son bonheur n’avait pas quelque chose de surnaturel, de miraculeux qui tenait à l’essence poétique de Denise ? Le savait-il, ce Charleman sans très profonde subtilité ? Ce Charleman tout d’une pièce ?…

Ainsi allaient après le repas, dans la fumée des cigarettes, les pensées de Denis. Il écoutait en même temps la verve de Geneviève et les silences de la timide Denise. L’atmosphère était agréable. L’esprit de sa femme lui donnait de la vanité vis-à-vis de Charleman. Il n’était pas fâché que son ami la connût sous ce jour brillant. Évidemment elle éclipsait l’humble Denise.

Tout d’un coup un voile se fendit devant sa vue intérieure, lui montrant une vérité claire comme le jour : il était injuste à l’égard de sa femme, occupé sans cesse à faire son procès, Un vrai juge d’instruction.

— Pourtant je l’aime bien. Je ne pourrais me passer d’elle. Que puis-je lui reprocher ? Elle est d’un caractère égal, enjoué. Un peu ambitieuse peut-être. Mais n’en a-t-elle pas le droit, consciente comme elle est de sa valeur ? Je ne m’ennuie jamais dans sa compagnie. Combien de maris peuvent en dire autant ! Ainsi, Charleman… Je l’envie, c’est évident, d’avoir épousé cette jeune fée sauvageonne de Denise qui est, qui reste un enfant. Mais, qui me dit que Charleman ne trouve pas quelquefois ses soirées un peu longues en tête à tête avec ce petit oiseau ? Pour moi, au contraire, en même temps qu’une épouse bien tendre, ma femme est mon ami, mon camarade intime, avec qui je puis pousser toutes les conversations, toutes les discussions bien plus loin qu’avec n’importe quel homme de ma connaissance. Ai-je le droit de méconnaître le don d’une créature pareille ? Quel triste individu suis-je donc pour demeurer dans un malaise, une insatisfaction mystérieuse auprès d’une telle compagne ?

Et il se mit à chasser le distique importun qui lui sonnait si étrangement dans la tête, en regardant la femme de son ami. « Oh ! Denise aux cheveux de lin. » Non, non ! Pas de ces imaginations dangereuses. Pas de ces sentiments larvés, inavouables, qui se glissent invisiblement dans les ténèbres de notre cœur, y font leur nid en silence : invasion secrète et redoutable…

Au retour, il s’accrocha au bras de Geneviève comme un rescapé de quelque péril. Elle lui semblait si forte, si invulnérable, si à l’abri de toute tentation — si droite, en même temps et si claire, qu’il aurait voulu lui confesser son trouble, cet attrait subtil pour Denise, attrait périlleux sous Son air d’innocence. Mais c’eût été se décharger lâchement d’un fardeau pour en accabler, en empoisonner à jamais cette femme chérie. Non, non ! Il se déchargerait seul, sans que la sérénité de « sa grande Braspartz », comme il l’appelait encore quelquefois, fût atteinte. Et Geneviève, toujours calme et tranquille dans sa belle conscience, traînait à son bras ce mari encore amoureux, sans se douter que celui-ci, dans le secret de son âme, subtilement, l’espace de quelques secondes, venait en sa présence même, de la trahir

un peu.

VI

Geneviève et Denis eurent cette année-là, de magnifiques vacances dans le pays des Rousselière.

Denis les désirait depuis longtemps. Geneviève établit un budget des dépenses de l’année et conclut qu’ayant vécu si sagement, avec tant d’économie l’année entière, ils pouvaient s’offrir la réalisation de ce beau rêve.

Denis ne devait jamais oublier désormais cette soirée, où sa femme lui avait mis sous les yeux le bilan des dépenses éventuelles du voyage.

— Chérie, lui avait-il demandé, pourquoi inscris-tu trois personnes puisque Mme Poulut réclame son congé pour la Normandie ? Bébé ne compte pas !…

— Écoute, Denis, fit Geneviève, qui parlait à son jeune mari un peu comme à un fils, j’ai pensé que ce serait pour ta mère une joie folle de nous accompagner et de retrouver sa Provence. C’eût été cruel pour elle de nous voir partir, vers le pays du félibrige et de demeurer si seule à Paris. Nous l’emmènerons. Tu le lui annonceras toi-même. Tu lui diras : « Nous vous enlevons, ma chère amie. Il y a trop longtemps que vous n’avez vu votre Soleil. » Tu ajouteras même, s’il te plaît, et cela me ferait plaisir : « C’est ma femme qui le désire. » De fait, cher Denis, je souhaiterais que ce supplément de frais fût imputé à mes appointements. Il est clair que, sans ma situation, nous n’aurions pas pu nous permettre cette petite folie d’emmener une personne de plus. Voyons, chéri, avoue-le donc enfin ! Ce n’est pas en vain que dans un ménage la femme travaille…

Le regard des beaux yeux humides était fixé sur lui avec une tendresse irrésistible. Le cœur de Denis bondissait dans sa poitrine. Est-ce que sa femme n’avait pas raison ? N’était-ce pas en lui un reliquat de préjugés anciens qui condamnait cette carrière, grâce à quoi tous les deux pouvaient vivre dans l’aisance, alors que leur vie s’arrangeait en somme très bien ?

— Tu es la Sagesse même ! lui dit-il, sans un geste, sans une caresse, lui rendant seulement du fond de son âme le regard si profond qu’elle lui donnait. Je t’admire, Geneviève. Je t’admire dans tout ce que tu fais !

Un train de nuit les emporta tous les quatre dans un honnête compartiment de troisième classe d’où la présence d’un petit enfant avait écarté les possibles compagnons de route. Sous la veilleuse, leurs visages éclairés d’une teinte lunaire, laissaient encore transparaître dans le sommeil, une joie intérieure. Entre les deux femmes, le bébé robuste, aux jambes potelées, aux bras ronds, affectait une sorte d’insolence heureuse. Il avait quinze mois, maintenant, marchait seul avec une certaine assurance, et lorsque un cahot du train le réveillait, dans la traversée du Beaujolais, appelait d’une voix impérieuse sa nourrice : « Poulut ! », sur laquelle il se sentait de l’autorité. La mère de Denis ouvrait alors les yeux la première, mais par discrétion, par sagacité, par prudence, peut-être par politique, attendait que Geneviève lui répondît. Il pleurait alors dans un accès de colère, dressé sur son séant, déclarant :

— Je veux Poulut !

Car il avait classé sa mère, ainsi que Rousselière, dans le clan des personnes préposées à ses distractions et menus plaisirs. Mais Poulut demeurait la Nécessaire, l’Indispensable, celle vers qui toute sa petite personne tendait en cas de besoin. Alors on exhumait d’un sac bourré, faisant office de marmite norvégienne, un biberon bien chaud, qui calmait le petit vorace.

Avec le jour, le soleil méditerranéen éblouit Geneviève, qui se frottait les paupières. Gonflé d’orgueil en retrouvant sa Provence dans ce rayon matinal, Denis présenta :

— Voici le Seigneur des lieux qui vient te saluer, chérie !

Et la veuve du félibre affectait de dormir encore, pour leur laisser en ce moment un peu émouvant pour son enfant, un semblant de tête-à-tête.

Ils logèrent dans une auberge, perchée sur une montagne bleue, dans la vallée du Var. À leurs pieds, le torrent qu’est ce fleuve, se lovait entre des îlots de galets gris comme l’eussent fait des chapelets de serpents argentés. Les lointains de la vallée apparaissaient dans un azur cendré. De là, on pouvait excursionner partout, grâce à un escadron d’autocars. Denis se montrait un peu chagriné que Geneviève préférât la côte, Cannes, Antibes, Nice, dont l’ardeur, la vie, le bleu indigo si intense de la mer subjuguaient cette Celte, fille de la pluie. Où étaient la funèbre pointe du Raz, la baie des Trépassés, les cloches de la ville d’Ys engloutie ?

Geneviève se repaissait de cette atmosphère de soie. Denis, qui aurait voulu lui faire connaître la pierraille de tant de petits villages mystérieux, accrochés à des pics inaccessibles, souvenirs des Sarrasins, essayait en vain de l’arracher à la côte en fête. « Tu comprends, lui disait-elle, ce qui m’intéresse dans ta Provence, c’est moins ce côté aride et mélancolique qui la rapproche de ma Bretagne, que cette joie colossale du littoral qui sent déjà un peu l’Afrique et forme pour moi un spectacle éblouissant. Tu es ici un sentimental comme je le suis en Bretagne. Moi, tout simplement la touriste éperdue qui découvre la joie de la lumière ! »

Pendant leurs excursions Mme Rousselière gardait son petit-fils, le promenant dans les chemins pierreux, dans la poussière où les petits pieds enfonçaient jusqu’à la cheville. Mais elle eut aussi sa part. Le Félibrige ayant connu sa présence, les invita tous trois à Grasse pour la fêter dans une réunion et un banquet. Son léger sourire persifleur qui semblait prendre de haut les événements de la vie ne trompa point ses enfants : elle était ravie. Au dessert, on récita des vers du poète Rousselière. Denis, chez qui la langue provençale remontait des profondeurs obscures de la mémoire, improvisa un petit quatrain en l’honneur de Mistral dans lequel il disait au grand homme de la Provence, le père génial de Mireille, qu’ayant délaissé les Filles du Soleil pour celles de la Pluie, il lui en amenait une aujourd’hui pour le fêter au nom des brumes bretonnes. Il eut un succès bruyant comme on sait en faire dans ce « coin » — là. Geneviève, aussitôt considérée par ces lettrés d’imagination charmante comme une Muse venue en effet du pays d’Armor pour rendre hommage au grand Barde provençal, fut acclamée dans une langue qu’elle ne comprenait pas ce dont elle ne fut que plus émue.

Mme Rousselière se voyait payée aujourd’hui de quinze années de renoncement, d’obscurité, de sacrifices faits à la carrière de son fils. De sa bru, elle se montrait assez fière. « Cette Geneviève est vraiment « sortable » se disait-elle à part soi, plaisantant avec elle-même, en pince-sans-rire, comme avec ses partenaires. Je suis jalouse d’elle. Cela est élémentaire, mais ne m’empêche pas de voir juste. Elle est orgueilleuse de sa valeur, cela aussi crève les yeux. Elle n’en fait pas moins une chic créature généreuse, délicate, sensible. Je lui dois ce beau voyage et d’avoir revu mon pays, ce à quoi je n’osais plus m’attendre avec mes rentes maigriottes et qui vont dépérissant. Elle me l’a offert sur ses propres apports dans la communauté, sur ses propres appointements. Peut-être a-t-elle vu là une élégante façon de se faire pardonner un métier que nous aurions souhaité qu’elle abandonnât pour appartenir à son foyer. Mais il fallait encore y penser. Toutes les belles-filles n’auraient pas eu une telle idée qui a quelque chose de charmant. Geneviève a compris ce qui m’apporterait le plus de bonheur. C’est de quoi je lui sais gré. C’est quelque chose comme la clémence d’Auguste dans l’antiquité. À ce banquet des Félibres, elle a fait bonne figure de Parisienne intellectuelle, un peu sanglée dans sa raideur bretonne qui opère toujours sur nous, gens du Midi. Enfin mon enfant est heureux. N’ai-je pas de quoi bénir le Seigneur sans restrictions ?… »

Au retour à l’auberge, dans la vallée du Var, le petit Pierre qu’on avait confié aux soins de la jeune hôtesse, donna pour la première fois les signes d’une sensibilité qui parut à tout le monde prématurée. Lui qui était demeuré taciturne depuis le matin, sans un cri, sans une larme, mais aussi sans vouloir goûter aux bouillies préparées, éclata en pleurs en voyant arriver sa mère à laquelle il tendait ses petits bras, étouffant de sanglots, suffoquant, plein d’un reproche affreux. Et il y avait sous ses cils noirs des prunelles claires qui demandaient nettement pourquoi on l’avait ainsi abandonné. Geneviève fut bouleversée, moins d’être témoin d’une telle douleur chez son petit bébé que de découvrir à quel point de la vie secrète il était déjà parvenu sans qu’elle s’en rendît compte.

Avec une sorte de sauvagerie maternelle qui la gagnait soudain, elle s’empara de l’enfant et s’enferma avec lui dans sa petite chambre, suspendue au-dessus de l’abîme du Var, comme une aigle couvant son aiglon. Elle le serrait contre sa poitrine, l’appelant à la mode bretonne « mon mignon à moi ! », lui demandant pardon de l’avoir laissé ; surtout de n’avoir pas encore deviné qu’il était une petite chose affective, capable de souffrir. Et comme personne n’était là pour l’entendre, elle lui disait, en couvrant de baisers tout son petit corps robuste :

— Ta maman t’aime, mon trésor ! Ta maman, t’adore !

— Pauvre gosse, disait Denis, le lendemain, ce sera un sentimental.

— Il faudra le raffermir, en faire un homme, dit Geneviève qui s’était reprise.

Quelques jours encore et ce furent les derniers adieux aux îles de Lérins, à l’Esterel. Puis le réembarquement pour Paris.

« Poulut », la veuve méthodique et consciencieuse qui soignait dévotement l’enfant des Rousselière, fut retrouvée avec joie par ce bébé à la petite âme déjà si fortement esquissée. Elle avait un visage un peu compliqué par l’âge de quelques verrues, rides profondes, touffes herbeuses au menton ; autant de menus éléments de distractions pour le bébé qui l’aimait ainsi. Il la reconnut en trépignant de joie. Ses yeux lançaient des éclairs et sa gorge, de petits cris ; et il prononça par deux fois : « Poulut ! Poulut ! » sur un ton qui tira des larmes à cette femme dévouée.

Encore une journée de réorganisation dans la maison, et, dès le second matin, Geneviève et son mari allaient reprendre ensemble le chemin du Ministère. Mais ils n’avaient pas pénétré dans l’ascenseur pour descendre qu’ils perçurent des cris affreux venant de l’antichambre. Les cris avaient éclaté soudain, à peine la porte refermée. Et l’on entendait le mot de « Maman ! Maman ! » qui revenait sans cesse, haché de sanglots.

— Il faut aller voir ce qui se passe, dit Denis. Geneviève hésita une seconde, puis arrêta son mari de la main.

— Non. Laisse. C’est parce qu’il m’a vue partir. Il ne m’a pas quittée pendant un mois, tu conçois. Il a pris l’habitude de ma présence. Mais il faut qu’il prenne maintenant l’habitude de mon absence.

Et comme Denis avait un sursaut de protestation :

— Ah ! mon chéri, conviens que c’est indispensable.

Ainsi une fois de plus, pour des raisons aussi subtiles, aussi délicates que celles du cœur d’un petit enfant qui n’avait pas dix-huit mois, se trouvait encore posée la question de la carrière administrative de Geneviève. Mais peut-être parce que cette fois la matière du procès était plus tendre, plus émouvante, Denis sentit que le drame se jouait plus profond en lui. Un sursaut se fit, chez cet instinctif, contre l’entêtement de Geneviève à subordonner les moindres considérations sentimentales à celles d’un froid calcul et d’une sèche raison. De tout le voyage en métro, de toute la journée au bureau, même dans le répit du déjeuner chez Mme Rousselière, pas un mot de Denis ne releva celui de Geneviève : « Il faut qu’il s’habitue à mon absence. » Mais il avait reçu au fond de lui-même une petite blessure, et dans son fils aussi, il avait trouvé un allié contre sa femme volontaire. Qu’un si petit bébé souffrît dans son sens affectif à peine formé lui paraissait déjà intolérable. Mais que la mère le sût et l’acceptât, voilà ce qu’il ne pardonnerait jamais à celle-ci. Et, impossible de se soulager par une scène, une de ces violentes colères qui déchargent les hommes quand ils ont accumulé une trop grosse rancune. Il était lié par son acceptation des volontés de Geneviève. La bouche cousue encore plus serré depuis le voyage en Provence qui représentait le prix de sa complaisance. Rien à dire. Rien à faire. Le petit Pierre aurait de violents désespoirs et lui maintes révoltes intimes. Mais, plus de protestations vaines. « Ce sera, se dirait-il, la rançon de mon lâche bonheur. »

Comme toujours, le retour de Geneviève au bureau fut accueilli avec une joie visible. Ses chefs comptaient chaque fois sur elle pour arranger quelque affaire survenue pendant les vacances. Cette fois, c’est la sous-chef qui est malade.

Une crise de rhumatismes depuis quinze jours. Tout va un peu à la dérive. Sous couleur de remettre de l’ordre dans ses papiers on demande à Geneviève quoi, en définitive ? De remplacer l’absente ni plus ni moins. Quel avantage dans son jeu ! Elle se plonge dans le travail avec frénésie. Elle a complètement oublié la scène de son petit enfant. Même au déjeuner chez Mme Rousselière, elle raconte sa matinée avec une juvénilité débordante.

— Vous comprenez, ma mère, je fais des vœux pour que cette pauvre sous-chef se guérisse, car c’était une excellente personne — quoique bien tatillonne. Mais la forme du rhumatisme qui l’a atteinte, qu’elle traîne depuis longtemps, me semble devoir être chronique. Peut-être ne reviendra-t-elle pas au bureau, forcée de prendre sa retraite par anticipation. Dans ces conditions, il me semblerait difficile qu’on nommât une autre personne que moi pour la remplacer.

— Vous êtes une grande ambitieuse, Geneviève ! repartit la belle-mère, avec un sourire oblique en même temps moqueur et affectueux.

— Je ne sais… Je crois que j’en suis une petite, répondit la jeune femme avec modestie. Mais le jeu administratif de la carrière est un sport en effet. On peut y mettre une certaine passion. Et j’avoue que le jour où je siégerai dans ce petit bureau vitré-là, je ne serai pas mécontente de moi.

Après leur journée de travail assez lourd, le mari et la femme rentraient au logis las et comme embrumés. Une étoile luisait cependant au fond de leur brouillard intérieur, c’était le sourire heureux de leur petit Pierre qui accueillerait leur retour tout à l’heure ; bientôt, dans un instant…

Mais ils furent déçus.

— Le pauvre ange s’est endormi dès son jambon, déclara Mme Poulut. Il était tout baigné, tout poudré, tout changé. Mais ayant grogné le jour durant, il paraissait rompu de fatigue. Je l’ai mis au berceau, tel quel.

Geneviève épia le visage de son mari dont elle craignait le muet reproche. Mais Denis détourna les yeux et ne souffla mot. Ensuite tous deux allèrent contempler leur enfant dans son sommeil. Il était joufflu avec de fortes lèvres bien closes cachant ses quatre dents. Son petit nez épaté palpitait régulièrement. Ses paupières s’étaient abaissées plutôt que fermées sur l’ovale si tendre et si délicat des yeux, avec l’ombre des cils.

— Pauvre gosse ! laissa échapper Denis.

Leur vie reprit son rythme habituel. Au bureau la sous-chef ne revenait pas. Les brumes de septembre, d’octobre n’étaient pas faites pour la guérir. Un dimanche Geneviève l’alla voir. Au retour quand son mari lui en demanda des nouvelles, la jeune femme, assez attristée de ce déclin d’une autre femme, répondit qu’elle devenait impotente et qu’elle lui avait prédit : « Ma chère, je sens que je n’y retournerai plus à mon pauvre bureau ! Mais ce qui me console un peu, c’est que vous me remplacerez sûrement. Vous êtes fort capable de tenir l’emploi. » Pour la flatter, Geneviève lui avait demandé des conseils et promis de venir en reprendre, le cas échéant. Au départ, la vieille demoiselle l’avait embrassée et Geneviève avait les larmes aux yeux en le racontant. À la maison, le matin elle devait se cacher de son petit garçon pour quitter l’appartement sans quoi, la scène de désespoir était inévitable. Dans ce dernier cas, le mari et la femme gardaient un silence mortel dans la rue, au métro, D’ailleurs il semblait à Denis que Geneviève qui n’avait jamais été fort expansive, se faisait maintenant taciturne. Il fallait lui arracher les paroles. Elle devait sans doute se tourmenter fort du problème de sa situation. La pauvre sous-chef allait de mal en pis, mais toujours en congé régulier et aucune décision ne pouvait être prise à son égard.

Dans cette expectative le chef lui-même faisait en quelque sorte l’intérim du petit bureau vitré où il appelait souvent Mme Rousselière pour lui confier quelque recherche ou correspondance délicate. Tout marchait assez bien ainsi et le statu quo pouvait se prolonger ce qui n’enchantait pas la jeune femme car cette organisation de fortune éloignait toujours l’avancement espéré. Il y avait bien de quoi assombrir une telle créature.

Mais cette tristesse à la longue inquiéta le mari. Souvent au lit, le matin, il s’apercevait que la jeune femme avait les paupières rougies et qu’elle s’efforçait à le cacher. D’abord, attribuant difficilement à une déception ambitieuse un tel signe de chagrin chez une tête aussi forte, il en vint à s’accuser. Est-ce qu’il ne se détachait pas un peu d’elle ? Est-ce qu’à force de la juger sans cesse en silence, il n’avait pas laissé transparaître un peu de la rigueur de ses verdicts ? À la pensée que cette fière compagne pouvait souffrir de se croire moins aimée, il s’interrogeait, examinait sa conscience, disséquait ses impressions. Mais non, découvrait-il au contraire, je l’aime toujours davantage. Bien plus qu’au début de notre mariage. D’abord il y a cette admirable société conjugale qui tisse ses chaînes toujours plus serrées entre l’homme et la femme. Il y a l’habitude, avec ses assises qui se font chaque jour plus profondes, l’habitude qui, à la longue, crée aux époux un besoin toujours inassouvi l’un de l’autre. Il y a cette tendre appartenance de la femme au mari pour laquelle, moi, Denis, je voue à Geneviève une gratitude éperdue. Aurais-je pu lui laisser entendre le contraire ?

Il allait chercher midi à quatorze heures, imaginant par exemple qu’il aurait trop exprimé devant sa femme son culte poétique et secret pour Denise Charleman, qu’elle aurait surpris son admiration pour elle et jusqu’au parallèle qu’il traçait, malgré lui, entre ces deux épouses si opposées.

Et puis un matin, l’orgueilleuse Geneviève, qui se flattait de dominer toutes ses faiblesses, s’effondra en larmes sur l’épaule de son mari.

— Ah ! mon pauvre Denis ! Je ne puis plus avoir de doutes. Ce que je redoutais… Oui… C’est-à-dire, encore un enfant qui nous arrive…

— Est-ce vrai ? s’écria le jeune homme, délirant alors d’une joie soudaine, délivré de ses sombres soupçons, placé devant un nouveau bonheur quand il redoutait au contraire le châtiment de ses rancunes. Ah ! ma femme chérie, et tu dis : encore ! Aurais-tu donc voulu que Pierre fût un enfant unique comme moi, ce qui m’implique tant de mélancolie, si tu savais ! Aurais-tu désiré qu’il ignorât ce qu’est une famille gaie, bruissante, éperdue de jeunesse et de joie vivace comme la tienne ? Mais c’est une bonne, une très bonne nouvelle que tu m’apprends, chérie ! J’aurais voulu m’en réjouir plus tôt.

— Ah ! reprit Geneviève accablée, j’espérais me tromper…

— Mais, Geneviève aimée, pense à cette joie, à cette gloire d’avoir peut-être un autre fils !

— Je pense à la lutte secrète que j’ai dû subir contre toi pour conserver ma situation au Ministère, malgré la venue de Pierre. Oh ! c’était une guerre bien camouflée. Tu n’as jamais exigé que je démissionne. Tu ne m’as jamais imposé ton désir. Mais ton désir était si clair, mon pauvre Denis ! Des mots échappés çà et là. Des silences surtout. Ton seul regard le matin, quand Pierre fait une scène, lors de mon départ, ou quand Mme Poulut a omis quelque soin nécessaire. Va ! je sais bien que tu aurais préféré en moi une perfection comme Denise Charleman. Sans doute ton ami Jean est-il plus heureux que toi. Mais tu reconnaîtras avec moi que mes appointements n’ont pas été d’un trop grand surcroît dans le ménage. Ma situation nous est nécessaire. Et juste au moment où je la vois en passe de se développer, de m’amener aux emplois supérieurs, voilà que la perspective de ce bébé va tout remettre en question. Car c’est très joli pour un directeur d’avoir dans ses services une « Madame sous-Chef ». Encore faut-il que cette personne qui fait un métier d’homme ne soit point par à côté, chargée d’enfants, toujours en congé, à la merci d’une rougeole chez son petit dernier ou d’une scarlatine chez le troisième. Dans ce cas-là, une femme n’est plus que « tolérée », tu comprends ?

— Geneviève, reprit Denis, devenu grave comme il ne l’était jamais, tu parles exactement comme si tu avais été mise au monde pour devenir Rédacteur au Ministère et de là t’élancer vers les plus hauts grades ; comme si ta vie était conditionnée par cette existence bureaucratique ; comme si le seul milieu propice à ton épanouissement total était les cartons verts. Quant au reste, la maison, la famille, nos enfants, notre amour, Geneviève, notre amour : un supplément, un accessoire, que dis-je ! un impédiment… Ainsi, parce que notre petit cosmos intime, notre foyer va s’enrichir d’un être nouveau, notre chair, notre vie — et cependant une personne humaine qui n’était pas hier, qui sera demain, et parce que notre ménage va devenir de plus en plus le type de la plus belle et de la plus chic société qui soit, c’est-à-dire une famille, au lieu de surabonder de joie, je te trouve accablée de tristesse. Tu n’es donc qu’une Bureaucrate et rien d’autre. Geneviève !

— Toi, Denis Rousselière, fils du félibre, tu es surtout un poète, voilà ce que je constate. Au moment où je vais toucher le but qui a été celui de ma vie administrative depuis dix ans, un obstacle surgit, capable de me barrer la route pour jamais, en tout cas, de la rendre plus difficile encore. Il y a bien de quoi m’accabler.

— Ma pauvre femme chérie, tu avoues donc qu’elle est difficile, ta vie, la double vie que tu mènes ?

— Oui, elle est difficile ; oui, elle est compliquée, mais elle ne me fait pas peur, et, bien que je devine tes arrière-pensées, ton secret espoir, car pareil à un joueur aux courses qui a misé sur la déroute d’un cheval qui bronche un peu, tu espères me voir lasse et abandonner la partie, je t’avertis que ce second bébé ne m’empêchera pas de continuer la route que je me suis tracée. J’y ai bien réfléchi depuis que je me sens menacée de cette nouvelle maternité. Et ne m’en veuille pas, chéri, si je repousse d’avance la prière que je sens en toi. Non, je t’en prie, ne la formule pas cette demande de demeurer à la maison désormais pour vivre chichement, au rétréci, en pouponnant des enfants et en faisant la cuisine. Non, non, car je ne le pourrai pas. Au contraire, l’avancement que je prévois, si mon état n’y met pas obstacle, arrangera tout. Cette bonne Mme Poulut est parfaite pour les enfants, mais aussi pour la cuisine. Alors elle resterait comme servante et nous prendrons une jeune nurse pour les enfants. Et, mon Dieu, cela ne sera pas si dramatique, tu verras.

Puis après une réflexion qui la rembrunit de nouveau :

— À condition que je sois nommée, toutefois…

Au bureau, les jeunes dactylos s’excitaient sur le cas de la sous-Chef et de son remplacement. Ce n’était un secret pour personne que le Chef venait passer des matinées entières au petit bureau vitré, y brassait des papiers, y revisait le classement des dossiers en retard et recourait parfois inopinément à Mme Rousselière. Il ouvrait alors brusquement sa porte transparente pour donner l’éveil, et quand Geneviève avait dressé la tête là-bas dans la galerie, il lui faisait signe de venir. Alors elle se levait avec un empressement qui n’échappait pas à cette jeunesse folle et curieuse et se rendait en hâte à l’appel de son supérieur.

— As-tu remarqué, ma petite, si elle se dépêchait, Rousselière, quand le Chef l’a fait venir ? Elle s’y voit déjà en titre dans le bureau vitré !

— Moi, je ne l’y vois pas encore. Rousselière est bonne en rédaction mais elle est trop jeune, ma petite. Songe donc, tous ces vieux commis-là, ça leur ferait mal au cœur d’être sous les ordres d’une femme qui n’a peut-être pas trente ans !

— Trente ans ! Tu me fais rire ! Il y a quinze ans qu’elle est dans le bureau.

— Quinze ans ? tu te moques de moi ! Dix, à peine. Et puis ce n’est pas une question d’âge. L’autre, la vieille aux rhumatismes qui approchait de la retraite ne lui venait pas à la cheville. Combien de fois Rousselière l’a dépannée quand elle avait des embêtements ! Car vous savez, Rousselière, elle est peut-être un peu fière, pas très « causante », mais je ne l’ai jamais vue dire quelque chose d’injuste, et quant à son intelligence, il faut avouer que nous sommes toutes des têtes d’âne à côté d’elle.

Parle pour toi, ma petite. Ce n’est pas une raison parce qu’elle a fait des études…

Et celle-là tirait sa houppette à poudre et, furtivement, derrière sa machine à écrire, se « sucrait » le bout du nez, s’assurant ensuite dans un petit miroir caché au creux de sa main que la figure de Mme Rousselière n’avait plus cette fraîcheur de fleur que possédait la sienne.

Pendant ce temps, Denis connaissait une nouvelle période de désarroi. L’idée d’un second enfant qu’il croyait devoir lui être douce ne lui apportait pas le bonheur qu’il aurait cru. Geneviève s’était comme diminuée devant lui en ramenant un événement qu’il trouvait miraculeusement troublant et enchanteur aux proportions d’un obstacle à sa carrière. De plus, il admettait difficilement qu’une mère de deux enfants s’incrustât à ce point dans son métier que d’en oublier le besoin de s’asservir à ces petits êtres besoin que connaissent toutes les femmes. Mais inutile d’essayer de la fléchir là-dessus. « Si encore, pensait-il quelquefois, il était possible que ma mère vînt tenir la maison et surveiller les domestiques ! Mais il y aurait à sa présence entre nous un danger bien plus grand encore. Les époux doivent être seuls chez eux. Surtout quand l’épouse s’appelle Geneviève Braspartz, et quand la belle-mère, gardienne éventuelle du foyer, possède l’ardente personnalité de ma mère ! »

L’hiver était venu. Geneviève, assez fatiguée par cette nouvelle maternité, dut garder le lit plusieurs jours. « C’est le comble ! disait-elle ; l’impression sur mes chefs va être déplorable. Et dans un moment où se joue toute ma carrière. » — « Ta carrière principale, l’essentielle, ne put retenir Denis, c’est d’avoir de beaux enfants, l’autre n’est qu’un pis-aller. » — « Mais comment élèverai-je de beaux enfants en dehors de cette autre carrière ? » C’était entre eux la barrière cadenassée d’un affreux dissentiment.

Alors le chant à Denise, cet appel secret de son âme vers cette douce et idéale jeune femme se fit plus impérieux en lui. Il martelait la cadence de son pas quand, à cette époque, Denis se rendait seul au bureau :

Ô Denise aux cheveux de lin
Ô Denise aux cheveux de fée
Tu berces mon cœur orphelin
D’un regard de tes yeux câlins
Ô Denise si bien coiffée
De tes cheveux couleur de lin…

C’était enfantin, stupide et suave à la fois. Cela le berçait ce soir où, passant par-dessus ses scrupules de mari délicat et timoré, au lieu d’aller rejoindre Geneviève après le bureau, il suivit Charleman pour retrouver dans le petit appartement aux boiseries blanches du Boulevard des Invalides cette créature mystérieuse qui exerçait sur lui un si indéfinissable pouvoir. Il se savait trahir un peu Geneviève en allant demander à une étrangère moins un secours, un conseil, que la revanche d’un moment de joie, — cette joie si calme, si fine, si extraordinaire qu’il goûtait auprès de Denise. Il n’avait d’ailleurs nullement caché à Charleman le « réconfort que lui donnait, dans certains moments de mélancolie, la sagesse tranquille de cette petite Denise. » Si bien que celui-ci par gentillesse d’ami sensible et confiant, prétexta une course en arrivant au boulevard pour que Rousselière montât seul. Son cœur simple associait sa femme à sa solide amitié pour Denis. Qu’aurait-il pu redouter d’un loyal camarade ? Qu’il nouât de l’intimité avec Denise ? Mais l’estime qu’il portait à Denis embellissait cette intimité. Il était fier que Denis, qui possédait une femme tellement supérieure à Denise, ne négligeât point les qualités modestes mais exquises qu’il y avait dans la sienne.

— Excuse-moi, mon vieux ; j’ai un stylo en réparation que je dois aller reprendre là-bas. Mais tu vas trouver Denise, qui a beaucoup d’amitié pour toi et sera ravie de te voir.

Denis s’élança dans l’escalier qu’il gravit avec une prestesse d’adolescent. Denise vint ouvrir. Elle croyait trouver Charleman. C’était Rousselière. Elle lui adressa un sourire de petite fille plus confiante avec lui qu’avec un de ses frères.

— Qui me vaut votre visite ce soir ? Vous arrivez à la place de Jean ?

— Jean court après un certain stylo, je crois. Je le précède de quelques instants, parce que j’avais un grand besoin de vous voir, véritablement.

— Oh ! Rousselière, mais que puis-je pour vous ?

— Comment une pauvre petite femme sans valeur comme moi peut-elle vous être utile ?

— Vous savez bien que je vous ai appelée un jour « Notre-Dame du Bon Conseil ». Vous êtes la Raison même, Denise. Vous ne dites pas un mot, vous n’accomplissez pas un acte qui ne soit dans l’ordre, dans la vérité, dans une science admirable de la vie.

— Pouvez-vous dire cela de moi, quand vous possédez une femme comme Geneviève, si intelligente, si capable, si noble et qui sait tout ?

— Ah ! Geneviève oui, elle possède des diplômes. Mais elle ne sait pas tout, elle ignore parfois ce qui est l’essentiel dans l’existence.

Et Denise, étonnée, vit le mari de Geneviève prendre son front dans ses mains et s’effondrer les coudes aux genoux. Et elle l’entendit murmurer tout bas :

— Je ne suis pas si heureux que ça, Denise !

La première réaction de cette femme-enfant à ces mots, à cet aveu d’un jeune mari qu’elle imaginait nageant dans un bonheur absolu fut la stupeur. Elle restait clouée sur place.

— Comment ! Comment ! Ah ! que me dites-vous là, Rousselière !

Mais pour Denis, le plus difficile était lâché, Il avait joué le grand jeu, ouvert les vannes à sa rancune, renié Geneviève. Un peu gêné encore d’accuser sa femme devant une autre femme, il continuait avec des hésitations :

— Ah ! je reconnais toutes ses qualités, sa valeur, son grand cœur même. Mais ce que je lui reproche, voyez-vous, Denise, c’est d’être entrée dans le mariage avec des réticences. Pas généreusement ; pas totalement ; avec mille réserves. Je l’avais suppliée, quand j’ai compris combien je l’aimais, de lâcher cet affreux bureau, sa carrière. Je l’entends encore prononcer : « Que voulez-vous dire ? Renoncer à ma situation ? Sacrifier ma véritable destinée pour des besognes que n’importe quelle servante peut accomplir ? C’est à prendre ou à laisser. Je m’étais trompée sur vous. » Je l’ai boudée jusqu’à votre mariage, Denise. Ce jour-là nous nous sommes retrouvés face à face. C’est ce jour-là, sous les auspices de votre bonheur, sous l’influence des paroles magnifiques sur l’union de l’homme et de la femme prononcées par le prêtre à l’homélie, que le rapprochement s’est fait entre nous. Vous étiez devant nous, dans le chœur de l’église, une blanche apparition. C’était un signe que me faisait mon Destin. J’ai dit à Geneviève : « Je vous aime assez pour vous concéder tout ce que vous voudrez. » J’ai fait seul toutes les concessions. Elle, aucune ! Nous allons avoir un second enfant. Elle ne s’en console pas, tremblant que cette nouvelle maternité n’empêche sa nomination au poste de sous-Chef. Vous comprenez, toute sa vie est orientée vers cet objectif. L’axe de cette existence de femme n’est pas dans notre petit appartement de la Porte Saint-Cloud. Il passe par un certain bureau vitré que vous connaissez bien, au fond de la galerie…

La frêle jeune femme, qui entendait cette confidence violente et passionnée avec tout son sang-froid de fille du Nord, sourit doucement :

— Rousselière, ne dramatisez pas. Dans votre procès il y a deux éléments distincts, il y a la réalité et il y a votre imagination. Il y a les faits, et puis l’angle sous lequel vous les voyez. Est-ce un crime chez votre femme de désirer un poste intéressant où son travail, au lieu d’être assujetti à tous les contrôles, sera le libre jeu de son intelligence, de son discernement ? Être chef, dans le plus prosaïque ministère, comme dans la plus glorieuse armée, c’est prendre ses responsabilités et puis dicter ses décisions. Geneviève n’est nullement à blâmer d’envier ce titre. On ne peut davantage lui reprocher d’avoir souhaité que cette naissance d’un second enfant eût lieu plus tard, après sa nomination, de façon à ne pas la différer éventuellement.

— Mais Denise, si ma femme n’était pas si fébrilement occupée de sa vie administrative, elle serait demeurée comme vous à la maison. Votre petite fille, elle, ne connaît pas chaque matin le désespoir qu’a notre pauvre Pierre dès qu’il voit sa mère mettre son chapeau…

— Oh ! vous savez, Rousselière, les désespoirs des petits bébés sont bien bruyants, mais vite consolés. Ma fille m’en fait autant lorsque je vais au marché, la laissant à une femme de service.

— Mais, mon fils, elle le connaît à peine. Il appartient à sa bonne, Poulut. Elle lui chante des chansons d’Auvergne et lui donne jusqu’à ses goûts auvergnats.

— Moi, Rousselière, à sept ans, je ne chantais que des chansons anglaises à cause de ma gouvernante.

— Alors vous estimez que ma femme agit bien en délaissant son intérieur pour le ministère ?

— Elle y a ses raisons que vous devriez essayer de comprendre au lieu de la décrier.

— Mais enfin, vous n’avez cependant pas opté comme elle pour le bureau contre la maison !

— Ah ! Denis pouvez-vous me comparer à votre femme, moi qui n’ai ni intelligence, ni savoir, ni caractère. Geneviève est une créature d’exception ; moi, la première venue.

— Comme il vous plaira, dit Denis qui ne put retenir cette fois un sourire. N’empêche que Charleman est follement heureux.

— Vous avez des raisons de l’être cent fois plus que lui.

Denise avait des mains toutes menues dont, lorsqu’elle se trouvait embarrassée, elle tordait les doigts l’un sur l’autre comme font souvent les petites filles. Elle n’aurait pas voulu froisser l’ami de son mari, mais un gros blâme se formait dans sa conscience contre lui, qu’elle n’osait pas formuler trop nettement. Elle finit par murmurer :

— Êtes-vous sûr, Rousselière, de votre côté, d’avoir donné à Geneviève tout le bonheur que vous lui aviez promis. J’ai peur que vous n’ayez rien fait pour essayer de la comprendre, d’entrer dans ses intentions. Pensez aux capacités de cette créature-là. À la situation brillante qu’elle peut se faire, à l’aisance qu’elle peut créer à ses enfants pour leur propre avenir. Ce n’est peut-être pas votre point de vue, mais c’en est un qui se défend.

Denise parla longtemps sur ce sujet avec son élocution toute simple, toute claire. Elle plaidait serré la cause de Geneviève, la défendait par la seule admiration qu’elle lui avait vouée. Rien ne frappe plus un homme que l’avis d’une autre femme sur sa femme. Il se calmait. Une douceur le pénétrait. Lorsque Charleman rentra il le retrouva dans cette pose de pénitent assis sur une chaise basse près de Denise. Ce fut pour Denis le signal du départ. Déjà Geneviève devait l’attendre. Mais il avait un autre visage déjà. Il saisit la main de petite fille qui pendait à l’appui du fauteuil et la baisa presque religieusement en disant à son ami :

— Ta femme est un confesseur extraordinaire, mon vieux. J’étais venu dans un dangereux état moral. Elle m’a retourné. Je pars transformé.

Sur le palier il redisait encore.

— Je suis transformé, c’est exact. Demande-lui de te répéter tout !

Il sentait qu’il allait reprendre près de Geneviève une attitude moins nerveuse, moins pointilleuse. Essayer de la comprendre comme l’avait indiqué le cher confesseur, d’entrer dans ses vues, compte tenu des supériorités de sa femme auxquelles il n’avait pas assez réfléchi jusqu’à présent.

« Vous ne pouvez traiter Geneviève comme la première venue, » avait dit Denise.

Cependant alors que le métro l’entraînait dans Son rythme infernal vers la Porte de Saint-Cloud, il ne cessait de marteler à la même cadence :


« Ô Denise aux cheveux de lin
« Ô Denise aux cheveux de fée
« Qui berce mon cœur orphelin… »

VII

— Un peu avant le jour de l’An le bruit courut au bureau que la sous-Chef, rhumatisante, avait dû demander sa mise à la retraite. La direction du personnel n’attendait que cette démarche pour prendre une mesure qui devenait urgente. Mais, qui remplacerait la vieille demoiselle ? Tout un mouvement allait être déclenché, dans les bureaux, remous par remous, échelon par échelon, dès l’enlèvement de ce pauvre pion usagé sur l’échiquier. « Ça va faire une poussée, » disaient les dactylos. Mais les grands chefs gardaient un silence d’augures. Le mystère régnait. Les vieux rédacteurs, ceux qui étaient au tableau depuis des années, se regardaient de travers.

Geneviève, qui avait repris sa belle santé et sa vigueur à présent, affectait le plus de sérénité, bien que ce fût la plus nerveuse. Janvier passa sans nomination, mais, en fait, sous les ordres du Chef de bureau, c’était elle qui, dans la cage de verre, au fond de la galerie, assumait l’intérim. Le bébé qu’elle attendait ne devait naître qu’à la fin de mai ; tout promettait que, jusque-là, elle pourrait ne faillir à aucune tâche administrative, Elle se tenait donc prête à n’importe quelle éventualité.

À la maison, Denis semblait prendre un intérêt plus vif à cette partie d’échecs, qui allait peut-être combler les désirs ambitieux de sa femme. Il paraissait plus serein. Non pas que les conseils de Denise eussent fortement porté sur sa disposition intérieure à l’égard de Geneviève. Il n’avait rien perdu de cette causticité secrète des maris mécontents qui tournent à mal les moindres intentions de celle dont ils instruisent le procès. Mais il évitait tout blâme, tout reproche direct. Il y avait en lui une source cachée de contentement qui venait d’infiltrations éloignées de son foyer, mais qui lui rendait cette humeur charmante des premiers temps de son mariage. Geneviève s’étonnait de ne plus entendre de reproches. Elle était loin de soupçonner qu’elle le devait à Denise Charleman.

Pour que Geneviève se reposât le dimanche, les Rousselière n’allaient plus ce jour-là dîner à Montmartre. « Si l’on invitait les Charleman ? » demanda deux ou trois fois Denis à sa femme. « Mais bien volontiers, » concédait Geneviève, d’un caractère toujours égal, toujours semblable à elle-même. Dès le vendredi, Denis se chargeait de l’invitation. Le dimanche, elle accueillait ses amis avec sa loyale sympathie, leur faisait fête. Il y avait un joli festin. « Poulut » servait avec dignité. Le petit Pierre, à table, flirtait avec la petite Charleman, de quelques mois son aînée. On racontait quelques potins du bureau. Geneviève rapportait un bruit qui avait couru, suivant lequel on nommerait au poste vacant un inconnu de la quatrième Direction. « Mais voyons, madame, c’est impossible ! disait Charleman ; cette situation-là vous revient ; elle vous appartient d’avance ! » — « Oh ! vous savez, reprenait la jeune femme, dans l’administration, on ne peut compter que sur ce que l’on tient. » Et Denis regardait Denise, qui demeurait silencieuse, mais lui adressait un petit sourire encourageant de confesseur affectueux. Ces deux-là ne disaient pas grand’chose, mais croyaient se comprendre. C’est-à-dire que la limpide Denise s’imaginait avoir rendu ce mari tenté à l’amour de sa femme, tandis que le mari tenté se flattait que la claire Denise eût deviné le culte qu’il lui avait voué. En fait, on ne pouvait imaginer plus obscur malentendu, fossé plus profond que l’erreur qui séparait ce Denis de cette Denise. Mais chacun se croyait d’accord avec l’autre.

— Si je n’ai pas ce poste-là avant la naissance de mon bébé, calculait Geneviève, c’est fini. On ne nomme pas sous-Chef une mère de famille nombreuse, et, comme c’est de quoi je prends le chemin à ce rythme — : Deux enfants en trois années de mariage ! — Je suis bien exposée à demeurer ma vie entière Rédacteur à la troisième Direction. À moins de passer avant d’avoir avoué ma seconde maternité.

Son grand souci moral elle ne l’extériorisait pas. Elle n’en fatiguait pas son mari. Elle était assez forte pour le porter seule — craignant d’ailleurs d’être peu comprise de ce compagnon qui faisait si bon marché des ambitions de sa femme. Puis la pensée de ce nouveau petit enfant commençait à l’attendrir elle-même : « Si ce terrible petit être me joue le tour d’arrêter mon essor, de barrer pour toujours ma carrière, se disait-elle maintenant, est-ce que je lui en tiendrai rancune ? Est-ce que toute ma vie je l’en rendrai responsable ? Ah ! sûrement non ! Avant tout, ce sera mon petit à moi ; c’est-à-dire, comme Pierre, plus que tout ! Mais je voudrais leur créer à tous les deux une existence large et facile, faire ma vie, enfin, comme je l’ai rêvée à dix-huit ans !

Ce fut vers la mi-février qu’un huissier du Cabinet, pénétrant un matin dans la galerie du troisième bureau, chercha des yeux quelqu’un, puis s’avança vers Mme Rousselière, plus cérémonieux qu’un sous-préfet, pour la prier de se rendre chez le Directeur du Personnel qui avait à lui faire une communication.

Geneviève regarda une seconde ce messager aux parements et aux revers brodés d’argent et chargé de sa chaîne symbolique, comme pour s’assurer de sa réalité en chair et en os. Non, elle ne se faisait pas illusion. Cet huissier était bien réel, et elle, complètement éveillée. La minute, tant de fois imaginée avait sonné. Celui qu’on nommait au ministère « le Potentat », ce Directeur, l’arbitre de leurs destins à tous ici, avait, dans le secret de son omnipotence, fixé le nouveau cours de la vie administrative chez la jeune femme. Encore quelques minutes et la piste glorieuse ou la piste obscure allait s’ouvrir devant ses pas. Si peu nerveuse qu’elle fût, son cœur battait tellement qu’elle ne put se lever immédiatement.

— C’est bien, dit-elle, je m’y rends tout de suite.

Et elle fit semblant de ranger quelques papiers.

Le Potentat était avant tout un homme du monde, qui la fit asseoir avec déférence, et comme il avait conçu la plus haute estime pour cette collaboratrice exemplaire qu’il ne voyait jamais, qu’il ne connaissait presque que de nom, mais dont les échos de la troisième Direction lui avaient représenté la brillante réputation, il se fit particulièrement aimable pour envelopper de solennité — en fait de certains retardements — l’annonce qu’il lui préparait. Il savait, par exemple, que Mme Rousselière avait assumé en quelque sorte le service de la sous-chef défaillante. Que malgré les mérites de la vieille demoiselle, celle-là ne s’était pas montrée inférieure à celle-ci. Suivirent les regrets exprimés sur l’état de santé de la dite demoiselle et sa retraite forcée ; l’éloge funèbre ; les fleurs sur le cercueil. Mais on en revenait déjà au fonctionnement administratif du Ministère :

— Ce départ, madame, vous le concevez, va créer un mouvement assez important dans le personnel. Pour remplacer notre sous-Chef, je ne vous cacherai pas un instant que c’est à vous que nous avions pensé tout d’abord. Il s’agissait en effet d’un service que vous connaissez à la perfection et dans lequel vous avez fait vos preuves. Le troisième Bureau n’a plus de secrets pour vous. Malheureusement, il est tant soit peu connexe avec le quatrième. Et il n’est pas jusqu’à la topographie des deux locaux qui ne crée, par le seul fait de leur voisinage, une certaine communauté, et je dirai même une interpénétration de l’un à l’autre. Le fait que M. Rousselière appartient comme rédacteur au quatrième bureau l’aurait mis — en raison de ces circonstances et à tout instant, — dans le cas de rendre sensible l’infériorité administrative de sa situation vis-à-vis de la vôtre, madame ; ce qui eût pu vous gêner l’un et l’autre si, par exemple, un désaccord s’était élevé entre les deux bureaux. Je ne parle pas de l’effet produit sur le personnel expéditionnaire…

« Ce point a fait l’objet d’une assez longue conférence entre le ministre et moi. Cas psychologique assez délicat, vous le concevez, madame… »

Et le Directeur du personnel daigna sourire.

Geneviève se crut engagée à l’imiter. Elle n’en avait nulle envie. Son anxiété était vive. Était-elle nommée ou non ? Voilà ce dont elle était préoccupée. Voilà ce que ce diable d’homme, avec toute son onction et son extrême politesse, ne lui avait pas encore laissé savoir. Elle était audacieuse, un peu poussée à la nervosité par les circonlocutions du grand patron :

— Monsieur le Directeur, finit-elle par dire plaisamment, il fallait nommer aussi M. Rousselière. Cela eût ménagé les… convenances, les préjugés qui ne veulent pas qu’en aucun point une femme puisse dépasser son mari !

— Ah ! Ah ! Ah ! dit avec réticence le Potentat, qui condescendit à ne pas se fâcher parce que c’était cette petite Rousselière à qui, pour sa valeur on passait des libertés, vous en demandez trop, chère madame ! Votre mari est fort intelligent disent ses notes, mais il ne possède pas à un très haut point l’esprit administratif. Il fait un rédacteur passable, malgré sa fantaisie ; il serait un chef détestable. Son père était poète, je crois ?

— Oui, c’était le félibre Rousselière.

— Mauvaise hérédité, voyez-vous, madame, pour un fonctionnaire des bureaux de l’État. Votre mari est, je le sais, un homme charmant. Mais il devrait s’appliquer davantage à posséder l’esprit administratif. Dites-le lui de ma part. Dites-lui aussi que pour lui éviter ce que la nomination de sa femme comme sous-Chef à ses côtés pourrait avoir de blessant à l’égard de ses susceptibilités, nous avons fait une mutation entre le ministère et nos services annexes de Boulogne, où se trouve le contentieux. Un sous-Chef de Boulogne viendra remplacer ici notre regrettée collaboratrice, et vous-même, madame, êtes nommée à ce poste de Boulogne. Cela dit au nom du ministre, laissez-moi en mon nom personnel y ajouter mes félicitations. Vous serez une très jeune sous-Chef. Vous battez le record de l’âge. Vous n’avez usé d’aucune intrigue. Cette nomination va à votre seule valeur. Votre nouveau poste se trouvera voisin, si je ne me trompe, de votre domicile, circonstance que, comme mère de famille, vous apprécierez, j’en suis sûr.

Geneviève ne répondit rien. Le grand patron la crut accablée par le bonheur. En fait, elle venait de recevoir un coup de massue. Seule une vérité l’avait atteinte dans le discours académique du Directeur : son travail, sa vie de bureau allait être arrachée à celle de Denis. C’était le divorce dans leur labeur. Elle avait trop goûté pendant trois années l’âpre plaisir de partir dans le petit matin aux côtés de ce mari si cher afin d’aller gagner son pain près de lui, dans la même atmosphère, pour ne pas connaître un effondrement à la nouvelle que tout cela, cette communauté d’existence, cette union de deux êtres cheminant sous le même joug et au long du même sillon allait se terminer. Mais ce n’était pas du tout ce qu’elle avait rêvé ! Mais elle aurait voulu pouvoir protester ! Mais n’était-il pas temps encore de refuser ce bel avancement qui ruinait son bonheur intime ?

— Vous semblez surprise, madame, ne put s’empêcher de remarquer le Directeur.

— Surprise… Oui, monsieur ; c’est cela surprise. Je ne m’attendais pas à cette mesure particulière… Je vous remercie d’y avoir songé.

Un mot flottait sur ses lèvres, prêt à s’envoler : « … Mais je refuse. Je ne puis accepter… » Le dirait-elle ? Tout à coup, elle vit en imagination une petite carte de visite portant cette inscription :

MADAME DENIS ROUSSELIÈRE
Sous-Chef de Bureau au Contentieux
Ministère X

Et elle ajouta seulement tout haut, en se retirant :

— Je vous suis infiniment reconnaissante.

Jamais peut-être elle n’avait mesuré à quel point elle aimait Denis. Denis ce mari exquis ; Denis ce bon camarade de ses journées ; cet ami délicat de leurs tendres nuits ; le compagnon léger de son travail ! Jamais elle n’avait non plus si bien compris à quel point il l’avait rendue heureuse. Certes, il y avait bien ses protestations un peu vives parfois contre une profession laquelle Geneviève s’accrochait avec tant d’ardeur. Mais bien des maris n’en eussent-ils pas dit davantage contre le métier de leur femme ? C’était l’état de défense naturel à l’homme contre tout ce qui menace ses droits sur sa compagne. Au fond, quelle liberté il lui laissait ! « Je fais tout ce que je veux, en réalité, » réfléchissait-elle avec un élan de reconnaissance. Et voici qu’allait commencer le divorce de leurs journées, la dislocation de cette charmante union dans le travail professionnel. Finis, finis à jamais leurs longs cheminements par les mêmes rues, les mêmes avenues ; la course au métro, accrochés au bras l’un de l’autre. Et elle le revoyait en pensée, lorsque dans la rame cahotante la foule séparait leurs deux êtres, les arrachait l’un à l’autre, cherchant son regard pour s’entendre encore avec elle, même de loin. Finies les bonnes histoires de leurs bureaux respectifs mais si voisins, qu’ils se racontaient l’un à l’autre ; cette communauté absolue dans le travail, dans la même atmosphère administrative, dans la poussière des mêmes cartons verts ! Denis ne connaîtrait même pas son bureau de sous-Chef !

Toute sa joie s’évanouissait. Ses vanités flattées n’étaient plus qu’un bouquet fané. Le plus cruel allait être d’informer Denis de cette catastrophe.

Quand elle revint au bureau, midi allait sonner. On la vit si préoccupée que les jeunes dactylos qui n’avaient pas laissé inaperçue tout à l’heure la venue de l’huissier, arrivé ici de l’Empyrée ministériel pour la quérir, comme dans un conte de fée, en vue de sa haute destinée, se dirent entre elles :

— Qu’est-ce qui arrive à Mme Rousselière ? Veux-tu parier ma petite, que le poste de sous-chef lui a encore passé sous le nez ?

Quand, à midi, elle eut rejoint son mari dans l’escalier princier qui descendait à l’ancienne cour d’honneur, Denis ne put retenir un « Eh bien ? » tout frémissant de curiosité, car il n’ignorait déjà plus, grâce au manque d’étanchéité des deux services, la venue de l’huissier, l’appel dont elle avait été l’objet le matin.

— Je suis nommée, répondit-elle tout simplement, tout bas, sans joie, sans vanité non plus, sans nul triomphe.

— Tu es sous-Chef, Geneviève, et tu n’es pas venue me le dire sur-le-champ ? prononça le mari qui, en dépit de la crise secrète qu’il traversait et de ses griefs entretenus avec un soin malsain à l’égard de cette femme trop entière, ne pouvait se défendre d’une bouffée d’orgueil marital. À ton âge ! Pas trente ans et déjà madame sous-Chef ! Nous allons apprendre cela à ma mère, tout à l’heure, en déjeunant, comme ça !…

— Ah ! ne te presse pas de lui apprendre une nouvelle qui n’est pas si bonne, en définitive…

— Que veux-tu dire ? Es-tu nommée, ne l’es-tu pas ?

— Je suis nommée. Mais à Boulogne, au Contentieux de Boulogne.

— Bouffre ! lança tout bas le Provençal.

Geneviève eut une légère surprise de ne pas déchaîner chez son mari une réaction plus violente. Elle crut d’abord qu’il n’avait pas réalisé la séparation qu’un tel changement comporterait dans leurs deux existences. Elle voulut préciser ; lui expliqua, en y mettant beaucoup de délicatesse, qu’il n’était pas d’usage dans l’administration de maintenir deux époux à la même Direction lorsque l’un des deux changeait de grade.

— Alors tu comprends, mon pauvre chéri, que je ne puisse me réjouir à plein d’un avancement qui va nous séparer ainsi.

Denis la surprit bien en déclarant, très affectueusement du reste :

— Mais, chère amie, songe combien ce sera près de chez toi. Dix minutes de marche et tu seras à ton bureau ! Quelle différence avec le présent état de choses ! Il te sera facile de venir déjeuner à la maison, de retrouver Pierre à midi. Et puis le Contentieux ! Être nommée à ton âge sous-Chef au Contentieux, c’est énorme ! Je sais que tu es licenciée en Droit. Mais ta jeunesse ! Ta féminité ! Ah ! tu peux te flatter d’une réussite, Madame Sous-Chef !

Pas un mot sur leur séparation. Pas un regret pour les courses qu’ils faisaient ensemble matin et soir en devisant sur les potins du Ministère dont leurs deux cerveaux étaient pareillement farcis. Pas un reproche pour avoir accepté le virtuel divorce professionnel. Pas une prière pour qu’elle le refusât pendant qu’il en était temps encore. C’était là justement ce que la jeune femme attendait qu’il exigeât son refus devant un avancement mis à un tel prix. Mais non ; rien que de l’indifférence. À croire qu’il n’avait pas compris…

Elle en eut un petit frisson.

— Alors, chéri, demanda-t-elle, le cœur serré, tu n’es pas fâché que j’aie accepté !

— Mais, Geneviève, refuser, tu ne le pouvais pas !

Au long du déjeuner habituel chez sa belle-mère à qui l’on apprit la grande nouvelle et qui se crut obligée à faire de charmants compliments à « Madame Sous-Chef », sans qu’on sût au juste ce qu’elle pensait de l’événement, Geneviève connut un étrange malaise. C’était comme si, métamorphosé en une seconde, son mari lui était apparu sous des traits inconnus. Un étranger. Denis n’était plus l’être familier que chaque minute de leur vie tirait d’un passé d’où leur intimité absolue, leur connaissance mutuelle étaient issues. Ses traits demeuraient les mêmes. Mais derrière ces traits était une âme étrangère que Geneviève ne se souvenait pas d’avoir jamais frôlée. Sensation abominable comme le froid d’un amour mort.

Tout le jour, malgré le travail qu’il lui restait à liquider avant de quitter le troisième bureau, elle fit des suppositions diverses. « L’orgueil masculin est bien agrippé aux êtres qui s’en croient le plus libérés, se disait-elle. Denis doit souffrir dans cet orgueil. Il n’est pas jusqu’aux précautions administratives prises par les chefs pour ménager ses susceptibilités qui n’aient accusé cette sorte de disgrâce maritale. On marque le coup. Aux yeux du personnel expéditionnaire, de la dernière des demoiselles dactylos, il reste avéré qu’on opère cette mutation pour lui éviter une sorte de subordination à sa femme. Cela revient à proclamer cette virtuelle subordination. »

Et Geneviève, avec cette candeur des intellectuelles invétérées qui font porter en faisceau sur leur profession toutes les lumières dont elles disposent, laissant dans la pénombre le domaine bien plus vaste des sentiments et des intuitions où triomphent leurs sœurs plus modestes, attendait le tête-à-tête du soir avec son mari pour dissiper le malentendu.

Ce fut là, dans le silence nocturne de leur chambre où ne pénétraient plus les bruits du jour, où le souffle de leur petit enfant endormi ne s’entendait même pas, qu’elle exigea l’explication.

— On dirait que tu m’en veux de ce qui m’arrive, Denis.

Il se mit à rire de bon cœur.

— Mais je suis ravi au contraire, ma chère femme. As-tu pu me croire jaloux de ton sensationnel avancement ? Grands dieux ! comme je suis loin d’un tel sentiment ! Mon métier, tu sais bien que je l’exerce sans la moindre passion, sans ambition, sans convoitises. Je ne demande qu’à y vivre en paix en gagnant mon pain. Être sous tes ordres, même, chérie, j’avoue que j’aurais trouvé ça très « rigolo ». Je suis navré qu’on nous sépare, crainte de blesser mon orgueil. C’était une précaution bien inutile ! Mais je me réjouis pour ta santé, pour ton état présent d’un poste situé à proximité de la maison.

Cette explication parut à Geneviève sincère et raisonnable. Mais elle ne reconnaissait plus le Denis qu’elle aimait, et elle en éprouvait de la gêne.

Denis se crut redevenu célibataire. Il partait le matin, allégrement, pour le Ministère, faisait, pour le plaisir, une partie du trajet à pied, sautait dans un autobus de rencontre, arrivait encore en devançant l’heure au bureau, traitait ses dossiers plus légèrement que jamais, sachant que désormais il ne monterait plus et finirait comme rédacteur ainsi qu’il avait commencé ; sortait avec Charleman, montrait avec lui de l’enjouement, une sorte d’espièglerie. Parfois, Charleman demandait :

— Montes-tu avec moi serrer la main de Denise ?

— … C’est que ma mère m’attend pour déjeuner.

— Bast ! cinq minutes ! Denise est si seule toute la journée, et je ne suis pas, pour la distraire, un sacré Méridional comme toi !

Et Denis se laissant convaincre avec un certain délice, grimpait quatre à quatre pour entrevoir la princesse aux cheveux de fée « qui berçait son cœur orphelin ».

Celle-ci, les yeux obturés, bien incapable de comprendre avec son inexpérience de petite fille quel rôle singulier elle jouait dans la vie de ce jeune mari désenchanté, l’accueillait gentiment :

— Comment va Mme Sous-Chef ?

— Bien il me semble. Je la vois très peu vous savez. Je saute du lit, le matin, qu’elle dort encore, car mon trajet est fichtrement plus long que le sien.

— Mais le soir vous vous retrouvez au dîner ?

— Oh ! le soir, elle reste encore sous l’influence occulte des dossiers passionnants, oui passionnants, qu’on débrouille au Contentieux et pendant le repas les étale encore, imaginaires, sous mes yeux.

— Vous me faites l’effet d’un très méchant mari. Vous ne savez pas profiter de votre bonheur. Vous avez une femme si intelligente ! si intelligente ! Vous pouvez le soir, passer des heures bien intéressantes avec elle. Il n’est que de mettre une conversation en train. Moi je suis très bête et j’en souffre. Jean doit s’ennuyer avec moi. Il ne le montre pas, le cher ami ! Mais j’en suis sûre. Souvent il parle et je ne le comprends pas tout à fait. Je n’ose le lui avouer. Il va, il va et je ne puis le suivre. C’est de la philosophie, la destinée humaine, le progrès humain ; ou de la poésie : tout ce qu’il voit dans un rayon de soleil, sur un mur, dans un filet d’eau. Que voulez-vous que je dise là-dessus moi qui ne suis qu’une sotte ? Il s’écrie parfois : « Mais tu ne m’écoutes pas, Nisette, tu ne me suis pas ! » Alors, je pleure et il rit en m’embrassant.

Denis, qui trouvait adorable cette humilité, riait aussi de bon cœur. « Mais vous êtes la finesse même, voyons ! Un pauvre homme comme moi, qui ne suis pas très heureux, n’a pas commencé de vous expliquer son cas et ce qu’il endure que vous avez tout entrevu, tout compris.

— Pas du tout. Vous vous trompez. Je n’ai rien compris à votre malheur imaginaire. Je ne l’admets pas. Je ne vous plains pas du tout.

— Écoutez, Denise, aujourd’hui je n’en ai pas le temps, mais une autre fois je vous expliquerai ce que l’on m’a fait endurer.

Et il courait chez sa mère goûter à quelque surprise culinaire, à quelque chatterie provençale en parlant de la petite Mme Charleman « qui possédait une personnalité si curieuse, si extraordinaire ».

Un autre jour, il disait à Denise :

— Je ne pense pas qu’il y ait un homme plus heureux que votre mari. Il peut rentrer chez lui à quelle heure du jour que ce soit, il ne trouvera pas la maison vide. Et quand, du bureau, il rêve à son foyer, il le voit toujours vivant, animé par la présence de celle qui est la gardienne de la flamme. La flamme elle-même ! Pour moi, la semaine dernière j’ai été pris d’une migraine affreuse au ministère, j’ai dû avoir un taxi pour rentrer à la maison. Là je n’ai trouvé que Mme Poulut qui sortait pour promener le petit Pierre et m’a laissé me débrouiller pour le thé pour la bouillotte électrique, pour tout, en déclarant aigrement : « Bienheureux ceux qui peuvent se mettre au lit quand ils sont fatigués. Moi je suis lasse et je trotte quand même. » Ce soir-là, Geneviève, retenue par le Directeur du Contentieux, n’est rentrée qu’à huit heures du soir. J’avais 40°. J’espérais un mot d’elle, un mot gentil pour n’avoir pas été présente, prête à me secourir, car j’étais vraiment malade comme un chien. Savez-vous ce qu’elle m’a dit, Denise ? Elle m’a déclaré légèrement que ce ne serait rien.

— Et ce ne fut « rien » en effet, constata Denise, avec son fin sourire. Vous voyez donc qu’elle avait raison.

— Vous soutenez toujours Geneviève vous qui avez si bien compris le devoir de la femme dans le mariage, alors qu’elle l’a méconnu !

— Quand on a eu l’honneur et la chance d’épouser une femme d’exception comme la vôtre, on peut bien le payer de quelques sacrifices d’égoïsme. Dans la vie, voyez-vous, Rousselière on n’a rien gratuitement.

— Admettons !… Mais moi, Denise, je paie trop cher.

L’annexe du Contentieux était un grand pavillon cubique de briques roses et de pierres de taille à proximité du Bois. Quand le printemps, encore une fois, commença de surgir du sol, des frondaisons, des vents tièdes, des eaux du fleuve, de celles de la pluie et finalement, du soleil vainqueur en mars-avril, Geneviève éprouva une vague de tristesse à refaire quatre fois par jour ce trajet de la maison au petit Hôtel administratif. La bouffée d’orgueil qu’elle avait connue en s’emparant de sa nouvelle autorité dans ce ravissant bureau qu’on lui avait aménagé, meuble de chêne clair, table de verre, fauteuil de travail américain étudié pour le plus grand délassement des membres, fauteuils modernes et légers réservés aux visiteurs, tableaux surréalistes aux murs, achetés à de jeunes peintres aux récentes Expositions par l’Administration des Beaux-Arts — ce suprême contentement du succès qui allait parfois jusqu’à l’enivrement chez la jeune femme, se blasèrent peu à peu avec la satiété de son modeste mais réel pouvoir. Elle pensait davantage à ce petit enfant qui allait naître. Une fille, s’imaginait-elle. Elle ne niait plus le mouvement instinctif qui semblait déjà tendre ses bras pour la posséder seule, la nourrir, la baigner, l’habiller, éveiller ses premiers sourires. L’idée d’abandonner tant de fraîcheur, de délicatesse, de faiblesse à Poulut, comme il avait bien fallu le faire pour Pierre, allait à l’encontre de son puissant instinct. Mais il fallait être raisonnable…

Bien souvent aussi, quand seule à son bureau elle enfonçait son soulier dans la laine épaisse d’un tapis marocain étendu là pour son usage personnel lors de sa nomination, elle se remémorait, avec ces teintes ivoirines, celui dont M. Braspartz avait doté naguère la chambre des garçons rue du Mont-Cenis. Elle se revoyait, comme si ce souvenir vieux de trois ans datait d’hier, ouvrant la porte du salon et frappée par la surprise de ce tapis de luxe, don du vieux papa. Elle l’entendait encore répondre à son reproche d’avoir sacrifié à ces garnements une pièce aussi riche :

— Ma fille, ça sera plus doux quand ils se ficheront par terre…

La bonne soirée qui avait suivi !

Comme sa maison à elle ressemblait peu à ce foyer-là si bruissant de gaieté ; si plein de chaleur affective, si clair de tendresses conjuguées ! Le tapage des garçons, l’effort du vieux père qui rentrait le soir de l’étude épuisé d’avoir travaillé pour sa nichée, la vigilance de la mère qui créait un tel bien-être bourgeois dans cet intérieur à l’apparence bohême, tout cela lui revenait à la mémoire sous la vision d’un petit paradis. Certes, son intérieur actuel était plus élégant que celui de sa jeunesse. L’appartement de la Porte de Saint-Cloud ravissait tout le monde. Mais on disait « l’appartement », non pas « la maison » comme rue du Mont-Cenis. Peut-être quand sa petite fille serait née, grâce à un enfant de plus, à une famille plus étoffée, y trouverait-on davantage une impression de nid…

Au sujet de son mari elle éprouvait aussi un sentiment singulier, comme dans un rêve un peu fiévreux où quelqu’un n’est ni absent, ni tout à fait présent. Chaque soir pourtant, il rentrait du bureau avant sept heures, un peu en retard seulement les jours où la fantaisie lui était venue d’une promenade à pied pour le retour chez lui. Il la prenait aux épaules et la serrait pour de longs baisers, comme toujours. Parfois même, il plaisantait, disait : « Bonjour madame Sous-Chef ! Comment avez-vous passé la journée, madame Sous-Chef ? » Mais à table il fallait lui arracher les paroles. Et « Tu as vu ta mère ? Comment se portait-elle ? » Et : « As-tu rencontré Charleman ? » Elle essayait aussi de l’intéresser aux occupations de sa propre journée : « Tu sais que je suis en train de débrouiller un dossier que votre bureau m’a envoyé, relatif à un certain procès de l’Administration des Domaines et du Timbre, contre les riverains de la Loire qui réclament la possession des levées de terrain opérées en vue des inondations. La Préfecture intéressée vous l’avait envoyé…

— Oui, repartait distraitement Denis ; je sais. J’ai vu la lettre. C’est moi qui ai dit au Chef : « Monsieur, il faut adresser cela à ma femme. »

— Et que t’a-t-il répondu, le Chef ?

Denis souriait indulgemment :

— Il m’a répondu « Brigadier, vous avez raison. »

Et puis, livré à lui-même, il retombait dans un mutisme presque somnolent. Un jour, elle attaqua résolument avec lui la question du bébé attendu qu’elle ne voulait pas confier à Mme Poulut en surcroît du petit Pierre. « La pauvre femme en perdrait la tête, tu comprends, Chéri. D’ailleurs, elle m’en a avertie : « Deux enfants, Madame, je ne pourrai pas les élever tout en faisant la cuisine. Il faudra que Madame prenne quelqu’un d’autre pour la maison. »

Dans ces conditions, le désir de Geneviève était de chercher une nurse très experte comme l’École de Genève en forme pour toute l’Europe, et de garder en qualité de domestique la pauvre Poulut au visage ingrat, mais qu’on aimait bien et qu’il était impossible de mettre dehors.

— Comme tu voudras, répondait Denis, qui faisait figure d’un mari bien décidé à contresigner toutes les volontés édictées par sa femme. Mais que penses-tu de mon idée ? La trouves-tu bonne ?

Excellente. Tu pourras te défaire entièrement du souci des enfants au profit d’une personne qui sera spécialiste de l’élevage des bébés. Rien ne te donnera plus de liberté d’esprit pour ta vie de bureau qui, je l’imagine bien, en effet, n’est pas de tout repos.

Geneviève aurait dû être heureuse d’entendre de tels propos. Il semblait qu’enfin Denis se rangeât à son sentiment, comprît les exigences de son impérieuse profession, lui reconnût le droit d’exception que, quoique mère de famille, elle réclamait pour elle-même. Elle aurait dû triompher, se sentir au terme de ses désirs puisque non seulement son ambition avait atteint tous ses objectifs, mais qu’encore toute critique, tout blâme semblaient s’être éteints chez ce compagnon de sa vie qui ne discutait plus rien, acceptait tout, fermait les yeux pour dire : Amen. Cependant, elle ne se réjouissait pas. Ce manque de réaction chez son mari lui causait une inquiétude, une angoisse même indéfinissable. Toujours cette impression de cauchemar où la présence même de l’être qu’on a en face de soi est mise en question.

Geneviève ne reconnaissait plus Denis.

Néanmoins, il fallait que tout allât son cours. Et une correspondance s’établit entre Geneviève et la Suisse pour assurer dès le mois de mai la venue de la jeune « spécialiste des bébés ». On reçut même une photographie, celle d’un visage suave et souriant qui plut à Geneviève. Alors on avertit Mme Poulut de la remise de ses fonctions qu’elle serait bientôt forcée de faire en faveur de cette jolie demoiselle, afin de se cantonner dans la cuisine et le ménage. Ce fut une tragédie bien amère où la principale actrice versa des torrents de larmes et fit même aux Rousselière une scène où le pathétique atteignit Racine pour la véhémence des sentiments.

On lui arrachait les soins nobles du plus bel enfant du monde pour la refouler vers la cuisine et les bas travaux, exclusivement cette fois !

Pierre dont l’intelligence était fort éveillée et qui aimait « Poulut » avec une admiration sensible, poussa d’affreux cris en la voyant dans ce rôle violent.

Puis, tout se calma peu à peu. Poulut se résigna à l’inévitable, consolée à l’idée de ne pas quitter ce robuste enfant de la santé duquel elle se disait

l’auteur.

VIII

Malgré les prémonitions de Geneviève ce fut encore un garçon, qui déçut un peu son monde, Mais la bonne Mme Braspartz qui s’y connaissait en psychologie familiale, assura que c’était mieux ainsi « car entre deux frères rapprochés par l’âge, disait-elle, il se noue des amitiés qui se prolongent ensuite toute une vie ». On le décréta un admirable bébé, rond, potelé, la poitrine large, de petites cuisses fuselées à ravir. « Voyons ! disait en riant Geneviève à ses visiteurs de la clinique, pour un enfant de bureaucrate, il n’est pas trop mal réussi mon Jacques ! »

Mlle Hedwige arriva de Genève en tous points semblable aux conventions : exactement ce que l’on attendait d’elle. Cette gouvernante était silencieuse, discrète, attentive, ponctuelle, effacée comme une ombre et autoritaire comme un manuel. Lorsque la mère et l’enfant revinrent à l’appartement et la trouvèrent installée dans la chambre d’amis, dont on allait faire la chambre des bébés, Geneviève s’efforça de la mettre à l’aise. Mais elle s’aperçut bientôt que c’était peine perdue, car la jeune Suissesse y était déjà de toute sa personne, sans la moindre outrecuidance, sans l’ombre d’une faute de goût, s’exprimant d’ordinaire par un flottant et léger sourire qui plissait à peine sa joue en fleur.

— Elle est charmante, Mlle Hedwige, disait Denis, mais tout de même un peu automatique.

— Que veux-tu mon cher, reprenait Charleman qui était venu saluer le nouveau-né, c’est la série…

— Vous la jugez très faussement, tranchait là-dessus Geneviève. Vous ne voyez pas que c’est une jeune fille qui cache soigneusement sa personnalité derrière sa fonction ? Nurse elle est, professionnellement, nurse elle doit uniquement paraître à nos yeux. Le reste d’elle-même ne nous appartient pas.

Le drame, à ce moment, se joua principalement dans la substance encore si tendre du cœur du petit Pierre qui passait des mains rhumatisantes de sa chère Poulut aux gestes parfumés de lavande de la jeune étrangère. Son petit nez épaté collé à la porte de la « nursery », comme on nommait sa nouvelle chambre, le visage ruisselant de pleurs, il demeurait avec une persévérance inlassable des quarts d’heure entiers à appeler d’une poitrine convulsée de lourds sanglots : « Poulut ! Poulut ! » La méthode de Mlle Hedwige qui était de s’appuyer sur l’action du temps lui commandait de rester alors insensible à la violence de ses scènes, pendant lesquelles, sans la moindre impatience, elle finissait d’ourler les choses du trousseau de Jacques laissé inachevé par Mme Sous-Chef avant son départ pour la clinique.

Parfois les cris déchirants de l’aîné alarmaient cette dernière qui ne pouvait s’empêcher d’accourir.

— Que Madame ne s’inquiète pas, déclarait alors la placide Hedwige. C’est Pierre qui appelle son ancienne bonne.

Mais pour inappréciable que fût la blessure au fond de cette petite âme de deux ans, la mère qui sommeillait souvent chez Geneviève se réveillait devant une telle douleur. Elle s’emparait, sous les yeux de la gardienne, de son gros poupon de fils, se laissait aller peu à peu à le dévorer de baisers et finalement l’emportait dans ses bras.

— Où va Madame ? interrogeait Mlle Hedwige en se planquant contre la porte.

— À la cuisine, mademoiselle, montrer à ce pauvre petit que sa bonne n’est pas loin.

— Il ne le faut pas, Madame. Il doit s’habituer à mes soins. Il doit oublier sa bonne. C’est une affaire de ténacité pendant quelques jours seulement.

Deux ou trois fois Geneviève, dominée par le principe souverain à ses yeux de la méthode, avait déposé à terre le malheureux bébé et s’était retirée le laissant aux prises avec le système éducatif de Mademoiselle. Mais, comme la scène se renouvelait, elle ne put retenir sa pitié pour son enfant.

— Vous voyez bien, mademoiselle, qu’il souffre autant et plus même qu’une grande personne.

Et, dans un coup d’État sensationnel, enlevant son fils, elle l’emporta vers la cuisine :

— Tenez, Poulut, je vous ramène votre petit Pierre !

Mme Poulut versa d’abondantes larmes, frotta son vieux museau hérissé de poils contre le tendre visage. Et Pierre la caressait de sa main courte et potelée, répétant dans son extase : « Poulut ! Poulut ! C’est Poulut ça ! »

— Je remercie Madame de me l’avoir amené, put enfin dire la vieille bonne. Cette « personne » est d’un caractère jaloux. Elle m’en veut de l’amitié que l’enfant me montre.

— Mais non, ma pauvre Poulut ! Elle n’en veut à qui que ce soit. Elle n’en est pas capable… Elle exécute seulement à la lettre son métier de gouvernante, qui lui donne tout pouvoir sur les enfants sans que nous autres, parents ou domestiques, nous ayons à nous en mêler.

Geneviève s’était émue cette fois véritablement devant les grosses larmes de la vieille femme. Toute sa bonté foncière, que la vie au dehors passée dans les combats sournois que comportent les grandes agglomérations humaines avait jugulée et comme masquée, reprenait ses droits, l’heure venue :

— Madame Poulut, ne craignez rien. Vous savez que Monsieur et moi vous estimons beaucoup. Vous ne perdrez pas tout à fait Pierre. Nous exigerons que l’enfant qui vous aime tant, pour qui vous avez eu un tel dévouement, vous rejoigne et vous retrouve tant que son petit cœur le désirera. Puis-je vous dire mieux ?

Ce décret de la mère de famille, cet ukase apaisa Poulut, qui déclara sentencieusement :

— Madame est juste.

Geneviève fut très frappée de ce mot juste. Oui, elle voulait l’être. Elle s’appliquait à vivre d’une façon conforme aux justes droits de chacun et d’elle-même. Y parvenait-elle vraiment ? Elle en était sûre jusqu’ici. Juste envers elle-même, s’étant octroyé, non sans luttes, le libre jeu de son développement personnel. Juste envers les autres, également, mettant, au bureau, une application de tout son être à ne léser aucun droit particulier tout en défendant les droits de l’État lors des litiges dont les pièces venaient à sa connaissance. Juste envers les siens, à qui elle se regardait complaisamment donner d’elle tout ce qui leur était nécessaire — car elle se flattait d’avoir toujours tenu une exacte balance entre son foyer et sa profession. Ainsi, également, pouvait-elle se témoigner qu’en retour des libertés que son mari lui avait consenties dans sa vie de chaque jour, elle lui accordait un respect absolu de sa vie personnelle, de sa vie intérieure qui avait bien des chambres secrètes, elle s’en rendait compte, surtout depuis que ce congé de trois mois, accordé à la suite de la naissance de Jacques, la laissait à la maison…

C’étaient de petites choses qu’elle n’eût pas remarquées naguère encore, lorsqu’elle se rendait chaque jour au Pavillon du Contentieux, bercée par le rythme des affaires courantes, goûtant une espèce d’engourdissement laborieux à l’expédition des dossiers, — commerce agrémenté parfois de petits litiges avec le chef de Bureau. Le désœuvrement des semaines actuelles lui laissait bien de ces loisirs dans lesquels la pensée se joue comme au gré d’un labyrinthe.

Tout d’abord, au début de son congé, Geneviève n’avait pas mis en doute que son mari ne s’arrangeât pour revenir chaque jour ou du moins fréquemment déjeuner à la maison afin de profiter de sa présence, comme il s’était tant de fois vanté de pouvoir le faire si elle avait abandonné l’Administration. « Au besoin, répétait-il alors je sauterais dans un taxi et arriverais te surprendre. » Libre à lui d’en agir ainsi aujourd’hui. Elle ne bougeait plus de la maison. Elle avait pour un temps assumé ce fameux rôle de gardienne du foyer dont il lui avait tant rebattu les oreilles. Que ne réalisait-il son rêve ?

C’était l’occasion.

Il savait bien qu’il la trouverait toujours même en arrivant très tard. Faute d’y songer peut-être ? Ce n’était pourtant pas à elle de lui rappeler ses rêves d’autrefois. Et pendant de longs jours, le déjeuner servi, elle tardait à gagner la salle à manger pour donner encore à Denis le temps d’arriver peut-être. Après cinq ou six minutés quand elle s’y décidait elle refusait de s’avouer sa déception :

— Le déjeuner eût été un peu court pour deux, se disait-elle.

Le soir, son attente se compliquait d’une appréhension un peu pénible.

— Quel visage vais-je lui voir à son arrivée ? Car c’était là son tourment inavoué : l’inconnu qui se cachait maintenant derrière le visage si enjoué naguère de ce fils de poète. Geneviève avait nettement conscience de ne plus y lire comme autrefois. Oh ! ce n’était pas qu’il ne fût toujours charmant et toujours enjôleur. Dès l’arrivée il entourait de ses bras, avec une facilité que lui conférait la parité de leurs tailles, les belles épaules robustes de sa femme. « Vous êtes bien jolie, ce soir, madame ! » Ou bien : « Bonsoir, la plus aimée de tout Paris ! » Mais Geneviève, la Bretonne profonde ne se laissait pas piper au son des mots. Elle le scrutait. Voyait à sa joue dorée un petit pli. Dans ses yeux de sombre velours une absence d’étincelle. — Comme des étoiles qui manquent dans un nocturne ciel d’orage.

— Pas d’ennuis là-bas ? Non ? demandait-elle.

« Là-bas » c’était le bureau. C’était l’endroit où se continuait sans elle une vie dont elle se trouvait un temps exclue ; dont, à vrai dire, elle s’ennuyait un peu. Elle eût aimé que Denis, avec son esprit piquant, lui en offrît au retour, des rapports, des visions, des potins. Mais il disait souvent la même phrase :

— La vie continue son train chez nous.

Ou parfois :

— On dit que dans ton ancien bureau le nouveau sous-Chef est tracassier. Le nôtre est toujours le même. Quand on approche de six heures il ne manque jamais de vous appeler pour une lettre à écrire d’urgence.

Les journées semblaient longues à Geneviève. Mlle Hedwige promenait au Bois dans un nouveau carrosse à deux places qu’on venait d’acheter, les petits Rousselière. De la cuisine, dans un bruit d’assiettes lavées et brassées, arrivait le son cuivré de la voix de Mme Poulut qui chantait mélancoliquement :

Ma mère avait un grand jardin
Rempli de lys et de jasmin.

Geneviève profitait de ses loisirs pour reviser l’armoire à linge. Elle s’installait devant la corbeille à ouvrage où posait tantôt un fin mouchoir, tantôt un drap bien lourd. Elle s’ennuyait de Denis. Impossible de se le dissimuler.

— Comme le mariage approfondit et accroît insensiblement l’amour ! se disait-elle. Certes j’aimais Denis quand je l’ai épousé. J’étais comme éblouie par sa juvénilité extrême de Méridional qui, malgré ses quatre ans de surcroît sur moi, lui conservait encore une sorte d’adolescence rayonnante, le matin mythologique d’un jeune homme. Aujourd’hui, mon Dieu ! qu’est-ce que mon amour incertain de jeune fille, cette séduction du fiancé, du jeune mari auprès de cette force pleine de mystère, plus puissante qu’un orage, qui m’enchaîne chaque jour plus à ce compagnon que je ne pourrais perdre, me semble-t-il, sans mourir. » Combien de fois, au milieu du fastidieux devoir des reprises et des ourlets, jetait-elle un regard sur son poignet où battait l’heure. « Dès six heures et demie, il peut être ici, pensait-elle, mais à la grande rigueur ! » En effet, six heures et demie et même sept heures passaient sans que Denis parût. Mademoiselle à ce moment avait fait dîner Pierre et couchait les deux enfants. La mère prenait alors la liberté d’assister à ce cérémonial bien que l’on n’aimât pas beaucoup cette présence ni les embrassements de Pierre et de sa maman. « Ce n’est pas utile, » déclarait la jeune fille. « Si, mademoiselle Hedwige, ne put retenir un jour Geneviève, il est utile et même nécessaire à un petit enfant de sentir de la tendresse. La preuve en est qu’ils la recherchent. C’est le fondement de leur vie affective naissante. » — « Lorsque Madame aura repris son poste au bureau il faudra bien qu’il se passe d’elle. Le plus sage est donc qu’il ne s’habitue pas trop aux caresses de Madame. »

Le propos fut assez désagréable à « Madame » mais elle ne le releva pas n’ayant pas à cet effet les arguments suffisants.

Un soir au dîner, face à Denis, Geneviève ne put retenir :

— Figure-toi que ce matin j’avais commandé des pigeons à la casserole, convaincue, je ne sais pourquoi, que tu allais me faire la surprise de revenir pour déjeuner. Te rappelles-tu qu’autrefois c’était ton grand cheval de bataille ce déjeuner de midi que tu aurais fait le tour de force de venir partager avec moi, si j’étais demeurée à la maison ? Alors ce souvenir m’est revenu. Je ne sais pourquoi. Comme ça ! Je t’ai attendu, attendu… avant de me décider à me mettre à table.

Denis eut un sursaut de vivacité :

— Comment ! C’est toi qui me reproches maintenant de ne pas accomplir des miracles, des prodiges de vélocité pour essayer de mettre plus d’intimité dans notre vie, alors que toute ta ligne de conduite depuis trois ans tend à sacrifier cette intimité, à ne plus faire de nous que des époux d’occasion qui n’ont plus en commun que leur sommeil ?

— Chéri, ce n’est pas moi qui ai choisi d’aller à ce Pavillon du Contentieux. J’ai dû m’exécuter devant la faveur qu’on m’accordait. J’aurais préféré demeurer avec toi au Ministère.

— Oh ! le Ministère ce n’était pas non plus l’intimité ! Mais que veux-tu — et le mari avait la figure d’un homme plus ennuyé que fâché, — on s’habitue à tout. On s’arrange de tout. Je ne t’en veux plus !

— Tu m’en as donc voulu ?

— Oui…

Ce « oui » tomba tout seul dans le silence comme un rayon, une projection dardée soudain sur le passé, sur l’union de ces deux époux, les trois années si placides en apparence, si menacées au fond d’un insidieux désaccord et qui contenaient toute l’histoire de leur vie conjugale. Geneviève frémit. Dans ce charmant compagnon qu’elle jugeait fort sensible, plutôt trop sensible, mais tout de même un peu léger, un drame secret s’était donc joué à son côté sans qu’elle le soupçonnât ? Il avait bien eu contre la carrière de sa femme, contre les ambitions de sa femme, contre les abandons du foyer reprochés à sa femme entêtée des révoltes de Méridional demeuré toujours un peu Romain. Elle n’avait pas cru que ces légers différends allassent jusqu’à une rancune profonde comme celle qui apparaissait soudain à ses yeux. Denis, en faisant cet aveu, en confessant ces mouvements mauvais et secrets où il avait comme haï sa compagne, avait aussi changé de visage. L’expression de ses yeux de velours avait passé à la dureté glaciale ; ses maxillaires, toujours rasés de si près et qui conservaient les rondeurs de la jeunesse, se crispaient nerveusement. Cela ne dura pas très longtemps. Ce n’étaient que les réflexes du souvenir. Il ne s’agissait pas d’un cœur né pour haïr. Peut-être aussi la douleur et l’angoisse qui passèrent sur les traits de Geneviève lui inspirèrent-elles un peu de pitié car, comme s’il regrettait déjà d’être allé trop loin, il eut un gros soupir d’enfant chagriné et dit :

— Ne te tourmente pas, ma pauvre femme. Je me suis fait à cette vie. Mes mouvements de révolte sont passés. J’essaye de comprendre les satisfactions que peuvent te procurer tes dossiers administratifs ; — sans y parvenir, je me réjouis de ces satisfactions.

Il y eut un silence pendant lequel, avec peu d’appétit, ils achevaient les pigeons du matin. Pour échapper au froid de ce silence, Geneviève dit n’importe quoi :

— Ta mère allait bien lors de votre déjeuner ?

Denis redressa la tête brusquement :

— Je n’ai pas déjeuné chez ma mère ce matin. Je suis allé chez les Charleman.

Pourquoi ces mots si naturels, ces mots fréquents sur les lèvres de Denis : « Je suis allé chez les Charleman » avaient-ils laissé au fond de l’âme de Geneviève l’impression d’un léger glaçon qui s’obstine à ne pas fondre ?

Elle n’aurait su le dire. Six jours ne s’étaient pas écoulés depuis qu’il en avait déclaré autant. Parfois il avait été jusqu’à y déjeuner deux fois dans la même semaine. La phrase : « Les Charleman sont charmants » était comme un slogan adopté chez les Rousselière, un peu en manière d’aimable plaisanterie. Ce ménage, Geneviève le voyait comme une de leurs habitudes. Quand elle poussait un peu son jugement critique à leur sujet, un mot lui venait à l’esprit à quoi elle ne s’attardait pas, le trouvant inélégant appliqué à de si gentils amis : « Ils n’ont rien d’extraordinaire. » En fait, ils étaient accueillants, courtois, affables et montraient une extrême finesse naturelle. « Bien que, ne pouvait s’empêcher de penser Geneviève, Denise fût totalement inintelligente… »

Sur-le-champ, le soir où, Denis fit cet aveu, bien qu’elle en eût ressenti un singulier bouleversement, elle n’en manifesta rien. Il lui fallait le temps de s’examiner, d’étudier ce qui se passait en elle au sujet des Charleman. Elle attendit vingt-quatre heures pour lancer à Denis :

— Tu parais te plaire beaucoup chez nos amis du Boulevard des Invalides. Ils ne sont pourtant ni très cultivés, ni très originaux, malgré leur excessive gentillesse.

— Possible… dit Rousselière, rêveur, et continuant de fumer sa cigarette. Mais ils forment une sorte de poème vivant, de symphonie bien accordée qui me plaît.

— Denise est un peu simple d’esprit, continua la jeune femme, impatiente de le pousser à bout, de le forcer à se découvrir, et il n’est pas de conversation possible avec elle.

— Comme tu te trompes ! se récria Denis. Son âme est une petite source bien claire de sagesse, de jugement, de bons conseils.

— Tu lui en demandes donc quelquefois ?

— Et de qui d’autre pourrais-je en recevoir ?

— De qui ? prononça Geneviève, horriblement blessée ; tu demandes de qui ? Est-ce que tu n’as pas à côté de toi une compagne qui s’est toujours crue le miroir de tes pensées, la sœur même de ton esprit, un esprit accordé au tien et qui est allé plus profond dans ton âme que n’importe lequel ? Est-ce que je n’étais pas là, moi, ton associée la plus intime, moi la responsable de ton bonheur, moi « ta moitié de ménage », comme on dit chez nous ; moi ta femme, Denis, ta femme !

Rousselière ne méconnut pas la plainte sourdement pathétique, l’accent passionné qui frémissait, mal contenu sous ces mots. L’amour de Geneviève, qui lui avait refusé jusque-là tout sacrifice, toute satisfaction de ses volontés, toute adaptation à ses vues, se manifestait ce soir, à contretemps, mais bien émouvant chez une si fière créature. Ses paupières battirent un peu. Il n’avait probablement jamais reçu de cet amour une expression aussi directe, aussi intense. C’étaient de tels mots qu’il avait tant de fois désiré entendre. Ils venaient, hélas ! aujourd’hui à retardement et résonnaient dans un cœur qui n’avait plus d’échos à leur prêter.

— Mais non, ma petite Geneviève, répondit-il assez cruellement. Tu n’étais jamais là, justement ! Et si ta forme extérieure se trouvait présente, d’aventure, c’était pour le dîner rapide du soir où je te retrouvais enfiévrée encore de tes combats administratifs du jour, soulevée par des questions litigieuses qui occupaient trop ton esprit pour que mes modestes peines de cœur de pauvre homme tourmenté pussent l’atteindre. Je savais d’avance que cela arriverait. J’ai tort de me plaindre puisque j’avais consenti, afin de t’obtenir, qu’il en fût ainsi dans notre vie conjugale. C’était accepté. J’aurais dû me contenter du peu de toi-même que tu me donnais, m’estimer heureux d’une fraction de ta vie. Mais plus nous vivions ensemble, plus je mesurais ce qui, de toi-même, me manquait. J’en ai pâti pour moi. J’en ai pâti pour les enfants. Ce n’est pas de cette manière que j’aurais voulu les voir commencer leur petite vie. Pierre a déjà connu de grands chagrins. On désire le bonheur total pour ses enfants plus que pour soi-même. Ah ! pardonne-moi, Geneviève ! C’est une faiblesse de ma part de retomber dans ce sujet, puisque les choses se sont passées comme j’avais admis qu’elles fussent. Mais justement, ces choses que je ne puis ni te reprocher à toi, ni confier à ma mère qui doit à tout prix me croire heureux, ni cependant garder au fond, de moi-même parce qu’elles m’ulcèrent à la fin j’éprouve un peu de douceur à les cacher — au gré de ma mélancolie, comme un pauvre trésor lamentable mais cher — dans un cœur ami. Ne va pas chercher autre chose, Geneviève, dans ce qui m’attache à Denise. Je ne t’ai pas trahie, ma chérie. Je n’ai pas d’amour pour elle. C’est une petite fille pleine de raison. Je l’ai nommée Notre-Dame du Bon Conseil. Elle est beaucoup plus qu’un enfant et beaucoup moins, — si ce n’est bien davantage, — qu’une femme. Sa science de la vie est inconcevable. Elle me dicte toujours la conduite la meilleure à tenir. Il s’en est fallu d’un ordre d’elle pour qu’au printemps dernier je ne me fasse nommer en Algérie.

Le visage de Geneviève s’était lentement décomposé. Il portait toutes les traces de son angoisse qui s’accusaient à mesure de cette cruelle confession. Jusqu’ici elle n’avait pas interrompu Denis une seule fois ; mais, enfin, elle ne put se contenir :

— Tu as songé à me quitter ? Tu es allé jusque-là, toi, Denis ?

— Oui, j’y ai songé.

— Et c’est un ordre de Denise Charleman qui t’a retenu ?

— C’est un avis de Denise, comprends-moi bien, Geneviève. Si je suis resté, ce ne fut pas pour obéir à Denise, ni pour lui complaire, ni pour lui témoigner une soumission amoureuse. Mais parce qu’elle m’a démontré qu’on ne défait pas ainsi son foyer ; qu’il faut maintenir à tout prix son foyer, même précaire.

— Denise a donc déclaré notre foyer précaire ?

— Non, c’est moi. Elle, Denise m’a fait comprendre la vérité, a savoir que, a priori, je serai toujours beaucoup plus malheureux loin de toi que, même privé de toi dans un foyer que tu présides toujours.

Geneviève éprouvait un effondrement total de l’orgueilleux bonheur connu jusqu’ici. La confession de Denis, d’une si cruelle sincérité, ravageait toutes les illusions sur lesquelles cette jeune femme entière et avide avait fondé sa tranquillité béate. Cette domination amoureuse sur Denis qu’elle croyait détenir par les habitudes de la vie conjugale et de l’amour, c’était une autre femme qui l’exerçait. Et quelle femme ! Denise Charleman, cette cervelle d’oiseau ! Voilà près de qui il allait chercher ses directives, les décisions maîtresses de sa vie ! Elle eut à ce moment une minute de tel accablement qu’elle lança vers la porte un regard de prisonnier qui cherche une issue. Quelque chose d’intolérable pesait sur elle a quoi elle avait l’anxiété de ne pouvoir échapper. Elle se raidit cependant pour marquer beaucoup de sang-froid, de calme, de sérénité et prononça :

— Je dois beaucoup de reconnaissance effectivement à Denise Charleman grâce à qui j’ai conservé un mari qui voulait me fuir.

— Ma pauvre chère femme, repartit Denis témoin du bouleversement de Geneviève et qui commençait à craindre d’être allé trop loin dans l’absolue sincérité, — sans doute, même sans Denise, n’aurais-je jamais eu le courage de te quitter. Car je te demande, après tout ceci, de retenir une chose : c’est que je n’aime pas Denise et que je t’aime toujours.

— La seule femme qu’on aime, murmura-t-elle d’une voix sourde, c’est celle à qui l’on ouvre tout son cœur.

— Tu as raison, dit Denis. Et c’est bien pourquoi, ce soir, je t’ai fait lire dans le mien en pleine lumière. Désormais tu as ma vérité tout entière. Oui, je t’ai confessé ma confiance dans la femme de notre ami, et le besoin que j’ai de sa douce sagesse, et même l’apaisement que j’ai souvent goûté près d’elle quand j’avais de grosses révoltes d’homme contre toi. Ce n’était rien de mal, mais j’ai voulu que tu ne l’ignores pas.

— Je t’en ai beaucoup de reconnaissance, dit la jeune femme toute tremblante et qu’en un pareil moment rien n’aurait su apaiser. Mais pourquoi, avant d’aller à Denise Charleman, n’es-tu pas venu à moi d’abord, tout naturellement comme à ta seule confidente ?

— Geneviève ! inconsciente Geneviève ! Tu oublies que bien des fois j’ai eu la faiblesse en effet de reprendre avec toi ce sujet, — cette pierre d’achoppement qui, avant notre mariage avait déjà fait buter nos projets d’union. Non ! je ne pouvais plus passer ma vie à te supplier pour une grâce que tu étais formellement résolue à ne jamais me consentir. J’ai décidé de te laisser jouir en paix des satisfactions que te donne ta brillante carrière, Pourquoi insister davantage ? Ne trouve pas mauvais, en revanche si, dans la société d’une autre femme — une femme que je vois d’ailleurs le plus souvent en compagnie de son mari, j’apaise quelquefois mon cœur un peu… agité.

À un entretien si redoutable et qui avait conduit cette femme et ce mari au fin rebord d’un abîme, il ne pouvait être donné de conclusion, si ce n’est l’affreux silence de leur nuit blanche qui suivit. Dire un mot de plus, vain et inutile, ils se le défendirent. Le mari, lui, avait soulagé sa rancune accumulée depuis trois années. Mais Geneviève sombrait dans cette noire confidence d’une trahison larvée dans laquelle, sans faute apparente, même, avec une certaine innocence virtuelle, c’était à une autre femme que Denis avait apporté le plus intime de son cœur. Leur sort, au cours de cette nuit où leurs deux personnes immobiles et muettes, semblaient s’ignorer mutuellement, mais où un orage roulait dans leurs deux poitrines, était bien inégal. La douleur de l’un s’était soulagée de tant de reproches étouffés depuis trois années, s’était vengée, même, en se vantant d’une amitié amoureuse et ambiguë. Mais la douleur de l’autre, soudaine, imprévue, était dans toute la violence de son éclatement. Geneviève, au cours de sa vie heureuse de fille gâtée, de fonctionnaire adulée, d’épouse choyée, n’en avait jamais connu de telle. « Je ne pourrai jamais la supporter ! » disait-elle au Seigneur, comme une victime, comme la proie d’une injustice détestable, d’un châtiment immérité.

Elle qui n’aurait pu concevoir qu’un homme autre que Denis l’intéressât, même une seconde, était mise devant cette évidence que de l’aveu même de Denis, Denise servait de miroir à sa vie intérieure, à sa vie cachée la plus profonde. Sa véritable existence, la plus noble, celle de son esprit, de son âme était axée sur cette insignifiante jeune femme dont les moindres propos devenaient des oracles pour lui. Combien une grossière et banale infidélité eût été moins cruelle à Geneviève !

— Seigneur ! disait-elle à Dieu, s’exaltant dans sa douleur, vous êtes témoin que par toute ma vie laborieuse, appliquée à bien faire, scrupuleuse même, je n’avais pas mérité cela !

Ainsi son orgueil offensé avec son amour se lamentait-il et se tordait-il dans ces heures ténébreuses où l’on ne peut trouver de réconfort que dans les sérénités hélas ! bien éloignées d’elle en ce moment, — du plan surnaturel.

Elle fut livrée à elle-même toute la nuit. On la laissa se débattre dans ce premier grand duel qu’elle eût eu jamais avec une intolérable épreuve. Elle goûta vraiment l’horreur du désespoir aux côtés de ce compagnon comme insensible et que, à sa respiration, elle devinait éveillé. Cela dura jusqu’aux blancheurs d’une aube hâtive de juin. C’est seulement quand l’aurore s’éveilla dans la nature qu’une voix répondit enfin à sa désolation. Une voix à peine perceptible qui disait dans les profondeurs obscures de sa conscience :

— Es-tu sûre de n’avoir jamais eu tort ?

Malheureusement pour ces deux blessés dont les plaies morales ne cessaient de saigner depuis l’affreuse nuit, ils ne purent se permettre cette année les vacances en Bretagne ou en Provence comme les précédentes années. Denis croyait fermement que dans les paysages arides, violents, magnifiques de la vallée du Var il se serait apaisé et que l’amour souverain d’autrefois sourdrait pour lui de la terre ensoleillée, des senteurs violentes du thym et du genévrier. Geneviève aspirait au grand calme mystique des campagnes bretonnes où elle se serait retrouvée elle-même au lieu de l’automate désorganisée qu’elle se voyait devenir.

Mais ils avaient fait des comptes serrés, Mlle Hedwige leur coûtait fort cher. Les frais de clinique avaient été lourds. Leurs disponibilités ne leur permettaient plus un vrai voyage. Ainsi malgré les avantages matériels considérables acquis par Geneviève avec son titre de sous-Chef, ils durent se contenter cette année d’une pauvre quinzaine dans une hôtellerie sylvestre de Seine-et-Marne, en pleine banlieue.

Quand ils partirent pour cet essai de villégiature, deux semaines ne s’étaient pas écoulées depuis la soirée qui avait mis à découvert soudain, les ruines de leur bonheur. Par une muette entente, jamais ils n’avaient rappelé les redoutables vérités qui avaient éclaté d’elles-mêmes ce soir-là. Cependant, à la ponctualité que montrait Denis en rentrant dans les plus stricts délais après la fermeture des bureaux, il était loisible pour Geneviève de constater qu’il n’était pas retourné une seule fois chez les Charleman. Au plus creux de cet abîme de désolation où cette fière épouse était tombée, ce ne fut pas tout à fait un soulagement, mais une sorte de muette amende honorable du coupable qui l’apaisa un peu. Dans le train qui, l’espace d’une demi-heure les transporta à travers des bois opulents jusqu’à leur nouvelle résidence — Mademoiselle portant Bébé, et le jeune Pierre déjà dressé à ne rien dire, à ne jamais bouger, immobile aux côtés de son père — Rousselière rêvait.

C’était un peu son habitude. Il rêvait à ce qu’eût été le départ pour ces piètres vacances (qui n’en représentaient pas moins une évasion de leur vie quotidienne), s’il n’avait pas fait à Geneviève les tristes aveux dont leur vie conjugale était maintenant empoisonnée. Le plus triste était qu’aujourd’hui, sa femme crût à une véritable infidélité de son cœur. Cette infidélité n’était pas. Ah ! il n’avait qu’à contempler à ses côtés cette « grande Braspartz », telle qu’elle apparaissait dans ce compartiment, les yeux clos pour donner l’illusion du sommeil et qu’on la laissât ainsi en paix, son beau profil serein détendu dans le repos, si maîtresse d’elle-même, si capable — cette tourmentée — de ne rayonner que du calme, pour que son être entier s’élançât vers elle, emporté par une force plus puissante que tout. Par contre, il ne se voyait pas sans frémir enfermé pour quinze jours dans ces bois — vers lesquels en compagnie de Geneviève il partait avec une inexprimable émotion, une indéfinissable, et fragile, et vacillante espérance, — pour y être réduit à la compagnie de Denise. Le bon sens de Denise, le sens commun de Denise étaient avérés. Il avait été satisfait et même réconforté bien des fois de la sentir d’accord avec lui. Et quand il en voulait à Geneviève, il aimait mieux, son orgueil préférait en quelque sorte trouver des excuses à sa femme sur les lèvres de cette gentille Denise plutôt que dans sa propre raison. Après cela, il fallait tirer l’échelle. Et il reconnaissait que quinze jours de solitude avec cette femme-enfant lui eussent été impossibles.

Mais Geneviève profonde, Geneviève à l’âme insondable, Geneviève cette créature diverse, multiple dont on n’avait jamais fini de faire le tour et qui était sa possession, son bien propre, il aurait pu vivre dans un désert avec elle toute une vie sans en épuiser les ressources. Et quand Geneviève dans ce compartiment cahoté fermait les yeux, affectait de dormir, jouait l’indifférence et l’ennui, si ses paupières s’ouvraient à l’improviste, elle était sûre de trouver le regard anxieux, le regard inquiet, le regard mélancolique de Denis attaché sur sa personne…

Et Denis se demandait à cet instant, voyant que Geneviève se rembrunissait : « Sortirons-nous jamais de cette impasse ? »

Alors il s’empara de Pierre, lourd poupard bien membré qui commençait à faire « grand garçon » ; le prit sur son genou, le projeta en l’air dans un triple galop.

— Que Monsieur veuille bien remettre Pierre sur la banquette. Il faut qu’il apprenne à bien se tenir en voyage.

— Mais, mademoiselle Hedwige, nous avons la chance d’être seuls dans le compartiment, nous pouvons en profiter.

— C’est pour le principe, Monsieur. Un enfant doit s’accoutumer à voyager sans que les grandes personnes s’occupent de lui.

Rousselière dont le sang était vif mourait d’envie de faire une scène à Mademoiselle. Mais il craignit de contrarier Geneviève. Il ne l’avait que trop abreuvée de chagrin jusqu’ici. Le temps était venu de faire pénitence. Et il remit l’enfant à sa geôlière. Mais il ne put s’empêcher de quêter là-dessus le regard de sa femme. À cette minute, sur les lèvres de chacun d’eux flotta l’ombre d’une pauvre sourire bien hésitant, bien fugace, à peine perceptible, mais qui était leur première entente depuis la nuit cruelle.

Tous deux commençaient à trouver Mademoiselle insupportable.

Dans une solitude verte de sous-bois, l’hôtel, qui était une ancienne gentilhommière du dix-huitième siècle, dressait sa façade pierre gris tourterelle. C’est avec peine qu’ils avaient pu y retenir deux chambres. Tout était plein, et de Parisiens déchaînés qui, dès leur arrivée, vêtus de costumes de plage prenaient l’apéritif à la terrasse sous des parasols rayés rouge. Geneviève et Denis se jetèrent un coup d’œil désappointé. Voilà donc ce qu’ils étaient venus chercher ici ? Où était la baie sévère de Douarnenez ? Où, la grande solitude de la Vallée du Var ? La gaieté vulgaire qui régnait ici les glaça. Ils essayèrent en vain de se faire servir leurs repas dans leur chambre. C’est par la salle à manger forcée qu’ils durent passer. Elle fut dès le déjeuner affreusement bruyante. Un reste de gaminerie qui subsistait chez Denis lui permit cependant de prendre plaisir à la figure offusquée de Mlle Hedwige quand ces gens qui, dans un restaurant de Paris, eussent en silence décortiqué leur côtelette ou discrètement escamoté les feuilles huileuses de leur laitue, renversaient ici un saladier entier dans l’assiette de leur voisine, tandis que les dames passaient les os à leurs petits chiens gâtés qui se les disputaient hargneusement sous les tables, d’où de gros rires qui fusaient de partout. De ce laisser-aller de Parisiens en vacances, Mlle Hedwige semblait souffrir plus qu’elle n’eût su l’exprimer.

La gouvernante devait cependant subir une plus rude épreuve quand les Rousselière lui déclarèrent l’après-midi qu’ils emmèneraient Pierre avec eux dans une promenade. « Un caprice de parents ignorants de la pédagogie, » songea-t-elle méprisante. Ah ! bien autre chose et de plus dramatique ! une timidité qui les prenait soudain de se trouver seul à seul dans ce silence des bois, sacré comme celui d’un temple. Geneviève et Denis avaient peur de ce tête-à-tête dans la nature qu’ils eussent confronté avec ceux des vacances précédentes, du temps où il n’y avait entre eux qu’un amour sans fêlure. Ils avaient peur de retomber dans ces chambres souterraines de leurs âmes où l’on découvre parfois d’affreuses vérités tapies sournoisement. Ils redoutaient l’un près de l’autre, la solitude où les cœurs se dénudent, apparaissent tels qu’ils sont. Et c’était une protection qu’ils cherchaient près de leur petit garçon de deux ans qui les sauverait de l’intimité redoutable.

Cette protection qui leur appartenait de droit, ils ne l’obtinrent que de haute lutte contre la jeune fille douce et terrible qui déclara que si son autorité se trouvait mise en échec, elle ne pourrait continuer à élever les enfants de Monsieur et de Madame. Épuisés mais vainqueurs et se souciant peu de la menace de Mlle Hedwige, ils s’en furent droit devant eux sous de très vieux arbres, sous le vélum vert et léger des frondaisons, le long des petits sentiers à peine séchés depuis les pluies du printemps, emmenant avec eux leur enfant de deux ans qu’il leur semblait avoir retrouvé après qu’ils l’eussent perdu.

Il parlait presque couramment déjà, merveilleusement développé par les soins dits inintelligents de Mme Poulut. L’ascendance méridionale l’avait plus marqué que la bretonne. Bien campé sur des talons fermes, fait d’une chair drue et serrée, les bras potelés, il avait le visage doré et les cheveux aile de corbeau de sa grand’mère Rousselière. Mais par un de ces charmants miracles d’une hérédité double, sous ses boucles de soie noire, voici qu’après deux générations revivaient — don du vieux pêcheur de Concarneau — l’azur des yeux celtiques.

C’était un petit enfant plein d’attraits que Geneviève un peu ivre d’orgueil devant lui se reprochait, à tort, de surestimer. Doux et caressant, malgré ses vivacités, il semblait déjà réfléchir et posséder un petit quant-à-soi qu’il ne livrait pas à tout le monde. Délivré de sa geôlière ce jour-là, bien à l’aise entre ces deux êtres tutélaires dont une voix sûre lui disait qu’ils étaient sa propriété absolue, il faisait, tout en cheminant la main dans leurs mains, ses petites remarques botaniques : « Ça c’est une fleur. Ça c’est une feuille, » ce qui suggérait à Denis qu’il avait de la précision dans les idées : héritage latin. Le père et la mère allaient droit devant eux, dans une paix qu’ils n’avaient pas connue depuis bien des jours. Ce fut Geneviève qui s’aperçut la première d’une certaine fatigue dans les petites jambes du bébé. D’un réflexe, elle le saisit dans ses bras, redisant l’expression bretonne :

— Viens ! Mignon à moi !

En vain Denis voulut-il s’emparer de ce fardeau. « Ce poupard était trop lourd pour elle, déclarait-il ; elle allait s’épuiser. » Mais impossible de le lui arracher.

— J’ai tant de plaisir, déclarait-elle, à l’emporter avec moi dans ces beaux bois, comme une femme primitive !

Et l’enfant qui ne s’était jamais vu à pareille fête se redressait, vainqueur, fier de se trouver enfin dans ces bras après lesquels, dans son inconscience passée, il avait souvent pleuré sans le savoir. Le parfum des cheveux de sa mère sentait bon. Là joue de sa mère sur laquelle il collait la sienne était douce. Il n’éprouvait plus de fatigue, se trouvait bien, le déclara à sa façon :

— Elle est gentille, maman ! Mademoiselle est méchante !

— Comment ? Comment ? s’écria Rousselière qui, à ce mot tressaillit comme éveillé d’un sommeil. Elle est méchante, Mademoiselle ? A-t-elle fait du mal à Pierre ? A-t-elle fait pan-pan ?

— Non, pas pan-pan. Pierre aime pas Mademoiselle.

On n’eût pas mieux défini une antipathie irraisonnée !

Geneviève éprouva, à cette confidence sans détour de son petit garçon une contrariété visible. En réalité, il existait entre elle et son mari un procès clandestin, mais terrible, où lui était le demandeur et elle la défenderesse. L’une des têtes du procès se trouvait justement le cas de leurs enfants confiés sans cesse à des nourrices étrangères. Elle attendait que Denis éclatât là-dessus. Mais il avait déjà porté bien des coups sur ce point qu’il avait regrettés ensuite. Cet homme, plein de sensibilités diverses, gardait surtout au fond de lui la crainte de perdre totalement l’amour de sa femme. Il serrait les lèvres pour que n’en sortît pas un mot malheureux.

— Pierre aime maman ! continuait avec une conviction bien masculine le petit homme, comme pour jeter une chaîne subtile à celle dont il s’emparait à cette minute avec l’instinct de la reprendre pour toujours, de l’accaparer…

Ces chaînes étaient, au fond délicieuses à la jeune mère orgueilleuse. C’était la première fois que son petit garçon — qui chaque jour à cet âge acquérait de nouveaux moyens d’expression — prenait conscience de nouveaux sentiments, lui faisait une confidence, lui laissait voir son cœur puéril.

Elle eut un petit rire guttural très doux, comme un chant de tourterelle, lui donna un baiser vorace :

— Tous les jours, tant que nous serons ici, mon petit trésor, tu te promèneras ainsi avec ta maman, comme aujourd’hui !

Et comme pour prendre un engagement plus solennel, elle se tourna vers Denis avec ce mot de femme du peuple française qui surprenait sur les lèvres de Mme Sous-Chef :

— N’est-ce pas, papa ?

Le mari sursauta légèrement, comme arraché à une somnolence :

— Mais oui, certainement, ce seront toujours deux bonnes semaines gagnées sur le sort,

Il eut peur d’en avoir, pour si peu, encore trop dit ; il interrogea le visage de Geneviève : elle ne montrait aucun courroux.

Tant que dura la présente lunaison, ils eurent de belles journées, partaient ainsi tous les trois dès le déjeuner, allaient goûter dans une autre « hostellerie » à trois ou quatre kilomètres de là, avec Pierre tantôt aux bras de Geneviève, tantôt à califourchon sur les épaules de Denis, tantôt trottinant sur les bas-côtés de la grand route sylvestre empestée d’odeur d’essence, envahie par la ruée des voitures, assourdissante des cascades de klaksons. On prenait le thé dans une salle de verdure, sous de vieux hêtres au feuillage de mousseline d’avant le grand Roi. Pierre sidérait ses parents par chaque nouvelle expression de ses sentiments, de ses petites pensées courtes mais aiguës. Ainsi, quand il se trouvait béat, en train de boire une tasse de lait devant une table habillée d’une nappe rose, s’interrompait-il pour dire avec une pointe d’anxiété :

— Mademoiselle va pas venir, non ?

Ou bien :

— Pierre partira avec maman ? Pas rester tout seul ici ?

Denis bourrait une pipe, se renversait au dossier du fauteuil rustique et, lançant de petites auréoles de fumée vers la voûte verte :

— Est-ce que Geneviève n’entend pas tout cela ? se demandait-il. Est-ce qu’elle n’est pas assez subtile pour prendre à tous ces indices le degré de la fièvre inquiète qui mine ce pauvre gosse : cette crainte latente de sa gouvernante, cet accablement d’une si sèche autorité, cette privation de l’enveloppement maternel irremplaçable ? Comme il s’accroche à sa mère ! Quelle puissance d’appel dans ces deux petits bras qui se tendent ? Se peut-il qu’elle résiste encore ?

Mais voilà : ces instants si alourdis par le drame de sa vie conjugale, si pathétiques de poser une fois de plus le problème de la double existence pour Geneviève, se passaient dans ce décor léger d’opéra-comique, dans ce mélange de la nature et de l’auberge qui leur ôtait leur gravité. La jeune femme mettait ses soins à paraître leur dénier toute importance. Sa physionomie un peu plus fermée que de coutume refusait tout aveu. Dès que le soleil déclinait, elle reprenait Pierre dans ses bras et il s’y blottissait comme un être qui a peur. Puis on refaisait la route qui menait à l’hôtel.

Malheureusement, la seconde semaine fut pluvieuse. Les parents demeuraient une partie de leur journée dans la chambre. Mlle Hedwige promena de nouveau dans leur carrosse à double place les deux enfants bien abrités de la pluie. Ce ne fut pas sans les pleurs amers du petit Pierre qui se souvenait des radieuses promenades au cou de sa maman. La première fois qu’on le ceintura dans la caisse de la voiture il poussa d’affreux cris. Mademoiselle triompha :

— Madame se rend compte du résultat obtenu par ses promenades en compagnie des grandes personnes !

— Évidemment, pensa Geneviève, Mlle Hedwige a raison, j’ai été faible avec mon petit. J’ai cédé à un entraînement de l’instinct. C’est lui qui en souffre aujourd’hui.

Mais cette réflexion, elle ne la confia pas à son mari, sachant trop bien ce qu’il aurait objecté.

Son tout petit garçon la connaissait à peine. Un jour qu’elle eut le caprice, en dépit de Mademoiselle, de lui donner son biberon, il fit une scène et le refusa. Pierre ne laissa pas la chose inaperçue. Scandalisé, il mit son petit doigt en l’air :

— Jacques méchant ! Jacques vilain ! Pierre pas vilain. Aime maman !

Alors le cœur de Geneviève fondait. Cette mère sevrée s’emparait de son trésor méconnu, serrait son tout-petit sur sa poitrine, lui disant ces douceurs qui viennent toutes seules aux lèvres des femmes.

Mais quand arrivait le soir et que Mlle Hedwige s’enfermait dans la chambre voisine pour le petit repas de Pierre et le coucher des deux bébés, la mère qui lisait auprès de son mari aux dernières lueurs de la fenêtre laissait tomber le livre quand elle entendait la voix de son enfant qui disait de l’autre côté de la cloison :

— Maman ! Maman ! Pierre veut maman ! Maman coucher Pierre !

Tout l’être physique de la jeune femme, dans un élan, sous un ressort bondissait à cet appel. Mais elle se dominait. « Je ne suis pas, se disait-elle, sous la dépendance d’un mouvement irréfléchi de la nature. Si je cède ici à Pierre, lui-même en pâtira le jour où j’aurai repris mon service. C’est à moi de décider si je le sacrifierai à mon plaisir, à mon désir d’un jour, de quelques jours de vacances… »

Et puis un soir, elle faiblit à l’appel de son petit enfant. L’instinct vainquit ses raisonnements…

Jusqu’à la fin de leur villégiature manquée, et même après le retour à Paris, jusqu’au bout de son congé qui allait expirer, un peu mécontente d’elle-même, excusant sa faiblesse sur cette hypothèse que, rassasié de ses soins, de ses caresses, en ayant comme une satiété, Pierre ne les demanderait plus quand elle aurait repris ses fonctions de sous-Chef, Geneviève conserva l’habitude de faire dîner et de coucher elle-même son petit garçon tous les soirs.

Denis Rousselière observait sa femme sans qu’on pût deviner ce qu’il pensait.

Elle comptait les jours qui la séparaient de ce retour au Contentieux de Boulogne. Elle s’analysait : « Est-ce que je m’ennuie du bureau ? Est-ce que je redoute d’y revenir après ces trois semaines d’inaction ? » Et au mouvement de plaisir qu’elle connaissait alors, rien que de songer à ce charmant cabinet dans le grand pavillon cubique, elle comprenait à quel point le temps lui durait d’y retourner. Elle pensait au fauteuil américain, à la table de verre, aux armoires et aux cartonniers de chêne clair, aux tableaux surréalistes qui éclairaient les murs de leurs arcs-en-ciel coupés d’équerres diaprées. Elle pensait aux Rédacteurs à qui elle dictait ses ordres. « Bien madame, c’est une affaire entendue, madame, » répondaient-ils en s’inclinant très bas, — principalement les plus anciens qui savaient mieux porter le faix de la discipline et de la hiérarchie.

Deux chefs et quatre sous-chefs dans cette annexe, se réunissaient parfois en conférence au sujet de certaines affaires litigieuses. Les chefs étaient docteurs en droit. Mme Rousselière, elle, n’avait que sa licence. Elle le regrettait. La veille de sa rentrée en fonctions, elle décida d’aller rue du Mont-Cenis rechercher ses vieux bouquins de droit du temps de ses examens, ayant résolu d’approfondir certaines questions qui la trouvaient en infériorité.

— Alors, ma pauvre enfant, lui demanda Mme Braspartz, qui se trouvait seule à la maison, tu reprends demain le collier de misère ?

— Mais maman, repartit Geneviève en riant, ce serait plutôt un collier d’aisance, étant donné ce qu’il me rapporte !

— Oui, mais les frais occasionnés par cette bonne d’enfants doivent être bien lourds, sans compter Mme Poulut. Je crois que, tout compte fait, tu aurais encore un gros profit à demeurer chez toi.

— Voyons, maman, tu n’y réfléchis pas ! Les chiffres parlent tout seuls ! On dirait que tu t’entends avec Denis pour discuter l’opportunité de ma situation ! Se serait-il plaint ici de ma carrière quelquefois ?

— Peux-tu supposer, Geneviève ! Denis est un bon mari, ma fille et qui ne cesse de chanter tes louanges. Au surplus, doux et réservé. Cependant ce sont ces maris-là qu’il est le plus dangereux de contrarier, et non pas ceux qui passent leur colère en cassant la vaisselle ! Avec des hommes comme le tien, le lien brisé se renoue plus difficilement.

— Mais enfin, maman, comment peux-tu penser qu’il puisse y avoir désaccord entre nous ?

Un sourire plissa les yeux de la vieille dame de Quimperlé :

— Ma fille, il n’est pas besoin d’être devin pour savoir que Denis n’aime pas beaucoup ton métier. Voici trois ans et demi bientôt que vous êtes mariés ; lai surpris plus d’une allusion sur ses lèvres à ce sujet. Et, ma foi, je n’ai jamais trouvé qu’il eût tort ; ni toi, raison de le contrarier Sur ce point-là. Car enfin vous êtes des époux mariés seulement la nuit. C’est bien peu pour l’intimité des cœurs.

— Mais maman, nous avons nos soirées, nos bonnes soirées !

— Oh ! mes pauvres enfants ! je parierais cher qu’elles ne doivent pas être bien longues vos soirées, fatigués comme vous l’êtes tous les deux !

— Enfin, quel — danger terrible vois-tu suspendu sur notre union ?

— Mais ma chérie, simplement qu’il t’aimât moins…

Geneviève reçut un choc cruel. Immédiatement l’image de Denise Charleman s’interposa comme dans un film entre la vision de son mari et elle-même. Ah ! elle ne le savait que trop. Le danger était là. L’obsession aussi. On aurait dit que cette Mme Braspartz toute occupée des soins de sa lourde maison, le balai à la main quand ce n’étaient les casseroles, était douée d’une illumination intérieure qui lui révélait l’invisible. Ces perceptions occultes sont communes chez les âmes bretonnes en qui les pressentiments, les presciences, les prémonitions abondent. Mordue aussitôt par la curiosité, le besoin d’éclairer son soupçon, la jeune femme s’écria, feignant le défi :

— Tu crois qu’il aurait cessé de m’aimer, lui, Denis ? Allons donc !

— Ma fille, je ne crois rien. Je crains seulement. Il ne faut pas se fier aux eaux dormantes.

Geneviève respira. Mme Braspartz avait parlé dans l’abstrait. Il n’était pas question de Denise. Sa mère n’avait rien deviné de précis !

— Comme je suis devenue jalouse ! pensa-t-elle seulement.

Et délivrée de son inquiétude, elle se rendit à son ancienne armoire de jeune fille où les garçons avaient mis du désordre et où elle eut quelque peine à retrouver ses bouquins de Droit. Sur la route du retour, des sentiments assez incohérents agitaient son cœur. Le premier l’emportait avec une secrète frénésie vers le cabinet où elle siégerait demain, où elle reprendrait sa vraie personnalité si effacée, si estompée dans les petits tracas de la maison depuis trois mois ! Mais un autre mouvement plus secret, aux plus creux d’elle-même, la rejetait avec une légère angoisse vers les puissances mystérieuses de ce foyer dont elle allait se délier par force : son tout petit bébé si attendrissant de faiblesse, son petit Pierre qu’elle ne déshabillerait plus le soir, qu’elle ne balancerait plus dans ses bras maternels… Denis !… Ah ! Denis !…

Elle voulut marquer d’un petit signe affectueux ce dernier repas de son congé. « Je suis sûre, se dit-elle, que Denis ya me rapporter des fleurs. Moi, je vais choisir quelques gâteaux ! » Et craignant d’arriver la dernière, c’est en toute hâte qu’en sortant du métro elle fit un détour vers la pâtisserie.

— Monsieur est-il rentré ? fut la première chose qu’elle demanda à Mme Poulut.

— Non, Madame, Monsieur a fait comme Madame ; il s’est mis un peu en retard.

Mais une petite voix triomphale s’écria dans la chambre des enfants :

— Maman ! C’est maman !

— Oui, mon trésor ! c’est maman qui arrive pour te déshabiller.

Le gros poupard était assis raisonnablement à sa petite table et mangeait seul sa bouillie pendant que Mlle Hedwige arrangeait Jacques au fond de son berceau.

— Je m’occuperai encore de Pierre pour la dernière fois ce soir, décréta Geneviève.

Mademoiselle fit la moue, mais elle ne protestait plus, sachant que sa revanche approchait.

Pour Geneviève, assise sur une chaise basse, le buste penché en avant, les deux bras tendus, elle lançait à son petit enfant l’appel éternel des mères. Une fraîche cascade de rires lui répondait et Pierre se précipitait à corps perdu vers ces bras en berceau qui allaient se refermer si délicieusement sur lui.

— Pauvre chéri, dit-elle en le serrant, tu ne te doutes pas que c’est la dernière fois !

Car au Contentieux sa fonction la retenait à son bureau bien après le départ des employés, et Pierre dormirait demain soir à l’heure où elle rentrerait.

Et elle le mangeait de caresses que Mlle Hedwige affectait de ne pas regarder comme s’il se fût agi de baisers coupables.

Quand il fut au lit et qu’il fallut le quitter, on vit « Mme Sous-Chef » s’en aller à reculons vers sa chambre pour voir son petit jusqu’au bout et lui faire de la main de longs « au revoir ! »

Denis n’était pas rentré.

Geneviève, tout en feuilletant les livres de Droit rapportés de Montmartre épiait, inquiète, les bruits de l’ascenseur. Quand huit heures et demie sonnèrent, elle s’accorda le droit d’être affreusement alarmée. Un accident stupide de la rue, le choc d’une motocyclette folle, la roue d’une auto, le tram qu’on veut prendre en marche et qui vous traîne, ce sont chaque jour à Paris des réalités…

— Oh ! Denis ! Denis ! soupirait-elle avec une passion que la crainte de le perdre déchaînait sans entraves.

Ce fut à neuf heures seulement qu’elle entendit ce grattement léger d’une clef dans la serrure qui peut être tellement ineffable quelquefois ! Elle ouvrit la porte de l’antichambre. Denis s’y défaisait de son pardessus, il avait le visage un peu défait, les paupières rougies.

— Comme tu m’as fait peur ! murmura-t-elle.

Il hésita quelques secondes, puis délibérément, pareil à quelqu’un que l’on pousse à bout :

— Tu m’excuseras. J’étais chez les Charleman.

Geneviève reçut sans rien en laisser paraître le choc de cette phrase. Depuis la terrible soirée où il lui avait avoué cette confiance un peu équivoque, cet abandon de son âme qu’il faisait à Denise, les vacances étaient survenues qui avaient émoussé dans le cœur de la jeune femme l’acuité de la banale jalousie, D’un commun accord, ces deux êtres aussi subtils et délicats l’un que l’autre s’étaient interdit de revenir sur cette pénible confession. Grande sagesse dans un pareil cas où le vrai remède est le silence. Mais voici que pour une seule phrase de Denis, toute l’amertume refoulée jaillissait de plus belle. Denis arrivait tout frémissant encore d’un entretien ou il avait porté à une femme étrangère les secrets d’un cœur qui n’appartenait qu’à elle Geneviève. Il pouvait toujours renouveler ses protestations de fidélité : « Il n’aimait que Geneviève. L’autre n’était qu’une petite fille bien raisonnable qui lui montrait sa voie lorsqu’il se sentait par trop troublé. » Geneviève n’en constatait pas moins qu’elle ne suffisait plus à sa vie intérieure. Or, pour une femme comme elle, cette restriction équivalait à une ruine de son pouvoir sur celui qu’elle aimait.

— Tu es retourné vers Denise ? dit Geneviève, en s’efforçant d’être très calme. Pourquoi ?

— Je ne m’étais pas engagé à ne pas la revoir. D’autant qu’il y a près d’elle mon meilleur ami, Charleman lui-même.

— Charleman, tu peux le rencontrer à loisir au ministère.

— Je l’admets. Pour Denise, vois-tu, ma pauvre chère femme, il fallait que je lui parle ce soir, J’étais trop bouleversé.

— Pourquoi bouleversé ?

— Ah ! ne me le fais pas redire ! N’est-ce pas demain que tu quittes à nouveau la maison ? Jusqu’aujourd’hui, j’avais encore espéré que tu prendrais enfin une autre décision. Que tu envisagerais ta place ici, et que disparaîtrait cette Hedwige que Pierre et moi nous détestons autant l’un que l’autre. Oui, à certains indices, je ne sais pourquoi je m étais mis en tête que tu me ménageais cette surprise…

— Toujours ton imagination de méridional ! Alors voyant que la dernière minute arrivée je ne parlais pas de démission il fallait bien que tu ailles chercher un appui, un réconfort dans ta déconvenue près de ta confidente, ta meilleure amie, la femme qui possède les secrets de ta conscience ? Et peut-on savoir ce qu’elle t’a conseillé, et quels ordres tu as reçus d’elle pour guider ta conduite vis-à-vis de moi ?

— Mais… Geneviève… quelle personnalité importante prêtes-tu donc à cette pauvre gosse de Denise ? Tu la vois édictant pour moi des règles de vie ? faisant l’importante ? jouant l’Égérie ? Ah ! ma pauvre femme, c’était bien plus simple que cela ! Tu veux savoir ce qu’elle m’a dit. Tu le veux ? Eh bien ! d’abord, elle a ri, ri comme une petite fille. Elle s’est un peu moquée de moi parce qu’ayant le bonheur de t’avoir pour compagne, toi la femme la plus douée de tout le ministère, je voudrais te traiter comme n’importe qui. « Ah ! j’aurais voulu vous voir empêtré d’une pauvre créature comme moi ! » s’est-elle écriée. « Vous vous seriez copieusement embêté, mon pauvre Rousselière ! Songez à ce qu’est pour un homme la société, le commerce journalier d’une créature comme Geneviève dont on n’a jamais fini de faire le tour ! » Elle a même ajouté : « Vous ne méritiez pas votre bonheur, puisque vous ne savez pas le goûter. » Puis ensuite, elle m’a dit des choses plus profondes qu’il ne faut pas vouloir adapter toutes les modalités de la vie à sa conception du bonheur mais au contraire modifier sa conception du bonheur selon les formes de sa vie.

— Tu as pleuré, Denis, je le vois à ton visage. J’ai de la peine que tu sois allé pleurer près d’une autre femme.

— Est-ce que je pouvais pleurer près de toi, qui n’aurais pas compris ?

— J’ai beau n’être pas jalouse, te voir ouvrir ton cœur intime à la petite Mme Charleman ne peut m’être très agréable.

— Je t’offre ma sincérité, la plus grande marque d’estime et d’amour qu’un mari puisse donner à sa compagne.

Ils dînèrent en silence. La joie que Geneviève avait jusqu’ici trouvée dans la perspective de rejoindre son luxueux cabinet du Contentieux s’était éteinte. Pour la première fois depuis trois ans et demi, le désir qu’avait son mari de la voir démissionner agissait sur elle, non plus comme un caprice de celui-ci, mais comme un cas de conscience présenté par elle-même.

Le retour de Mme Rousselière au Contentieux prit très discrètement, très délicatement un aspect de fête. Il y avait de belles roses dans un vase sur sa grande table de travail. Le vieil huissier imposant du Directeur, avec sa chaîne, ses écussons d’argent au col, sa forte corpulence et ses cheveux blancs rejetés en arrière, se pencha confidentiellement pour lui dire quand elle arriva :

— De la part des garçons de bureau.

— Oh ! S’écria Geneviève, comme c’est gentil ! comme je suis touchée !

Ses yeux luisaient de plaisir ou d’émotion, on ne savait. D’ailleurs, tout le monde lui faisait fête. Elle avait été suppléée durant son congé par le chef, aidé d’un rédacteur venu du Ministère. Tout le jour, elle travailla en collaboration avec celui-ci, qui lui exposait les affaires en cours. C’était un jeune Parisien assez complimenteur et aimant à plaire. Il admirait la vivacité d’esprit de Geneviève qui, à la lecture d’une ou deux pièces du dossier, reconstituait tout le corps du litige. « Mais vous êtes étonnante, madame ! Vous avez compris avant qu’on vous dise un mot ! » Geneviève, ravie au fond, disait que c’était simplement une grande habitude des affaires administratives. Qu’il n’était que de commencer jeune.

À la sortie de midi, le chef vint la complimenter pour l’heureuse naissance de son enfant. Elle dit avec un grain d’orgueil que c’était son deuxième garçon. Le chef s’exclama que les femmes étaient admirables, sans qu’on sût si c’était de mettre au monde deux fils ou de siéger en même temps avec autorité au bureau du Contentieux. Elle n’en finissait pas de serrer des mains et de recevoir des congratulations que le charme personnel de cette belle jeune femme, d’abord si sympathique, rendait plus chaleureuses dans leur sincérité.

En moins de dix minutes, elle avait atteint la maison, pressée de retrouver ses deux petits chéris. Mais là, une déconvenue l’attendait. Ce fut l’austère Poulut qui lui ouvrit la porte et qui lui déclara à l’instant où la jeune femme ôtait son chapeau dans l’antichambre :

— J’annonce à Madame que je m’en vais. Tant que Madame était là, cela pouvait encore marcher avec la demoiselle, la… la… nurse comme vous dites. Maintenant que Madame a repris son boulot je ne me sens pas d’humeur à tourner comme un toton sous les ordres de cette méchante fille, qui ne me permet même pas d’embrasser à mon plaisir mon cher trésor, mon petit Pierre. Même pas de le soulever dans mes bras. Les bas ouvrages, c’est bon pour moi. Mais une caresse d’un petiot que j’ai autant dire élevé, c’est trop pour Mme Poulut. Et bien ! Mme Poulut à compris. Elle va s’en aller. Ça lui sera dur, mais chacun a sa dignité. Madame saura faire la part des choses.

— Poulut, répondit à ce discours, Geneviève consternée, vous me désolez. Lorsque je quittais la maison, ma sécurité c’était de vous savoir près de Pierre pour tempérer les sécheresses de Mille Hedwige. Vous étiez si bonne pour lui que j’étais plus tranquille. Vous partie, que va-t-il devenir ? Patientez encore quelque temps…

— Non, Madame. Ce que Mme Poulut a dit est dit. Je retrouverai peut-être une autre place auprès de jeunes enfants. Je ne retrouverai pas un autre Pierre. Tant pis. Chacun a sa dignité. Je ne subirai pas plus longtemps Mademoiselle.

C’était une catastrophe. Cette espèce de gendarme poilu et moustachu, à l’air terrible, était irremplaçable pour le dévouement aux enfants et la grande sagesse de vieille femme avec laquelle on la voyait diriger leur petite conscience. Tout ce que Geneviève obtint fut qu’elle fît ses huit jours — car elle entendait bien partir sur-le-champ.

À peine retournée à son bureau, dès ce premier après-midi, la jeune femme dut donc téléphoner à son chef pour l’avertir qu’une course urgente l’appelait à Paris dès cinq heures. Quelle humiliation pour elle que cette irrégularité dans le service ! Et le premier jour de sa rentrée en fonctions ! Mais le comble fut que de son expédition dans les bureaux de placement elle rentra les mains vides, c’est-à-dire sans avoir trouvé une cuisinière acceptable — car il s’agissait bien d’une cuisinière. Mademoiselle l’avait nettement signifié : « Je ne veux pas d’une personne qui se mêle avec moi des enfants. Je vous prie, Madame de bien poser vos conditions : la nouvelle servante ne sortira pas de la cuisine, sauf le matin pour le ménage. »

Quatre fois durant ces huit jours, Geneviève, à sa grande confusion, dut renouveler ses absences du bureau. À la fin de la semaine elle ramena une jeune femme veuve et sans travail. Encore l’avait-elle trouvée chez un commerçant du quartier.

Alors Poulut s’en alla.

Ce fut un petit drame assez désolant. Lorsque coiffée d’un drôle de chapeau et sa valise à la main elle vint dans la chambre des enfants faire ses adieux à Pierre, il comprit qu’elle partait et rugit qu’il ne le voulait pas. Mlle Hedwige déclara que c’était là une scène regrettable et complètement inutile. Geneviève le pensait également mais n’avait pas osé le dire par égard pour le dévouement de Mme Poulut, au départ de laquelle il convenait d’accorder certains effets tragiques. Néanmoins, le désespoir de son petit garçon lui creva le cœur. Et brusquant les adieux de la vieille femme dévouée qui partait chassée par le système et les principes d’une jeune fille de bonne volonté, elle prit son fils et l’emmena dans sa chambre pour le calmer.

— Mon pauvre petit, lui disait-elle tout bas pour se consoler elle-même bien plus que pour consoler cette peine enfantine, je ne veux pas que tu sois malheureux. Voyons ! tu es un petit garçon gâté ! Tu retrouves le soir un papa et une maman qui t’adorent. Tu as une jolie chambre, de beaux joujoux. Mademoiselle est gentille…

Mais là son fils l’arrêta, — suivant point par point les phrases berceuses par lesquelles cette mère endormait sa propre inquiétude, il n’accepta pas la dernière.

— Non, pas gentille, Mademoiselle. Méchante Mademoiselle, Très méchante !

Ce fut pour Mme Sous-Chef ce qu’est pour un commerçant le premier signe irréfutable qui apparaît de la faillite : malgré sa bonne volonté, ses tours de force incessants, le premier point de son programme qui était le bonheur, le bienêtre, la douceur de vivre procurés à ses enfants, à ce petit Pierre surtout dont l’organisme spirituel était déjà si développé et la sensibilité si vive, oui ce point principal qui lui tenait le plus au cœur accusait un terrible déficit. Pierre souffrait ; d’une façon chronique aurait dit un médecin ; alors que né dans le plus simple foyer d’une femme du peuple, bercé, choyé, entouré dans la chambre commune il se fût épanoui. Pour le tout petit qui annonçait une nature identique, il en serait de même.

Toute la consciente sagesse de Geneviève, l’ordonnancement si méthodique de sa vie avait abouti à ce premier résultat de créer à ces petites âmes si délicates un début de vie douloureux.

Il y avait peut-être un remède : toutes les jeunes filles dressées par de savants médecins à l’élevage des jeunes enfants n’avaient pas le tempérament obtus et entier de Mlle Hedwige. Les Rousselière n’avaient pas eu de chance. Il leur était alloué en partage une personne systématique, aux vues bornées. Il en était assurément de joviales, de charmantes et qui ne possédaient pas un horaire en guise de conscience. Mais n’aurait-il pas fallu changer, en même temps que la gouvernante, la nature frémissante de Pierre, ce petit-fils du félibre ? Le mal venait moins de la pauvre Hedwige, fille de bonne volonté, que des exigences de ce petit enfant passionné.

Et ici, par le rapprochement même qui s’imposait à ses yeux entre le petit garçon et Denis lui-même, Geneviève revoyait cette figure un peu dolente du jeune mari où les yeux ne pétillaient plus comme autrefois d’un soleil intérieur, et elle était bien forcée de se demander : « Et lui, est-il heureux ? Et s’il l’était vraiment irait-il chez Denise ? »

Et elle réfléchissait qu’elle-même, au Contentieux, avait plaisir à bavarder avec le jeune rédacteur qui l’avait remplacée lors de son congé et que c’était bien la dernière chose dont Denis eût pu être jaloux. Puis, là-dessus elle regarda sa montre. Il n’était que quatre heures. Elle avait le temps d’aller faire acte de présence au bureau. Elle s’habilla rapidement, et, après avoir donné des ordres à la nouvelle cuisinière, partit avec une hâte, un contentement ineffable, vers cet asile de sa vie sereine, de sa vie intellectuelle qui ne connaissait pas d’orages, pas d’embûches, pas de doutes, pas de cas de conscience terrifiants.

Si l’on peut appeler bonheur, pour un être, le contentement dans l’harmonie entre la vie extérieure et la vie intérieure, Geneviève Rousselière sous-chef à trente ans, mariée au plus tendre des compagnons, mère de deux petits enfants robustes et bien faits, connaissant toutes les joies de l’amour-propre, d’une robuste santé, d’une relative aisance n’était pas heureuse.

Le spectre de la faillite, la faillite d’un bonheur dont elle avait construit le rêve pour les siens, surgissait à chaque instant des événements mêmes de sa vie. Ainsi le soir, après la fermeture des bureaux, alors que l’imposant pavillon de pierres blanches et de briques roses s’était vidé de ses employés, une sorte de fatalité la retenait à son cabinet. Tantôt une conversation téléphonique avec le chef, avec les bureaux de Paris. Tantôt un appel du Directeur. Tantôt un visiteur. Et s’il faut tout dire, même lorsqu’une circonstance inopinée ne survenait pas pour la clouer à son fauteuil, une certaine langueur, une paresse formelle à quitter ces lieux qui lui plaisaient tant, l’engourdissait, lui faisait entreprendre une des besognes du lendemain sous le prétexte du zèle toujours nécessaire. Si bien que, à peu près quotidiennement, elle ne rentrait chez elle qu’après son mari, revenant lui du centre de Paris.

Alors elle trouvait Denis accoudé au balcon du studio. L’automne sévissait déjà. C’était le plein crépuscule. Les frondaisons des bois de Saint-Cloud et de Meudon, rousses et cuivrées, semblaient parcourues d’un terrible frisson. Un brouillard montait de la Seine.

— Qu’est-ce que tu regardes ainsi, chéri ? lui demandait-elle.

— Cette mélancolie… répondait-il, la main tendue vers le grand panorama inscrit dans la baie de cette pièce si claire.

Elle avait un petit sourire indulgent comme on en a pour les poètes, ces gens ennuyeux que la vie déçoit toujours.

D’ordinaire, Mlle Hedwige, pour prévenir une offensive de la mère, accourait alors victorieuse :

— Que Madame n’entre pas. Les enfants dorment.

Mais un soir, Mademoiselle eut beau affirmer que Pierre dormait, Geneviève entendit formellement ses cris. Elle se précipita.

— Madame a grand tort d’y aller, déclara la jeune fille, fort contrariée, Madame démolit toute ma pédagogie.

— Vous n’empêcherez pas une mère… s’écria Geneviève.

Mais, sur le seuil de la pièce, elle s’arrêta net en voyant l’enfant dans son petit pyjama rose, effondré sur le pan de bois de son lit, suffoquant de trop âpres sanglots.

— Mon pauvre trésor ! lança Geneviève, qui le saisit et le ramena dans ses bras jusque dans sa chambre.

Bercé, câliné, caressé, ce corps puéril, si plein déjà de forces terribles, s’apaisa progressivement, tandis que redoublait chez la mère la curiosité de ce qu’il y avait eu.

— Mlle Hedwige a été méchante envers Pierre ? interrogea-t-elle, pleine de passion et de sourde colère contre Mademoiselle.

Pierre ne pouvait encore articuler quoi que ce fût de son vocabulaire restreint, mais il secouait la tête avec une sorte de frénésie, comme s’il défendait son petit point de vue propre à lui, pauvre bébé brimé.

— Mamoiselle Hedwige pas méchante ! finit-il par dire à la longue, quand le doux mouvement de roulis que lui imprimait sa mère eut ensommeillé ses violences.

Mais il ajouta terriblement :

— Maman méchante. Maman plus coucher Pierre. Maman vilaine. Pierre aime plus maman !

Cette fois la grande Braspartz, l’as du Ministère, Mme Sous-Chef, comparaissait devant son plus terrible juge. Elle fut comme écrasée, réduite au silence. En somme, cette vague de reproches, soulevée dans la petite âme d’un bébé véhément, se traduisait par ceci : Tu n’existes pas entièrement pour moi. Tu es toi-même d’abord par le culte de ta personnalité. Moi, j’exige d’être tout pour toi.

— C’est exactement comme Denis, ne put-elle s’empêcher de conclure. Et lorsque le petit Jacques prendra conscience de ses désirs, de ses exigences, et si j’ai d’autres enfants, ils seront tous ainsi comme une meute autour de moi à me tracer le cercle de feu de leurs besoins, de leurs appétits, de leur avidité dont ils voudraient me faire prisonnière. Mais cependant, bien que je me sente la servante de leur bonheur à tous dont j’ai en main la responsabilité, je possède il me semble encore le droit de vivre et d’aller jusqu’au bout de moi-même !

Tout en berçant sur ses genoux l’agitation de son petit garçon, elle regarda l’heure :

— Denis est chez Denise, je suppose, se déclara-t-elle, en voyant qu’il avait encore dépassé le moment normal du retour.

C’était une imagination qui lui était toujours douloureuse, bien que, par largeur d’esprit, par supériorité d’intellectuelle, par horreur du lieu commun dans le sentiment, elle se prétendît affranchie de toute jalousie sur ce point-là, désormais. Ainsi dans le même instant ses deux plus grands amours accusaient autour d’elle ce repli simultané, on eût dit concerté, qui la laissait comme entourée d’un vide vertigineux.

Il lui restait son cabinet du Contentieux, avec les roses des garçons de bureau un peu flétries maintenant dans le vase mais qu’elle avait défendu qu’on jetât, la clarté, la sérénité de cette belle pièce revêtue de boiseries claires, comme un appartement de jeune reine dans un palais, et les compliments — un peu outrés — du chef…

Un gros soupir se forma dans sa poitrine serrée d’une dramatique tristesse. Sur ses genoux son petit garçon apaisé jouait négligemment busqué derrière le quant-à-soi mystérieux d’un homme — avec les perles qui garnissaient la robe de sa mère.

— C’est très mal, Pierre, de ne pas aimer sa maman, dit-elle enfin.

— À présent, Pierre aime maman !

— Pierre aime maman parce que maman l’embrasse. Un petit garçon gentil aime sa maman même quand elle ne l’embrasse pas.

— Et un petit garçon gentil, il aime aussi Mlle Hedwige ?

C’était une question de casuistique que posait là sa petite conscience dans l’éveil même de son matin.

— Mais oui, dit Geneviève qui ne put retenir un élan de passion maternelle vers tant de fraîche lumière humaine et l’embrassa convulsivement ; un petit garçon gentil aime toujours sa gouvernante.

— Alors Pierre n’est pas gentil.

Un pas retentit. La mère frémit que ce ne fût l’indésirable Hedwige venant réclamer sa proie. Mais non. C’était le retour du jeune mari qui ouvrit bientôt la porte de la chambre.

— Pierre est-il malade ?

— Non, dit Geneviève sans explication. Il vient seulement de faire une scène. Et toi, mon ami, tu t’es encore un peu attardé chez les Charleman ? Rousselière, surpris par l’air si singulier qu’il lui voyait, demeura plusieurs secondes avant de suivre sa question. Il était comme devant un visage qu’on ne parvient pas à reconnaître. Il finit par dire légèrement :

— Hé non ! je n’étais pas chez les Charleman, voyons ! Mais voilà notre camarade Clément a su ce matin qu’il allait être inscrit au tableau. Et nous étions là trois vieux amis qu’il a emmenés à l’apéritif à la sortie de ce soir, pour fêter l’aubaine.

— Ah ! Clément va être au tableau ? répéta Geneviève, ressaisie tout à coup par l’ambiance bureaucratique, très intéressée malgré tout par la nouvelle et supputant les années de travail de leur camarade au ministère Mérite ? Piston ?

— On dit les deux, repartit Denis qui n’aimait pas jouer les mauvaises langues. Et pendant ce temps, ajouta-t-il, Mme Sous-Chef seule ici échafaudait un petit roman sur mon retard, l’imputait au pouvoir dangereux d’une femme dont elle a tout à craindre…

— Ah ! fit la « grande Braspartz » avec un mouvement de révolte, ne plaisante pas sur ce sujet, Denis, il m’est pénible.

Il y eut ensuite un long silence pendant lequel Denis se défaisait de ses vêtements du dehors. Sa femme continuait de bercer l’enfant qui s’apaisait complètement sur ses genoux et peu à peu glissait au sommeil. Lorsque, les lèvres mi-ouvertes, il cessa presque de rendre visibles les signes de respiration et que la fraîcheur de sa chair eut pris l’immobilité d’un végétal où se fût caché un immense mystère, Geneviève, avec mille précautions, se leva et l’emporta vers la chambre où Hedwige lui fit un accueil ennemi. Sans y prendre garde, elle posa son fils dans son lit. Il ouvrit les yeux, la vit, les referma dans la béatitude.

Le lendemain, elle avait été seule à table au déjeuner, Denis, depuis la mauvaise saison, retournant chez sa mère pour le repas de midi. La veuve du poète récupérait ainsi quelque peu son bien perdu. Geneviève qui, ce jour-là exigea que Pierre vint jouer avec elle au studio, dès qu’elle fut sortie de table, fit avec un demi sourire une comparaison entre les deux maternités blessées et frustrées qui se dédommageaient ainsi par des reprises individuelles.

Une certaine violence dans la joie qu’avait le petit garçon l’enchantait. Elle y décelait un des traits bien personnels du caractère de Denis, cette véhémence par exemple qu’il montrait dans le moindre de ses petits plaisirs comme dans son chagrin le plus bouleversant. Ce serait un Rousselière. Il apparaissait que le petit frère eût plus de sang breton. Elle préférait retrouver son mari qu’elle-même dans sa progéniture. Agenouillée par terre au côté de ce petit-fils de félibre, elle remontait sans se lasser le ressort intérieur d’une petite auto mécanique qui tournait ensuite en rond comme une folle pour aller immanquablement buter à tous les meubles et se retourner sur le dos, encore épileptique. Ivre de bonheur pour cette partie de plaisir offerte inopinément par une mère fugitive, l’enfant trouva mauvais qu’elle prît fin. Mais Geneviève sut lui faire comprendre qu’elle se renouvellerait, et promit même de rentrer assez tôt le soir pour le mettre au lit. La nurse, mortifiée, entendit également une leçon. Et Mme Sous-Chef se mit en route avec un léger retard pour le Pavillon de Boulogne.

Elle n’était pas au milieu de la place qu’elle rebroussa chemin jusqu’à l’immeuble. Après tout, elle avait le temps ! Son poste lui laissait bien des libertés ! Et puis, pourquoi se gêner ? Personne ne lui ferait d’observation si elle ne prenait possession de son fauteuil qu’à deux heures et demie.

— Monsieur, demanda-t-elle au concierge, est-ce que votre petit appartement du troisième se trouve toujours libre ?

— Non, je l’ai loué depuis six jours, dit le préposé. Mais j’en ai la réplique au quatrième, avec une plus belle vue et qui correspond un peu à celui de Madame. Madame Rousselière veut-elle le visiter ?

— Oui, dit Geneviève d’une voix bien assurée. J’aimerais le voir.

— Si quelqu’un en a envie, dit dans l’ascenseur le concierge, qu’il se dépêche, car l’affiche ne restera pas longtemps en l’air. De si belles petites pièces, avec du papier de première ! L’eau courante chaude et froide ! Vide-ordures automatique…

… Il n’avait pas fini de le décrire qu’on l’avait atteint. La porte fut ouverte sur une enfilade de petites pièces vides. C’était très exigu. Une drôle de chambre en forme d’équerre (carré qui trouvait son complément dans l’appartement voisin à l’angle de l’immeuble), une autre plus normale, une salle à manger assez vaste, une cuisine semblable à celle des Rousselière.

— Et comme loyer ?

— Ces appartements-là, déclara le concierge qui se donnait des airs d’augure, c’est la moitié sou pour sou de ceux du type de Madame.

— Je vous remercie beaucoup, dit Geneviève impassible.

Un quart d’heure plus tard, encore un peu essoufflée, elle siégeait à sa table de sous-Chef dont les garçons avaient enfin fait disparaître les fleurs défraîchies. Sur le buvard, deux gros dossiers envoyés par son chef attendaient, pleins d’inconnu — d’intérêt surtout pour elle. Son métier l’amusait. Chaque affaire nouvelle soulevait sa curiosité, son désir de voir juste, de discerner qui avait raison : l’État ou le particulier. Aujourd’hui pourtant, elle ne se pressa pas de desserrer la sangle qui liait cette masse de papiers. Sa belle main longue, délicatement charpentée, où brillait l’anneau d’or qu’y avait un jour passé Denis jouait, avec de longs retardements sur leur surface parcheminée où s’étalait un titre en belle ronde : un seul mot. Ici, « Terrains ». Là, « Alluvions ». Un grand silence régnait dans tout le Pavillon. Un léger bruit de pluie sur les feuilles de marronniers venait du petit parc…

— Mon Dieu, mon Dieu ! murmurait-elle d’une voix qui ne vibrait pas, est-ce que je n’éprouverai pas de tout cela un regret mortel ? Est-ce que mes journées ne seront pas interminables ? Est-ce que l’ennui n’empoisonnera pas ma vie ? Est-ce que je conserverai mon équilibre, ma saine raison dans ce désœuvrement intellectuel ? Est-ce que ma maison que j’aime tant retrouver aujourd’hui, libre et maîtresse de moi comme je le suis, ne m’apparaîtra pas comme une prison que je haïrai et dont force me sera de m’évader ? Ou bien est-ce que mon amertume ne se retournera pas contre mes tyrans, ceux qui m’auront défaite, vaincue, réduite à leur pouvoir, eux, les deux tout petits, inconscients ; Lui, le grand, dans la plénitude de sa vigueur, qui prétend avoir autant de droits qu’eux mon sacrifice, à tous mes renoncements, à ma présence assidue, à la totale abnégation enfin que la faiblesse enfantine des autres pourrait être fondée à exiger.

— Essaye, disait, elle ne savait d’où, une voix en sa conscience.

— Oui, continuait-elle. Est-ce qu’il n’y a pas en moi des forces inconnues qui se réveilleront et s’en prendront aux auteurs d’un tel dessein, et leur réclameront leurs dettes vis-à-vis de moi, car ils m’auront tout dérobé, ma chair, mon sang, mon cerveau, mon plaisir de vivre, ma liberté, mes activités et, ce à quoi je tenais le plus, ma personnalité ! Est-ce que malgré moi tout cela ne s’insurgera pas un jour pour dresser contre eux des barricades terribles ?…

Sur sa table de verre un chuchotement nasillard, à peine perceptible retentit. Un petit personnage parlant avait dit quelque chose. C’était le téléphone. La main qui portait l’alliance de Denis s’empara de l’écoutoir…

— Madame Rousselière, murmurait aimablement le chef, avez-vous pu prendre connaissance des dossiers que j’ai fait déposer sur votre bureau en votre absence ?

Elle fut d’abord décontenancée, mais opéra vite le rétablissement : sa main droite dessanglant les paperasses pendant que la gauche soutenait l’écoutoir, elle amusa un instant le patron par une histoire de son petit garçon qui l’aurait apparemment retardée, tandis que ses yeux, d’une si singulière acuité, parcouraient à la volée. les feuillets de la première liasse. « Terrains ». En cinquante secondes, grâce à sa puissance de vision, elle avait pris par cinquante points contact avec les documents et savait de quoi il s’agissait.

— D’abord, dit-elle d’un ton assuré, il me semble que le rapport de l’agent-voyer est lumineux.

— Je suis tout à fait de votre avis, dit le chef de bureau. Ce rapport est un modèle.

— … Mais avant de vous exposer mon impression. sur cette première affaire, — je ne parle pas du dossier « Alluvions » que je n’ai pas encore eu évidemment le temps d’ouvrir, je vous demande encore une heure.

— Accordé, voyons chère madame ! ou plutôt, je vous en prie, prenez tout le temps que vous voudrez. Vous savez bien quel hommage je rends à votre application consciencieuse…

Geneviève raccrocha avec un petit sourire désabusé, un mouvement de l’épaule pareil à celui d’un porteur de faix qui se décharge. Ses lèvres murmurèrent sans voix :

— Dans un mois, tout pourra être démoli. Ici, c’est le camarade de Denis, celui qui est au tableau depuis trois ans, qui prendra la place, très vraisemblablement. Un peu lourd d’esprit, mais sérieux. Mlle Hedwige liquidée, Ouf !… L’emménagement dans l’appartement restreint du quatrième pourra se faire à demi-terme, le 15 novembre. Tête du concierge quand il verra cette chute des Rousselière ! Le dernier palier, l’exécution de là cuisinière, pourra être atteint avant le 1er janvier. Alors ce sera la bienfaisante torpeur du travail manuel qui sauvera la situation, étouffera clandestinement les vieux regrets, les rêves mirifiques, endormira les brûlures de l’orgueil rongé — comme chez maman. Petite fille, autrefois, j’avais toujours, paraît-il, une chanson aux lèvres. Je retrouverai les chansons bretonnes, pour chanter en travaillant comme les bonnes et les peintres en bâtiment. Les journées s’étireront ainsi jusqu’aux deux retours quotidiens de Denis. À cette pensée de Denis qui serait placé bientôt devant la réalisation de son idée fixe, Geneviève eut au cœur une petite secousse.

À vrai dire, son vainqueur, dans la défaite présente, dans son abdication qui lui paraissait si peu glorieuse, ç’avait été le petit Pierre et non pas celui qui avait combattu près de quatre années sans l’obtenir. C’était de ne plus pouvoir admettre le chagrin de son petit garçon qu’elle se rendait. Mais quelle serait la réaction de son mari devant l’accomplissement de son passionné désir ?

Est-ce qu’il était temps encore ? Est-ce que Denise Charleman ne lui avait pas jeté des chaînes déjà incrustées dans son être quoique bien subtiles ? Est-ce qu’il comprendrait la tragédie silencieuse du cœur de sa femme, et que ce métier à quoi elle renonçait lui collait pourtant à l’existence comme la peau aux os ?

Est-ce qu’elle connaîtrait encore de lui l’abandon absolu d’autrefois, et ces expressions continuelles et charmantes d’une passion dont elle était loin de se sentir lasse ? Est-ce qu’il ne trouverait pas son sacrifice tout naturel ? Enfin, est-ce qu’il n’était pas trop tard ?

Elle eut un petit frisson de doute, de désespoir. Tout perdre, — et ne rien gagner peut-être ! Et pas une lumière autour d’elle, hormis celle de Dieu qu’elle avait implorée mais qui ne se faisait pas encore sentir objectivement.

Elle ouvrit le dossier « Terrains », déploya une série de plans du géomètre-arpenteur et de l’arpenteur-vérificateur, avec les feuilles de conclusions des experts. Qu’était devenu le temps où plus une affaire était ardue, plus elle excitait ses méninges ? Aujourd’hui cet enchevêtrement d’intérêts opposés, ceux de la commune, ceux des particuliers, ceux de l’État — dans l’espèce, les siens — lui semblait inextricable.

— Je connais bien un grand sage, se dit-elle à point nommé (et il ne s’agissait pas de terrains communaux), qui pourrait me donner l’impulsion définitive en avant ou en arrière, avant d’abandonner une piste qui me tient encore si fort. Un grand sage qui ne parle pas beaucoup mais qui ne s’est jamais trompé. C’est mon vieux papa, cette âme de navigateur tombé dans la basoche. Les gens ne connaissent en lui que la basoche. C’est l’envers de lui-même. L’endroit reste toujours cette sensibilité des marins à la vue profonde. Il pense beaucoup plus qu’il ne parle. Je l’ai vu nous regarder si souvent, Denis et moi, quand nous dînions rue du Mont-Cenis ! J’aurais tant voulu savoir ce qu’il pensait à notre sujet ! Mais voilà : comment lui arracher sa vérité ?

Une heure plus tard, elle sautait dans un taxi pour se faire conduire à l’étude paternelle dans le huitième.

Son père eut certainement un grand choc au cœur en la voyant entrer, à cause de cette crainte instinctive d’un malheur menaçant que le Breton porte en soi. Mais il l’embrassa en lui disant : « Bonjour, ma petite fille ! » aussi tranquillement que s’il eût attendu sa visite. Et quand il eut demandé les nouvelles d’usage, voyant que tout le monde se portait bien, il repartit :

— Je suis bien content, alors.

— Mon vieux papa, déclara Geneviève à ce moment, je ne t’ai pas souvent demandé ton avis jusqu’ici, ayant l’habitude de trancher moi-même les questions qui se posaient devant ma route. Mais celle qui se présente aujourd’hui à moi entraîne de telles conséquences que j’hésite encore. Il s’agit ni plus ni moins que de savoir si je vais ou non demeurer dans l’Administration.

Elle crut qu’il allait sursauter. Il demanda seulement, sur ces notes chantantes de l’accent breton qui sont si péremptoires, qui vont si loin au delà des mots prononcés qu’elles contiennent la réponse affirmative à la question posée :

— À cause de ton mari ?

— Oui, à cause de Denis et aussi de mes petits garçons.

Et il y eut un silence bien lourd.

M. Braspartz ne demanda pas d’explication à Geneviève sur les exigences que Rousselière aurait exprimées à ce sujet, sur les conflits probables qui avaient amené la jeune femme à cette extrémité. Il prenait la question telle qu’on la lui présentait, faisant lui-même le point dans les laboratoires de sa vie secrète intense. Son chef bien rond, encore chevelu, — les cheveux demi-ras comme au temps de son service militaire dans l’infanterie coloniale, — les traits fortement sculptés dans cette pierre des têtes bretonnes construites en noblesse, il dardait sur cette belle fille qui était la sienne un regard bleu si lourd qu’il la bouleversa.

— Oui, oui, se contentait-il de dire,

Geneviève paraissait toute palpitante. Elle en était à son dernier coup de dés. Elle avait secrètement espéré que ce clerc de notaire pratique la retiendrait au bord de l’abîme où son imprudence généreuse la poussait : « Malheureuse ! ne fais pas cela ! Quoi ! renoncer à une situation si belle, si rare, acquise à un tel prix ! Et cela à l’heure où l’existence matérielle devient difficile. Ce serait une folie. Reste au Ministère, ma fille, reste ! »

Mais il laissa tomber justement les mots contraires :

— Ah ! Tu feras bien d’abandonner ta situation. C’est mieux pour une femme mariée d’être à la maison.

Un silence. Puis ce fut le mot inévitable :

— Vois donc ta mère !

Hélas ! Geneviève n’avait que trop vu sa mère. C’est justement ce qui la faisait frémir aujourd’hui. Les larmes lui vinrent aux yeux. Sa gorge se serra. Elle prononça en détournant un peu la tête :

— J’ai tant peur de m’ennuyer, mon vieux papa !

— Non ! affirma-t-il tranquillement, avec une divine assurance, une certitude inspirée. Une femme ne s’ennuie jamais, ma petite fille.

— Mais songe à ces appointements qui disparaîtront de notre budget.

— Ah ! ce n’est pas l’argent qui compte le plus. Ce que tu joues en ce moment est bien autre chose !

Que savait-il ? Qu’avait-il aperçu du comportement de leur jeune ménage avec ses yeux ingénus de vieil homme lucide ? Peut-être Denis s’était-il ouvert secrètement à lui : Peut-être par perspicacité, par clairvoyance, par subtilité, par divination avait-il suivi depuis trois ans le drame caché de leur ménage. Avait-il su que Denis l’aimait moins ? Qu’elle allait le perdre peut-être ? Ils devaient en parler la mère et lui, le soir, à la chandelle. Il lui faisait l’effet d’un qui en savait plus long qu’elle sur son propre compte. Mais comment tirer un commentaire de ce taciturne ?

— Cela va se décider demain ; ce soir peut-être, papa, dit-elle d’un ton désespéré comme pour l’attendrir, tempérer sa rigueur.

— Eh bien ! ma petite fille, je suis content. Il le fallait, vois-tu. Nous ne t’avons pas donné de dot. Nous t’aiderons un peu. Tout ira très bien, tu verras. Je suis content.

C’est ainsi que sans plus de débats, ni plus de drames, fut résolue l’abdication de Mme Sous-Chef.

Dieu ! Qu’elle avait hâte à présent de retrouver cette sorte d’appui fraternel cet épaulement de deux âmes jumelées que, dans le mariage, en dehors de l’amour, il est si doux à une femme de sentir près de son mari ! Geneviève avait toujours été la compagne bien amoureuse de Denis. Ce soir, elle se sentait sa sœur, la sœur pure et généreuse qui était sortie d’elle-même, de son égoïsme, de sa personnalité pour s’associer à des vues, à des conceptions qui n’étaient pas les siennes, mais celles de ce frère intime. Ce n’était pas dans un entraînement passionné qu’elle se sacrifiait elle-. même comme les héroïnes des grandes tragédies classiques. C’était froidement, lucidement, consciemment, pour être plus totalement mère, mais aussi pour être davantage dans le mariage l’amie, la compagne, la sœur de son mari. Tout le contrepoids nécessaire à son abnégation elle le trouvait dans l’espoir d’une vie plus heureuse qu’elle allait donner à Denis.

Grâce au taxi, elle fut la première à la maison. Mlle Hedwige avait baigné les enfants, mais le petit Pierre n’avait pas encore dîné. Il montra beaucoup de joie. Mais c’est Geneviève qui en eut le plus dans cette seconde presque sacrée où elle le souleva dans ses bras et le regarda comme si elle le recevait pour la seconde fois. Elle lui dit mentalement :

— Cher trésor ! tu es à moi désormais !

Et Mlle Hedwige ne se douta pas qu’il s’écoulait là une seconde bien solennelle.

Il lui semblait que Denis n’arriverait jamais. Elle aurait gagé qu’il allait s’attarder chez les Charleman. Mais non. Voici qu’elle entendait l’ascenseur et le bruit si désiré de la clef dans la serrure, et un pas bien connu dans l’antichambre. Jamais une fiancée n’attendit son promis avec une telle fièvre. Toute la nouvelle partie de sa vie dans laquelle désormais elle s’élançait, s’appuyait comme sur un pivot à ces moments extraordinaires qu’elle allait vivre.

Denis rentrait un peu las, un peu recru de monotonie. Il ne sut pas lire l’extraordinaire regard dont Geneviève le caressait.

— Tu es fatigué, chéri ?

— Un peu, oui. Oh ! je ne sais pourquoi… Le temps…

Et il laissa tomber sa tête lourde sur l’épaule de sa femme. Ces minutes d’abandon ne lui étaient plus habituelles. Il s’en défendait ou n’y songeait pas. On ne sait. Il semblait toujours depuis quelques mois qu’il y eût entre eux quelque chose de commandé. Un mélange de résignation et de regret. Même à ce moment, il se redressa brusquement :

— Excuse-moi, ma chère femme, je suis un peu lâche ce soir.

— Il ne faut pas être lâche, Denis ; la vie requiert du courage.

— Je sais bien.

Il la trouvait étrange. Il ne lui connaissait pas cette fièvre secrète qui semblait la brûler, ni cette joie apparente qui se repaissait déjà de celle dont, encore un instant, elle allait le combler. Il lut le journal pendant qu’elle présidait au petit dîner de Pierre. Ils ne passèrent à la salle à manger que longtemps après huit heures. Ils prirent le potage en silence. Denis n’avait pas assez à dire et Geneviève beaucoup trop. Ce fut quand la cuisinière eut apporté les œufs à la crème que Geneviève déclara simplement :

— Je suis allée cet après-midi visiter le petit appartement du quatrième, Oh ! on ne saurait s’y perdre ! Chaque pièce est un mouchoir de poche. Deux bouts de chambre, une jolie salle à manger, une belle cuisine claire et c’est tout. Mais je crois qu’avec certaines combinaisons, nous pourrions nous en contenter.

Elle parlait encore qu’elle vit devant elle un visage décomposé, un regard égaré qui se fixait sur elle, lui lançait une interrogation poignante.

— Oui, reprit-elle, affectant plus de calme. qu’elle n’en possédait intérieurement ; de la salle à manger on ferait l’équivalent du studio. Dans la cuisine, avec deux grands paravents, on voilerait le fourneau électrique et l’évier pour improviser une amusante petite salle à manger japonaise. Resterait la chambre des enfants et la nôtre.

Denis était tout frémissant, se demandant quel jeu jouait sa femme. Il crut à une plaisanterie de cet esprit divers, un peu paradoxal, un peu compliqué et qu’il fallait quelquefois lire à l’envers.

— Quel besoin de louer ce quatrième ? demanda-t-il, croyant prendre le même ton et voulant éviter d’être dupe au cas où elle se serait bornée à s’amuser de lui, à lui démontrer peut-être ainsi l’impossibilité d’un changement si radical dans le train de leur vie, au cas où elle renoncerait à sa carrière.

Mais Geneviève répondit le plus naturellement du monde :

— Il le faudra bien, Denis, si je lâche l’Administration.

— Tu as l’intention de lâcher l’Administration ?

De plus en plus il croyait pénétrer dans une mystification un peu cruelle qu’aurait inventée sa femme pour lui prouver par des arguments positifs, l’inanité de ce qu’il désirait suprêmement.

— Ma lettre est faite pour demander ma mise en disponibilité.

— Geneviève !!! prononça-t-il sourdement.

Son visage s’était décomposé. Son cœur battait la chamade. Avec des yeux nouveaux, des yeux béants, des yeux avides de savoir, il regardait cette grande Geneviève, cette grande Braspartz comme on disait autrefois au bureau, qui lui apparaissait soudain dans la pathétique attitude d’une Reine que l’on force d’abdiquer. Il lui semblait maintenant avoir trop demandé d’elle. Il était effrayé de ses propres exigences qu’il mesurait ce soir seulement. Ce soir, en appréciant le sacrifice accompli, il se sentait comme honteux d’avoir osé le souhaiter. Voilà donc ce qu’il avait voulu, la réduire à n’être plus que la femme de Rousselière, le Rédacteur ?

— Eh bien ! chéri, interrogea-t-elle, tu n’es pas plus satisfait que cela ?

Il ne bougeait pas, demeurait toujours comme insensible devant elle. Alors elle vit de lourdes larmes rouler sur son visage doré de Provençal. Il était incapable de dire un mot. D’un geste il pria sa femme de faire desservir, s’essuya le visage pour que la cuisinière ne vît pas l’état où il se trouvait. Et quand il fut de nouveau seul à seul avec Geneviève, il murmura sur un ton que celle-ci ne devait jamais oublier :

— Ma grande Braspartz !

C’était son propre frémissement devant le sacrifice dont il semblait ne mesurer qu’aujourd’hui la profondeur et la cruauté. Il n’avait pas encore compris jusqu’ici que ce qu’il réclamait inlassablement depuis des années c’était l’anéantissement de la vraie Geneviève. Il restait confondu.

— Ma femme chérie, articula-t-il tout bas, si à ce prix tu devais moins m’aimer, je préférerais…

— Mais, mon pauvre chéri ! et Geneviève se leva pour venir l’entourer de ses bras, ne comprends-tu pas que c’est justement afin que nous puissions nous aimer davantage si je lâche tout !

— Tu regretteras, chérie ! j’ai peur que tu ne regrettes…

— Écoute, dès maintenant, dès ce soir, j’ai cessé déjà de rien regretter. Je n’aurais jamais cru que ce fût si facile… Sans cela, voici longtemps…

Ils étaient l’un devant l’autre comme au premier jour de leurs noces.

Un changement de ministre, un renversement du Cabinet laisse bien peu de traces dans les bureaux en regard du bouleversement des esprits que déclencha dans ce département-là le bruit de la démission de Geneviève Rousselière. « Pour une fois que nous avions une femme de valeur !… » déclara le « Potentat » furieux. Une plantonne bougonna : « Les bons s’en vont !… » Les petites dactylos, leur bâton de rouge au bout des doigts, interrompaient la rectification de leur lèvre inférieure pour opiner : « Et puis voilà, Rousselière elle était chic, il n’y a pas à dire. » Au Pavillon du Contentieux, le chef ne décoléra pas de huit jours. Les garçons de bureau, échangeant confidentiellement leur manière de voir dans l’antichambre, disaient : « Une belle femme, c’était avec cela, et qui savait jusqu’au latin ! Pourtant, pas plus fière qu’une expéditionnaire ! »

Seul, le camarade au tableau depuis trois ans se réjouit, car il apprit bientôt qu’il remplaçait Mme Rousselière à Boulogne.

Le premier effet du coup d’État de Geneviève fut le départ de Mlle Hedwige. Comme un condamné, elle fut comblée d’honneurs et d’égards jusqu’à l’issue fatale. Geneviève elle-même l’accompagna jusqu’à la gare de Lyon, après que Denis lui eut adressé un petit discours où il avait loué sa science éclairée de la puériculture. Denis lui aurait décerné tous les compliments, toutes les flatteries, puisqu’au bout de tout, elle s’en allait. Denis était gai, rieur, allègre. Tout lui était raison de joie ; tout, motif à exciter sa verve méridionale. Geneviève, plus rieuse aussi, depuis qu’elle ne mettait plus le masque administratif, l’appelait « Mon Triomphateur ». Mais lui se moquait bien que son bonheur éclatât aux yeux de tous. C’était même sans le vouloir qu’il revêtait parfois, devant Geneviève, une sorte d’humilité, d’effacement, comme si c’était aujourd’hui qu’il la trouvait trop grande pour lui.

— Elle est encore d’une bien autre étoffe que Denise ! disait-il alors avec une confusion assez pénible.

Il se souvenait avec honte d’avoir rabaissé Geneviève devant Denise, de les avoir comparées l’une à l’autre en ravalant Geneviève à un personnage de sécheresse et de vanité. Ah ! est-ce qu’aujourd’hui la gentille Denise, avec toutes ses vertus domestiques, Denise dont il avait construit une figure idéalisée en perfection, tenait une seconde en parallèle, avec sa femme héroïque, sa femme si simple dans son renoncement !

— Mais je t’assure, Denis, lui disait celle-ci, que Je n’ai rien fait d’extraordinaire. D’avance, oui, J’avais drôlement redouté cet abandon. J’avais bien tort ! Je goûte maintenant dans mes occupations ménagères toutes sortes de petites joies nouvelles — et si faciles !

— Tu ne regrettes rien, dis-le moi, ma grande Geneviève ?

— Que pourrais-je regretter, chéri, quand je te vois si content !

Ce furent d’abord les surprises que lui réservait le déménagement : ce changement d’étage — et d’étiage social qui devait être, leur semblait-il, aux yeux de tous le signe sensible d’un certain déclassement, Geneviève fut bien surprise, étonnée même, d’y trouver en s’installant tout à son aise, avec un sentiment de vacances perpétuelles, de liberté, de loisir indéfini, une joie d’enfant. Elle avait tant de goût, tant de sens de l’harmonie des choses extérieures, que de ces quatre pièces, elle fit une résidence commode, charmante, qui donnait une impression de bien-être. Cela se construisait petit à petit, comme un nid d’oiseau. Elle était en même temps bien accaparée par ses enfants avec lesquels jamais elle ne se lassait de jouer. Pierre atteignait trois ans, le petit Jacques son dixième mois. Geneviève se payait aujourd’hui de tant de départs matinaux dans le petit jour de l’hiver, dans les premières heures du soleil d’été, où elle s’était raidie pour les abandonner à des étrangères. Ah ! cette impression de loisir qui lui revenait sans cesse maintenant, qui lui permettait tous les plaisirs, tout le contentement, toute l’aise, toute la liberté du chez-soi ! Que de jeux, chaque matin, avec ces petits êtres dont le rire perlé cascadait d’un bout à l’autre de la maison. C’étaient des parties de cache-cache derrière les paravents, derrière les portes, des jeux de ballon dans la chambre, des chansons…

— Maman est gentille à présent, proclamait Pierre qui parlait comme un homme aujourd’hui. Elle ne quitte plus ses petits enfants.

— Oui, mais maman n’en finit pas de poser ses rideaux, mon chéri. Et les courses ? Et le déjeuner de papa ?

Quand tout fut à peu près bâti, Mme Rousselière vint déjeuner un dimanche, invitée à planter la crémaillère. Elle arrivait assez perturbée, avec l’idée de toucher du doigt sans doute, dans ce nouveau lieu de vie pour ses enfants, une dénivellation sociale, de trouver une Geneviève harassée de travail matériel, négligée peut-être, dépassée en quelque sorte par une nouvelle condition trop dure.

L’aspect ravissant du petit appartement, surtout cette idée géniale d’avoir édifié un minuscule réfectoire dans la cuisine (cuisine toute revêtue de porcelaine d’ailleurs), grâce à ces paravents clairs, frêles murailles de papier, qui captaient et enclosaient la lumière de la fenêtre, lui arracha une exclamation : « Mais vous êtes étonnante, Geneviève. Mais vous êtes une fée ! On sent un je ne sais quoi de confortable, d’aisé, de sûr dans votre maison. Et toujours si calme vous-même, vous donnez l’impression d’une femme qui n’a rien fait de sa matinée. Vraiment, ces intellectuelles sont extraordinaires ! »

— Ma mère, répondait la jeune femme, je suis si riche de temps aujourd’hui ! Songez que toutes les heures du jour sont à ma disposition. Le temps est à moi, j’en use comme d’un trésor sans cesse renouvelé, inépuisable.

Denis regardait sa femme comme dans une extase. Il ne savait pas, non, il ne savait pas jusqu’ici le trésor qu’il possédait dans le champ de cette âme. Il ne connaissait pas Geneviève. Elle n’était pas non plus allée jusqu’au bout d’elle-même. C’est aujourd’hui seulement qu’elle lui était révélée avec toutes ses perfections. Et il se jugeait indigne d’elle pour l’avoir méconnue. On alla prendre le café dans le studio né de l’ancienne salle à manger. Une baie plus grande que la pièce, eût-on pu dire, tant elle était disproportionnée avec les dimensions de celle-ci, n’ouvrait plus ici, comme là-haut, sur les perspectives des collines boisées, mais sur celle d’un grand mur coupé des fenêtres obliques d’un escalier. Pendant que Geneviève préparait le plateau, Mme Rousselière, seule avec son fils, murmura :

— Mon cher ami, je suis bouleversée. Votre femme est merveilleuse, à se mettre à genoux devant elle. Cette créature-là possédait donc tous les dons ! Et le plus beau cette bonne grâce qui fait les choses comme en se jouant. On se demande si ce n’est pas dommage… Oui ; à quoi ne serait-elle pas arrivée au Ministère ! Et puis après tout, tant pis. Il se trouvera toujours un homme intelligent pour la remplacer, alors que près de vous et de vos enfants, personne au monde ne pouvait tenir son rôle. Denis était un peu trop ému, un peu trop accablé encore par l’étendue de son bonheur. L’obsession d’avoir envié Charleman à cause de Denise le tourmentait sans cesse.

— Est-ce qu’elle ne regrettera pas ? demandait-il à sa mère. Est-ce que toutes les jouissances intellectuelles, les succès qu’elle connaissait là-bas ne reviendront pas hanter ses souvenirs ? Et moi, est-ce que je suis digne d’un tel sacrifice ? Est-ce que j’en valais la peine ? Est-ce que par ma pression tenace je ne lui ai pas, à la longue, extorqué cette abdication ? En avais-je le droit ?

— Si cette idée vous tracasse, dit la mère au sourire triomphant, vous avez encore la ressource de vous convaincre que c’est à vos petits enfants qu’elle a consenti son renoncement. Vous étiez trois ici à l’appeler au nid. Dites-vous bien cela, mon garçon.

Geneviève revenait avec le café. Les petits dormaient encore. On emplit les tasses, on fuma des cigarettes. Ce furent des minutes heureuses et silencieuses où ces êtres, qu’aucune arrière-pensée ne divisait plus, se voyaient pour ainsi dire en pleine lumière jusqu’au fond de l’âme. Lorsque le petit Jacques ayant poussé quelques cris, Denis se leva pour aller le calmer, Geneviève à son tour resta en tête à tête avec sa belle-mère, qui lui demanda :

— Vrai, ma fille, vous ne regrettez rien ?

— Oh ! non, ma mère, je vous l’affirme, je n’ai jamais été si heureuse.

— Vous êtes heureuse ? répéta la veuve du félibre comme pour la pousser à une confession plus absolue.

— Oui, je suis heureuse, bien heureuse, ma mère.

— Geneviève, dit la Provençale se mordant la lèvre, car elle était terriblement émue et n’en voulait rien laisser paraître, à partir d’aujourd’hui ne dites plus « ma mère ». Dites « Ma chère amie », comme Denis, car je suis votre meilleure amie et je voudrais vous devenir chère.

Elles s’embrassèrent là-dessus, longuement. Le mari rentrait dans la pièce, il resta cloué une seconde. Puis l’on but une seconde tasse de café.

Geneviève prononça à mi-voix :

— Ma chère, ma très chère amie, je suis heureuse.

FIN

paris. — typographie plon, 8, rue garancière. 1943. 55370.
Autorisation n° 11 190.
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(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

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