Annales de l’Empire/Édition Garnier/Charles-Quint

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CHARLES-QUINT,
quarantième-unième empereur.

Cette année est celle de la première capitulation dressée pour les empereurs. On se contentait auparavant du serment qu’ils faisaient à leur sacre. Un serment vague d’être juste ouvre la porte à l’injustice. Il fallait une digue plus forte contre l’abus de l’autorité d’un prince si puissant par lui-même.

Par ce contrat véritable du chef avec les membres, l’empereur promet que s’il a quelque domaine qu’il ne possède pas à bon titre, il le restituera à la première sommation des électeurs. C’est promettre beaucoup.

Des auteurs considérables prétendent qu’on lui fit jurer aussi de résider toujours dans l’Allemagne ; mais la capitulation porte expressément qu’il y résidera autant qu’il sera possible : exiger une chose injuste eût fourni un trop beau prétexte de ne pas exécuter ce qui était juste.

Le jour de l’élection de Charles-Quint est marqué par un combat entre un évêque de Hildesheim et un duc de Brunsvick dans le duché de Lunebourg. Ils se disputaient un fief ; et malgré rétablissement des austrègues, de la chambre impériale, et du conseil aulique, malgré l’autorité des deux vicaires de l’empire, on voyait tous les jours princes, évêques, barons, donner des combats sanglants pour le moindre procès. Il y avait quelques lois ; mais le pouvoir coactif, qui est la première des lois, manquait à l’Allemagne.

L’électeur palatin porte en Espagne à Charles la nouvelle de son élection. Les grands d’Espagne se disaient alors égaux aux électeurs ; les pairs de France, à plus forte raison ; et les cardinaux prenaient le pas sur eux tous.

L’Espagne craint d’être province de l’empire. Charles est obligé de déclarer l’Espagne indépendante. Il va en Allemagne, mais il passe auparavant en Angleterre pour se lier déjà avec Henri VIII contre François Ier. Il est couronné à Aix-la-Chapelle le 23 octobre 1520.

1520. Au temps de cet avénement de Charles-Quint à l’empire, l’Europe prend insensiblement une face nouvelle. La puissance ottomane s’affermit sur des fondements inébranlables dans Constantinople.

L’empereur, roi des Deux-Siciles et d’Espagne, paraît fait pour opposer une digue aux Turcs. Les Vénitiens craignaient à la fois le sultan et l’empereur.

Le pape Léon X est maître d’un petit État, et sent déjà que la moitié de l’Europe va échapper à son autorité spirituelle. Car dès l’an 1520, depuis le fond du Nord jusqu’à la France, les esprits étaient soulevés, et contre les abus de l’Église romaine, et contre ses lois.

François Ier, roi de France, plus brave chevalier que grand prince[1], avait plutôt l’envie que le pouvoir d’abaisser Charles-Quint. Comment eût-il pu, à armes et à prudence égales, l’emporter sur un empereur roi d’Espagne et de Naples, souverain des Pays-Bas, dont les frontières allaient jusqu’aux portes d’Amiens, et qui commençait à recevoir déjà dans ses ports d’Espagne les trésors d’un nouveau monde ?

Henri VIII, roi d’Angleterre, prétendait d’abord tenir la balance entre Charles-Quint et François Ier. Grand exemple de ce que pouvait le courage anglais, soutenu déjà des richesses du commerce.

On peut observer dans ce tableau de l’Europe que Henri VIII, l’un des principaux personnages, était un des plus grands fléaux qu’ait éprouvés la terre[2] : despotique avec brutalité, furieux dans sa colère, barbare dans ses amours, meurtrier de ses femmes, tyran capricieux dans l’État et dans la religion. Cependant il mourut dans son lit, et Marie Stuart[3], qui n’avait eu qu’une faiblesse criminelle, et Charles Ier[4], qui n’eut à se reprocher que sa bonté, sont morts sur l’échafaud.

Un roi plus méchant encore que Henri VIII, c’est Christiern II[5], naguère réunissant sous son pouvoir le Danemark, la Norvége, et la Suède, monstre toujours souillé de sang, surnommé le Néron du Nord, puni à la fin de tous ses crimes, quoique beau-frère de Charles-Quint, détrôné et mort en prison dans une vieillesse abhorrée et méprisée.

Voilà à peu près les principaux princes chrétiens qui figuraient en Europe quand Charles-Quint prit les rênes de l’empire.

L’Italie fut plus brillante alors par les beaux-arts qu’elle ne l’a jamais été ; mais jamais on ne la vit plus loin du grand but que s’était proposé Jules II, di cacciare i barbari d’Italia.

Les puissances de l’Europe étaient presque toujours en guerre ; mais, heureusement pour les peuples, les petites armées qu’on levait pour un temps retournaient ensuite cultiver les campagnes ; et au milieu des guerres les plus acharnées, il n’y avait pas dans l’Europe la cinquième partie des soldats qu’on voit aujourd’hui dans la plus profonde paix. On ne connaissait point cet effort continuel et funeste qui consume toute la substance d’un gouvernement dans l’entretien de ces armées nombreuses toujours subsistantes, qui, en temps de paix, ne peuvent être employées que contre les peuples, et qui un jour pourront être funestes à leurs maîtres.

La gendarmerie faisait toujours la principale force des armées chrétiennes : les fantassins étaient méprisés ; c’est pourquoi les Allemands les appelaient Lands-Knechte[6], valets de terre. La milice des janissaires était la seule infanterie redoutable.

Les rois de France se servaient presque toujours d’une infanterie étrangère ; les Suisses ne faisaient encore usage de leur liberté que pour vendre leur sang, et d’ordinaire celui qui avait le plus de Suisses dans son armée se croyait sûr de la victoire. Ils eurent au moins cette réputation jusqu’à la bataille de Marignan, que François Ier gagna contre eux avec sa gendarmerie, quand il voulut pour la première fois descendre en Italie.

L’art de la guerre fut plus approfondi sous Charles-Quint qu’il ne l’avait été encore. Ses grands succès, le progrès des beaux-arts en Italie, le changement de religion dans la moitié de l’Europe, le commerce des Grandes-Indes par l’Océan, la conquête du Mexique et du Pérou, rendent ce siècle éternellement mémorable.

1521. Diète de Vorms, fameuse par le rétablissement de la chambre impériale, qui ne subsistait plus que de nom.

Charles-Quint établit deux vicaires, non pas de l’empire, mais de l’empereur. Les vicaires-nés de l’empire sont Saxe et Palatin, et leurs arrêts sont irrévocables. Les vicaires de l’empereur sont des régents qui rendent compte au souverain. Ces régents furent son frère Ferdinand, auquel il avait cédé ses États d’Autriche, le comte palatin, et vingt-deux assesseurs.

Cette diète ordonne que les ducs de Brunsvick et de Lunebourg d’un côté, et les évêques d’Hildesheim et de Minden de l’autre, qui se faisaient la guerre, comparaîtront ; ils méprisent cet arrêt : on les met au ban de l’empire, et ils méprisent ce ban. La guerre continue entre eux. La puissance de Charles-Quint n’est pas encore assez grande pour donner de la force aux lois. Deux évêques armés et rebelles n’indisposent pas médiocrement les esprits contre l’Église et contre les biens de l’Église.

Luther vient à cette diète avec un sauf-conduit de l’empereur ; il ne craignait pas le sort de Jean Hus : les prêtres n’étaient pas les plus forts à la diète. On confère avec lui sans trop s’entendre : on ne convient de rien ; on le laisse paisiblement retourner en Saxe détruire la religion romaine. Le 6 mai, l’empereur donne un édit contre Luther absent, et ordonne, sous peine de désobéissance, à tout prince et État de l’empire d’emprisonner Luther et ses adhérents. Cet ordre était contre le duc de Saxe. On savait bien qu’il n’obéirait pas ; mais l’empereur, qui s’unissait avec le pape Léon X contre François Ier, voulait paraître catholique.

Il veut, dans cette diète, faire conclure une alliance entre l’empire et le roi de Danemark Christiern II, son beau-frère, et lui assurer des secours. Il règne toujours dans les grandes assemblées un sentiment d’horreur pour la tyrannie ; le cri de la nature s’y fait entendre, et l’enthousiasme de la vertu se communique. Toute la diète s’éleva contre une alliance avec un scélérat, teint du sang de quatre-vingt-quatorze sénateurs massacrés à ses yeux par des bourreaux dans Stockholm livrée au pillage. On prétend que Charles-Quint voulait s’assurer les trois couronnes du Nord en secourant son indigne beau-frère.

La même année, le pape Léon X, plus intrigant peut-être que politique, et qui, se trouvant entre François Ier et Charles-Quint, ne pouvait guère être qu’intrigant, fait presque à la fois un traité avec l’un et avec l’autre : le premier en 1520, avec François Ier, auquel il promet le royaume de Naples en se réservant Gaïète, et cela en vertu de cette loi chimérique que jamais un roi de Naples ne peut être empereur ; le second en 1521, avec Charles-Quint, pour chasser les Français de l’Italie, et pour donner le Milanais à François Sforce, fils puîné de Louis le Maure, et surtout pour donner au saint-siége Ferrare, qu’on voulait toujours ôter à la maison d’Este.

Première hostilité qui met aux mains l’empire et la France. Le duc de Bouillon-la-Marck, souverain du château de Bouillon, déclare solennellement la guerre par un héraut à Charles-Quint, et ravage le Luxembourg. On sent bien qu’il agissait pour François Ier, qui le désavouait en public.

Charles, uni avec Henri VIII et Léon X, fait la guerre à François Ier, du côté de la Picardie et vers le Milanais ; elle avait déjà commencé en Espagne, dès 1520 ; mais l’Espagne n’est qu’un accessoire à ces Annales de l’empire.

Lautrec, gouverneur du Milanais pour le roi de France, général malheureux parce qu’il était fier et imprudent, est chassé de Milan, de Pavie, de Lodi, de Parme, et de Plaisance, par Prosper Colonne.

Léon X meurt le 2 décembre. George, marquis de Malaspina, attaché à la France, soupçonné d’avoir empoisonné le pape, est arrêté, et se justifie d’un crime qu’il est difficile de prouver.

Ce pape avait douze mille Suisses à son service.

Le cardinal Wolsey, tyran de Henri VIII, qui était le tyran de l’Angleterre, veut être pape. Charles-Quint le joue, et manifeste son pouvoir en faisant pape son précepteur Adrien Florent, natif d’Utrecht, alors régent en Espagne.

Adrien est élu le 9 janvier. Il garde son nom, malgré la coutume établie dès le xie siècle. L’empereur gouverne absolument le pontificat.

L’ancienne ligue des villes de Souabe[7] est confirmée à Ulm pour onze ans. L’empereur pouvait la craindre ; mais il voulait plaire aux Allemands.

1522. Charles va encore en Angleterre, reçoit à Windsor l’ordre de la Jarretière ; il promet d’épouser sa cousine Marie, fille de sa tante Catherine d’Aragon et de Henri VIII, que son fils Philippe épousa depuis. Il se soumet, par une clause étonnante, à payer cinq cent mille écus s’il n’épouse pas cette princesse. C’est la cinquième fois qu’il est promis sans être marié. Il partage la France en idée avec Henri VIII, qui compte alors faire revivre les prétentions de ses aïeux sur ce royaume.

L’empereur emprunte de l’argent du roi d’Angleterre. Voilà l’explication de cette énigme du dédit de cinq cent mille écus. Cet argent prêté aurait servi un jour de dot ; et ce dédit singulier est exigé de Henri VIII comme une espèce de caution.

L’empereur donne au cardinal-ministre Wolsey des pensions qui ne le dédommagent pas de la tiare.

Pourquoi le plus puissant empereur qu’on ait vu depuis Charlemagne est-il obligé d’aller demander de l’argent à Henri VIII comme Maximilien ? Il faisait la guerre vers les Pyrénées, vers la Picardie, en Italie, tout à la fois ; l’Allemagne ne lui fournissait rien ; l’Espagne peu de chose : les mines du Mexique ne faisaient pas encore un produit réglé ; les dépenses de son couronnement et des premiers établissements en tout genre furent immenses.

Charles-Quint est heureux partout. Il ne reste à François Ier dans le Milanais, que Crémone et Lodi, Gênes, qu’il tenait encore, lui est enlevée par les Impériaux. L’empereur permet que François Sforce, dernier prince de cette race, entre dans Milan.

Mais pendant ce temps-là même la puissance ottomane menace l’Allemagne, Les Turcs sont en Hongrie, Soliman, aussi redoutable que Sélim et Mahomet II, prend Belgrade, et de là il va au siége de Rhodes, qui capitule après un siége de trois mois.

Cette année est féconde en grands événements. Les états du Danemark déposent solennellement le tyran Christiern[8], comme on juge un coupable ; et en se bornant à le déposer, on lui fait grâce.

Gustave Vasa proscrit en Suède la religion catholique. Tout le Nord jusqu’au Véser est prêt de suivre cet exemple.

1523. Pendant que la guerre de controverse menace l’Allemagne d’une révolution, et que Soliman menace l’Europe chrétienne, les querelles de Charles-Quint et de François Ier font les malheurs de l’Italie et de la France.

Charles et Henri VIII, pour accabler François Ier, gagnent le connétable de Bourbon, qui, plus rempli d’ambition et de vengeance que d’amour pour la patrie, s’engage à attaquer le milieu de la France, tandis que ses ennemis pénétreront par ses frontières[9]. On lui promet Éléonore, sœur de Charles-Quint, veuve du roi de Portugal, et, ce qui est plus essentiel, la Provence avec d’autres terres qu’on érigera en royaume.

Pour porter le dernier coup à la France, l’empereur se ligue encore avec les Vénitiens, le pape Adrien et les Florentins. Le duc François Sforce reste possesseur du Milanais, dont François Ier est dépouillé ; mais l’empereur ne reconnaît point encore Sforce pour duc de Milan, et il diffère à se décider sur cette province, dont il sera toujours maître quand les Français n’y seront plus. Les troupes impériales entrent dans la Champagne : le connétable de Bourbon, dont les desseins sont découverts, fuit, et va commander pour l’empereur en Italie.

Au milieu de ces grands troubles, une petite guerre s’élève entre l’électeur de Trêves et la noblesse d’Alsace, comme un petit tourbillon qui s’agite dans un grand. Charles-Quint est trop occupé de ses vastes desseins et de la multitude de ses intérêts pour penser à pacifier ces querelles passagères.

Clément VII succède à Adrien le 29 novembre[10] ; il était de la maison de Médicis. Son pontificat est éternellement remarquable par ses malheureuses intrigues et par sa faiblesse, qui causèrent depuis le pillage de Rome, que saccagea l’armée de Charles-Quint, par la perte de la liberté des Florentins, et par l’irrévocable défection de l’Angleterre arrachée à l’Église romaine.

1524. Clément VII commence par envoyer à la diète de Nuremberg un légat pour armer l’Allemagne contre Soliman, et pour répondre à un écrit intitulé les Cent Griefs contre la cour de Rome. Il ne réussit ni à l’un ni à l’autre.

Il n’était pas extraordinaire qu’Adrien, précepteur et depuis ministre de Charles-Quint, né avec le génie d’un subalterne, fût entré dans la ligue qui devait rendre l’empereur maître absolu de l’Italie, et bientôt de l’Europe. Clément VII eut d’abord le courage de se détacher de cette ligue, espérant tenir la balance égale.

Il y avait alors un homme de sa famille qui était véritablement un grand homme : c’est Jean de Médicis, général de Charles-Quint. Il commandait pour l’empereur en Italie avec le connétable de Bourbon ; c’est lui qui acheva de chasser cette année les Français de la petite partie du Milanais qu’ils occupaient encore, qui battit Bonnivet à Biagrasse, où fut tué le chevalier Bayard, très-renommé en France.

Le marquis de Pescara, que les Français appellent Pescaire, digne émule de ce Jean de Médicis, marche en Provence avec le duc de Bourbon. Celui-ci veut assiéger Marseille malgré Pescara, et l’entreprise échoue ; mais la Provence est ravagée.

François Ier a le temps d’assembler une armée ; il poursuit les Impériaux, qui se retirent ; il passe les Alpes. Il rentre pour son malheur dans ce duché de Milan pris et perdu tant de fois. La maison de Savoie n’était pas encore assez puissante pour fermer le passage aux armées de France.

Alors l’ancienne politique des papes se déploie, et la crainte qu’inspire un empereur trop puissant lie Clément VII avec François Ier : il veut lui donner le royaume de Naples. François y fait marcher un gros détachement de son armée. Par là il s’affaiblit en divisant ses forces, et prépare ses malheurs et ceux de Rome.

1525. Le roi de France assiége Pavie. Le comte de Lannoy, vice-roi de Naples, Pescara et Bourbon, veulent faire lever le siége, en s’ouvrant un passage par le parc de Mirabel, où François Ier était posté. La seule artillerie française met les Impériaux en déroute. Le roi de France n’avait qu’à ne rien faire, et ils étaient vaincus. Il veut les poursuivre, et il est battu entièrement. Les Suisses, qui faisaient la force de son infanterie, s’enfuient et l’abandonnent ; et il ne reconnaît la faute de n’avoir eu qu’une infanterie mercenaire et d’avoir trop écouté son courage que lorsqu’il tombe captif entre les mains des Impériaux et de ce Bourbon qu’il avait outragé[11], et qu’il avait forcé à être rebelle.

Charles-Quint, qui était alors à Madrid, apprend l’excès de son bonheur, et dissimule celui de sa joie. On lui envoie son prisonnier. Il semblait alors le maître de l’Europe. Il l’eût été en effet si, au lieu de rester à Madrid, il eût suivi sa fortune à la tête de cinquante mille hommes ; mais ses succès lui firent des ennemis d’autant plus aisément que lui, qui passait pour le plus actif des princes, ne profita pas de ces succès.

Le cardinal Wolsey, mécontent de l’empereur, au lieu de porter Henri VIII, qu’il gouvernait, à entrer dans la France abandonnée et à la conquérir, porte son maître à se déclarer contre Charles-Quint, et à tenir cette balance qui échappait aux faibles mains de Clément VII.

Bourbon, que Charles flattait de l’espérance d’un royaume composé de la Provence, du Dauphiné, et des terres de ce connétable, n’est que gouverneur du Milanais.

Il faut croire que Charles-Quint avait de grandes affaires secrètes en Espagne, puisque, dans ce moment critique, il ne venait ni vers la France, où il pouvait entrer, ni dans l’Italie, qu’il pouvait subjuguer, ni dans l’Allemagne, que les nouveaux dogmes et l’amour de l’indépendance remplissaient de troubles.

Les différents sectaires savaient bien ce qu’ils ne voulaient pas croire ; mais ils ne savaient pas ce qu’ils voulaient croire. Tous s’accordaient à s’élever contre les abus de la cour et de l’Église romaine ; tous introduisaient d’autres abus. Mélanchthon s’oppose à Luther sur quelques articles.

Storck, né en Silésie[12], va plus loin que Luther. Il est le fondateur de la secte des anabaptistes ; Muncer en est l’apôtre : tous deux prêchent les armes à la main. Luther avait commencé par mettre dans son parti les princes ; Muncer met dans le sien les habitants de la campagne. Il les flatte et les anime par cette idée d’égalité, loi primitive de la nature, que la force et les conventions ont détruite. Les premières fureurs des paysans éclatent dans la Souabe, où ils étaient plus esclaves qu’ailleurs. Muncer passe en Thuringe. Il s’y rend maître de Mulhausen en prêchant l’égalité, et fait porter à ses pieds l’argent des habitants en prêchant le désintéressement. Tous les paysans se soulèvent en Souabe, en Franconie, dans une partie de la Thuringe, dans le Palatinat, dans l’Alsace.

À la vérité ces espèces de sauvages firent un manifeste que Lycurgue aurait signé. Ils demandaient à qu’on ne levât sur eux que les dîmes des blés, et qu’elles fussent employées à soulager les pauvres ; que la chasse et la pêche leur fussent permises ; qu’ils eussent du bois pour se bâtir des cabanes et pour se garantir du froid ; qu’on modérât leurs corvées ». Ils réclamaient les droits du genre humain ; mais ils les soutinrent en bêtes féroces. Ils massacrent les gentilshommes qu’ils rencontrent. Une fille naturelle de l’empereur Maximilien est égorgée.

Ce qui est très-remarquable, c’est qu’à l’exemple de ces anciens esclaves révoltés qui, se sentant incapables de gouverner, choisirent, dit-on, autrefois pour leur roi le seul maître qui avait échappé au carnage, ces paysans mirent à leur tête un gentilhomme. Ils s’emparent de Heilbron, de Spire, de Vurtzbourg, de tous les pays entre ces villes.

Muncer et Storck conduisent l’armée en qualité de prophètes. Le vieux Frédéric, électeur de Saxe, leur livre une sanglante bataille près de Franckusen dans le comté de Alansfeld. En vain les deux prophètes entonnent des cantiques au nom du Seigneur : ces fanatiques sont entièrement défaits. Muncer, pris après la bataille, est condamné à perdre la tête. Il abjura sa secte avant de mourir. Il n’avait point été enthousiaste : il avait conduit ceux qui l’étaient ; mais son disciple Pfiffer, condamné comme lui, mourut persuadé. Storck retourne prêcher en Silésie, et envoie des disciples en Pologne. L’empereur, cependant, négociait tranquillement avec le roi de France son prisonnier à Madrid.

1526. Principaux articles du traité dont Charles-Quint impose les lois à François Ier.

Le roi de France cède à l’empereur le duché de Bourgogne et le comté de Charolais ; il renonce au droit de souveraineté sur l’Artois et sur la Flandre. Il lui laisse Arras, Tournai, Mortagne, Saint-Amand, Lille, Douai, Orchies, Hesdin. Il se désiste de tous ses droits sur les Deux-Siciles, sur le Milanais, sur le comté d’Asti, sur Gênes. Il promet de ne jamais protéger ni le duc de Gueldre, qui se soutenait toujours contre cet empereur si puissant, ni le duc de Virtemberg, qui revendiquait son duché vendu à la maison d’Autriche ; il promet de faire renoncer les héritiers de la Navarre à leur droit sur ce royaume ; il signe une ligue défensive et même offensive avec son vainqueur qui lui ravit tant d’États ; il s’engage à épouser Éléonore, sa sœur.

Il est forcé à recevoir le duc de Bourbon en grâce, à lui rendre tous ses biens, à le dédommager lui et tous ceux qui ont pris son parti.

Ce n’était pas tout. Les deux fils aînés du roi doivent être livrés en otage jusqu’à l’accomplissement du traité ; il est signé le 14 janvier.

Pendant que le roi de France fait venir ses deux enfants pour être captifs à sa place, Lannoy, vice-roi de Naples, entre dans sa chambre en bottes, et vient lui faire signer le contrat de mariage avec Éléonore, qui était à quatre lieues de là, et qu’il ne vit point : étrange façon de se marier !

On assure que François Ier fit une protestation par-devant notaire contre ses promesses, avant de les signer. Il est difficile de croire qu’un notaire de Madrid ait voulu et pu venir signer un tel acte dans la prison du roi.

Le dauphin et le duc d’Orléans sont amenés en Espagne, échangés avec leur père[13], au milieu de la rivière d’Andaye, et menés en otage.

Charles aurait pu avoir la Bourgogne s’il se l’était fait céder avant de relâcher son prisonnier. Le roi de France exposa ses deux enfants au courroux de l’empereur en ne tenant pas sa parole. Il y a eu des temps où cette infraction aurait coûté la vie à ces deux princes.

François Ier se fait représenter par les états de Bourgogne qu’il n’a pu céder cette grande province de la France. Il ne fallait donc pas la promettre. Ce roi était dans un état où tous les partis étaient tristes pour lui.

Le 22 mai, François Ier, à qui ses malheurs et ses ressources ont donné des amis, signe à Cognac une ligue avec le pape Clément VII, le roi d’Angleterre, les Vénitiens, les Florentins, les Suisses, contre l’empereur. Cette ligue est appelée sainte, parce que le pape en est le chef. Le roi stipule de mettre en possession du Milanais ce même duc François Sforce qu’il avait voulu dépouiller. Il finit par combattre pour ses anciens ennemis. L’empereur voit tout d’un coup la France, l’Angleterre, l’Italie, armées contre sa puissance, parce que cette puissance même n’a pas été assez grande pour empêcher cette révolution, et parce qu’il est resté oisif à Madrid au lieu d’aller profiter de la victoire de ses généraux.

Dans ce chaos d’intrigues et de guerres, les Impériaux étaient maîtres de Milan et de presque toute la province. François Sforce avait le seul château de Milan.

Mais dès que la ligue est signée, le Milanais se soulève ; il prend le parti de son duc. Les Vénitiens marchent et enlèvent Lodi à l’empereur. Le duc d’Urbin, à la tête de l’armée du pape, est dans le Milanais. Malgré tant d’ennemis, le bonheur de Charles-Quint lui conserve l’Italie. Il devait la perdre en restant à Madrid ; le vieil Antoine de Lève et ses autres généraux la lui conservent. François Ier ne peut assez tôt faire partir des troupes de son royaume épuisé. L’armée du pape se conduit lâchement ; celle de Venise mollement. François Sforce est obligé de rendre son château de Milan. Un très-petit nombre d’Espagnols et d’Allemands, bien commandés et accoutumés à la victoire, vaut à Charles-Quint tous ces avantages, dans le même temps de sa vie où il fit le moins de choses par lui-même. Il reste toujours à Madrid. Il s’applique à régler les rangs et à former l’étiquette ; il se marie avec Isabelle, fille d’Emmanuel le Grand, roi de Portugal, pendant que le nouvel électeur de Saxe, Jean le Constant, fait profession de la religion nouvelle, et abolit la romaine en Saxe ; pendant que le landgrave de Hesse, Philippe, en fait autant dans ses États ; que Francfort établit un sénat luthérien, et qu’enfin un assez grand nombre de chevaliers teutons, destinés à défendre l’Église, l’abandonnent pour se marier et approprier à leurs familles les commanderies de l’ordre.

On avait brûlé autrefois cinquante[14] chevaliers du temple, et aboli l’ordre, parce qu’il n’était que riche ; celui-ci était puissant. Albert de Brandebourg, son grand-maître, partage la Prusse avec les Polonais, et reste souverain de la partie qu’on appelle la Prusse ducale, en rendant hommage et payant tribut au roi de Pologne. On place d’ordinaire en 1525 cette révolution.

Dans ces circonstances, les luthériens demandent hautement l’établissement de leur religion dans l’Allemagne à la diète de Spire. Ferdinand, qui tient cette diète, demande du secours contre Soliman qui revenait attaquer la Hongrie. La diète n’accorde ni la liberté de la religion, ni des secours aux chrétiens contre les Ottomans.

Le jeune Louis, roi de Hongrie et de Bohême, croit pouvoir soutenir seul l’effort de l’empire turc. Il ose livrer bataille à Soliman. Cette journée, appelée de Mohats[15], du nom du champ de bataille, non loin de Bude, est aussi funeste aux chrétiens que la journée de Varne[16]. Presque toute la noblesse de Hongrie y périt. L’armée est taillée en pièces ; le roi est noyé dans un marais en fuyant. Les écrivains du temps disent que Soliman fit décapiter quinze cents nobles hongrois prisonniers après la bataille, et qu’il pleura en voyant le portrait du malheureux roi Louis. Il n’est guère croyable qu’un homme qui fait couper de sang-froid quinze cents têtes nobles, en pleure une, et ces deux faits sont également douteux.

Soliman prend Bude, et menace tous les environs. Ce malheur de la chrétienté fait la grandeur de la maison d’Autriche. L’ archiduc Ferdinand, frère de Charles-Quint, demande la Hongrie et la Bohême, comme des États qui doivent lui revenir par les pactes de famille, comme un héritage. On concilie ce droit d’héritage avec le droit d’élection qu’avaient les peuples, en soutenant l’un par l’autre. Les états de Hongrie l’élisent le 26 octobre.

Pendant ce temps-là même un autre parti venait de déclarer roi dans Albe-Royale Jean Zapoli, comte de Scepus, vayvode de Transylvanie. Il n’y eut guère depuis ce temps-là de royaume plus malheureux que la Hongrie. Il fut presque toujours partagé en deux factions, et inondé par les Turcs. Cependant Ferdinand est assez heureux pour chasser en peu de jours son rival, et pour être couronné dans Bude d’où les Turcs s’étaient retirés.

1527. Le 24 février, Ferdinand est élu roi de Bohême sans concurrent ; et il reconnaît qu’il tient ce royaume ex libera et bona voluntate, de la libre et bonne volonté de ceux qui l’ont choisi.

Charles-Quint est toujours en Espagne pendant que sa maison acquiert deux royaumes, et que sa fortune va en Italie plus loin que ses projets.

Il payait mal ses troupes commandées par le duc de Bourbon et par Philibert de Châlons, prince d’Orange ; mais elles subsistaient par des rapines, qu’on appelle contributions. La sainte ligue était fort dérangée. Le roi de France avait négligé une vengeance qu’il cherchait, et n’avait point encore envoyé d’armée delà les Alpes. Les Vénitiens agissaient peu, le pape encore moins, et il s’était épuisé à lever de mauvaises troupes. Bourbon mène ses soldats droit à Rome. Il monte à l’assaut le 27 mai[17] ; il est tué en appuyant une échelle à la muraille ; mais le prince d’Orange entre dans la ville. Le pape se réfugie au château Saint-Ange, où il devient prisonnier, La ville est pillée et saccagée, comme elle le fut autrefois par Alaric et par les autres barbares.

On dit que le pillage monta à quinze millions d’écus. Charles, en exigeant la moitié seulement de cette somme pour la rançon de la ville, eût pu dominer dans Rome. Mais après que ses troupes y eurent vécu près de neuf mois à discrétion, il ne put la garder. Il lui arriva ce qu’éprouvèrent tous ceux qui avaient saccagé cette capitale.

Il y eut dans ce désastre trop de sang répandu ; mais beaucoup de soldats enrichis s’habituèrent dans le pays, et on compta à Rome et aux environs, au bout de quelques mois, quatre mille sept cents filles enceintes. Rome fut peuplée d’Espagnols et d’Allemands, après l’avoir été autrefois de Goths, d’Hérules, de Vandales. Le sang des Romains s’était mêlé sous les césars à celui d’une foule d’étrangers. Il ne reste pas aujourd’hui dans Rome une seule famille qui puisse se dire romaine. Il n’y a que le nom et les ruines de la maîtresse du monde qui subsistent.

Pendant la prison du pape, le duc de Ferrare, Alfonse Ier, à qui Jules II avait enlevé Modène et Reggio, reprend cet État quand Clément VII capitule dans le château Saint-Ange. Les Malatesta se ressaisissent de Rimini. Les Vénitiens, alliés du pape, lui prennent Ravenne, mais pour le lui garder, disent-ils, contre l’empereur. Les Florentins secouent le joug des Médicis, et se remettent en liberté.

François Ier et Henri VIII, au lieu d’envoyer des troupes en Italie, envoient des ambassadeurs à l’empereur. Il était alors à Valladolid. La fortune, en moins de deux ans, avait mis entre ses mains Rome, le Milanais, un roi de France et un pape, et il n’en profitait pas. Assez fort pour piller Rome, il ne le fut pas assez pour la garder ; et ce vieux droit des empereurs, cette prétention sur le domaine de Rome demeura toujours derrière un nuage.

Enfin François Ier envoie une armée dans le Milanais sous ce même Lautrec qui l’avait perdu, laissant toujours ses deux enfants en otage. Cette armée reprend encore le Milanais, dont on se saisissait et qu’on perdait en si peu de temps. Cette diversion, et la peste qui ravage à la fois Rome et l’armée de ses vainqueurs, préparent la délivrance du pape. D’un côté Charles-Quint fait chanter des psaumes et faire des processions en Espagne pour cette délivrance du saint-père, qu’il retient captif ; de l’autre il lui vend sa liberté quatre cent mille ducats. Clément VII en paye comptant près de cent mille, et s’évade avant d’avoir payé le reste.

Pendant que Rome est saccagée, et le pape rançonné au nom de Charles-Quint, qui soutient la religion catholique, les sectes ennemies de cette religion font de nouveaux progrès. Le saccagement de Rome et la captivité du pape enhardissaient les luthériens.

La messe est abolie à Strasbourg juridiquement, après une dispute publique. Ulm, Augsbourg, beaucoup d’autres villes impériales, se déclarent luthériennes. Le conseil de Berne fait plaider devant lui la cause du catholicisme et celle des sacramentaires, disciples de Zuingle. Ces sectaires différaient des luthériens, principalement au sujet de l’eucharistie, les zuingliens disant que Dieu n’est dans le pain que par la foi, et les luthériens affirmant que Dieu était avec le pain, dans le pain et sur le pain ; mais tous s’accordant à croire que le pain existe. Genève, Constance, suivent l’exemple de Berne. Ces zuingliens sont les pères des calvinistes. Des peuples qui n’avaient qu’un bon sens simple et austère, les Bohêmes, les Allemands, les Suisses, sont ceux qui ont ravi la moitié de l’Europe au siége de Rome.

Les anabaptistes renouvellent leurs fureurs au nom du Seigneur, depuis le Palatinat jusqu’à Vurtzbourg ; l’électeur palatin, aidé des généraux Truchsès et Fronsberg, les dissipe.

1528. Les anabaptistes reparaissent dans Utrecht, et ils sont cause que l’évêque de cette ville, qui en était seigneur, la vend à Charles-Quint, de peur que le duc de Gueldre ne s’en rende le maître.

Ce duc, toujours protégé en secret par la France, résistait à Charles-Quint, à qui rien n’avait résisté ailleurs. Charles s’accommode enfin avec lui, à condition que le duché de Gueldre et le comté de Zutphen reviendront à la maison d’Autriche si le duc meurt sans enfants mâles.

Les querelles de la religion semblaient exiger la présence de Charles en Allemagne, et la guerre l’appelait en Italie.

Deux hérauts, Guienne et Clarence, l’un de la part de la France, l’autre de l’Angleterre, viennent lui déclarer la guerre à Madrid. François Ier n’avait pas besoin de la déclarer, puisqu’il la faisait déjà dans le Milanais, et Henri VIII encore moins, puisqu’il ne la lui fit point.

C’est une bien vaine idée de penser que les princes n’agissent et ne parlent qu’en politiques : ils agissent et parlent en hommes. L’empereur reprocha aigrement au roi d’Angleterre le divorce que ce roi méditait avec Catherine d’Aragon, dont Charles était le neveu. Il chargea le héraut Clarence de dire que le cardinal Wolsey, pour se venger de n’avoir pas été pape, avait conseillé ce divorce et la guerre.

Quant à François Ier, il lui reprocha d’avoir manqué à sa parole, et dit qu’il le lui soutiendrait seul à seul. Il était très-vrai que François Ier avait manqué à sa parole ; il n’est pas moins vrai qu’elle était très-difficile à tenir.

François Ier lui répondit ces propres mots : « Vous avez menti par la gorge, et autant de fois que le direz vous mentirez, etc. Assurez-nous le camp, et nous vous porterons les armes. »

L’empereur envoie un héraut au roi de France, chargé de signifier le lieu du combat. Le roi, avec le plus grand appareil, le reçoit le 10 septembre, dans la grand’salle de l’ancien palais où l’on rend la justice. Le héraut voulut parler avant de montrer la lettre de son maître, qui assurait le camp. Le roi lui impose silence, et veut voir seulement la lettre ; elle ne fut point montrée. Deux grands rois s’en tinrent à se donner des démentis par des hérauts d’armes. Il y a dans ces procédés un air de chevalerie et de ridicule bien éloigné de nos mœurs.

Pendant toutes ces rodomontades, Charles-Quint perdait tout le fruit de la bataille de Pavie, de la prise du roi de France, et de celle du pape. Il allait même perdre le royaume de Naples. Lautrec avait déjà pris toute l’Abruzze. Les Vénitiens s’étaient emparés de plusieurs villes maritimes du royaume. Le célèbre André Doria, qui alors servait la France, avait, avec les galères de Gênes, battu la flotte impériale. L’empereur qui, six mois auparavant, était maître de l’Italie, allait en être chassé ; mais il fallait que les Français perdissent toujours en Italie ce qu’ils avaient gagné.

La contagion se met dans leur armée : Lautrec meurt. Le royaume de Naples est évacué. Henri, duc de Drunsvick, avec une nouvelle armée, vient défendre le Milanais contre les Français et contre Sforce.

Doria, qui avait tant contribué aux succès de la France, justement mécontent de François Ier, et craignant même d’être arrêté, l’abandonne, et passe au service de l’empereur avec ses galères.

La guerre se continue dans le Milanais. Le pape Clément VII, en attendant l’événement, négocie. Ce n’est plus le temps d’excommunier un empereur, de transférer son sceptre dans d’autres mains par l’ordre de Dieu. On en eût agi ainsi autrefois pour le seul refus de mener la mule du pape par la bride ; mais le pape, après sa prison, après le saccagement de Rome, inefficacement secouru par les Français, craignant même les Vénitiens ses alliés, voulant établir sa maison à Florence, voyant enfin la Suède, le Danemark, la moitié de l’Allemagne, renoncer à l’Église romaine, le pape, dis-je, en ces extrémités, ménageait et redoutait Charles-Quint au point que, loin d’oser casser le mariage de Henri VIII avec Catherine, tante de Charles, il était prêt d’excommunier cet Henri VIII, son allié, dès que Charles l’exigerait.

1529. Le roi d’Angleterre, livré à ses passions, ne songe plus qu’à se séparer de sa femme Catherine d’Aragon, femme vertueuse, dont il a une fille depuis tant d’années, et à épouser sa maîtresse Anne de Bolein, ou Bollen, ou Bowlen.

François Ier laisse toujours ses deux enfants prisonniers auprès de Charles-Quint en Espagne, et lui fait la guerre dans le Milanais. Le duc François Sforce est toujours ligué avec ce roi, et demande grâce à l’empereur, voulant avoir son duché des mains du plus fort, et craignant de le perdre par l’un ou par l’autre. Les catholiques et les protestants déchirent l’Allemagne : le sultan Soliman se prépare à l’attaquer ; et Charles-Quint est à Valladolid.

Le vieil Antoine de Lève, l’un de ses plus grands généraux, à l’âge de soixante et treize ans, malade de la goutte, et porté sur un brancard, défait les Français dans le Milanais, aux environs de Pavie : ce qui en reste se dissipe, et ils disparaissent de cette terre qui leur a été si funeste.

Le pape négociait toujours, et avait heureusement conclu son traité avant que les Français reçussent ce dernier coup. L’empereur traita généreusement le pape : premièrement, pour réparer aux yeux des catholiques, dont il avait besoin, le scandale de Rome saccagée ; secondement, pour engager le pontife à opposer les armes de la religion à l’autre scandale qu’on allait donner à Londres en cassant le mariage de sa tante, et en déclarant bâtarde sa cousine Marie, cette même Marie qu’il avait dû épouser ; troisièmement, parce que les Français n’étaient pas encore expulsés d’Italie quand le traité fut conclu.

L’empereur accorde donc à Clément VII Ravenne, Cervia, Modène, Reggio, le laisse en liberté de poursuivre ses prétentions sur Ferrare, lui promet de donner la Toscane à Alexandre de Médicis. Ce traité si avantageux pour le pape est ratifié à Barcelone.

Immédiatement après il s’accommode aussi avec François Ier ; il en coûte deux millions d’écus d’or à ce roi pour racheter ses enfants, et cinq cent mille écus que François doit encore payer à Henri VIII pour le dédit auquel Charles-Quint s’était soumis en n’épousant pas sa cousine Marie.

Ce n’était certainement pas à François Ier à payer les dédits de Charles-Quint ; mais il était vaincu : il fallait racheter ses enfants. Deux millions cinq cent mille écus d’or appauvrissaient à la vérité la France, mais ne valaient pas la Bourgogne que le roi gardait ; d’ailleurs on s’accommoda avec le roi d’Angleterre, qui n’eut jamais l’argent du dédit.

Alors la France, appauvrie, ne paraît point à craindre : l’Italie attend les ordres de l’empereur ; les Vénitiens temporisent ; l’Allemagne craint les Turcs, et dispute sur la religion.

Ferdinand assemble la diète de Spire, où les luthériens prennent le nom de protestants, parce que la Saxe, la Hesse, le Lunebourg, Anhalt, quatorze villes impériales, protestent contre l’édit de Ferdinand, et appellent au futur concile.

Ferdinand laisse croire et faire aux protestants tout ce qu’ils veulent ; il le fallait bien. Soliman, qui n’avait point de dispute de religion à apaiser, voulait toujours donner la couronne de Hongrie à ce Jean Zapoli, vayvode de Transylvanie, concurrent de Ferdinand ; et ce royaume devait être tributaire des Turcs.

Soliman subjugue toute la Hongrie, pénètre dans l’Autriche, emporte Altembourg d’assaut, met le siége devant Vienne, le 26 septembre ; mais Vienne est toujours l’écueil des Turcs. C’est le sort de la maison de Bavière de défendre dans ces périls la maison d’Autriche. Vienne fut défendue par Philippe le Belliqueux, frère de l’électeur palatin, dernier électeur de la première branche palatine. Soliman, au bout de trente jours, lève le siége ; mais il donne l’investiture de la Hongrie à Jean Zapoli, et y reste le maître.

Enfin Charles quittait alors l’Espagne, et était arrivé à Gênes, qui n’est plus aux Français, et qui attend son sort de lui : il déclare Gênes libre et fief de l’empire ; il va en triomphe de ville en ville pendant que les Turcs assiégeaient Vienne. Le pape Clément VII l’attend à Bologne. Charles vient d’abord recevoir à genoux la bénédiction de celui qu’il avait retenu captif, et dont il avait désolé l’État ; après avoir été aux pieds du pape en catholique, il reçoit en empereur François Sforce, qui vient se mettre aux siens, et lui demander pardon. Il lui donne l’investiture du Milanais pour cent mille ducats d’or comptant, et cinq cent mille payables en dix années ; il lui fait épouser sa nièce, fille du tyran Christiern ; ensuite il se fait couronner dans Bologne par le pape ; il reçoit de lui trois couronnes : celle d’Allemagne, celle de Lombardie, et l’impériale, à l’exemple de Frédéric III. Le pape, en lui donnant le sceptre, lui dit : « Empereur notre fils, prenez ce sceptre pour régner sur les peuples de l’empire, auxquels nous et les électeurs nous vous avons jugé digne de commander. » Il lui dit en lui donnant le globe : « Ce globe représente le monde que vous devez gouverner avec vertu, religion, et fermeté. » La cérémonie du globe rappelait l’image de l’ancien empire romain, maître de la meilleure partie du monde connu, et convenait en quelque sorte à Charles-Quint, souverain de l’Espagne, de l’Italie, de l’Allemagne, et de l’Amérique.

Charles baise les pieds du pape pendant la messe ; mais il n’y eut point de mule à conduire. L’empereur et le pape mangent dans la même salle, chacun seul à sa table.

Il promet sa bâtarde Marguerite à Alexandre de Médicis, neveu du pape, avec la Toscane pour dot.

Par ces arrangements et par ces concessions, il est évident que Charles-Quint n’aspirait point à être roi du continent chrétien, comme le fut Charlemagne : il aspirait à en être le principal personnage, à y avoir la première influence, à retenir le droit de suzeraineté sur l’Italie. S’il eût voulu tout avoir pour lui seul, il aurait épuisé son royaume d’Espagne d’hommes et d’argent pour venir s’établir dans Rome, et gouverner la Lombardie comme une de ses provinces : il ne le fit pas, car, voulant trop avoir pour lui, il aurait eu trop à craindre.

1530. Les Toscans, voyant leur liberté sacrifiée à l’union de l’empereur et du pape, ont le courage de la défendre contre l’un et l’autre ; mais leur courage est inutile contre la force. Florence, assiégée, se rend à composition.

Alexandre de Médicis est reconnu souverain, et il se reconnaît vassal de l’empire.

Charles-Quint dispose des principautés en juge et en maître : il rend Modène et Reggio au duc de Ferrare, malgré les prières du pape ; il érige Mantoue en duché. C’est dans ce temps qu’il donne Malte aux chevaliers de Saint-Jean, qui avaient perdu Rhodes : la donation est du 24 mars. Il leur fit ce présent comme roi d’Espagne, et non comme empereur. Il se vengeait autant qu’il le pouvait des Turcs, en leur opposant ce boulevard qu’ils n’ont jamais pu détruire.

Après avoir ainsi donné des États, il va essayer de donner la paix à l’Allemagne ; mais les querelles de religion furent plus difficiles à concilier que les intérêts des princes.

Confession d’Augsbourg qui a servi de règle aux protestants et de ralliement à leur parti. Cette diète d’Augsbourg commence le 20 juin. Les protestants présentent leur confession de foi en latin et en allemand le 26.

Strasbourg, Memmingen, Lindau, et Constance, présentent la leur séparément, et on la nomme la Confession des quatre villes ; elles étaient luthériennes comme les autres, et différaient seulement en quelques points.

Zuingle envoie aussi sa confession, quoique ni lui ni le canton de Berne ne fussent ni luthériens ni impériaux.

On dispute beaucoup. L’empereur donne un décret, le 22 septembre, par lequel il enjoint aux protestants de ne plus rien innover, de laisser une pleine liberté dans leurs États à la religion catholique, et de se préparer à présenter leurs griefs au concile qu’il compte convoquer dans six mois.

Les quatre villes s’allient avec les trois cantons, Berne, Zurich, et Bâle, qui doivent leur fournir des troupes en cas qu’on veuille gêner leur liberté.

La diète fait le procès au grand-maître de l’ordre teutonique, Albert de Brandebourg, qui, devenu luthérien, comme on l’a vu[18], s’était emparé de la Prusse ducale, et en avait chassé les chevaliers catholiques. Il est mis au ban de l’empire, et n’en garde pas moins la Prusse.

La diète fixe la chambre impériale dans la ville de Spire : c’est par là qu’elle finit, et l’empereur en indique une autre à Cologne pour y faire élire son frère Ferdinand roi des Romains.

Ferdinand est élu le 5 janvier par tous les électeurs, excepté par celui de Saxe, Jean le Constant, qui s’y oppose inutilement.

Alors les princes protestants et les députés des villes luthériennes s’unissent dans Smalcalde, ville du pays de Hesse. La ligue est signée au mois de mars[19] pour leur défense commune. Le zèle pour leur religion, et surtout la crainte de voir l’empire électif devenir une monarchie héréditaire, furent les motifs de cette ligue entre Jean, duc de Saxe, Philippe, landgrave de Hesse, le duc de Virtemberg, le prince d’Anhalt, le comte de Mansfeld, et les villes de leur communion.

1531. François Ier, qui faisait brûler les luthériens chez lui, s’unit avec ceux d’Allemagne, et s’engage à leur donner de prompts secours. L’empereur alors négocie avec eux ; on ne poursuit que les anabaptistes, qui s’étaient établis dans la Moravie. Leur nouvel apôtre Hutter, qui allait faire partout des prosélytes, est pris dans le Tyrol, et brûlé dans Inspruck.

Ce Hutter ne prêchait point la sédition et le carnage, comme la plupart de ses prédécesseurs : c’était un homme entêté de la simplicité des premiers temps ; il ne voulait pas même que ses disciples portassent des armes : il prêchait la réforme et l’égalité, et c’est pourquoi il fut brûlé.

Philippe, landgrave de Hesse, prince qui méritait plus de puissance et plus de fortune, entreprend le premier de réunir les sectes séparées de la communion romaine, projet qu’on a tenté depuis inutilement, et qui eût pu épargner beaucoup de sang à l’Europe. Martin Bucer fut chargé, au nom des sacramentaires, de se concilier avec les luthériens. Mais Luther et Mélanchthon furent inflexibles, et montrèrent en cela bien plus d’opiniâtreté que de politique.

Les princes et les villes avaient deux objets, leur religion, et la réduction de la puissance impériale dans des bornes étroites : sans ce dernier article, il n’y eût point eu de guerre civile. Les protestants s’obstinaient à ne vouloir point reconnaître Ferdinand pour roi des Romains.

1532. L’empereur, inquiété par les protestants et menacé par les Turcs, étouffe pour quelque temps les troubles naissants, en accordant dans la diète de Nuremberg, au mois de juin, tout ce que les protestants demandent, abolition de toutes procédures contre eux, liberté entière jusqu’à la tenue d’un concile ; il laisse même le droit de Ferdinand, son frère, indécis.

On ne pouvait se relâcher davantage. C’était aux Turcs que les luthériens devaient cette indulgence.

La condescendance de Charles anima les protestants à faire au delà de leur devoir. Ils lui fournissent une armée contre Soliman ; ils donnent cent cinquante mille florins par delà les subsides ordinaires. Le pape, de son côté, fait un effort ; il fournit six mille hommes et quatre cent mille écus. Charles fait venir des troupes de Flandre et de Naples. On voit une armée composée de plus de cent mille hommes, de nations différentes dans leurs mœurs, dans leur langage, dans leur culte, animés du même esprit, marcher contre l’ennemi commun. Le comte palatin Philippe détruit un corps de Turcs qui s’était avancé jusqu’à Gratz en Stirie. On coupe les vivres à la grande armée de Soliman, qui est obligé de retourner à Constantinople. Soliman, malgré sa grande réputation, parut avoir mal conduit cette campagne. Il fit à la vérité beaucoup de mal, il emmena près de deux cent mille esclaves; mais c’était faire la guerre en Tartare, et non en grand capitaine.

L’empereur et son frère, après le départ des Turcs, congédient leur armée. La plus grande partie était auxiliaire, et seulement pour le danger présent. Il ne resta que peu de troupes sous le drapeau. Tout se faisait alors par secousses ; point de fonds assurés pour entretenir longtemps de grandes forces, peu de desseins longtemps suivis. Tout consistait à profiter du moment. Charles-Quint alors fit la guerre qu’on faisait pour lui depuis si longtemps, car il n’avait jusque-là vu que le siége de la petite ville de Mouzon, en 1521 ; et n’ayant eu depuis que du bonheur, il voulut y joindre la gloire.

1533. Il retourne en Espagne par l’Italie, laissant au roi des Romains, son frère, le soin de contenir les protestants.

À peine est-il en Espagne que sa tante Catherine d’Aragon est répudiée par le roi d’Angleterre, et son mariage déclaré nul par l’archevêque de Cantorbéry, Cranmer. Clément VII, qui craignait toujours Charles-Quint, ne peut se dispenser d’excommunier Henri VIII.

Le Milanais tenait toujours au cœur de François Ier. Ce prince, voyant que Charles est paisible, qu’il n’a presque plus de troupes dans la Lombardie ; que François Sforce, duc de Milan, est sans enfants, essaye de le détacher de l’empereur. Il lui envoie un ministre secret, Milanais de nation, nommé Maraviglia, avec ordre de ne point prendre de caractère, quoiqu’il ait des lettres de créance.

Le sujet de la commission de cet homme est pénétré. Sforce, pour se disculper auprès de l’empereur, suscite une querelle à Maraviglia. Un homme est tué dans le tumulte, et Sforce fait trancher la tête au ministre du roi de France, qui ne peut s’en venger.

Tout ce que peut faire François Ier, pour se ressentir de tant d’humiliations et de sanglants outrages, c’est d’aider en secret le duc de Virtemberg Ulric à rentrer dans son duché et à secouer le joug de la maison d’Autriche. Ce prince protestant attendait son rétablissement de la ligue de Smalcalde et du secours de la France.

Les princes de la ligue eurent assez d’autorité pour faire décider, dans une diète à Nuremberg, que Ferdinand, roi des Romains, rendrait le duché de Virtemberg, dont il s’était emparé. La diète, en cela, se conformait aux lois. Le duc avait un fils, qui du moins ne devait point être puni des fautes de son père. Ulric n’avait point été coupable de trahison envers l’empire, et par conséquent ses États ne devaient point être enlevés à sa postérité.

Ferdinand promit de se conformer au recez de l’empire, et n’en fit rien, Philippe, landgrave de liesse, surnommé alors à bon droit le Magnanime, prend les intérêts du duc de Virtemberg ; il va en France emprunter du roi cent mille écus d’or, lève une armée de quinze mille hommes, et rend le Virtemberg à son prince.

Ferdinand y envoie des troupes commandées par ce même comte palatin, Philippe le Belliqueux, vainqueur des Turcs.

1534. Philippe de Hesse, le Magnanime, bat Philippe le Belliqueux. Alors le roi des Romains entre en composition.

Le duc Ulric fut rétabli, mais le duché de Virtemberg fut déclaré fief masculin de l’archiduché d’Autriche; et comme tel il doit retourner, au défaut d’héritiers mâles, à la maison archiducale.

C’est dans cette année que Henri VIII se soustrait à la communion romaine, et se déclare chef de l’Église anglicane[20]. Cette révolution se fit sans le moindre trouble. Il n’en était pas de même en Allemagne. La religion y faisait répandre du sang dans la Vestphalie.

Les sacramentaires sont d’abord les plus forts à Munster, et en chassent l’évêque Valdec ; les anabaptistes succèdent aux sacramentaires, et s’emparent de la ville. Cette secte s’étendait alors dans la Frise et dans la Hollande. Un tailleur de Leyde, nommé Jean, va au secours de ses frères avec une troupe de prophètes et d’assassins ; il se fait proclamer roi et couronner solennellement à Munster le 24 juin.

L’évêque Valdec assiége la ville, aidé des troupes de Cologne et de Clèves : les anabaptistes le comparent à Holoferne, et se croient le peuple de Dieu. Une femme veut imiter Judith, et sort de la ville dans la même intention ; mais au lieu de rentrer dans sa Béthulie avec la tête de l’évêque, elle est pendue dans le camp.

1535. Charles en Espagne se mêlait peu alors des affaires du corps germanique, qui n’était pour lui qu’une source continuelle d’inquiétude sans aucun avantage ; il cherche la gloire d’un autre côté. Trop peu fort en Allemagne pour aller porter la guerre à Soliman, il veut se venger des Turcs sur le fameux amiral Chérédin Barberousse, qui venait de s’emparer de Tunis et d’en chasser le roi Mulei-Assem. L’Africain détrôné était venu lui proposer de se rendre son tributaire. Il passe en Afrique, au mois d’avril, avec environ vingt-cinq mille hommes, deux cents vaisseaux de transport, et cent quinze galères. Le pape Paul III lui avait accordé le dixième des revenus ecclésiastiques dans tous les États de la maison d’Autriche ; et c’était beaucoup. Il avait joint neuf galères à la flotte espagnole. Charles en personne va combattre l’armée de Chérédin, très-supérieure à la sienne en nombre, mais mal disciplinée.

Plusieurs historiens rapportent que Charles, avant la bataille, dit à ses généraux : « Les nèfles mûrissent avec la paille ; mais la paille de notre lenteur fait pourrir et non pas mûrir les nèfles de la valeur de nos soldats. » Les princes ne s’expriment point ainsi. Il faut les faire parler dignement, ou plutôt il ne faut jamais leur faire dire ce qu’ils n’ont point dit. Presque toutes les harangues sont des fictions mêlées à l’histoire.

Charles remporte une victoire complète, et rétablit Mulei-Assem, qui lui cède la Goulette avec dix milles d’étendue à la ronde, et se déclare, lui et ses successeurs, vassal des rois d’Espagne, se soumettant à payer un tribut de vingt mille écus tous les ans.

Charles retourne vainqueur en Sicile et à Naples, menant avec lui tous les esclaves chrétiens qu’il a délivrés. Il leur donne à tous libéralement de quoi retourner dans leur patrie. Ce furent autant de bouches qui publièrent partout ses louanges : jamais il ne jouit d’un si beau triomphe.

Dans ce haut degré de gloire, ayant repoussé Soliman, donné un roi à Tunis, réduit François Ier à n’oser paraître en Italie, il presse Paul III d’assembler un concile. Les plaies faites à l’Église romaine augmentaient tous les jours.

Calvin commençait à dominer dans Genève : la secte à laquelle il eut le crédit de donner son nom se répandait en France, et il était à craindre pour l’Église romaine qu’il ne lui restât que les États de la maison d’Autriche et la Pologne.

Cependant le duc de Milan, François Sforce, meurt sans enfants. Charles-Quint s’empare du duché, comme d’un fief qui lui est dévolu. Sa puissance, ses richesses en augmentent, ses volontés sont des lois dans toute l’Italie : il y est bien plus maître qu’en Allemagne.

Il célèbre dans Naples le mariage de sa fille naturelle Marguerite avec Alexandre de Médicis, le crée duc de Toscane ; ces cérémonies se font au milieu des plus brillantes fêtes, qui augmentent encore l’affection des peuples.

1536. François Ier ne perd point de vue le Milanais, ce tombeau des Français. Il en demande l’investiture au moins pour son second fils Henri. L’empereur ne donne que des paroles vagues. Il pouvait refuser nettement.

La maison de Savoie, longtemps attachée à la maison de France, ne l’était plus ; tout était à l’empereur : il n’y a point de prince dans l’Europe qui n’ait des prétentions à la charge de ses voisins ; le roi de France en avait sur le comté de Nice et sur le marquisat de Saluces. Le roi y envoie une armée, qui s’empare de presque tous les États du duc de Savoie dès qu’elle se montre : ils n’étaient pas alors ce qu’ils sont aujourd’hui.

Le vrai moyen pour avoir et pour garder le Milanais eût été de garder le Piémont, de le fortifier. La France, maîtresse des Alpes, l’eût été tôt ou tard de la Lombardie.

Le duc de Savoie va à Naples implorer la protection de l’empereur. Ce prince si puissant n’avait point alors une grande armée en Italie. Ce n’était alors l’usage d’en avoir que pour le besoin présent ; mais il met d’abord les Vénitiens dans son parti ; il y met jusqu’aux Suisses, qui rappellent leurs troupes de l’armée française ; il augmente bientôt ses forces ; il va à Rome en grand appareil. Il y entre en triomphe, mais non pas en maître, ainsi qu’il eût pu y entrer auparavant. Il va au consistoire, et y prend place sur un siége plus bas que celui du saint-père. On est étonné d’y entendre un empereur romain victorieux plaider sa cause devant le pape ; il y prononce une harangue contre François Ier, comme Cicéron en prononçait contre Antoine. Mais, ce que Cicéron ne faisait pas, il propose de se battre en duel avec le roi de France. Il y avait dans tout cela un mélange des mœurs de l’antiquité avec l’esprit romanesque. Après avoir parlé du duel, il parle du concile.

Le pape Paul III publie la bulle de convocation.

Le roi de France avait envoyé assez de troupes pour s’emparer des états du duc de Savoie, alors presque sans défense, mais non assez pour résister à l’armée formidable que l’empereur eut bientôt, et qu’il conduisait avec une foule de grands hommes formés par des victoires en Italie, en Hongrie, en Flandre, en Afrique.

Charles reprend tout le Piémont, excepté Turin. Il entre en Provence avec une armée de cinquante mille hommes. Une flotte de cent quarante vaisseaux, commandée par Doria, borde les côtes. Toute la Provence, excepté Marseille, est conquise et ravagée ; il pouvait alors faire valoir les anciens droits de l’empire sur la Provence, sur le Dauphiné, sur l’ancien royaume d’Arles. Il presse la France, à l’autre bout en Picardie, par une armée d’Allemands qui, sous le comte de Reuss, prend Guise, et s’avance encore plus loin.

François Ier, au milieu de ces désastres, perd son dauphin François, qui meurt à Lyon d’une pleurésie. Vingt auteurs prétendent que l’empereur le fit empoisonner. Il n’y a guère de calomnie plus absurde et plus méprisable. L’empereur craignait-il ce jeune prince qui n’avait jamais combattu ? que gagnait-il à sa mort ? quel crime bas et honteux avait-il commis, qui pût le faire soupçonner ? On prétend qu’on trouva des poisons dans la cassette de Montécuculli, domestique du dauphin, venu en France avec Catherine de Médicis. Ces poisons prétendus étaient des distillations chimiques.

Montécuculli fut écartelé, sous prétexte qu’il était chimiste, et que le dauphin était mort. On lui demanda à la question s’il avait jamais entretenu l’empereur. Il répondit que, lui ayant été présenté une fois par Antoine de Lève, ce prince lui avait demandé quel ordre le roi de France tenait dans ses repas. Était-ce là une raison pour soupçonner Charles-Quint d’un crime si abominable et si inutile ? Le supplice de Montécuculli, ou plutôt Montécucullo[21], est au rang des condamnations injustes qui ont déshonoré la France. Il faut la mettre avec celles d’Enguerrand de Marigny, de Semblançai, d’Anne du Bourg, d’Augustin de Thou, du maréchal de Marillac, de la maréchale d’Ancre, et de tant d’autres qui rempliraient un volume. L’histoire doit au moins servir à rendre les juges plus circonspects et plus humains.

L’invasion de la Provence est funeste aux Français, sans être fructueuse pour l’empereur ; il ne peut prendre Marseille. Les maladies détruisent une partie de son armée. Il s’en retourne à Gênes sur sa flotte. Son autre armée est obligée d’évacuer la Picardie. La France, toujours prête d’être accablée, résiste toujours. Les mêmes causes qui avaient fait perdre le royaume de Naples à François Ier font perdre la Provence à Charles-Quint. Des entreprises lointaines réussissent rarement.

L’empereur retourne en Espagne, laissant l’Italie soumise, la France affaiblie, et l’Allemagne toujours dans le trouble.

Les anabaptistes continuent leurs ravages dans la Frise, dans la Hollande, dans la Vestphalie. Cela s’appelait combattre les combats du Seigneur[22]. Ils vont au secours de leur prophète roi Jean de Leyde ; ils sont défaits par George Schenck, gouverneur de Frise. La ville de Munster est prise. Jean de Leyde et ses principaux complices sont promenés dans une cage[23]. On les brûle, après les avoir déchirés avec des tenailles ardentes. Le parti des luthériens se fortifie ; les animosités s’augmentent ; la ligue de Smalcalde ne produit point encore de guerre civile.

1537. Charles en Espagne n’est pas tranquille : il faut soutenir cette guerre légèrement commencée par François Ier, et que ce prince rejetait sur l’empereur.

Le parlement de Paris fait ajourner l’empereur, le déclare vassal rebelle, et privé des comtés de Flandre, d’Artois, et de Charolais. Cet arrêt eût été bon après avoir conquis ces provinces : il n’est que ridicule après toutes les défaites et toutes les pertes de François Ier. Les troupes impériales, malgré cet arrêt, avancent en Picardie, François Ier va en personne assiéger Hesdin dans l’Artois ; mais il est repris : on donne de petits combats dont le succès est indécis.

François Ier voulait frapper un plus grand coup. Il hasardait la chrétienté pour se venger de l’empereur. Il s’était engagé avec Soliman à descendre dans le Milanais avec une grande armée, tandis que les Turcs tomberaient sur le royaume de Naples et sur l’Autriche.

Soliman tint sa parole, mais François Ier ne fut pas assez fort pour tenir la sienne. Le fameux capitan pacha Chérédin descend avec une partie de ses galères dans la Pouille, l’autre aborde vers Otrante : il ravage ces pays, et fait seize mille esclaves chrétiens. Ce Chérédin, vice-roi d’Alger, est le même que les auteurs nomment Barberousse. Ce sobriquet avait été donné à son frère, conquérant d’une partie des côtes de la Barbarie, mort en 1519.

Soliman s’avance en Hongrie. Le roi des Romains, Ferdinand, marche au-devant des Turcs entre Bude et Belgrade. Une sanglante bataille se donne, dans laquelle Ferdinand prend la fuite, après avoir perdu vingt-quatre mille hommes. On croirait l’Italie et l’Autriche au pouvoir des Ottomans, et François Ier maître de la Lombardie ; mais non. Barberousse, qui ne voit point venir François Ier dans le Milanais, s’en retourne à Constantinople avec son butin et ses esclaves. L’Autriche est mise en sûreté. L’empereur avait retiré ses troupes de l’Artois et de la Picardie. Ses deux sœurs, l’une Marie de Hongrie, gouvernante des Pays-Bas, l’autre Éléonore de Portugal, femme de François Ier, ayant ménagé une trêve sur ces frontières, l’empereur avait consenti à cette trêve pour avoir de nouvelles troupes à opposer aux Turcs, et François Ier afin de pouvoir passer en liberté en Italie.

Déjà le dauphin Henri était dans le Piémont, les Français étaient les maîtres de presque toutes les villes ; le marquis del Vasto, que les Français appellent Duguast, défendait le reste. Alors on conclut une trêve de quelques mois dans ce pays. C’était ne pas faire la guerre sérieusement, après de si grands et de si dangereux projets. Celui qui perdit le plus à cette paix et à cette trêve fut le duc de Savoie, dépouillé par ses ennemis et par ses amis : car les Impériaux et les Français retinrent presque toutes ses places.

1538. La trêve se prolonge pour dix années entre Charles-Quint et François Ier et aux dépens du duc de Savoie.

Soliman, mécontent de son allié, ne poursuit point sa victoire. Tout se fait à demi dans cette guerre.

Charles, ayant passé en Italie pour conclure la trêve, marie sa bâtarde Marguerite, veuve d’Alexandre de Médicis, à Ottavio Farnèse, fils d’un bâtard de Paul III, duc de Parme, de Plaisance, et de Castro. Ces duchés étaient un ancien héritage de la comtesse Mathilde ; elle les avait donnés à l’Église, et non pas aux bâtards des papes. On a vu qu’ils avaient été annexés depuis au duché de Milan. Le pape Jules II les incorpora à l’État ecclésiastique ; Paul III les en détacha, et en revêtit son fils. L’empereur en prétendait bien la suzeraineté, mais il aima mieux favoriser le pape que de se brouiller avec lui. C’était hasarder beaucoup pour un pape de faire son bâtard souverain à la face de l’Europe indignée, dont la moitié avait déjà quitté la religion romaine avec horreur ; mais les princes insultent toujours à l’opinion publique, jusqu’à ce que cette opinion publique les accable.

Après toutes ces grandes levées de boucliers, François Ier qui était sur les frontières du Piémont, s’en retourne. Charles-Quint fait voile pour l’Espagne, et voit François Ier à Aigues-Mortes avec la même familiarité que si ce prince n’eût été jamais son prisonnier ; qu’ils ne se fussent jamais donné de démentis, point appelés en duel ; que le roi de France n’eût point fait venir les Turcs, et qu’il n’eût point souffert que Charles-Quint eût été traité d’empoisonneur.

1539. Charles-Quint apprend en Espagne que la ville de Gand, lieu de sa naissance, soutient ses priviléges jusqu’à la révolte. Chaque ville des Pays-Bas avait des droits ; on n’a jamais rien tiré de ce florissant pays par des impositions arbitraires : les états fournissaient aux souverains des dons gratuits dans le besoin ; et la ville de Gand avait, de temps immémorial, la prérogative d’imposer elle-même sa contribution. Les états de Flandre, ayant accordé douze cent mille florins à la gouvernante des Pays-Bas, en répartirent quatre cent mille sur les Gantois ; ils s’y opposèrent, ils montrèrent leurs priviléges. La gouvernante fait arrêter les principaux bourgeois : la ville se soulève, prend les armes ; c’était une des plus riches et des plus grandes de l’Europe : elle veut se donner au roi de France comme à son seigneur suzerain ; mais le roi, qui se flattait toujours de l’espérance d’obtenir de l’empereur l’investiture du Milanais pour un de ses fils, se fait un mérite auprès de lui de refuser les Gantois. Qu’arriva-t-il ? François Ier n’eut ni Gand ni Milan ; il fut toujours la dupe de Charles-Quint, et son inférieur en tout, excepté en valeur.

L’empereur prend alors le parti de demander passage par la France pour aller punir la révolte de Gand. Le dauphin et le duc d’Orléans vont le recevoir à Bayonne ; François Ier va au-devant de lui à Chatellerault ; il entre dans Paris le 1er janvier ; le parlement et tous les corps viennent le complimenter hors de la ville ; on lui porte les clefs ; les prisonniers sont délivrés en son nom ; il préside au parlement, et il fait un chevalier. On avait trouvé mauvais, dit-on, cet acte d’autorité dans Sigismond[24] : on le trouva bon dans Charles-Quint. Créer un chevalier alors, c’était seulement déclarer un homme noble, ou ajouter à sa noblesse un titre honorable et inutile.

La chevalerie avait été en grand honneur dans l’Europe ; mais elle n’avait jamais été qu’un nom qu’on avait donné insensiblement aux seigneurs de fief distingués par les armes. Peu à peu ces seigneurs de fief avaient fait de la chevalerie une espèce d’ordre imaginaire, composé de cérémonies religieuses, d’actes de vertu et de débauche ; mais jamais ce titre de chevalier n’entra dans la constitution d’aucun état : on ne connut jamais que les lois féodales. Un seigneur de fief reçu chevalier pouvait être plus considéré qu’un autre dans quelques châteaux ; mais ce n’était pas comme chevalier qu’il entrait aux diètes de l’empire, aux états de France, aux cortès d’Espagne, au parlement d’Angleterre : c’était comme baron, comte, marquis, ou duc. Les seigneurs bannerets, dans les armées, avaient été appelés chevaliers ; mais ce n’était pas en qualité de chevaliers qu’ils avaient des bannières ; de même qu’ils n’avaient point des châteaux et des terres en qualité de preux ; mais on les appelait preux parce qu’ils étaient supposés faire des prouesses.

En général, ce qu’on a appelé la chevalerie appartient beaucoup plus au roman qu’à l’histoire, et ce n’était guère qu’une momerie honorable, Charles-Quint n’aurait pas pu créer en France un bailli de village, parce que c’est un emploi réel. Il donna le vain titre de chevalier, et l’effet le plus réel de cette cérémonie fut de déclarer noble un homme qui ne l’était pas. Cette noblesse ne fut reconnue en France que par courtoisie, par respect pour l’empereur ; mais ce qui est de la plus grande vraisemblance, c’est que Charles-Quint voulut faire croire que les empereurs avaient ce droit dans tous les États. Sigismond avait fait un chevalier en France ; Charles voulut en faire un aussi. On ne pouvait refuser cette prérogative à un empereur à qui on donnait celle de délivrer les prisonniers.

Ceux qui ont imaginé qu’on délibéra si on retiendrait Charles prisonnier l’ont dit sans aucune preuve, François Ier se serait couvert d’opprobre s’il eût retenu, par une basse perfidie, celui dont il avait été le captif par le sort des armes. Il y a des crimes d’État que l’usage autorise ; il y en a d’autres que l’usage, et surtout la chevalerie de ce temps-là, n’autorisaient pas. On tient que le roi lui fit seulement promettre de donner le Milanais au duc d’Orléans, frère du dauphin Henri, et qu’il se contenta d’une parole vague ; il se piqua, dans cette occasion, d’avoir plus de générosité que de politique.

Charles entre dans Gand avec deux mille cavaliers et six mille fantassins qu’il avait fait venir. Les Gantois pouvaient mettre, dit-on, quatre-vingt mille hommes en armes, et ne se défendirent pas.

1540. Le 12 mai, on fait pendre vingt-quatre bourgeois de Gand ; on ôte à la ville ses priviléges ; on jette les fondements d’une citadelle, et les citoyens sont condamnés à payer trois cent mille ducats pour la bâtir, et neuf mille par an pour l’entretien de la garnison. Jamais on ne fit mieux valoir la loi du plus fort ; la ville de Gand avait été impunie quand elle versa le sang des ministres de Marie de Bourgogne[25] aux yeux de cette princesse : elle fut accablée quand elle voulut soutenir de véritables droits.

François Ier envoie à Bruxelles sa femme Éléonore solliciter l’investiture du Milanais ; et, pour la faciliter, non-seulement il renonce à l’alliance des Turcs, mais il fait une ligue offensive contre eux avec le pape. Le dessein de l’empereur était de lui faire perdre son allié, et de ne lui point donner le Milanais.

En Allemagne, la religion luthérienne et la ligue de Smalcalde prennent de nouvelles forces par la mort de George de Saxe, puissant prince souverain de la Misnie et de la Thuringe : c’était un catholique très-zélé ; et son frère Henri, qui continua sa branche, était un luthérien déterminé. George, par son testament, déshérite son frère et ses neveux, en cas qu’ils ne retournent point à la religion de leurs pères, et donne ses États à la maison d’Autriche : c’était un cas tout nouveau. Il n’y avait point de loi dans l’empire qui privât un prince de ses États pour cause de religion. L’électeur de Saxe, Jean Frédéric, et le magnanime landgrave de Hesse, gendre de George, conservent la succession à l’héritier naturel, en lui fournissant des troupes contre ses sujets catholiques. Luther vient les prêcher, et tout le pays est bientôt aussi luthérien que la Saxe et la Hesse.

Le luthéranisme se signale en permettant la polygamie. La femme du landgrave, fille de George, indulgente pour son mari, à qui elle ne pouvait plaire, lui permit d’en avoir une seconde. Le landgrave, amoureux de Marguerite de Saal, fille d’un gentilhomme de Saxe, demande à Luther, à Mélanchthon, et à Bucer, s’il peut en conscience avoir deux femmes, et si la loi de la nature peut s’accorder avec la loi chrétienne ; les trois apôtres, embarrassés, lui en donnent secrètement la permission par écrit. Tous les maris pouvaient en faire autant, puisqu’en fait de conscience il n’y a pas plus de privilége pour un landgrave que pour un autre homme ; mais cet exemple n’a pas été suivi : la difficulté d’avoir deux femmes chez soi étant plus grande que le dégoût d’en avoir une seule.

L’empereur fait ses efforts pour dissiper la ligue de Smalcalde ; il ne peut en détacher qu’Albert de Brandebourg, surnommé l’Alcibiade. On tient des assemblées et des conférences entre les catholiques et les protestants, dont l’effet ordinaire est de ne pouvoir s’accorder.

1541. Le 18 juillet, l’empereur publie à Ratisbonne ce qu’on appelle un interim, un inhalt ; c’est un édit par lequel chacun restera dans sa croyance en attendant mieux, sans troubler personne.

Cet interim était nécessaire pour lever des troupes contre les Turcs. On a déjà remarqué[26] qu’alors on ne formait de grandes armées que dans le besoin. On a vu que Soliman avait été le protecteur de Jean Zapoli[27] qui avait toujours disputé la couronne de Hongrie à Ferdinand ; cette protection avait été le prétexte des invasions des Turcs. Jean était mort, et Soliman servait de tuteur à son fils.

L’armée impériale assiége le jeune pupille de Soliman dans Bude ; mais les Turcs viennent à son secours, et défont sans ressource l’armée chrétienne.

Le sultan, lassé enfin de se battre et de vaincre tant de fois pour des chrétiens, prend la Hongrie pour prix de ses victoires, et laisse la Transylvanie au jeune prince, qui, selon lui, ne pouvait avoir par droit d’héritage un royaume électif comme la Hongrie.

Le roi des Romains, Ferdinand, offre alors de se rendre tributaire de Soliman, s’il veut lui rendre ce royaume : le sultan lui répond qu’il faut qu’il renonce à la Hongrie, et qu’il lui fasse hommage de l’Autriche.

Les choses restent en cet état, et tandis que Soliman, dont l’armée est diminuée par la contagion, retourne à Constantinople, Charles va en Italie : il s’y prépare à aller attaquer Alger, au lieu d’aller enlever la Hongrie aux Turcs ; c’était être plus soigneux de la gloire de l’Espagne que de celle de l’empire. Maître de Tunis et d’Alger, il eût rangé toute la Barbarie sous la domination espagnole, et l’Allemagne se serait défendue contre Soliman comme elle aurait pu. Il débarque sur la côte d’Alger, le 23 octobre, avec autant de monde à peu près qu’il en avait quand il prit Tunis ; mais une tempête furieuse ayant submergé quinze galères et quatre-vingt-six vaisseaux, et ses troupes sur terre étant assaillies par les orages et par les Maures, Charles est obligé de se rembarquer sur les bâtiments qui restaient, et arrive à Carthagène au mois de novembre avec les débris de sa flotte et de ses troupes. Sa réputation en souffrit : on accusa son entreprise de témérité ; mais s’il eût réussi comme à Tunis, on l’eût appelé le vengeur de l’Europe. Le fameux Fernand Cortès, triomphateur de tant d’États en Amérique, avait assisté en soldat volontaire à l’entreprise d’Alger ; il y vit quelle est la différence d’un petit nombre d’hommes qui sait se défendre et des multitudes qui se laissent égorger.

On ne voit pas pourquoi Soliman demeure oisif après ses conquêtes ; mais on voit pourquoi l’Allemagne les lui laisse : c’est que les princes catholiques s’unissent contre les princes protestants ; c’est que la ligue de Smalcalde fait la guerre au duc de Brunsvick[28], catholique, qu’elle le chasse de son pays, et rançonne tous les ecclésiastiques ; c’est enfin que le roi de France, fatigué des refus de l’investiture du Milanais, préparait contre l’empereur les plus fortes ligues et les plus grands armements.

L’empire et la vie de Charles-Quint ne sont qu’un continuel orage. Le sultan, le pape, Venise, la moitié de l’Allemagne, la France, lui sont presque toujours opposés, et souvent à la fois ; l’Angleterre tantôt le seconde, tantôt le traverse. Jamais empereur ne fut plus craint, et n’eut plus à craindre.

François Ier envoyait un ambassadeur à Constantinople, et un autre à Venise en même temps. Celui qui allait vers Soliman était un Navarrois nommé Rinçone ; l’autre était Frégose, Génois. Tous deux, embarqués sur le Pô, sont assassinés par ordre du gouverneur de Milan, Ce meurtre ressemble parfaitement à celui du colonel Saint-Clair[29], assassiné de nos jours en revenant de Constantinople en Suède ; ces deux événements furent les causes ou les prétextes de guerres sanglantes. Charles-Quint désavoua l’assassinat des deux ambassadeurs du roi de France. Il les regardait à la vérité comme des hommes nés ses sujets et devenus infidèles ; mais il est bien mieux prouvé que tout homme est né avec le droit naturel de se choisir une patrie qu’il n’est prouvé qu’un prince a le droit d’assassiner ses sujets. Si c’était une des prérogatives de la royauté, elle lui serait trop funeste. Charles, en désavouant l’attentat commis en son nom, avouait en effet que ce n’était qu’un crime honteux.

La politique et la vengeance pressaient également les armements de François Ier.

Il envoie le dauphin dans le Roussillon avec une armée de trente mille hommes, et son autre fils, le duc d’Orléans, avec un pareil nombre dans le Luxembourg.

Le duc de Clèves, héritier de la Gueldre, envahie par Charles-Quint, était, avec le comte de Mansfeld, dans l’armée du duc d’Orléans.

Le roi de France avait encore une armée dans le Piémont. L’empereur est étonné de trouver tant de ressources et de forces dans la France, à laquelle il avait porté de si grands coups. La guerre se fait à armes égales, et sans avantage décidé de part ni d’autre. C’est au milieu de cette guerre qu’on assemble le concile de Trente. Les Impériaux y arrivent le 28 janvier. Les protestants refusent de s’y rendre, et le concile est suspendu.

1543. Transaction du duc de Lorraine avec le corps germanique dans la diète de Nuremberg, le 26 auguste. Son duché est reconnu souveraineté libre et indépendante, à la charge de payer à la chambre impériale les deux tiers de la taxe d’un électeur.

Cependant on publie la nouvelle ligue conclue entre Charles-Quint et Henri VIII contre François Ier ; c’est ainsi que les princes se brouillent et se réunissent. Ce même Henri VIII, que Charles avait fait excommunier pour avoir répudié sa tante, s’allie avec celui qu’on croyait son ennemi irréconciliable. Charles va d’abord attaquer la Gueldre, et s’empare de tout ce pays, appartenant au duc de Clèves, allié de François Ier. Le duc de Clèves vient lui demander pardon à genoux. L’empereur le fait renoncer à la souveraineté de Gueldre, et lui donne l’investiture de Clèves et de Juliers.

Il prend Cambrai, alors libre, que l’empire et la France se disputaient. Tandis que Charles se ligue avec le roi d’Angleterre pour accabler la France, François Ier appelle les Turcs une seconde fois. Chérédin, cet amiral des Turcs, vient à Marseille avec ses galères ; il va assiéger Nice avec le comte d’Enghien ; ils prennent la ville ; mais le château est secouru par les Impériaux, et Chérédin se retire à Toulon. La descente des Turcs ne fut mémorable que parce qu’ils étaient armés au nom du roi très-chrétien.

Dans le temps que Charles-Quint fait la guerre à la France, en Picardie, en Piémont, et dans le Roussillon, qu’il négocie avec le pape et avec les protestants ; qu’il presse l’Allemagne de se mettre en sûreté contre les invasions des Turcs, il a encore une guerre avec le Danemark.

Christiern II, retenu en prison par ceux qui avaient été autrefois ses sujets, avait fait Charles-Quint héritier de ses trois royaumes, qu’il n’avait point, et qui étaient électifs. Gustave Vasa régnait paisiblement en Suède. Le duc de Holstein avait été élu roi de Danemark en 1536. C’est ce roi de Danemark, Christiern III, qui attaquait l’empereur en Hollande avec une flotte de quarante vaisseaux ; mais la paix est bientôt faite. Ce Christiern III renouvelle avec ses frères, Jean et Adolphe, l’ancien traité qui regardait les duchés de Holstein et de Slesvick. Jean et Adolphe, et leurs descendants, devaient posséder ces duchés en commun avec les rois de Danemark.

Alors Charles assemble une grande diète à Spire, où se trouvent Ferdinand son frère, tous les électeurs, tous les princes catholiques et protestants. Charles-Quint et Ferdinand y demandent du secours contre les Turcs et contre le roi de France. On y donne à François Ier les noms de renégat, de barbare, et d’ennemi de Dieu.

Le roi de France veut envoyer des ambassadeurs à cette grande diète. Il dépêche un héraut d’armes pour demander un passeport. On met son héraut en prison.

La diète donne des subsides et des troupes ; mais ces subsides ne sont que pour six mois, et les troupes ne se montent qu’à quatre mille gendarmes, et vingt mille hommes de pied : faible secours pour un prince qui n’aurait pas eu de grands États héréditaires.

L’empereur ne put obtenir ce secours qu’en se relâchant beaucoup en faveur des luthériens. Ils gagnent un point bien important, en obtenant dans cette diète que la chambre impériale de Spire sera composée moitié de luthériens moitié de catholiques. Le pape s’en plaignit beaucoup, mais inutilement[30].

Le vieil amiral Barberousse, qui avait passé l’hiver à Toulon et à Marseille, va encore ravager les côtes d’Italie, et ramène ses galères chargées de butin et d’esclaves à Constantinople, où il termine une carrière[31] qui fut longtemps fatale à la chrétienté. Il était triste que le roi nommé très-chrétien n’eût jamais eu d’amiral redoutable à son service qu’un mahométan barbare ; qu’il soudoyât des Turcs en Italie, tandis qu’on assemblait un concile ; et qu’il fît brûler à petit feu des luthériens dans Paris, en payant des luthériens en Allemagne.

François Ier jouit d’un succès moins odieux et plus honorable, par la bataille de Cérisoles, que le comte d’Enghien gagne dans le Piémont le 11 avril sur le marquis del Vasto, fameux général de l’empereur ; mais cette victoire fut plus inutile encore que tous les succès passagers de Louis XII et de Charles VIII. Elle ne peut conduire les Français dans le Milanais, et l’empereur pénètre jusqu’à Soissons, et menace Paris.

Henri VIII, de son côté, est en Picardie. La France, malgré la victoire de Cérisoles, est plus en danger que jamais. Cependant, par un de ces mystères que l’histoire ne peut guère expliquer, François Ier fait une paix avantageuse. À quoi peut-on l’attribuer qu’aux défiances que l’empereur et le roi d’Angleterre avaient l’un de l’autre ? Cette paix est conclue à Crépy le 18 septembre. Le traité porte que le duc d’Orléans, second fils du roi de France, épousera une fille de l’empereur ou du roi des Romains, et qu’il aura le Milanais ou les Pays-Bas. Cette alternative est étrange. Quand on promet une province ou une autre, il est clair qu’on ne donnera aucune des deux. Charles, en donnant le Milanais, ne donnait qu’un fief de l’empire ; mais en cédant les Pays-Bas, il dépouillait son fils de son héritage.

Pour le roi d’Angleterre, ses conquêtes se bornèrent à la ville de Boulogne ; et la France fut sauvée contre toute attente.

1545. On fait enfin l’ouverture du concile de Trente, au mois d’avril[32]. Les protestants déclarent qu’ils ne reconnaissent point ce concile. Commencement de la guerre civile.

Henri, duc de Brunsvick, dépouillé de ses États, comme on l’a vu[33], par la ligue de Smalcalde, y rentre avec le secours de l’archevêque de Brême, son frère. Il y met tout à feu et à sang.

Philippe, ce fameux landgrave de Hesse, et Maurice de Saxe, neveu de George, réduisent Henri de Brunsvick aux dernières extrémités. Il se rend à discrétion à ces princes, marchant tête nue, avec son fils Victor, entre les troupes des vainqueurs. Charles approuve et félicite ces vainqueurs dangereux. Il les ménageait encore.

Tandis que le concile commence, Paul III, avec le consentement de l’empereur, donne solennellement l’investiture de Parme et de Plaisance à son fils aîné Pierre-Louis Farnèse, dont le fils Octave avait déjà épousé la bâtarde de Charles-Quint, veuve d’Alexandre de Médicis. Ce couronnement du bâtard d’un pape faisait un beau contraste avec un concile convoqué pour réformer l’Église.

L’électeur palatin prit ce temps pour renoncer à la communion romaine. C’était alors l’intérêt de tous les princes d’Allemagne de secouer le joug de l’Église romaine. Ils rentraient dans les biens prodigués par leurs ancêtres au clergé et aux moines. Luther meurt bientôt après à Islèbe, le 18 février 1545, à compter selon l’ancien calendrier[34]. Il avait eu la satisfaction de soustraire la moitié de l’Europe à l’Église romaine ; et il mettait cette gloire au-dessus de celle des conquérants.

1546. La mort du duc d’Orléans, qui devait épouser une fille de l’empereur, et avoir les Pays-Bas ou le Milanais, tire Charles-Quint d’un grand embarras. Il en avait assez d’autres ; les princes protestants de la ligue de Smalcalde avaient en effet divisé l’Allemagne en deux parties. Dans l’une, il n’avait guère que le nom d’empereur ; dans l’autre, on ne combattait pas ouvertement son autorité, mais on ne la respectait pas autant qu’on eût fait si elle n’eût pas été presque anéantie chez les princes protestants.

Ces princes signalent leur crédit en ménageant la paix entre les rois de France et d’Angleterre. Ils envoient des ambassadeurs dans ces deux royaumes : cette paix se conclut, et Henri VIII favorise la ligue de Smalcalde.

Le luthéranisme avait fait tant de progrès que l’électeur de Cologne, Herman de Neuvied, tout archevêque qu’il était, l’introduisit dans ses États, et n’attendait que le moment de pouvoir se séculariser, lui et son électorat. Paul III l’excommunie, et le prive de son archevêché. Un pape peut excommunier qui il veut ; mais il n’est pas si aisé de dépouiller un prince de l’empire ; il faut que l’Allemagne y consente. Le pape ordonne en vain qu’on ne reconnaisse plus qu’Adolphe de Schavembourg, coadjuteur de l’archevêque, mais non coadjuteur de l’électeur : Charles-Quint reconnaît toujours l’électeur Herman de Neuvied, et le menace, afin qu’il ne donne point de secours aux princes de la ligue de Smalcalde ; mais, l’année suivante, Herman fut enfin déposé, et Schavembourg eut son électorat.

La guerre civile avait déjà commencé par l’aventure de Henri de Brunsvick, prisonnier chez le landgrave de Hesse. Albert de Brandebourg, margrave de Culembach, se joint à Jean de Brunsvick, neveu du prisonnier, pour le délivrer et le venger. L’empereur les encourage, et les aide sous main. Ce n’est point là le grand empereur Charles-Quint, ce n’est qu’un prince faible qui se plie aux conjonctures.

Alors les princes et les villes de la ligue mettent leurs troupes en campagne. Charles, ne pouvant plus dissimuler, commence par obtenir de Paul III environ dix mille hommes d’infanterie et cinq cents chevaux légers pour six mois, avec deux cent mille écus romains, et une bulle pour lever la moitié des revenus d’une année des bénéfices d’Espagne, et pour aliéner les biens des monastères jusqu’à la somme de cinq cent mille écus. Il n’osait demander les mêmes concessions sur les églises d’Allemagne. Les luthériens étaient trop voisins, et quelques églises eussent mieux aimé se séculariser que de payer.

Les protestants sont déjà maîtres des passages du Tyrol ; ils s’étendent de là jusqu’au Danube. L’électeur de Saxe Jean-Frédéric, Philippe, landgrave de Hesse, marchent par la Franconie. Philippe, prince de la maison de Brunsvick, et ses quatre fils, trois princes d’Anhalt, George de Virtemberg, frère du duc Ulric, sont dans cette armée ; on y voit les comtes d’Oldenbourg, de Mansfeld, d’Œttingen, de Henneberg, de Furstemberg, beaucoup d’autres seigneurs immédiats à la tête de leurs soldats. Les villes d’Ulm, de Strasbourg, de Nordlingue, d’Augsbourg, y ont envoyé leurs troupes. Il y a huit régiments des cantons protestants suisses. L’armée était de plus de soixante mille hommes de pied, et de quinze mille chevaux.

L’empereur, qui n’avait que peu de troupes, agit cependant en maître, en mettant l’électeur de Saxe au ban de l’empire, le 18 juillet, dans Ratisbonne. Bientôt il a une armée capable de soutenir cet arrêt. Les dix mille Italiens envoyés par le pape arrivent. Six mille Espagnols de ses vieux régiments du Milanais et de Naples se joignent à ses Allemands. Mais il fallait qu’il armât trois nations, et il n’avait pas encore une armée égale à celle de la ligue, qui venait d’être renforcée par la gendarmerie de l’électeur palatin.

Les destinées des princes et des États sont tellement le jouet de ce qu’on appelle la fortune que le salut de l’empereur vint d’un prince protestant. Le prince Maurice de Saxe, marquis de Misnie et de Thuringe, cousin de l’électeur de Saxe, gendre du landgrave de Hesse, le même à qui ce landgrave et l’électeur de Saxe avaient conservé ses États, et dont l’électeur avait été le tuteur, oublia ce qu’il devait à ses proches, et se rangea du parti de l’empereur. Ce qui est singulier, c’est qu’il était comme eux protestant très-zélé ; mais il disait que la religion n’a rien de commun avec la politique.

Ce Maurice assembla dix mille fantassins et trois mille chevaux, fit une diversion dans la Saxe, défit les troupes que l’électeur Jean-Frédéric-Henri y envoya, et fut la première cause du malheur des alliés. Le roi de France leur envoya deux cent mille écus : c’était assez pour entretenir la discorde, et non assez pour rendre leur parti vainqueur.

L’empereur gagne du terrain de jour en jour. La plupart des villes de Franconie se rendent, et payent de grosses taxes.

L’électeur palatin, l’un des princes de la ligue, vient demander pardon à Charles, et se jette à ses genoux. Presque tout le pays jusqu’à Hesse-Cassel est soumis.

Le pape Paul III retire alors ses troupes qui n’avaient dû servir que six mois. Il craint de trop secourir l’empereur, même contre des protestants. Charles n’est que médiocrement affaibli par celle perte. La mort du roi d’Angleterre Henri VIII, arrivée le 28 janvier, et la maladie qui conduisait dans le même temps François Ier à sa fin, le délivraient des deux protecteurs de la ligue de Smalcalde.

1547. Charles réussit aisément à détacher le vieux duc de Virtemberg de la ligue. Il était alors si irrité contre les révoltes dont la religion est la cause ou le prétexte, qu’il voulut établir à Naples l’Inquisition, dès longtemps reçue en Espagne ; mais il y eut une si violente sédition que ce tribunal fut aboli aussitôt qu’établi. L’empereur aima mieux tirer quelque argent des Napolitains pour l’aider à dompter la ligue de Smalcalde que de s’obstiner à faire recevoir l’Inquisition, dont il ne tirait rien.

La ligue semblait presque détruite par la soumission du Palatinat et du Virtemberg ; mais elle prend de nouvelles forces par la jonction des citoyens de Prague et de plusieurs cantons de la Bohême, qui se révoltent contre Ferdinand leur souverain, et qui vont secourir les confédérés. Le margrave de Culembach, Albert de Brandebourg, surnommé l’Alcibiade, dont on a déjà parlé[35], est à la vérité pour l’empereur ; mais ses troupes sont défaites, et il est pris par l’électeur de Saxe.

Pour compenser cette perte, l’électeur de Brandebourg, Jean le Sévère, tout luthérien qu’il est, prend les armes en faveur du chef de l’empire, et donne du secours à Ferdinand contre les Bohémiens.

Tout était en confusion vers l’Elbe, et on n’entendait parler que de combats et de pillages. Enfin l’empereur passe l’Elbe avec une forte armée, vers Muhlberg. Son frère l’accompagnait avec ses enfants, Maximilien et Ferdinand ; et le duc d’Albe était son principal général.

On attaque l’armée de Jean-Frédéric-Henri, duc électeur de Saxe, si célèbre par son malheur. Cette bataille de Muhlberg, près de l’Elbe, fut décisive. On dit qu’il n’y eut que quarante hommes de tués du côté de l’empereur : ce qui est bien difficile à croire. L’électeur de Saxe, blessé, est prisonnier avec le jeune prince Ernest de Brunsvick, Charles fait condamner le 12 mai l’électeur de Saxe, par le conseil de guerre, à perdre la tête. Le sévère duc d’AIbe présidait à ce tribunal. Le secrétaire du conseil signifia le même jour la sentence à l’électeur, qui se mit à jouer aux échecs avec le prince Ernest de Brunsvick.

Le duc Maurice, qui devait avoir son électorat, voulut encore avoir la gloire aisée de demander sa grâce. Charles accorde la vie à l’électeur à condition qu’il renoncera, pour lui et ses enfants, à la dignité électorale en faveur de Maurice. On lui laissa la ville de Gotha et ses dépendances ; mais on en démolit la forteresse. C’est de lui que descendent les ducs de Gotha et de Veimar. Le duc Maurice s’engagea à lui faire une pension de cinquante mille écus d’or, et à lui en donner cent mille une fois payés pour acquitter ses dettes. Tous les prisonniers qu’il avait faits, et surtout Albert de Brandebourg et Henri de Brunsvick, furent relâchés ; mais l’électeur n’en demeura pas moins prisonnier de Charles.

Sa femme Sibylle, sœur du duc de Clèves, vint inutilement se jeter aux pieds de l’empereur, et lui demander en larmes la liberté de son mari.

Les alliés de l’électeur se dissipèrent bientôt. Le landgrave de Hesse ne pensa plus qu’à se soumettre. On lui imposa pour condition de venir embrasser les genoux de l’empereur, de raser toutes ses forteresses, à la réserve de Cassel ou de Ziegenheim, en payant cent cinquante mille écus d’or.

Le nouvel électeur, Maurice de Saxe, et l’électeur de Brandebourg, promirent par écrit au landgrave qu’on ne ferait aucune entreprise sur sa liberté. Ils s’en rendirent caution, et consentirent d’être appelés en justice par lui ou par ses enfants, et à souffrir eux-mêmes le traitement que l’empereur lui ferait contre la foi promise.

Le landgrave, sur ces assurances, consentit à tout. Granvelle, évêque d’Arras, depuis cardinal, rédigea les conditions, que Philippe signa. On a toujours assuré que le prélat trompa ce malheureux prince, lequel avait expressément stipulé qu’en venant demander grâce à l’empereur, il ne resterait pas en prison. Granvelle écrivit qu’il ne resterait pas toujours en prison. Il ne fallait qu’un w à la place d’un n pour faire cette étrange différence en langue allemande. Le traité devait porter nicht mit einiger gefængniss, et Granvelle écrivit ewiger.

Le landgrave n’y prit pas garde en relisant l’acte. Il crut voir ce qui devait y être ; et dans cette confiance il alla se jeter aux genoux de Charles-Quint. En effet, il paraît indubitable qu’il ne serait pas sorti de chez lui pour aller recevoir sa grâce s’il avait cru qu’on le mettrait en prison. Il fut arrêté quand il croyait s’en retourner en sûreté, et conduit longtemps à la suite de l’empereur.

Le vainqueur se saisit de toute l’artillerie de l’électeur de Saxe Jean-Frédéric, du landgrave de liesse, et même du duc de Virtemberg. Il confisqua les biens de plusieurs chefs du parti ; il imposa des taxes sur ceux qu’il avait vaincus, et n’en exempta pas les villes qui l’avaient servi. On prétend qu’il en retira seize cent mille écus d’or.

Le roi des Romains, Ferdinand, punit de son côté les Bohémiens. On ôta aux citoyens de Prague leurs priviléges et leurs armes. Plusieurs furent condamnés à mort, d’autres à une prison perpétuelle. Les taxes et les confiscations furent immenses. Elles entrent toujours dans la vengeance des souverains.

Le concile de Trente s’était dispersé pendant ces troubles. Le pape voulait le transférer à Bologne.

L’empereur avait vaincu la ligue, mais non pas la religion protestante. Ceux de cette communion demandent, dans la diète d’Augsbourg, que les théologiens protestants aient voix délibérative dans le concile.

L’empereur était plus mécontent du pape que des théologiens protestants. Il ne lui pardonnait pas d’avoir rappelé les troupes de l’Église dans le plus fort de la guerre de Smalcalde. Il lui fit sentir son indignation au sujet de Parme et de Plaisance. Il avait souffert que le saint-père en donnât l’investiture à son bâtard dans le temps qu’il le voulait ménager ; mais quand il en fut mécontent, il se ressouvint que Parme et Plaisance avaient été une dépendance du Milanais, et que c’était à l’empereur seul à en donner l’investiture. Paul III, de son côté, alarmé de la puissance de Charles-Quint, négociait contre lui avec Henri II et les Vénitiens.

Dans ces circonstances, le fils du pape, odieux à toute l’Italie par ses crimes, est assassiné par des conjurés. L’empereur alors s’empare de Plaisance, qu’il ôte à son propre gendre, malgré sa tendresse de père pour Marguerite sa fille.

1548. L’empereur, brouillé avec le pape, en ménageait davantage les protestants. Ils avaient toujours voulu que le concile se tînt dans une ville d’Allemagne. Paul III venait de le transférer à Bologne. C’était encore un nouveau sujet de querelle, qui envenimait celle de Plaisance. D’un côté, le pape menaça l’empereur de l’excommunication s’il ne restituait cette ville ; et par là il donnait trop de prise sur lui aux protestants, qui relevaient comme il faut le ridicule de ces armes spirituelles, employées par un pape en faveur de ses fils ; de l’autre côté, Charles-Quint se faisait en quelque manière chef de la religion en Allemagne.

Il publie dans la diète d’Augsbourg, le 15 mai, le grand interim. C’est un formulaire de foi et de discipline. Les dogmes en étaient catholiques ; on y permettait seulement la communion sous les deux espèces aux laïques, et le mariage aux prêtres. Plusieurs cérémonies indifférentes y étaient sacrifiées aux luthériens, pour les engager à recevoir des choses qu’on disait plus essentielles.

Ce tempérament était raisonnable, c’est pourquoi il ne contenta personne. Les esprits étaient trop aigris : l’Église romaine et les luthériens se plaignirent ; et Charles-Quint vit qu’il est plus aisé de gagner des batailles que de gouverner les opinions. Maurice, le nouvel électeur de Saxe, voulut en vain, pour lui complaire, faire recevoir le nouveau formulaire dans ses États ; les ministres protestants furent plus forts que lui. L’électeur de Brandebourg, l’électeur palatin, acceptent l’interim. Le landgrave de Hesse s’y soumet pour obtenir sa liberté, qu’il n’obtient pourtant pas.

L’ancien électeur de Saxe, Jean-Frédéric, tout prisonnier qu’il est, refuse de le signer. Quelques autres princes et plusieurs villes protestantes suivent son exemple ; et partout le cri des théologiens s’élève contre la paix que l’interim leur présentait.

L’empereur se contente de menacer ; et comme il en veut alors plus au pape qu’aux luthériens, il fait décréter par la diète que le concile reviendra à Trente, et se charge du soin de l’y faire transférer.

On met, dans cette diète, les Pays-Bas sous la protection du corps germanique. On les déclare exempts des taxes que les états doivent à l’empire, et de la juridiction de la chambre impériale, tout compris qu’ils étaient dans le dixième cercle. Ils ne sont obligés à rendre aucun service à l’empire, excepté dans les guerres contre les Turcs ; alors ils doivent contribuer autant que trois électeurs. Ce règlement est souscrit par Charles-Quint le 26 juin.

Les habitants du Valais sont mis au ban de l’empire pour n’avoir pas payé les taxes ; ils en sont exempts aujourd’hui qu’ils ont su devenir libres.

La ville de Constance ne reçoit l’interim qu’après avoir été mise au ban de l’empire.

La ville de Strasbourg obtient que l’interim ne soit que pour les églises catholiques de son district, et que le luthéranisme y soit professé en liberté.

Christiern III, roi de Danemark, reçoit par ses ambassadeurs l’investiture du duché de Holstein, en commun avec ses frères Jean et Adolphe.

Maximilien, fils de Ferdinand, épouse Marie, sa cousine, fille de l’empereur. Le mariage se fait à Valladolid, les derniers jours de septembre, et Maximilien et Marie sont conjointement régents d’Espagne ; mais c’est toujours le conseil d’Espagne, nommé par Charles-Quint, qui gouverne.

1549. L’empereur, retiré dans Bruxelles, fait prêter hommage à son fils aîné, Philippe, par les provinces de Flandre, de Hainaut, et d’Artois.

Le concile de Trente restait toujours divisé. Quelques prélats attachés à l’empereur étaient à Trente. Le pape en avait assemblé d’autres à Bologne. On craignait un schisme. Le pape craignait encore plus que la maison de Bentivoglio, dépossédée de Bologne par Jules II, n’y rentrât avec la protection de l’empereur. Il dissout son concile de Bologne.

Ottavio Farnèse, gendre de Charles-Quint et petit-fils de Paul III, a également à se plaindre de son beau-père et de son grand-père. Le beau-père lui retenait Plaisance, parce qu’il était brouillé avec le pape ; et son grand-père lui retenait Parme, parce qu’il était brouillé avec l’empereur. Il veut se saisir au moins de Parme, et n’y réussit pas. On prétend que le pape mourut des chagrins que lui causaient sa famille et l’empereur ; mais on devait ajouter qu’il avait plus de quatre-vingt et un ans.

1550. Les Turcs n’inquiètent point l’empire ; Soliman était vers l’Euphrate. Les Persans sauvaient l’Autriche ; mais les Turcs restaient toujours maîtres de la plus grande partie de la Hongrie.

Henri II, roi de France, paraissait tranquille. Le nouveau pape, Jules III, était embarrassé sur l’affaire du concile et sur celle de Plaisance. L’empereur l’était davantage de son interim, qui causait toujours des troubles en Allemagne. Quand on voit des hommes aussi peu scrupuleux que Paul III, Jules III, et Charles-Quint, décider de la religion, que peuvent penser les peuples ?

La ville de Magdebourg, très-puissante, était en guerre contre le duc de Mecklenbourg, et était liguée avec la ville de Brême. L’empereur condamne les deux villes, et charge le nouvel électeur de Saxe, Maurice, de réduire Magdebourg ; mais il l’irritait en lui marquant cette confiance. Maurice justifiait son ambition qui avait dépouillé son tuteur et son parent de l’électorat de Saxe, par les lois qui l’avaient attaché au chef de l’empire ; mais il croyait son honneur perdu par la prison du landgrave de Hesse, son beau-père, retenu toujours captif, malgré sa garantie, et malgré celle de l’électeur de Brandebourg. Ces deux princes pressaient continuellement l’empereur de dégager leur parole. Charles prend le singulier parti d’annuler leur promesse. Le landgrave tente de s’évader. Il en coûte la tête à quelques-uns de ses domestiques.

L’électeur Maurice, indigné contre Charles-Quint, n’est pas fort empressé à combattre pour un empereur dont la puissance se fait sentir si despotiquement à tous les princes ; il ne fait nul effort contre Magdebourg. Il laissa tranquillement les assiégeants battre le duc de Mecklenbourg, et le prendre prisonnier ; et l’empereur se repentit de lui avoir donné l’électorat. Il n’avait que trop de raison de se repentir. Maurice songeait à se faire chef du parti protestant, à mettre non-seulement Magdebourg dans ses intérêts, mais aussi les autres villes, et à se servir de son nouveau pouvoir pour balancer celui de l’empereur. Déjà il négociait sur ces principes avec Henri II, et un nouvel orage se préparait dans l’empire.

1551. Charles-Quint, qu’on croyait au comble de la puissance, était dans le plus grand embarras. Le parti protestant ne pouvait ni lui être attaché ni être détruit. L’affaire de Parme et de Plaisance, dont le roi de France commençait à se mêler, lui faisait envisager une guerre prochaine. Les Turcs étaient toujours en Hongrie. Tous les esprits étaient révoltés dans la Bohême contre son frère Ferdinand.

Charles imagine de donner un nouveau poids à son autorité, en engageant son frère à céder à son fils Philippe le titre de roi des Romains, et la succession à l’empire. La tendresse paternelle pouvait suggérer ce dessein ; mais il est sûr que l’autorité impériale avait besoin d’un chef qui, maître de l’Espagne et du nouveau monde, aurait assez de puissance pour contenir à la fois les ennemis et les princes de l’empire. Il est sûr aussi que les princes auraient vu par là leurs prérogatives bien hasardées, et qu’ils se seraient difficilement prêtés aux vues de l’empereur. Elles ne servirent qu’à indigner Ferdinand, et à brouiller les deux frères.

Charles rompt ouvertement avec Ferdinand, demande sa déposition aux électeurs, et leurs suffrages en faveur de son fils. Il ne recueille de toute cette entreprise que le chagrin d’un refus, et de voir les électeurs du Palatinat, de Saxe, et de Brandebourg, s’opposer ouvertement à ses desseins plus dangereux que sages.

L’électeur Maurice entre enfin dans Magdebourg par capitulation ; mais il soumet cette ville pour lui-même, quoiqu’il la prenne au nom de l’empereur. La même ambition qui l’avait porté à recevoir l’électorat de Saxe des mains de Charles-Quint le porte à s’unir contre lui avec Joachim, électeur de Brandebourg ; Frédéric, comte palatin ; Christophe, duc de Virtemberg ; Ernest, marquis de Bade-Dourlach, et plusieurs autres princes.

Cette ligue fut plus dangereuse que celle de Smalcalde. Le roi de France, Henri II, jeune et entreprenant, s’unit avec tous ces princes. Il devait fournir deux cent quarante mille écus pour les trois premiers mois de la guerre, et soixante mille pour chaque mois suivant. Il se rend maître de Cambrai, Metz, Toul, et Verdun, pour les garder, comme vicaire du saint-empire, titre singulier qu’il prenait alors pour prétexte, comme si c’en était un.

Le roi de France s’était déjà servi du prétexte de Parme pour porter la guerre en Italie. Il ne paraissait pas dans l’ordre des choses que ce fût lui qui dût protéger Octave Farnèse contre l’empereur, son beau-père ; mais il était naturel que Henri II tâchât, par toutes sortes de voies, de rentrer dans le duché de Milan, l’objet des prétentions de ses prédécesseurs.

Henri s’unissait aussi avec les Turcs, selon le plan de François Ier ; et l’amiral Dragut, non moins redoutable que ce Chérédin, surnommé Barberousse, avait fait une descente en Sicile, où il avait pillé la ville d’Agosta.

L’armée de Soliman s’avançait en même temps par la Hongrie. Charles-Quint alors n’avait plus pour lui que le pape Jules III, et il s’unissait avec lui contre Octave Farnèse son gendre, quoique dans le fond l’empereur et le pape eussent des droits et des intérêts différents, l’un et l’autre prétendant être suzerains de Parme et de Plaisance.

Les Français portaient aussi la guerre en Piémont et dans le Montferrat. Il s’agissait donc de résister à la fois à une armée formidable de Turcs en Hongrie, à la moitié de l’Allemagne liguée et déjà en armes, et à un roi de France, jeune, riche, et bien servi, impatient de se signaler et de réparer les malheurs de son prédécesseur.

L’intérêt et le danger raccommodèrent alors Charles et Ferdinand. On a d’abord en Hongrie quelques succès contre les Turcs,

Ferdinand fut assez heureux dans ce temps-là même pour acquérir la Transylvanie, La veuve de Jean Zapoli, reine de Hongrie, qui n’avait plus que le nom de reine, gouvernait la Transylvanie au nom de son fils Étienne Sigismond, sous la protection des Turcs, protection tyrannique dont elle était lasse. Martinusius, évêque de Varadin, depuis cardinal, porta la reine à céder la Transylvanie à Ferdinand pour quelques terres en Silésie, comme Oppeln et Ratibor. Jamais reine ne fit un si mauvais marché. Martinusius est déclaré par Ferdinand vayvode de Transylvanie. Ce cardinal la gouverne, au nom de ce prince, avec autorité et avec courage. Il se met lui-même à la tête des Transylvains contre les Turcs. Il aide les Impériaux à les repousser ; mais Ferdinand, étant entré en défiance de lui, le fait assassiner par Pallavicini, dans le château de Vintz.

Le pape, lié alors avec l’empereur, n’ose pas d’abord demander raison de cet assassinat ; mais il excommunia Ferdinand l’année suivante. L’excommnnication ne fit ni bruit ni effet. C’est ce qu’on a souvent appelé brutum fulmen. C’était pourtant une occasion où les hommes qui parlent au nom de la Divinité semblent en droit de s’élever en son nom contre les souverains qui abusent à cet excès de leur pouvoir ; mais il faut que ceux qui jugent les rois soient irrépréhensibles.

1552. L’électeur Maurice de Saxe lève le masque, et publie par un manifeste qu’il s’est allié avec le roi de France pour la liberté de ce même Jean-Frédéric, ci-devant électeur, que lui-même avait dépossédé, pour celle du landgrave de Hesse, et pour le soutien de la religion.

L’électeur de Brandebourg, Joachim, se joint à lui. Guillaume, fils du landgrave de Hesse, prisonnier ; Henri Othon, électeur palatin ; Albert de Mecklenbourg, sont en armes avant que l’empereur ait assemblé des troupes.

Maurice et les confédérés marchent vers les défilés du Tyrol, et chassent le peu d’Impériaux qui les gardaient. L’empereur et son frère Ferdinand, sur le point d’être pris, sont obligés de fuir en désordre. Charles menait toujours avec lui son prisonnier l’ancien électeur de Saxe. Il lui offre sa liberté. Il est difficile de rendre raison pourquoi ce prince ne voulut pas l’accepter. La véritable raison peut-être, c’est que l’empereur ne la lui offrit pas.

Cependant le roi de France s’était saisi de Toul, de Verdun, et de Metz, dès le commencement du mois d’avril. Il prend Haguenau et Vissembourg ; de là il tourne vers le pays de Luxembourg, et s’empare de plusieurs villes.

L’empereur, pour comble de disgrâces, apprend dans sa fuite que le pape l’a abandonné, et s’est déclaré neutre entre lui et la France. C’est alors que son frère Ferdinand fut excommunié pour avoir fait assassiner le cardinal Martinusius. Il eût été plus beau au pape de ne pas attendre que ces censures ne parussent que l’effet de sa politique.

Au milieu de tous ces troubles, les pères du concile se retirent de Trente, et le concile est encore suspendu.

Dans ce temps funeste toute l’Allennagne est en proie aux ravages. Albert de Brandebourg[36] pille toutes les commanderies de l’ordre teutonique, les terres de Bamberg, de Nuremberg, de Vurtzbourg, et plusieurs villes de Souabe. Les confédérés mettent à feu et à sang les États de l’électeur de Mayence, Vorms, Spire, et assiégent Francfort.

Cependant l’empereur, retiré dans Passau, et ayant rassemblé une armée, après tant de disgrâces, amène les confédérés à un traité. La paix est conclue le 12 août. Il accorde par cette paix célèbre de Passau une amnistie générale à tous ceux qui ont porté les armes contre lui depuis l’année 1546. Non-seulement les protestants obtiennent le libre exercice de la religion, mais ils sont admis dans la chambre impériale, dont on les avait exclus après la victoire de Muhlberg. Il y a sujet de s’étonner qu’on ne rende pas une liberté entière au landgrave de Hesse par ce traité, qu’il soit confiné dans le fort de Rheinfeld jusqu’à ce qu’il donne des assurances de sa fidélité, et qu’il ne soit rien stipulé pour Jean-Frédéric, l’ancien électeur de Saxe.

L’empereur cependant rendit bientôt après la liberté à ce malheureux prince, et le renvoya dans les États de Thuringe qui lui restaient.

L’heureux Maurice de Saxe, ayant fait triompher sa religion, et ayant humilié l’empereur, jouit encore de la gloire de le défendre. Il conduit seize mille hommes en Hongrie ; mais Ferdinand, malgré ce secours, ne peut rester en possession de la haute Hongrie qu’en souffrant que les états se soumettent à payer un tribut annuel de vingt mille écus d’or à Soliman.

Cette année est funeste à Charles-Quint. Les troupes de France sont dans le Piémont, dans le Montferrat, dans Parme. Il était à craindre que de plus grandes forces n’entrassent dans le Milanais, ou dans le royaume de Naples. Dragut infestait les côtes de l’Italie, et l’Europe voyait toujours les troupes du roi très-chrétien jointes avec les Turcs contre les chrétiens, tandis qu’on ne cessait de brûler les protestants en France par arrêt des tribunaux nommés parlements.

Les finances de Charles étaient épuisées, malgré les taxes imposées en Allemagne, après sa victoire de Muhlberg, et malgré les trésors du Mexique. La vaste étendue de ses États, ses voyages, ses guerres, absorbaient tout : il emprunte deux cent mille écus d’or au duc de Florence, Cosme de Médicis, et lui donne la souveraineté de Piombino et de l’île d’Elbe ; aidé de ce secours, il se soutient du moins en Italie, et il va assiéger Metz avec une puissante armée.

Albert de Brandebourg, le seul des princes protestants qui était encore en armes contre lui, abandonne la France dont il a reçu de l’argent, et sert sous Charles-Quint au siége de Metz. Le fameux François, duc de Guise, qui défendait Metz avec l’élite de la noblesse française, l’oblige de lever le siége, le 26 décembre, au bout de soixante-cinq jours ; Charles y perdit plus du tiers de son armée.

1553. Charles se venge du malheur qu’il a essuyé devant Metz en envoyant les comtes de Lalain et de Reuss assiéger Térouane : la ville est prise et rasée.

Philibert-Emmanuel, prince de Piémont, depuis duc de Savoie, qui devient bientôt un des plus grands généraux de ce siècle, est mis à la tête de l’armée de l’empereur : il prend Hesdin, qui est rasé comme Térouane. Mais le duc d’Arschot, qui commandait un corps considérable, se laisse battre, et la fortune de Charles est encore arrêtée.

Les affaires en Italie restent dans la même situation ; l’Allemagne n’est pas tranquille. L’inquiet Albert de Brandebourg, qu’on nommait l’Alcibiade, toujours à la tête d’un corps de troupes, les fait subsister de pillage ; il ravage les terres de Henri de Brunsvick, et même de l’électeur Maurice de Saxe.

L’électeur Maurice lui livre bataille auprès de Hildesheim, au mois de juillet ; il la gagne, mais il y est tué. Ce prince n’avait que trente-deux ans, mais il avait acquis la réputation d’un grand capitaine et d’un grand politique ; son frère Auguste lui succède.

Albert l’Alcibiade fait encore la guerre civile ; la chambre impériale lui fait son procès ; il n’en continue pas moins ses ravages ; mais enfin, manquant d’argent et de troupes, il se réfugie en France. L’empereur, pour mieux soutenir cette grande puissance, qui avait reçu tant d’accroissement et tant de diminution, arrête le mariage de son fils Philippe avec Marie, reine d’Angleterre, fille de Henri VIII et de Catherine d’Aragon.

Quoique le parlement d’Angleterre ajoutât aux clauses du contrat de mariage que l’alliance entre les Français et les Anglais subsisterait, Charles n’en espérait pas moins, et avec raison, que cette alliance serait bientôt rompue. C’était en effet armer l’Angleterre contre la France que de lui donner son fils pour roi ; et si Marie avait eu des enfants, la maison d’Autriche voyait sous ses lois tous les États de l’Europe depuis la mer Baltique, excepté la France.

1554. Charles cède à son fils Philippe le royaume de Naples et de Sicile, avant que ce prince s’embarque pour l’Angleterre, où il arrive au mois de juillet, et est couronné roi conjointement avec Marie son épouse, comme depuis le roi Guillaume l’a été avec une autre Marie[37], mais non pas avec le pouvoir qu’a eu Guillaume.

Cependant la guerre dure toujours entre Charles-Quint et Henri II, sur les frontières de la France et en Italie, avec des succès divers et toujours balancés.

Les troupes de France étaient toujours dans le Piémont et dans le Montferrat, mais en petit nombre. L’empereur n’avait pas de grandes forces dans le Milanais ; il semblait qu’on fût épuisé des deux côtés.

Le duc de Florence, Cosme, armait pour l’empereur. Sienne, qui craignait de tomber un jour au pouvoir des Florentins, comme il lui est arrivé, était protégée par les Français. Medechino, marquis de Marignan, général de l’armée du duc de Florence, remporte une victoire sur quelques troupes de France et sur leurs alliés, le 2 auguste ; c’est en mémoire de cette victoire que Cosme institua l’ordre de Saint-Étienne, parce que c’était le jour de saint Etienne que la bataille avait été gagnée.

1555. Ernest, comte de Mansfeld[38], gouverneur du Luxembourg, est prêt de reprendre, par les artifices d’un cordelier, la ville de Metz, que l’empereur n’avait pu réduire avec cinquante mille hommes. Ce cordelier, nommé Léonard, gardien du couvent, qui avait été confesseur du duc de Guise, et qu’on respectait dans la ville, faisait entrer tous les jours de vieux soldats, allemands, espagnols, et italiens, déguisés en cordeliers, sous prétexte d’un chapitre général qui devait se tenir.

Un chartreux découvre le complot : on arrête le P. Léonard, qu’on trouva mort le lendemain ; son corps fut porté au gibet, et on se contenta de faire assister dix-huit cordeliers à la potence. Tant d’exemples du danger d’avoir des moines n’ont pu encore les faire abolir.

L’ancienne politique des papes se renouvelle sous Paul IV, de la maison de Caraffe : cette politique est, comme on a vu dans le cours de cet ouvrage, d’empêcher l’empereur d’être trop puissant en Italie.

Paul IV ne songe point au concile de Trente, mais à faire la guerre dans le royaume de Naples et dans le Milanais, avec le secours de la France, pour donner, s’il le peut, des principautés à ses neveux. Il s’engage à joindre dix mille hommes aux nouvelles troupes que Henri II doit envoyer.

La guerre allait donc devenir plus vive que jamais. Charles voyait qu’il n’aurait pas un moment de repos dans sa vie ; la goutte le tourmentait ; le fardeau de tant d’affaires devenait pesant ; il avait joué longtemps le plus grand rôle dans l’Europe : il voulut finir par une action plus singulière que tout ce qu’il avait fait dans sa vie, par abdiquer toutes ses couronnes et l’empire.

Tandis qu’il se préparait à renoncer à tant d’États pour s’ensevelir dans un monastère, il assurait la liberté des protestants dans la diète d’Augsbourg ; il leur abandonnait les biens ecclésiastiques dont ils s’étaient emparés ; on changeait en leur faveur la formule du serment des conseillers de la chambre impériale ; on ne devait plus jurer par les saints, mais seulement par les évangiles. Le vainqueur de Muhlberg cédait ainsi à la nécessité ; et prêt d’aller vivre en moine, il agissait en philosophe.

Le 24 novembre[39], il assemble les états à Bruxelles, et remet les Pays-Bas à son fils Philippe ; le 10 janvier suivant, il lui cède l’Espagne, le nouveau monde, et toutes ses provinces héréditaires.

Il pardonne à Octave Farnèse, son gendre ; il lui rend Plaisance et le Novarais, et se prépare à céder l’empire à son frère, le roi des Romains.

1556. Tout le dégoûtait. Les Turcs étaient toujours maîtres de la Hongrie jusqu’à Bude, et inquiétaient le reste ; les Transylvains souffraient impatiemment le joug ; le protestantisme pénétrait dans les États autrichiens ; et l’empereur avait résolu depuis longtemps de dérober à tant de soins une vieillesse prématurée et infirme, et un esprit détrompé de toutes les illusions ; il ne voulait pas montrer sur le trône sa décadence.

Ne pouvant donc céder l’empire à son fils, il le cède à son frère ; il demande préalablement l’agrément du saint-siége, lui qui n’avait pas certainement demandé cet agrément pour être élu empereur.

Paul IV abuse de la soumission de Charles-Quint, et le refuse ; ce pontife était à la fois très-satisfait de le voir quitter l’empire, et de le chagriner. Charles-Quint, sans consulter le pape davantage, envoie de Bruxelles son abdication[40], le 17 septembre 1556, la trente-sixième année de son empire.

Le prince d’Orange porte la couronne et le sceptre impérial à Ferdinand. Charles s’embarque aussitôt pour l’Espagne, et va se retirer dans l’Estramadure, au monastère de Saint-Just, de l’ordre des hiéronymites. La commune opinion est qu’il se repentit ; opinion fondée seulement sur la faiblesse humaine, qui croit impossible de quitter sans regret ce que tout le monde envie avec fureur. Charles oublia absolument le théâtre où il avait joué un si grand personnage, et le monde qu’il avait troublé, parce qu’il sentait bien, dans son affaiblissement, qu’il ne pouvait le troubler davantage. »

Paul IV engage les électeurs ecclésiastiques à ne point admettre la démission de Charles-Quint, et à ne point reconnaître Ferdinand. Son intérêt était de mettre la division dans l’empire, pour avoir plus de pouvoir en Italie ; en effet, tous les actes dans l’empire furent promulgués au nom de Charles-Quint, jusqu’à l’année de sa mort ; fait aussi important que véritable, et qu’aucun historien n’a rapporté.


  1. Voyez, dans la Correspondance, la lettre à Gaillard, du 28 avril 1769, et tome XII, page 259.
  2. Voyez tome XII, page 311 et suivantes.
  3. Voyez tome XII, page 494 et suivantes.
  4. Voyez page 61 et suivantes du présent volume.
  5. Voyez tome XII, pages 228 et 295.
  6. D’où les Français ont fait le mot lansquenet.
  7. Voyez années 1486 et 1520.
  8. Voyez tome XII, page 229.
  9. Voltaire se prononce ici en toute franchise sur le connétable. Dans l’Essai, au contraire, la trahison est presque niée. Voyez tome XII, page 256.
  10. Robertson cite le 28 ; des ouvrages estimés citent le 19 (Cl.)
  11. Voyez tome XII, page 259.
  12. En Saxe, à Stolberg.
  13. Le 18 mars, selon Robertson. La rivière d’Andaye est plus connue sous le nom de Bidassoa, surtout depuis la paix de 1659.
  14. Voltaire a dit cinquante-neuf, ci-dessus, page 385, et tome XI, page 523.
  15. Mohack.
  16. En 1444.
  17. Cette date est celle qu’on lit dans l’édition de 1754. Il paraît certain que le duc de Bourbon périt le 6 mai ; et, si l’on en croit Benvenuto Cellini, célèbre artiste de Florence, ce fut ce dernier qui le tua d’un coup d’arquebuse.
  18. Page 492.
  19. À la fin de décembre 1530, quelques jours avant l’élection de Ferdinand, qui eut lieu le 5 janvier 1531, et non 1530. (Cl.).
  20. Voyez tome XII, page 314.
  21. Montecuccoli paraît être son vrai nom.
  22. Prœliare bella Domini, I, Rois, xviii, 17.
  23. Voyez tome XII, pages 301-302.
  24. En 1416.
  25. Voyez tome XII, page 126.
  26. Voyez année 1532.
  27. Voyez année 1529.
  28. Henri de Brunsvick. Voyez ci-après, année 1545.
  29. Le major Malcolme Sinclair, négociateur suédois, avait été le principal instrument du traité d’alliance du 22 décembre 1739, entre la Suède et la Turquie (contre la Russie) ; il fut assassiné en Silésie à son retour de Constantinople. La guerre déclarée à la Russie par la diète de Stockholm, le 4 août 1741, se termina par le traité d’Abo du 6 — 17 auguste 1743. (B.)
  30. Le P. Barre, auteur d’une grande histoire de l’Allemagne, met dans la bouche de Charles-Quint ces paroles : « Le pape est bien heureux que les princes de la ligue de Smalcalde ne m’aient pas proposé de me faire protestant : car, s’ils l’avaient voulu, je ne sais pas ce que j’aurais fait. » On sait que c’est la réponse de l’empereur Joseph Ier quand le pape Clément XI se plaignit à lui de ses condescendances pour Charles XII. Le P. Barre ne s’est pas contenté d’imputer à Charles-Quint ce discours qu’il ne tint jamais ; mais il a, dans son histoire, inséré un très-grand nombre de faits et de discours pris mot pour mot de l’histoire de Charles XII. Il en a copié plus de deux cents pages. Il n’est pas impossible, à la rigueur, qu’on ait dit et fait, dans les xiie, xiiie et xive siècles, précisément les mêmes choses que dans le xviiie ; mais cela n’est pas bien vraisemblable. On a été obligé de faire cette note parce que des journalistes, ayant vu dans l’histoire de Charles XII et dans celle d’Allemagne tant de traits absolument semblables, ont accusé l’historien de Charles XII de plagiat, ne faisant pas réflexion que cet historien avait écrit plus de quinze ans avant l’autre. (Note de Voltaire.)
  31. C’est-à-dire : il cesse de faire la guerre. Il mourut plus tard, en 1546. (Cl.)
  32. Le 13 décembre, selon l’Art de vérifier les dates, et le Moréri de 1759, où il est dit que Paul III avait annoncé cette assemblée célèbre pour le 15 mars 1515.
  33. Page 512.
  34. À Eisleben, le 18 février 1546.
  35. Pages 492, 500, et 511.
  36. Voyez pages 492 et 500.
  37. Voyez, tome XIV, le chapitre xv du Siècle de Louis XIV.
  38. Voyez année 1622.
  39. Le 25 octobre, selon Robertson ; mais le 24 novembre selon le P. Barre, qui a induit Voltaire en erreur. (Cl.)
  40. Voltaire, dans le Catalogue des empereurs, cite le 2 juin 1556 comme date de cet acte si important, sur lequel les historiens s’accordent si peu. Selon Robertson, Charles-Quint abdiqua le 27 auguste 1556, comme empereur, par un acte que les électeurs acceptèrent le 24 février 1558. (Cl.)