Essai sur les mœurs/Chapitre 123

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CHAPITRE CXXIII.

De Charles-Quint et de François Ier. Malheurs de la France.

On connaît quelle rivalité s’éleva dès lors entre ces deux princes. Comment pouvaient-ils n’être pas éternellement en guerre ? Charles, seigneur des Pays-Bas, avait l’Artois et beaucoup de villes à revendiquer ; roi de Naples et de Sicile, il voyait François Ier prêt à réclamer ces États au même titre que Louis XII ; roi d’Espagne, il avait l’usurpation de la Navarre à soutenir ; empereur, il devait défendre le grand fief du Milanais contre les prétentions de la France. Que de raisons pour désoler l’Europe !

Entre ces deux grands rivaux, Léon X veut d’abord tenir la balance ; mais comment le peut-il ? qui choisira-t-il pour vassal, pour roi des Deux-Siciles, Charles ou François ? que deviendra l’ancienne loi des papes, portée dès le XIIIe siècle, « que jamais roi de Naples ne pourra être empereur » ? loi à laquelle Charles d’Anjou s’était soumis, et que les papes regardaient comme la gardienne de leur indépendance. Léon X n’était pas assez puissant pour faire exécuter cette loi : elle pouvait être respectée à Rome ; elle ne l’était pas dans l’empire. Bientôt le pape est obligé de donner une dispense à Charles-Quint, qui veut bien la solliciter, et de reconnaître malgré lui un vassal qui le fait trembler : il donne cette dispense, et s’en repent le moment d’après.

Cette balance que Léon X voulait tenir, Henri VIII l’avait entre les mains : aussi le roi de France et l’empereur le courtisent ; mais tous deux tâchent de gagner son premier ministre le cardinal Wolsey.

(1520) D’abord François Ier ménage cette célèbre entrevue près de Calais avec le roi d’Angleterre. Charles, arrivant d’Espagne, va voir ensuite Henri à Cantorbéry, et Henri le reconduit à Calais et à Gravelines.

Il était naturel que le roi d’Angleterre prît le parti de l’empereur, puisqu’en se liguant avec lui il pouvait espérer de reprendre en France les provinces dont avaient joui ses ancêtres ; au lieu qu’en se liguant avec François Ier il ne pouvait rien gagner en Allemagne, où il n’avait rien à prétendre.

Pendant qu’il temporise encore, François Ier commença cette querelle interminable en s’emparant de la Navarre. Je suis très-éloigné de perdre de vue le tableau de l’Europe pour chercher à réfuter les détails rapportés par quelques historiens ; mais je ne puis m’empêcher de remarquer combien Puffendorf se trompe souvent : il dit que cette entreprise sur la Navarre fut faite par le roi dépossédé (1516), immédiatement après la mort de Ferdinand le Catholique ; il ajoute que « Charles avait toujours devant les yeux son plus ultra, et formait de jour en jour de vastes desseins ». Il y a là bien des méprises. (1516) Charles avait quinze ans ; ce n’est pas l’âge des vastes desseins ; il n’avait point pris encore sa devise de plus ultra. Enfin, après la mort de Ferdinand, ce ne fut point Jean d’Albret qui rentra dans la Navarre : ce Jean d’Albret mourut cette année-là même (1516) ; ce fut François Ier qui en fit la conquête passagère au nom de Henri d’Albret, non pas en 1516, mais en 1521.

Ni Charles VIII, ni Louis XII, ni François Ier, ne gardèrent leurs conquêtes. La Navarre, à peine soumise, fut prise par les Espagnols. Dès lors les Français furent obligés de se battre toujours contre les forces espagnoles, à toutes les extrémités du royaume, vers Fontarabie, vers la Flandre, vers l’Italie ; et cette situation des affaires a duré jusqu’au XVIIIe siècle.

(1521) Dans le même temps que les troupes espagnoles de

Charles-Quint reprenaient la Navarre, ses troupes allemandes pénétraient jusqu’en Picardie, et ses partisans soulevaient l’Italie : les factions et la guerre étaient partout.

Le pape Léon X, toujours flottant entre François Ier et Charles-Quint, était alors pour l’empereur. Il avait raison de se plaindre des Français : ils avaient voulu lui enlever Reggio comme une dépendance du Milanais ; ils se faisaient des ennemis de leurs nouveaux voisins par des violences hors de saison. Lautrec, gouverneur du Milanais, avait fait écarteler le seigneur Pallavicini, soupçonné de vouloir soulever le Milanais, et il avait donné à son propre frère de Foix la confiscation de l’accusé. Cela seul rendait le nom français odieux. Tous les esprits étaient révoltés. Le gouvernement de France ne remédiait à ces désordres ni par sa sagesse, ni en envoyant l’argent nécessaire.

En vain le roi de France, devenu l’allié des Suisses, en avait à sa solde ; il y en eut aussi dans l’armée impériale ; et ce cardinal de Sion, toujours si funeste aux rois de France, ayant su renvoyer en leur pays ceux qui étaient dans l’armée française, Lautrec, gouverneur du Milanais, fut chassé de la capitale, et bientôt de tout le pays. (1521) Léon X mourut alors dans le temps que sa monarchie temporelle s’affermissait, et que la spirituelle commençait à tomber en décadence.

Il parut bien à quel point Charles-Quint était puissant, et quelle était la sagesse de son conseil. Il eut le crédit de faire élire pape son précepteur Adrien, quoique né à Utrecht et presque inconnu à Rome. Ce conseil, toujours supérieur à celui de François Ier, eut encore l’habileté de susciter contre la France le roi d’Angleterre Henri VIII, qui espéra pouvoir démembrer au moins ce pays qu’avaient possédé ses prédécesseurs. Charles va lui-même en Angleterre précipiter l’armement et le départ. Il sut même bientôt après détacher les Vénitiens de l’alliance de la France, et les mettre dans son parti. Pour comble, une faction qu’il avait dans Gênes, aidée de ses troupes, chasse les Français, et fait un nouveau doge sous la protection impériale : ainsi sa puissance et son adresse pressaient et entouraient de tous côtés la monarchie française.

François Ier, qui dans de telles circonstances dépensait trop à ses plaisirs, et gardait peu d’argent pour ses affaires, fut obligé de prendre dans Tours une grande grille d’argent massif dont Louis XI avait entouré le tombeau de saint Martin ; elle pesait près[1] de sept mille marcs : cet argent, à la vérité, était plus nécessaire à l’État qu’à saint Martin ; mais cette ressource montrait un besoin pressant, il y avait déjà quelques années que le roi avait vendu vingt charges nouvelles de conseillers du parlement de Paris. La magistrature ainsi à l’encan, et l’enlèvement des ornements des tombeaux, ne marquaient que trop le dérangement des finances. Il se voyait seul contre l’Europe ; et cependant, loin de se décourager, il résista de tous côtés. On mit si bon ordre aux frontières de Picardie que l’Anglais, quoiqu’il eût dans Calais la clef de la France, ne put entrer dans le royaume ; on tint en Flandre la fortune égale ; on ne fut point entamé du côté de l’Espagne ; enfin le roi, auquel il ne restait en Italie que le château de Crémone, voulut aller lui-même reconquérir le Milanais, ce fatal objet de l’ambition des rois de France.

Pour avoir tant de ressources, et pour oser rentrer dans le Milanais lorsqu’on était attaqué partout, vingt charges de conseillers et la grille de saint Martin ne suffisaient pas : on aliéna pour la première fois le domaine du roi ; on haussa les tailles et les autres impôts. C’était un grand avantage qu’avaient les rois de France sur leurs voisins ; Charles-Quint n’était despotique à ce point dans aucun de ses États ; mais cette facilité funeste de se ruiner produisit plus d’un malheur en France.

On peut compter parmi les causes des disgrâces de François Ier l’injustice qu’il fit au connétable de Bourbon, auquel il devait le succès de la journée de Marignan. C’était peu qu’on l’eût mortifié dans toutes les occasions : Louise de Savoie, duchesse d’Angoulême, mère du roi, qui avait voulu se marier au connétable devenu veuf, et qui en avait essuyé un refus, voulut le ruiner, ne pouvant l’épouser ; elle lui suscita un procès reconnu pour très injuste par tous les jurisconsultes ; il n’y avait que la mère toute-puissante d’un roi qui pût le gagner.

Il s’agissait de tous les biens de la branche de Bourbon. Les juges, trop sollicités, donnèrent un arrêt qui, mettant ses biens en séquestre, dépouillait le connétable. Ce prince envoie l’évêque d’Autun, son ami, demander au roi au moins une surséance. Le roi ne veut pas seulement voir l’évêque. Le connétable au désespoir était déjà sollicité secrètement par Charles-Quint. Il eût été héroïque de bien servir et de souffrir ; il y a une autre sorte de grandeur, celle de se venger. Charles de Bourbon prit ce funeste parti : il quitta la France et se donna à l’empereur. Peu d’hommes ont goûté plus pleinement ce triste plaisir de la vengeance.

Tous les historiens flétrissent le connétable du nom de traître. On pouvait, il est vrai, l’appeler rebelle et transfuge ; il faut donner à chaque chose son nom véritable. Le traître est celui qui livre le trésor, ou le secret, ou les places de son maître, ou son maître lui-même à l’ennemi. Le terme latin tradere, dont traître dérive, n’a pas d’autre signification.

C’était un persécuté fugitif qui se dérobait aux vexations d’une cour injuste et corrompue, et qui s’allait mettre sous la protection d’un défenseur puissant pour se venger les armes à la main.

Le connétable de Bourbon, loin de livrer à Charles-Quint rien de ce qui appartenait au roi de France, se livra seul à lui dans la Franche-Comté, où il s’enfuit sans aucun secours.

(1523) Dès qu’il fut entré sur les terres de l’empire, il rompit publiquement tous les liens qui l’attachaient au roi dont il était outragé ; il renonça à toutes ses dignités, et accepta le titre de généralissime des armées de l’empereur. Ce n’était point trahir le roi, c’était se déclarer contre lui ouvertement. Sa franchise était à la vérité celle d’un rebelle, sa défection était condamnable ; mais il n’y avait assurément ni perfidie ni bassesse. Il était à peu près dans le même cas que le prince Louis de Bourbon, nommé le grand Condé, qui, pour se venger du cardinal Mazarin, alla se mettre à la tête des armées espagnoles. Ces deux princes furent également rebelles, mais aucun d’eux n’a été perfide.

Il est vrai que la cour de France, soumise à la duchesse d’Angoulême, ennemie du connétable, persécuta les amis du fugitif. Le chancelier Duprat surtout, homme dur autant que servile, le fit condamner lui et ses amis comme traîtres ; mais la trahison et la rébellion sont deux choses très-différentes.

Tous nos livres en ana, tous nos recueils de contes ont répété l’historiette d’un grand d’Espagne qui brûla sa maison à Madrid parce que le traître Bourbon y avait couché. Cette anecdote est aisément détruite ; le connétable de Bourbon n’alla jamais en Espagne, et d’ailleurs la grandeur espagnole consista toujours à protéger les Français persécutés dans leur patrie.

Le connétable, en qualité de généralissime des armées de l’empereur, va dans le Milanais, où les Français étaient rentrés sous l’amiral Bonnivet, son plus grand ennemi. Un connétable qui connaissait le fort et le faible de toutes les troupes de France devait avoir un grand avantage. Charles en avait de plus grands : presque tous les princes d’Italie étaient dans ses intérêts ; les peuples haïssaient la domination française ; et enfin il avait les meilleurs généraux de l’Europe : c’était un marquis de Pescaire, un Lannoy, un Jean de Médicis, noms fameux encore de nos jours.

L’amiral Bonnivet, opposé à ces généraux, ne leur fut pas comparé ; et quand même il leur eût été supérieur par le génie, il était trop inférieur par le nombre et par la qualité des troupes, qui encore n’étaient point payées. Il est obligé de fuir. Il est attaqué dans sa retraite à Biagrasse. Le fameux Bayard, qui ne commanda jamais en chef, mais à qui le surnom de chevalier sans peur et sans reproche était si bien dû, fut blessé à mort dans cette déroute de Biagrasse. Peu de lecteurs ignorent que Charles de Bourbon, le voyant dans cet état, lui marqua combien il le plaignait, et que le chevalier lui répondit en mourant : « Ce n’est pas moi qu’il faut plaindre, mais vous, qui combattez contre votre roi et contre votre patrie. »

Il s’en fallut bien peu que la défection de ce prince ne fût la ruine du royaume. Il avait des droits litigieux sur la Provence, qu’il pouvait faire valoir par les armes, au lieu de droits réels qu’un procès lui avait fait perdre. Charles-Quint lui avait promis cet ancien royaume d’Arles, dont la Provence devait faire la principale partie. (1524) Le roi Henri VIII lui donnait cent mille écus par mois cette année pour les frais de la guerre. Il venait de prendre Toulon ; il assiégea Marseille. François Ier avait sans doute à se repentir ; cependant rien n’était désespéré ; le roi avait une armée florissante. Il courut au secours de Marseille, et, ayant délivré la Provence, il s’enfonça encore dans le Milanais. Bourbon alors retournait par l’Italie en Allemagne chercher de nouveaux soldats. François Ier, dans cet intervalle, se crut quelque temps maître de l’Italie.

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  1. Voyez l’Histoire du Parlement, chapitre xvi. (Note de Voltaire.)