Épîtres (Voltaire)/Épître 25

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 256-259).


ÉPÎTRE XXV.


À MONSIEUR DE GERVASI, MÉDECIN[1].


(1723)


Tu revenais couvert d’une gloire éternelle ;
Le Gévaudan[2] surpris t’avait vu triompher
Des traits contagieux d’une peste cruelle,
Et ta main venait d’étouffer
De cent poisons cachés la semence mortelle.
Dans Maisons cependant je voyais mes beaux jours
Vers leurs derniers moments précipiter leur cours.

Déjà près de mon lit la Mort inexorable
Avait levé sur moi sa faux épouvantable ;
Le vieux nocher des morts à sa voix accourut.
C’en était fait ; sa main tranchait ma destinée :
Mais tu lui dis : « Arrête !… » Et la Mort, étonnée,
Reconnut son vainqueur, frémit, et disparut[3].
Hélas ! si, comme moi, l’aimable Genonville
Avait de ta présence eu le secours utile,
Il vivrait[4], et sa vie eût rempli nos souhaits ;
De son cher entretien je goûterais les charmes ;
Mes jours, que je te dois, renaîtraient sans alarmes,
Et mes yeux, qui sans toi se fermaient pour jamais,
Ne se rouvriraient point pour répandre des larmes.
C’est toi du moins, c’est toi par qui, dans ma douleur,
Je peux jouir de la douceur
De plaire et d’être cher encore
Aux illustres amis dont mon destin m’honore.
Je reverrai Maisons[5] dont les soins bienfaisants
Viennent d’adoucir ma souffrance ;
Maisons, en qui l’esprit tient lieu d’expérience.
Et dont j’admire la prudence
Dans l’âge des égarements[6].
Je me flatte en secret que je pourrai peut-être
Charmer encor Sully, qui m’a trop oublié,
Mariamne[7] à ses yeux ira bientôt paraître ;

Il la verra pour elle implorer sa pitié,
Et ranimer en lui ce goût, cette amitié,
Que pour moi, dans son cœur, ma muse avait fait naître.
Beaux jardins de Villars, ombrages toujours frais,
C’est sous vos feuillages épais
Que je retrouverai ce héros plein de gloire
Que nous a ramené la Paix
Sur les ailes de la Victoire.
C’est là que Richelieu, par son air enchanteur,
Par ses vivacités, son esprit, et ses grâces,
Dès qu’il reparaîtra, saura joindre mon cœur
À tant de cœurs soumis qui volent sur ses traces.
Et toi, cher Bolingbrok[8] héros qui d’Apollon
As reçu plus d’une couronne,
Qui réunis en ta personne
L’éloquence de Cicéron,
L’intrépidité de Caton,
L’esprit de Mécénas, l’agrément de Pétrone[9],
Enfin donc je respire, et respire pour toi ;
Je pourrai désormais te parler et t’entendre.
Mais, ciel ! quel souvenir vient ici me surprendre !
Cette aimable beauté qui m’a donné sa foi,
Qui m’a juré toujours une amitié si tendre,
Daignera-t-elle encor jeter les yeux sur moi[10] ?
Hélas ! en descendant sur le sombre rivage,
Dans mon cœur expirant je portais son image ;
Son amour, ses vertus, ses grâces, ses appas,
Les plaisirs que cent fois j’ai goûtés dans ses bras,
À ces derniers moments flattaient encor mon âme ;
Je brûlais, en mourant, d’une immortelle flamme.

Grands dieux ! me faudra-t-il regretter le trépas ?
M’aurait-elle oublié ? serait-elle volage ?
Que dis-je ? malheureux ! où vais-je m’engager ?
Quand on porte sur le visage
D’un mal si redouté le fatal témoignage,
Est-ce à l’amour qu’il faut songer ?



  1. Cette épître fut imprimée à Paris, en 1726, avec une version latine. (K.)
  2. M. de Gervasi, célèbre médecin de Paris, avait été envoyé dans le Gévaudan pour la peste, et à son retour il est venu guérir l’auteur, de la petite vérole, dans le château de Maisons, à six lieues de Paris, en 1723. (Note de Voltaire, 1756.)
  3. Variante :
    Aussitôt ta main vigilante,
    Ranimant la chaleur étoinle dans mon corps,
    De ma frêle machine arrangea les ressorts.
    La nature obéissante
    Fut soumise à tes efforts,
    Et la Parque impatiente
    File aujourd’hui pour moi dans l’empire des morts.
    Hélas ! si, comme moi, etc.
  4. Genonville était mort en septembre 1723, c’est-à-dire trois mois auparavant, de la petite vérole, dont Voltaire venait de guérir.
  5. Le jeune président de Maisons était emporté par la même maladie, huit ans plus tard. (G. A.)
  6. Variante :
    Je me flatte en secret qu’à mon dernier ouvrage
    Le vertueux Sully donnera son suffrage ;
    Que son cœur généreux avec quelque plaisir
    Au sortir du tombeau me verra reparaître,
    Et que Mariamne peut-être
    Pourra par ses malheurs enchanter son loisir…
    Beaux jardins, etc.
  7. La tragédie de Mariamne.
  8. Voltaire allait souvent chez lui, dans son château de la Source. (G. A.)
  9. Après ce vers,
    L’esprit de Mécénas, etc.,
    on lisait ceux-ci :
    Et la science de Varron.
    Bolingbroke, à ma gloire il faut que je publie
    Que tes soins, pendant le cours
    De ma triste maladie,
    Ont daigné marquer mes jours
    Par le tendre intérêt que tu prends à ma vie.
    Enfin donc, etc.
  10. Est-ce Mlle Lecouvreur que Voltaire désigne ici ?