Baal ou la magicienne passionnée/Texte entier

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BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON
RENÉE DUNAN

BAAL
OU
LA MAGICIENNE PASSIONNÉE
LIVRE DES ENSORCELLEMENTS
AMIENS
LIBRAIRIE EDGAR MALFÈRE
7, RUE DELAMBRE, 7
(Dépôt à Paris, 1, rue Vavin, 6e arr.)
1924
SIXIÈME MILLE                                                            



BAAL
OU
LA MAGICIENNE PASSIONNÉE


JUSTIFICATION DU TIRAGE


Il a été tiré :

20 exemplaires sur Hollande, numérotés de 1 à 20.

30 exemplaires sur Arches, numérotés de 21 à 50.


Tous droits de reproduction réservés.
Copyright 1924 by Edgar Malfère.


BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON
RENÉE DUNAN

BAAL
OU
LA MAGICIENNE PASSIONNÉE
LIVRE DES ENSORCELLEMENTS
AMIENS
LIBRAIRIE EDGAR MALFÈRE
7, RUE DELAMBRE, 7
1924
Sixième mille.                                                            



DU MÊME AUTEUR



À paraître :


Le Prix Lacombyne (nouvelles littéraires et morales). Éditions de Luxe Mornay.
La Gynandre Rousse (suite de La Culotte en jersey de soie).
Le Baiser Mal Placé (voyages trop passionnés).
Vénus Close (caresses antiques).
La Dernière Jouissance (roman de la fin du monde).
Machus Calvus (roman de Jules César).
L’Arc Bandé (amours errantes).

Le Chat à neuf queues
La Rhétorique Libertine
Divus sit, dum non vivus…
critiques.


Déjà parus :


La Triple Caresse.
La Culotte en jersey de soie.



PRÉFACE


Que le lecteur consente, en ouvrant ce livre, à admettre un instant l’Au-Delà.

Je ne réclame point une religion provisoire et l’Au-Delà de transcendance absolu serait au delà du mien. Je ne veux que proposer l’hypothèse, admise à la façon du « supposons le problème résolu » mathématique, d’un monde étranger au nôtre, appartenant aux espaces supérieurs, inconcevable seulement à qui croit notre logique la seule logique possible et que hanteraient quelques-unes des passions dont se taraude la moelle des humains.

L’esprit des hommes, situé, ou créé, ou rejeté, ou tendant, en porte à faux sur plusieurs domaines de connaissable, paraît, surtout en matière romanesque, pouvoir suivre facilement mon désir. Peut-être en sera-t-il plus près de la Vérité absolue, mais je ne dogmatise point. Il me suffit qu’on consente à admettre une source vraisemblable à cette chaleur mystérieuse, à cette lumière inconnue, à tant de contacts secrets qui ne sont vraiment pas du monde qu’étudient les chimistes, les biologistes et les physiciens.

J’ai dit que certaines passions animent mon Au-Delà. L’une, surtout, pour honnie qu’elle soit partout (les mots ne savent pas encore résister à la sottise qui les accole) remplit ce livre de sa véhémence âpre et mystique. C’est la passion sur laquelle, dit Platon, règne le premier des fils de l’Absolu : Eros.


Renée Dunan




I

TSADÉ



I

TSADÉ


Non ! personne n’a vu, et peut-être ne reverra jamais les prodigieuses expériences métapsychiques, hyperpsychiques, panpsychiques auxquelles j’ai pu assister, auxquelles je participai… À plusieurs reprises, elles m’ont donné un frisson que nul événement humain, fût-il vaste comme un continent, désastreux comme une guerre, tragique comme…

Mais toute comparaison est vaine. Ce que j’ai vu, comprenez-moi bien, est au delà de tout…

J’ai été en contact avec des êtres venus des mondes transcendants au nôtre. Les réalités qui m’ont frappée ne ressortissent à aucune logique, aucune raison terrestre. C’était…

C’était

Je me trouvais alors secrétaire de cette belle et étrange devineresse qui se faisait appeler Mme de Palmyre. Elle habitait près de l’Étoile, à Paris, un appartement démesuré sur trois immeubles et deux étages de chacun d’eux. Lorsque j’étais au service personnel de Tony Dreyse, le banquier, je lui avais exprimé un jour l’ennui de ses bordereaux, de ses cotes, de ses cours de Bourse, de ses courtages et surtout de l’invincible sottise où vivait sa clientèle que je devais alimenter quotidiennement de boniments financiers.

Dreyse me dit :

— Dites donc ! j’utiliserai Marthe Knoberg, que vous avez si admirablement dressée — je le dis sans malice — et vous allez pouvoir essayer d’un autre métier. Je vous reprendrai sitôt que vous en aurez assez. Voilà : Palmyre a besoin d’une secrétaire. Allez-y !

Je savais Palmyre amie personnelle de Dreyse, j’entrai chez Palmyre.

C’était une femme extraordinaire, peu compréhensible, pleine de secrets et de vices étranges. Elle connaissait la terre entière, disposait de pouvoirs physiques et psychiques affolants et cachait des ambitions impériales. Avec cela belle, portant fièrement un masque d’Hellade, svelte, catégorique, despotique et douée d’une fascinante ubiquité.

Elle menait à la baguette une clientèle de politiciens, de banquiers, d’écrivains, d’hommes lourds et sceptiques, qui pliaient devant elle comme des joncs. Toutes les femmes de théâtre, d’argent et de mondanités avaient eu, une ou cent fois, recours à Palmyre. Elle les avait grugées et traitées durement. Les plus rudoyées parlaient pourtant d’elle avec tendresse. Les hommes mieux encore…

Elle prédisait les avenirs les plus mystérieux, faisait aimer les amants les plus hostiles, magnétisait, pour des buts variés et cocasses, les stylos, pyjamas, bracelets, chemises, papiers à lettres, vers d’amour, fauteuils ou objets plus délicats à citer…

Elle apprenait aux héritiers à envoûter de loin un parent trop attaché à la vie, faisait gagner aux courses ou au baccarat, vendait des philtres d’amour, de volonté ou de vengeance, rééditait messes noires et cérémonies maléfiques de tout ordre ; enfin elle avait ressuscité toute la magie médiévale.

Elle gagnait un argent fou, réclamait dix mille francs pour une consultation de cinq minutes et de véritables fortunes pour toutes les sorcelleries d’amour où elle excellait. On ne lui refusait jamais.

Je ne croyais à aucun des trucs d’occultisme dont Palmyre faisait négoce. Ces balivernes me ravissaient toutefois comme des témoignages de la crédulité publique. J’avouais seulement que la correspondance de la sorcière était très savoureuse. Un psychologue y aurait découvert des trésors, car les clients et clientes d’une magicienne ne mentent jamais. Tout de même, j’étais souvent étonnée que les prédictions de Palmyre fussent si justes. Le hasard n’est pas si exact...

Et aussi je m’émerveillais qu’elle sut aboutir à tout ce qu’elle tentait. Elle remettait ensemble les amants séparés, assurait des vengeances, faisait aboutir de complexes projets, semblait enfin aussi habile et maîtresse de son activité que si ce qu’elle faisait avait été vrai.

 

Un jour peu après midi, nous conversions dans un de ses studios intimes. Je la devinais mal portante et ses yeux d’obsidienne paraissaient résorber la lumière. Elle souriait de sa bouche mince et rouge, avec une sorte de malignité.

Elle me dit :

— Renée, nous sommes en danger !

Je la regardai avec une puissante envie de rire :

— Bien sûr. Tout le monde ici-bas est en danger. Un tremblement de terre comme au Japon !…

Elle secoua la tête avec lenteur :

— Ne parlez pas de hasards, Renée ! Je désigne une volonté extérieure, inconnue, qui est dirigée contre moi, et qui peut beaucoup.

Je pris l’air ingénu :

— Vous avez trop le sens des affaires pour ne pas avoir pris des précautions !

— Des précautions ! Quelles précautions ?

— Dame, le danger ! je ne vois que ces messieurs de la dame à la balance…

Elle me regardait avec des yeux étonnés.

— Que chantez-vous là, mon petit ?

— La Tour Pointue, quoi !

— Ah ! vous avez pu croire que je m’occupais de ces individus-là ! Vrai, Renée, vous jugez comme une gamine ! Que voulez-vous que m’importent juges et juristes ? Ils sont dans ma main, comme ça.

Elle ferma le pouce et l’auriculaire en un geste amusé.

— Alors, je ne comprends pas le danger.

— Renée, vous n’êtes pas visée, vous, du moins je ne crois pas, mais moi…

— Visée, mais dites-moi, par qui ? Nous parlons comme si c’était en deux langues différentes.

Elle se leva, fit trois pas indolents dans la pièce, et jeta vers le plafond ses bras nus aux mains étroites.

Je vis le creux gonflé des aisselles rases et le long fourreau de satin noir qui la vêtait accusa depuis les aines des plis de draperie grecque. Elle revint à moi.

— Il y a une force, Renée, une Force Occulte, familière, peut-être, qui m’est devenue hostile… tant !…

— Une force occulte ? Ma foi ! j’aime autant vous dire que je ne connais pas ça. Depuis que je suis ici, j’ai vu bien des choses, mais des forces occultes…

— Voyons, Renée, avez-vous cru que je ne sache rien du métier que j’exerce ?

— Tout cru, je considère ce métier comme une étonnante fumisterie… que vous avez d’ailleurs portée à un degré de perfection prodigieux.

— Mais, mon petit, ça existe !

— Ça existe… quoi donc ?

— … ce que je dis et fais…

— Non ! je vous en prie, ne me tenez pas pour une cliente possible des cartomanciennes. Quand vous avez demandé trois mille francs à Lucette de Lantz, la danseuse, pour magnétiser le papier à lettres sur quoi elle écrit à l’amant qui voulait la plaquer, vous pensez me faire avaler que… Le papier à lettres en question, c’est une boîte achetée en solde au Louvre, et par moi… Allons !

Palmyre riait. Elle s’assit et se croisa les jambes, puis très lentement elle alluma une cigarette. Je voyais ses jarrets minces et le méplat du tibia sur lequel collait la soie des bas noirs.

Elle dit enfin :

— Vous me calmez, avec le souvenir de Lantz. Oui, c’est une blague que ce coup du papier magnétique.

— Et le talisman sur parchemin vierge que vous avez passé pour douze cents francs à Paul Maysonnés, le sénateur ?

— Ah ! Renée, ça, c’est autre chose…

— Et le couteau, — c’était plutôt un stylet, — pour tuer Giovan Balassio, le gros marchand sicilien, en l’enfonçant dans le cœur de la statuette de cire ?

— Mais, mon petit, vous savez bien que la chose a été faite…

— Oui, il était malade, sans doute. Il est mort. Entendu ! Le stylet n’y est pour rien.

Palmyre se leva encore, elle alla chercher, dans une coupe, une sorte d’aiguille courbe et triangulaire.

— Renée, mettez votre main sur votre genou !

— Elle s’assit, avec l’aiguille tenue entre le pouce et le médius, pointe en bas, à quelques pas de moi.

— Eh bien ?

— Votre main est à quatre mètres de l’aiguille, Renée, n’est-ce pas ?

— À peu près. Faut-il mesurer ?

— Taisez-vous donc, ou je vous… Tenez ! à mesure que j’abaisse l’aiguille, elle traversera votre main. Sentez-vous ?

— Oui, ma foi !

— Et comme ça ?

— Tiens, ça saigne !

— Et plus ?

— Ah, mais, ça fait mal vraiment !…

— Bon ! voulez-vous que je vous le fasse au bout du nez sans m’approcher ?

— Non, merci !

— Êtes-vous convaincue ?

— Heu !

— Ah ! vous êtes une négatrice enragée. Si j’étais méchante, je vous convaincrais bien. Regardez ce brûle-parfum aux oiseaux ?

C’était un bloc de bronze ciselé et creux, d’une beauté extraordinaire. Palmyre leva les deux médius ensemble vers le brûle-parfum.

Le lourd bronze quitta son guéridon et flotta en l’air.

— Je le pose sur votre tête !…

Il vint s’appuyer sur mon front.

— Je le renvoie dehors…

Alors, la porte, d’un déclic brutal, s’ouvrit, et le brûle-parfum sortit, flottant à un mètre du sol. Je restai horrifiée.

— Ah ! ça !

— Tiens, vous commencez à être émerveillée, mon petit ! Venez au balcon, je ferai quelque chose de plus redoutable pour vous apprendre…

Nous passâmes par le studio aux épées rempli de sabres japonais, et le studio aux estampes, où l’on voyait d’admirables dessins d’occultisme et de prodigieuses toiles d’Odilon Redon.

Dans la troisième pièce, presque nue, avec seulement une chaise d’ébène au milieu, il y avait au lieu de fenêtre une vaste baie que Palmyre ouvrit. Nous étions à l’angle de l’avenue Victor-Hugo.

Palmyre me dit :

— Si vous voulez que nous fassions tomber de son balcon la femme qui fait comme nous, là-bas, en face ?

— La faire tomber de son balcon ! Je ne comprends pas !

— Tiens, Renée, dit-elle en me tutoyant soudain. Tu vas comprendre ! écarte-toi ! et regarde là-bas.

Je glissai à droite après avoir vu Palmyre s’asseoir sur la chaise d’ébène, d’où elle apercevait, minuscule, une femme en rose occupée à regarder les passants. Cent cinquante mètres nous séparaient au moins. Je ne voyais plus la sorcière, mais le cœur me sauta subitement dans la poitrine, et une émotion inconnue me secoua toute.

En deux secondes, sans que rien décelât comment cela se passait, je vis la fonte décorée du balcon lointain se briser comme du plâtre. La femme en rose parut s’effacer, mais je la retrouvai soudain tourbillonnant plus bas, et tombant… tombant… Je crus entendre en moi le choc, pourtant non perçu, de ce corps humain se brisant sur la terre. Et presque aussitôt, comme j’étais appuyée au mur, devant moi, à moins d’un mètre, le balcon de Palmyre craqua.

La résonance s’entendit comme un coup de marteau dans les ornements de métal. Au même instant, Palmyre surgissait et me prenait par le bras.

— Viens !

Je rentrai dans la pièce à la chaise d’ébène. Nous retraversâmes les studios et deux minutes après nous étions sur les fauteuils où la conversation avait commencé.

Palmyre était incroyablement blême.

— Renée, crois-tu ?

Elle tutoyait toujours dans les moments d’émotion.

— Croire ! quoi ?

— Que je dispose de pouvoirs… puissants.

— Il me semble en effet…

— Eh bien, je te l’ai dit au début, il y a une force contraire qui me vise.

— Humaine ?

— Je le voudrais, mais je ne sais encore !

— Que vous veut-elle, cette force ? Il y a donc des forces conscientes hors du monde ?

— Conscientes, je ne sais, mais qui agissent comme si elles avaient notre type de conscience, oui !

— Il y a, selon vous, plusieurs consciences ?

— Bien entendu ! La conscience, c’est la perception d’une différence entre l’objet et le sujet, entre la matière sentie et la sentante. Il y a autant de consciences qu’il y a de rapports possibles entre l’être et le non-être, qui lui-même peut être l’être d’un sous-non-être, comme l’absolu est la perfection d’un mode de relativité…

— Vous êtes une métaphysicienne digne de cette Hedwige qui fermait jadis le bec de Casanova, disputeur pourtant expert, c’est-à-dire Italien, à Genève.

Elle s’esclaffa avec un air ambigu.

— Impossible, Renée, de vous voir sérieuse !

— Écoutez, je vous connais déjà comme une prodigieuse femme de négoce. Vous vous révélez subitement philosophe, fakiresse, magicienne ; Alors ça m’ahurit, et, comme dit le père Hugo, dans ahurit, il y a rit…

— Renée, tu as tort de plaisanter. Il y a une force inconnue contre moi. Elle est peu active, mais dangereuse, et tu pourrais en être victime, car, participant à la vie de l’au-delà par toutes mes opérations, je suis « à portée » du mystère ennemi, et tu vis si près du soleil…

— Vrai ?

— Mais tu viens de le voir. Mon action pour briser le garde-fou là-bas au balcon de la femme rose, il n’y a pas cinq minutes, fut immédiatement suivie d’une réaction qui brisa le mien. Tu aurais été appuyée dessus, tu plongeais en bas, six étages… Quelle bouillie, ma pauvre Renée !

— Vous voulez me faire croire qu’au moment où vous assassiniez la femme rose…

— Elle n’est pas morte et ne mourra pas…

— Vous le savez ?

— Oui. Elle est tombée sur une tente de café.

— Vous voulez me faire croire que, juste à ce moment-là, une personne songea à nous jouer le même tour ? C’est du roman très feuilleton, tout ça…

— Enfant ! c’est moi qui ai détruit mon propre balcon. Ainsi agissent les ennemis dans le monde occulte. Ils renvoient les influences dangereuses sur la personne qui les émit. À un certain degré de prise mentale sur un autre esprit, on peut même obtenir que les mauvais vœux, les intentions méchantes, les souhaits sans bonté retombent sur la personne qui les enfanta. Ainsi elle se torture elle-même à vouloir le mal sur autrui.

— Il ne me semble pas que ce soit injuste…

— Ah, Renée, la « Justice » est une chose dont le nom réclame déjà bien des précautions pour être prononcé…

— Mais en tout cas, celui qui ne désire que le bien autour de lui ne connaîtra pas le danger qui vous menace ?…

Palmyre éclata de rire.

— Le Bien ! le Bien ! Qui sait ce qu’il est. Il advient que le mal moralise. Le bien jamais. Il rend orgueilleux et l’orgueil est peut-être, de tous les maux moraux, le pire. L’orgueil tend à devenir acte, c’est-à-dire domination, c’est-à-dire malheur. C’est le plus beau, le plus lourd, le plus coloré des fruits du Bien que le Mal.

Je murmurai :

— Alors, le mal est bon ?

— Parfois, Renée. Il y a dans le mal une humilité qui le sauve. Villon est un grand juste et Baudelaire est saint !

— Je remuai confusément en moi cette doctrine manichéenne. Palmyre, la tête renversée, sphingienne et voluptueuse, me regardait entre ses paupières serrées. Sa bouche sinuait pour une expression insaisissable, sourire, menace, appel, invocation ou maléfice.

Je quittai ce terrain de l’éthique, plein de fondrières.

— Mais votre ennemi ?

— Je ne pense pas qu’il prétende me moraliser par la menace, car je suis mal docile.

— Alors ?

— On luttera. J’ai mes minutes de défaillance, mais tu m’as revigorée. Toutefois, tu ne dois pas ignorer le danger.

— Je crois avoir prouvé — par neuf — que la frousse et moi ne partageons jamais le même lit.

— Tu parles bien !.… Nous allons faire la nique à l’être hostile. Si c’est un autre sorcier, qu’il prenne garde ! si c’est un être, ou une force de l’au-delà… j’inventerai des pièges et la Triple Hecate — elle riait — me servira.

— Le fameux crapaud femelle des Éleusiaques ?

— Ah, tu connais ça. Oui ! c’est bien l’Astarté des initiés d’antan, fille et ennemie de Baal.

La sonnerie d’appartement jeta des sons discordants et fluides.

— Ne perdons pas de vue la clientèle, Renée. Viens avec moi, et reste toujours à gauche du visiteur.

 

C’était une femme gracieuse, jeune et déraisonnable qui venait solliciter Palmyre. Son amant, après lui avoir donné, trois mois durant, des marques non équivoques d’amour, avait déjà semblé plus froid voici peu. Maintenant il était tout à fait de glace. Elle voulait un talisman pour le ramener et faire en sorte qu’il ne la quittât plus jamais.

Palmyre écoutait avec patience les explications entortillées de la jeune femme. D’une voix qui parut, tant elle était froide et indifférente, déconcerter la « cliente » ; elle demanda :

— Votre main ?

La femme tendit la main droite.

— La gauche, voyons !

Palmyre affectait le mépris. Elle jeta un regard malveillant sur l’entrelac des lignes qui couvraient la paume lisse et parfumée, puis, étendant nonchalamment le bras, prit derrière elle un petit poignard triangulaire, extrêmement fin et pointu comme une aiguille. De la pointe, elle suivait les lignes.

— Parallélisme ici, rupture là, les deux lignes confondues. Un accident voici deux ou trois mois…

La jeune femme, dont la main tremblait sous le contact de l’acier aiguisé, manié par la sorcière sans attention apparente, eut une approbation étonnée :

— Accident d’auto.

Palmyre commanda, aigrement :

— Tenez donc votre main immobile, je vous prie, ce poignard est empoisonné et vous allez vous blesser vous-même.

La cliente, médusée, devint couleur de vieille cire, les ailes de son nez battaient.

Alors, Palmyre se leva, lança le poignard devant elle, par-dessus la tête de la femme terrifiée, et, tandis qu’il se fichait dans un bloc de bois avec un cinglement, elle dit, autoritaire :

Deux mille francs. Dans cinq jours il sera redevenu votre amant. Quatre mille, et j’assure deux ans d’amour durant lesquels il sera impuissant avec toute autre femme que vous.

Elle me fit signe de venir avec elle.

— Dans deux minutes, madame, si vous acceptez, la servante qui va revenir vous mènera au laboratoire où nous ferons le nécessaire.

Nous sortîmes. Sitôt dehors, Palmyre pouffa :

— Hein ! si on les mène à la baguette, les clientes. Elle va marcher et nous allons faire fonctionner quelques mécaniques magiques. Tu verras, Renée, des choses que tu ignores.

Nous attendîmes trois minutes dans ce que Palmyre nommait « le laboratoire ». C’était un pentagone lambrissé de chêne jusqu’au plafond, avec cinq sièges de bois différents et divers objets étranges qui pouvaient être des machines pour un physicien. La servante vint apporter les quatre mille francs, — que Palmyre mit dans sa poche, — et on introduisit la « cliente ».

La sorcière lui fit signe de s’asseoir sur une chaise de bois rouge, puis la dévisagea, en se rapprochant d’elle, avec une sorte d’autorité fascinante.

— Vous voulez voir votre ami ?

— Oui !

Elle parlait avec une timidité sensuelle et peureuse.

— Tenez !…

La main de Palmyre, fermée avec, levé, le seul index bagué d’une perle noire, décrivit une sorte de geste fulgurant dans l’espace. C’était une courbe fermée, ovalaire, inclinée à quarante-cinq degrés sur le plancher. Le regard de la jeune amoureuse y plongeait droit.

L’ovale soudain, — et ma stupeur fut infinie, — sembla se remplir de nuit. L’air s’y condensait en une masse lourde et opaque, puis on eût dit que ce fut une eau qui dansait comme dans un vase agité. Cette eau était d’abord de couleur sombre, elle s’éclaircit, devint blanchâtre, eut l’air de se pétrifier sous une étrange lumière argentée, et s’immobilisa enfin, plane et profonde.

C’était un miroir…

Des formes naquirent dans le miroir : un appartement galant, avec des estampes de chasse aux murs, des divans chargés de coussins aux couleurs tendres, et du linge féminin jeté négligemment sur un pouf bleu.

Un homme entra. Grand, svelte et souriant. Un pantalon de pyjama rose le vêtait jusqu’aux hanches, il avait le torse nu. Il s’assit et alluma une cigarette.

— C’est lui, dit la jeune femme avec une terreur lascive…

Et on eût dit qu’elle allait se jeter sur l’homme au torse nu, qui s’arrangeait commodément parmi les coussins.

Mais la scène prit un aspect nouveau. Vêtue de ses seuls bas couleur chair, d’une chevelure blond ardent et d’un collier de perles à trois rangs, une jolie fille, âlacre et bénévole, apparaissait, un verre à la main. Elle but d’un liquide rouge sombre, posa vite le verre et vint s’étendre sur le divan déjà occupé…

Les deux amants jouèrent d’abord aux jeux innocents, puis…

L’amoureuse trompée eut des hoquets de fureur. Une crainte superstitieuse l’immobilisait encore, mais, placée à sa gauche, je la voyais s’agiter comme un arbre dans l’orage. Jamais sans doute, femme ne s’est ainsi vue, contemplant les ébats de son propre amant avec une autre femme ! trente secondes passèrent, lentement, puis, devenue incapable de résister à sa colère, l’amante déçue se leva et, furieuse, se rua sur le miroir magique. Elle y enfonça farouchement les deux mains, comme si elle pouvait ainsi se venger sur le couple enlacé…

Palmyre s’était levée avec un cri. Trop tard ! Happée par la mystérieuse surface que ses mains troublaient subitement, la jeune femme semblait s’enfoncer dans l’ovale évocateur et y disparaître. Quelle extraordinaire sensation, absurde et pourtant réelle, était lue sans y croire par mon cerveau, tandis que mes rétines en recevaient le témoignage : Devant moi, à un mètre, un être s’effaçait doucement. Je vis le corps disparaître, puis ce fut la tête qui tournait vers moi des yeux affolés. Tout s’évapore enfin ! Secouée d’horreur, je m’aperçus sans conteste que la « cliente » de Palmyre était sortie de notre monde, de notre espace tridimensionnel, de notre domaine connaissable… L’ovale mystérieux, luminescent et agité, se figea alors, et devint d’une blancheur nette et vive. Rien ne subsistait plus de la jeune femme vingt secondes plus tôt vivante devant moi…

Je levai les yeux. Accotée à la cloison, Palmyre, les bras étendus, avait le front balafré de deux rides verticales. Je la sentais tendue comme un arc. Elle dit, d’une voix sifflante :

— Ne bouge pas, Renée, ne bouge pas !

Je restai immobile, curieuse et épouvantée.

Soudain, je vis, distinctement, la face de la visiteuse renaître dans l’ovale, avec des yeux ronds énormes, des yeux de rapace nocturne ; puis elle disparut à nouveau. Alors une sorte de forme hideuse naquit au centre du miroir, s’y étira, se contorsionna violemment, puis se matérialisa en cinq secondes et tomba sur le tapis. Le miroir était disparu…

Je reculai au mur avec une nausée de terreur.

Qu’y avait-il là, devant moi ? Il était impossible de le préciser. On eût dit un poulpe : une sorte de corps rond et convexe auxquels s’attachaient des tentacules.

Deux yeux roussâtres, aux larges cornées vertes, se voyaient au centre du corps. Les tentacules étaient innombrables. Ils semblaient naître et s’effacer sans répit. Du centre du corps à la périphérie, le degré de réalité tendait vers zéro. Une lueur fusiforme se dégageait le long d’une ligne partageant « la chose », en passant entre les yeux. On eût dit qu’une contraction spasmodique régulière étreignait l’objet, la bête, l’être, le corps — comment nommer cela ? — À intervalles égaux, la lueur s’atténuait puis s’exaltait, passant d’une couleur inconnue, d’un violet dégradé et liquide, à un rouge sourd et effervescent. Sous la forme, le tapis commençait à brûler.

Palmyre dit, la voix molle :

— Sors, Renée. Va vite dans le salon aux poisons — c’était une pièce où tout bonnement on voyait un tableau représentant la Brinvilliers préparant ses philtres de mort — tu prendras le ballon de verre marqué oméga et tu l’apporteras ici…

J’avais la porte à ma gauche. Je sortis d’un trait et courus vers le ballon « oméga ».

Mon esprit était dans un état bizarre. Une inquiétude curieuse et un peu craintive se mélangeait en moi au besoin de nier tout ce que je venais de voir. Nier d’avance, sans réfléchir, pour ensuite être à l’aise dans une discussion éventuelle… Pourtant j’ai l’habitude des études exactes. Si j’ai choisi d’être secrétaire d’une sorcière, plutôt que faire tout autre métier, c’est que j’aime l’inattendu et le pittoresque. Abel Levystar m’a bien souvent demandé de travailler chez lui. L’expérience déjà faite chez Dreyse me suffisait. Ces gens de finance semblent, de loin, exercer un métier. presque métaphysique. Au fond, c’est de l’épicerie. Une sorcière, voilà qui donnait du sel au labeur quotidien ! Mais avec ma collection de peaux d’âne, je pouvais faire tout ce qui me plaisait : Licence ès-lettres, licence ès-sciences, langues orientales, que sais-je ? Tout de même, si habituée qu’on soit à ne raisonner par respect pour sa propre intelligence que selon des principes étroitement réalistes, faut-il pour cela nier le témoignage vrai des sens s’il est trop affolant ? Car ces choses extravagantes, je les avais vues, vues, vues…

Je trouvai le ballon. Un liquide jaune d’or l’emplissait à demi. Je le pris par la rotondité et revins en courant…

J’ouvris la porte…

Où était Palmyre ?…

Un étrange tableau m’apparaissait : À l’endroit où, plaquée aux murs, la magicienne était deux minutes plus tôt, il n’y avait plus rien, mais une « aura » violet clair dessinait la silhouette de la sorcière. Cette « aura » avait comme les pulsations d’un cœur affolé. Au milieu de l’emplacement où Palmyre avait été, où elle était peut-être encore… je voyais, jetés violemment, trois tentacules à courbes opposées, d’une couleur gris bleuâtre, partant du corps de l’être, de la bête, de la forme, née du miroir, et dont les yeux avaient disparu.

Les tentacules occupaient les sommets d’un triangle isocèle renversé dont la base était la ligne joignant les seins.

Je regardai cela, stupide. Le tapis brûlait en flammes courtes et incurvées vers la porte, la « forme », ramassée, incompréhensible, semblait maintenant un fuseau gris-bleu dont les courbes limitantes se prolongeaient hors de l’appartement par l’illisibilité de l’espace immédiat.

Il m’était impossible de dégager du spectacle que j’avais devant moi le réel de l’imaginé. Mais y avait-il là rien de réel, et quelle imagination me fit voir que la bête prenait Palmyre ?

Je fis un pas en avant. Mon pied éteignit une langue de feu et je sentis la chaleur du tapis comburant lentement qui montait sous ma jupe.

Je levai le ballon. Ma main collée à la cucurbite y adhérait bien d’un effort secrètement violent. J’abaissai le bras. Le col du ballon heurta une table d’acajou, pentagonale, au centre de laquelle brillait une boule hypnotique. Le col éclata, le liquide se répandit en deux jaillissements qui me firent cruellement songer aux deux jets de sang issus des carotides, chez un être décapité. Le liquide, jaune, jaillit rouge… Il se volatilisa subitement, répandant des nimbus de vapeurs rutilantes, de même saveur que les vapeurs nitriques. Je reculai d’un saut en éternuant. Rien n’était changé dans la pièce, et pourtant, un instinct, une sorte de connaissance émanant de secrètes cryptes de ma conscience me disait que devant moi une chose mystérieuse s’accomplissait…

Les vapeurs azotiques, où d’aspect azotique, flottaient en deux courants que je voyais bien, l’un incurvé venant du sol, l’autre droit, venant d’en face, où je ne distinguais plus le mur, l’aura, ni les tentacules.

Et brutal, comme un coup de poing, j’entendis à un mètre de moi une chose lourde et molle tomber, puis les vapeurs se fondirent dans l’air, se diffusèrent avec une incroyable rapidité, et…

J’aperçus Palmyre, toujours au long du mur, les yeux clos, une main levée, l’autre tordue à hauteur de son bas-ventre. Sa face exprimait une douleur tragique…

Et devant moi, à terre, était la jeune cliente tout à l’heure fondue dans le miroir magique. Le monstre s’était évaporé.

Tout cela m’ahurit à un point qui dépasse ce qu’on pourrait nommer, même au sens plein, l’étonnement. Devant certains spectacles, le cerveau enregistre sans croire, et on reste éberlué devant les témoignages les plus certains des cinq sens. C’était mon cas.

Je courus pourtant à Palmyre. La cliente, étendue à terre, n’attirait ni pitié ni curiosité. Mais la sorcière, la face tordue, m’émut prodigieusement.

Je la pris par les mains. Elle était raide et froide. Je la déplaçai du mur, et sa jambe se posa seule devant elle. Elle gardait le sens de la progression normale. Alors, je la guidai jusqu’à la porte en prenant garde de ne pas heurter du pied la jeune femme étendue.

Je menai Palmyre jusqu’en son studio familier. Là, je la fis asseoir. Je constatai alors qu’aux seins et plus bas, son fourreau de soie noire était brûlé en étoile, une brûlure semblable à celles du tapis sur lequel rampait « la bête » tout à l’heure.

Je savais où trouver un cordial, dont Palmyre m’avait dit user dans ses heures de dépression. Je le cherchai, mis la main dessus, en remplis un verre et l’approchai des lèvres de la sorcière. Elle but avec difficulté, puis ouvrit les yeux. Je la reconnus normale où presque. La torsion de sa bouche douloureuse s’atténuait.

Elle me dit :

— Renée, va fermer tous les couloirs aboutissant à la pièce, là-bas.

J’y allai sans attendre d’autre instruction. Il fallait évidemment éviter que la domesticité entrât dans le pentagone où gisait la « cliente ».

Lorsque je revins, Palmyre, nue, sauf une combinaison de crêpe blanc, mettait une robe neuve, semblable à celle qui la vêtait auparavant. Je vis ses seins excoriés avec une tache blanche au bout.

Je dis sans dissimuler mon étonnement :

— Il faut mettre du liniment…

Elle fit oui de la tête et murmura :

— Apporte-moi le petit coffre pharmaceutique de bois noir. Le petit, celui qui est dans le grand laboratoire.

J’apportai le coffre. Palmyre y prit un onguent et de l’ouate. Elle se pansa.

— Ce n’est rien ! cinq jours au plus ! si tu avais tardé deux minutes, par exemple…

J’avais vingt, cinquante, cent questions sur les lèvres. Je ne savais comment parler et la regardais avec une curiosité aimante.

— Donne-moi un autre verre de cordial ?

Je le fis.

— Bois toi-même.

Je bus.

— Là ! on va pouvoir parler de ce que tu as vu. Tu es affolée, hein ?

Je fis un demi-sourire approbateur ; puis, je dis :

— Et elle, là-bas ?

Palmyre leva un index et hocha la tête.

— Fini !

— Mais…

— Ne t’inquiète pas, Renée. Elle ne peut plus reprendre vraiment sa vie, la vie durable et ordinaire. Mais il y a encore assez d’existence en elle pour que je la fasse partir seule, comme un être pensant. La rue… les voitures… les tramways… Elle ne mourra pas ici…

Un froid de glace me descendit du front aux tempes, de là aux mâchoires, puis aux épaules. La façon dont Palmyre parlait me sembla si atrocement criminelle que je baissai les yeux, de crainte qu’elle y lut mon sentiment. Elle respira, lentement, sourit à une idée inconnue, puis se tourna vers la fenêtre, où le soir tombait. Là-bas, près d’un gâble d’immeuble, la lune était visible, massive, d’une nuance de chair très pâle. Palmyre la désigna :

— Ma protectrice !

Il y eut un demi-silence. Elle disait doucement :

— Baal ! Baal ! et ajoutait à ce nom des mots inconnus au son de prière.

Enfin, elle laissa couler ses phrases raisonnablement :

— Renée, tu n’as jamais vu, ni imaginé qu’un être d’un plan différent du nôtre, de notre monde, a trois dimensions pliées au temps, tu n’as jamais imaginé qu’une forme occulte, magique, outre-terrestre, puisse aimer une mortelle ?

 

Je me tus.

— Eh bien, comme la Bible le dit, et toutes les religions, d’ailleurs, cela advient. Tu as vu tout à l’heure un monstre de l’au-delà tenter de…

 

— Oui, Renée ! Tu m’as sauvée. Je ne sais ce qui serait advenu sans toi. Je ne puis le savoir. Nous entrons là dans un domaine où mon mode de comprendre cesse d’être valables Cet… amour me reste encore un mystère. C’est lui qui explique la haine occulte qui me suivait. Mais, dans cette matière, ce qu’on explique reste inexplicable.



— Qu’est cet être ? Que vient-il faire ici ? Que me veut-il ? Est-ce un être même ? Cela sort-il de la terre ou si cela y revient ? Autant de questions. C’est lui qui multipliait à mes volontés ces conséquences répercutées que les initiés nomment « chocs en retour ». Mais pourquoi ? Mais comment suis-je connue, identifiée par cela, ou par lui ?



— Il a profité du miroir magique pour agir sur notre plan. Cela témoigne d’une sorte d’intelligence égale à la nôtre, hormis que nul être encore — à ma connaissance — n’a trouvé, par jeu inverse, moyen de passer de notre monde au monde de la dimension supérieure.

Je dis :

— Mais que fait le miroir ici ?

— C’est une réalité, Renée, une réalité qui sort des trois dimensions normales, ce miroir. Comprends-tu ? Il participe, de deux mondes, il est à cheval sur l’au-delà.

— Je ne sais pas si je comprends…

— Écoute : Tu coupes une ligne. La section de la ligne est un point. Tu coupes un plan, la section est une ligne, tu coupes un volume, la section est une surface, tu coupes… une réalité à quatre dimensions… la section est un volume, mais un volume à deux dimensions nôtres et une d’au-delà. Tu places ce volume dans l’axe du temps, tu as le miroir magique. Il suffit qu’il soit polarisé selon la pensée secrète de la personne à qui tu l’offres pour que tu puisses voir… dans l’espace et dans le temps…

— Comment placer ce volume qui fait section d’un espace supérieur dans l’axe du temps ? C’est obscur !

— Mais, Renée, hors des trois dimensions, c’est la pensée seule qui est acte et réalité. Placer dans l’axe du temps, c’est lui donner le mouvement de la pensée, tout bonnement…

— Je restai muette. Cette spéculation me décevait par sa simplicité.

Palmyre reprit :

— Songe que le volume qui est la section d’un plan par une surface à quatre dimensions est, humainement, un plan — c’est le miroir — et en même temps un volume, c’est-à-dire un fragment d’espace limité par l’extension imaginative d’une pensée humaine obéissant à la durée. Sa troisième dimension n’est pas terrestre.

— Mais que vient faire là notre « galant », l’individu de l’autre monde qui veut vous prendre comme ferait un homme. Comment la notion d’amour passe-t-elle sans changement hors des réalités concevables ?

— Renée, tu accumules trop de questions. L’individu, comme tu dis, vit, cela me paraît acquis, dans une dimension de l’espace supérieure aux nôtres, et aussi il doit vivre dans le temps, mais Je n’en sais rien. Il est peut-être transversal au temps…

— Alors, Einstein et ses équations où « t » est la quatrième dimension ?…

— N’abuse pas, Renée ! Je suis loin de tout savoir, et peut-être le mot savoir ne signifie-t-il rien en cette espèce. En tout cas, le miroir magique donne à l’entité que tu nommes mon galant, un truchement pour passer de son monde dans le nôtre. Il en a profité.

— Comment ?

— Par l’imbécillité de la petite femme, qui s’est jetée sur son amant, sur l’image — réelle — de son amant… L’être a capté, dans l’espace intermédiaire, la force vitale, l’existence, la vie de cette pauvre femme, et il s’est manifesté aussitôt, comme il a pu, sous la forme, l’aspect, les éléments qu’il a su extraire de cette réalité humaine un instant dissoute et portée sur deux mondes, qu’il recréa à sa façon.

— Alors ce n’est pas cette sorte de pieuvre qui vit hors du monde, dans l’état où nous l’avons vue.

— Non. La pieuvre c’est, en quelque façon, la section, sur nos trois dimensions de cette vie d’une dimension extérieure. En somme, le poulpe à cent tentacules, tout réel qu’il fût — et je sais sa réalité puisqu’il me… — le poulpe en question est une sorte de symbole, un concept. Sur trois dimensions, la réalité qui vit au-delà ne saurait être matériellement qu’une idée, si je puis dire. Une réalité nominale… Les mots manquent, Renée !…

— Mais que vient faire l’amour, l’amour sexuel, dans une matière plus abstraite, malgré sa concrète vérité, que la plus transcendante mathématique ?

— Ah, Renée, voilà ce que je ne sais pas. Il y a bien des hypothèses — si ce mot même peut être employé ici — mais les deux plus acceptables, ce sont que les êtres de l’hypercosmos aient déjà participé à la vie des humains et gardé, par ce qu’ils en ont connu, des passions violentes ; cela s’expliquerait grâce à la métempsycose, ou par une autre supposition, car cette « bête » a des désirs et le pouvoir de les satisfaire tragiquement. Ou bien alors la sexualité pourrait être conçue comme un phénomène si absolu, si philosophique que les entités des mondes surhumains y participent… et à toutes ses conséquences… C’est difficile à admettre, mais…

— La sexualité n’est pas l’amour. D’ailleurs, Freud a bien établi le départ entre le sexuel et le génital. Or, le plaisir amoureux est lié à l’organisme. Il est inconcevable sans les organes ad hoc.

— Oui ! Mais que puis-je te dire. Chacun de nos gestes a peut-être, a, sans doute, des répercussions cosmiques, et surtout cet acte que les humains répètent infatigablement sans s’en lasser : l’amour. Ainsi notre jouissance sexuelle correspondrait peut-être à une création, ou à une formation dans des mondes inconnus où elle répercute. Qui en connaît l’essence ? Qui en a pénétré le mystère ? Personne ! Ainsi puis-je imaginer que dans l’au-delà, il y ait toujours ce vibrato sensuel, cette brûlure subtile, effervescente et profonde qui n’est peut-être pas étrangère à l’activité universelle des choses, à la fébrilité atomique, à cet incompréhensible mouvement brownien, à la radio-activité, à…

Que conclure, Renée ? l’amante éperdue, qui ploie sous l’étreinte et délire de joie dans sa fièvre, fait peut-être, dans l’éther, flamber et tourner de lointains soleils.

 

— Quelle folie ! De possibles en possibles, on aboutit à des formules dont le lien de raison est insaisissable…

— Rien n’est insaisissable, Renée, et tout. L’amour, que tant d’imbéciles, que des générations d’imbéciles, ont voulu localiser et cacher, dans le corps comme en l’esprit, l’amour est sans doute la seule réalité qui domine le réel, qui l’explique, qui sorte la vie de l’absurdité foncière des antinomies dont on la formule. D’ailleurs, j’ai toujours cru que l’intelligence était un phénomène sexuel, une forme de la joie qui clôt l’acte…

Il n’y a peut-être, au fond, que cela, dans notre monde et au-delà. Tout serait donc, comme les ombres de la caverne platonicienne, un reflet, mouvant, informe, changeant, de l’amour. Non pas de l’amour idée qui est le néant, mais de l’amour acte, des contacts qui enfantent cette folie exténuante autour de laquelle, malgré le mensonge social, toutes les sociétés vivent, et qui perdure après la mort des êtres.

— Alors, dites-moi, le culte de Priape serait le seul que les hommes aient conçu conforme à l’absolu ?

Je souriais, mais Palmyre restait grave :

— Renée, je ne cherche pas de religion à expliquer. Toutes adorent Priape, sans le vouloir ou spontanément, Mais je cherche, par des aperçus dont la fragilité m’apparaît comme à toi, à verbaliser une esquisse des choses. Une esquisse qui soit conforme à ce que j’en sais de plus que les autres êtres, qui tienne compte de ce que j’ai vu, et de ce que j’imagine en regardant à travers les portes mystérieuses que j’ai failli tout à l’heure franchir…

 

— Nous accumulons toutes deux, car je vous suis à peu près dans ces idées affolantes, nous entassons ce que les raisonneurs nomment des idées contradictoires. Ne faisons-nous pas une sorte de mythologie ? J’aimerais qu’on sut expliquer ce qui vient de se passer sans piétiner toute raison, toute logique et toute coordination causale ?

Palmyre se leva. Sur sa face blanche, les lèvres étaient d’un rouge passionné et luminescent. Elle s’assit sur un guéridon, jambes pendantes et balancées.

— Alors, Renée ! toi, qui es une femme d’études, tu continues à accepter les préjugés si vains qu’on baptise raisons, tu crois que la logique humaine est une chose et non pas un jeu comme les règles du poker ?

Je relevai le mot « préjugés ».

— Tout de même, le principe d’identité n’est pas un préjugé, dites ?

Elle rit, les mains appuyées à ses seins brûlés. Elle était belle, attirante et démoniaque. Une sorte de lascivité se dégageait de tous les gestes avec lesquels elle commentait les formules les plus abstraites. Les. idées tombaient de sa bouche souple comme des baisers.

— Ah, Renée, tu es à fouetter, ou à brûler vive. Mais tout est préjugé dans l’esprit !

Quoi, il ne t’est jamais venu à l’idée, en lisant la Critique de la Raison Pure, que les fameuses catégories de l’entendement, que l’espace et le temps puissent ne pas être homogènes ?…

Alors, si espace et temps ne sont pas homogènes — et ils ne le sont certainement pas — que devient la connaissance du monde ? Et le monde, qu’est-il de définissable ? Tiens ! suppose que le monde soit une sphère où le temps, la durée, suive la loi d’extension des surfaces ou des volumes, ou encore à ta guise, que cette durée suive une loi de réduction d’activité selon l’attraction universelle newtonienne. Que sera un monde sphérique ainsi réalisé ? Il déconcerte toutes les lois. Vois, si tu prends deux points A et B sur un rayon de cette sphère, la distance mesurée en durée ne sera pas la même de A à B et de B à A. Je te prie donc de remarquer ici la disparition du principe d’identité que tu chéris. Note ensuite que du centre où la durée est fixe, à la périphérie où la durée est infinie on doit concevoir le rayon comme un symbole circulaire, car la durée infinie est égale à la durée néant. En conséquence le rayon de ma sphère est une courbe… Combien l’être qui vivra dans cette sphère aura-t-il de dimensions, 3, 4, 6 ?

Elle riait joyeusement et je voyais son ventre osciller sous les détentes de son diaphragme.

— Sens-tu, Renée, qu’il suffit de trouver une application rationnelle des conceptions un peu hardies de la métaphysique mathématique pour tuer tous les vieux préjugés dits scientifiques. Ah, l’angle de temps et l’espèce hétérogène, quelles choses curieuses ! Et la notion du continu, aussi lorsqu’on l’attaque, si elle met les gens au désespoir. Et pourtant, la notion de continu et celle d’homogénéité, si on les réduit, abolissent toute la géométrie, science qui est en quelque façon le critère même de l’évidence. Non ! Renée, la science d’aujourd’hui n’est pas une science. Elle est à celle de l’avenir ce que fut à la nôtre celle d’il y a vingt mille ans. Et quant à moi, je prévois qu’il faille bientôt introduire la notion de qualité dans celle d’espace qui n’est que quantité par définition, disent les sots ; les notions de degré et d’ordre sont nécessaires dans espace et temps, et celle de déplacement, ou de groupes dans la durée… Alors… les absurdités de la magie, dépouillées au préalable de leur anthropomorphisme, deviendront normales, et l’on ne rira pas plus d’un être vivant et passionné issant des espaces transcendants, et qui nous apparaîtrait ici, que l’on ne rit aujourd’hui des lois les plus paradoxales de l’optique ou de l’hydrostatique.

Mais soudain, son rire se figea. Elle se mit debout.

— Il faut aller expédier la feue « cliente ». Reste là, Renée. J’en ai pour vingt minutes, c’est une chose terrible et dangereuse.

J’aime autant que tu ne voies pas ça.

Elle sortit, tranquille et indolente. Je vins voir aussitôt son fourreau de satin brûlé en triangle. Les étoiles irrégulières des brûlures étaient extrêmement nettes. Au-dessous, c’était roussi légèrement. À l’envers, un peu de sang avait jailli.

Je m’assis pour réfléchir. La discussion avec Palmyre ne pouvait aboutir à rien, car, retranchée dans le maquis des transcendances, elle défait tous les assauts. Mais je n’avais point le maniement aussi facile qu’elle des casse-tête chinois de la métaphysique, et je préférais m’en tenir à ce que j’avais vu. Il fallait faire rentrer tout ça dans les cadres coutumiers de ma raison. Avais-je vu ces choses ? Oui ! Il n’y avait aucune hésitation possible. J’avais vu, et je n’étais ni hallucinée, ni plongée en un de ces « états seconds » qui enlèvent toute valeur aux témoignages.

Soudain, sans que personne, j’imagine, eut touché la porte par laquelle Palmyre était sortie, je vis s’ouvrir le lourd panneau en une sorte de geste puissant. Le rejet d’air m’entoura d’un contact froid. Mon sang connut cette fuite de la peau vers le cœur que donne la douche glaciale, et sous une émotion intraduisible, mais d’une violence qui me dépassa, je me levai…

Une sorte de cascade glacée descendit au long de mes vertèbres. Sur ma tête, je sentis exactement ce que traduit le mot « horripiler » et une ceinture me sangla le ventre, en remontant vers le thorax.

À la porte, une apparition se manifestait, une sorte d’ombre pâle et transparente qui était, qui devait être Palmyre. L’électricité s’éteignit en même temps, puis le silence tomba ; un nouveau silence ; un silence d’un autre monde, qui recouvrait le silence humain antérieur.

On a beau être maître de soi, il y a des spectacles qui vous fichent la chair de poule. Je restai pantelante, devant le trou de la porte, barré par le fantôme, qui se détachait sur la clarté légère du couloir éclairé lui-même par une allée transverse où deux lampes occupaient, à gauche et à droite, le plafond devant deux portes voisines. Alors, dans ce corridor, sortant de la partie invisible, et pleinement éclairée, je vis la « cliente » de Palmyre qui s’en allait…

Je serrai les coudes, d’horreur, je serrai les genoux, une sorte d’épouvante contractile me saisit durant que, d’un pas automatique, la jeune femme morte rentrait dans l’allée coupant à angle droit celle qui me faisait face. Mais j’avais eu le temps de lire, sur cette face à tout jamais muette, que l’être pensant, la vie, la chose secrète et mystérieuse dont s’anime toute existence ici-bas, l’humanité, enfin, était disparue de ce corps qu’une démoniaque puissance maintenait debout et allant comme si…

 

Derrière le corps en marche Palmyre apparut, une Palmyre que je n’avais pas encore vue, vêtue d’une sorte de maillot collant blanc, avec un jaillissement lumineux au bout des bras tendus dans le dos de la femme.

Palmyre ne me regarda pas. Elle disparut aussitôt dans l’allée transverse, mais un sillage lumineux la suivait. J’y crus lire le profil du monstre mystérieux, du poulpe aux yeux obscurs, de l’être étrange venu de l’autre monde posséder l’effrayante et satanique sorcière. La suivait-il toujours ?

Cette idée me fit reculer jusqu’à la fenêtre close. Je l’ouvris d’un geste réflexe, pour sortir de cette atmosphère de folie…

L’air entra, doux et fluide. Je l’aspirai avec volupté.

 

Alors, au ciel de bitume, d’un nuage effacé, la lune naquit. Elle était rousse, hydropique et lourde. Elle me parut une idole obscène et méchante.

 

Dans l’avenue, lançant au monstre lunaire son cri grelottant et farouche, un chien commençait à hurler…




II

SAMECH



II

SAMECH


— N’est-ce pas que cette conception du diable repose l’esprit ?

Je regardai Palmyre avec gaîté. Elle me désignait une toile de Louis Hornéatz, où je n’aurais jamais imaginé voir aucun diable. Des fleurs étranges, épanouies en gerbe, et, là-dessus, une ombre longue, en forme de fuseau, d’une couleur rousse, qui heurtait de façon inattendue les nuances des fonds et celles des fleurs. À dire vrai, en laissant l’intuition opérer en soi, on finissait par ressentir devant cela une sorte de gêne, impossible à expliquer et à traduire.

Je remarquai :

— Je suis loin de trouver cette toile reposante. C’est aussi déplaisant à méditer que certains cauchemars d’Odilon Redon.

— Ta réflexion confirme la mienne. L’idée du diable étant absolument pénible, elle prend ici un charme qui, sans cesser d’être esthétique, reste diabolique, c’est-à-dire irritant.

— Mais où est le diable et qu’y a-t-il de diabolique dans cette toile innocente ?

Palmyre rit franchement.

— Le diable n’est pas dans cette toile, Renée, il n’y a là qu’une sorte de figuration, une esquisse, un symbole plastique, mais il est clair.

— Pour moi il est à la fois obscur et ingénu. Ces fleurs sont peintes avec une méconnaissance certaine de la botanique, ce ciel est d’un gris sale, d’un gris à accompagner un enterrement…

— Ah, tu vois bien que tu y viens ! tu restes, malgré toi, sensible à ce tableau. Donc il représente exactement…

— Voyons, allez-vous prétendre que ce fuseau gris-roux, là, en diagonale, suffit pour sataniser un tableau.

— Mais, petite, c’est comme ça que le diable apparaît.

— Non ! dites, ne proférons pas de bêtises, le diable ! quel diable ! et quand le voit-on ?

— Mais enfin, Renée, tu n’ignores pas qu’il y a des actes mauvais, défendus, nuisibles, malfaisants…

— Bien entendu, mais ils sont tels selon les sociétés terrestres qui ont établi des règles morales à leur gré. S’il y a des êtres intelligents dans l’autre monde, ils ont d’autres notions du bien et du mal et les nôtres ne leur paraîtraient sans doute que des sottises. Le diable n’a rien à y faire.

— Tu as raison, Renée, pour partie. Comme tant de gens débordants d’esprit, tu raisonnes juste jusqu’au point où une généralisation abusive te rejette dans l’erreur. Il y a, parmi les actes choisis ici-bas pour figurer le bien et le mal, des actes qui sont tels dans l’absolu, et dont le commandement ou la défense valent dans les dimensions supraterrestres.

— Voilà qui me paraît, pour redire un mot de vous, bien « anthropomorphique » ?

— D’accord ! Mais sache que je puis te montrer par exemple, contrairement à ce que disent les morales, que la pudeur est satanique…

J’ouvris des yeux ronds et questionnai avec ironie.

— La chasteté aussi ?

— Non ! Et encore faudrait-il expliquer le sens du mot pudeur, que j’emploie pour désigner spécialement la chose, le… sentiment de ce nom lorsqu’il se développe chez les êtres qui savent…

— Tiens ! je vous devine à peu près. Mais que de difficultés à votre thèse.

Palmyre eut l’air froissé.

— Il n’y a pas de thèse, il y a un fait. Quant aux difficultés morales « livresques », elles sont inexistantes pour moi. Il n’y a pas de morale quand il y en a mille. Tu sais bien que la morale suit la vérité, bonne en deçà des Pyrénées, mauvaise au delà.

— Admettons. Mais vous ne m’avez pas dit ce que vous nommiez satanique ou diabolique. Je ne vous imagine pas en sorcière médiévale faisant ses dévotions à Belzébuth.

— Baal…

— Bon ! Vous savez bien que c’est le même.

— Son nom est bénéfique, mais il faut le prononcer bien.

— Heu ! C’est comme ça qu’on le prononçait en Judée et autres patelins asiatiques, voici trois mille ans.

— Oui ! en aspirant la première lettre et gutturant la troisième.

— C’est si important que ça le prononcé d’un mot ?

— Ineffablement !

Je me mis à rire.

— Je finis par ne plus savoir faire le départ entre votre sérieux et vos plaisanteries.

— Ça ne fait rien, et c’est très bien ainsi. Mais Baal, précisément, le diable ou le satan dont je parle, n’est pas un personnage ou une forme d’existence, comme on le croit, suprahumaine, avec une étincelle divine et une volonté maléficiée. Du moins, je ne le connais pas tel. Écoute, Renée, tu jettes une pierre en l’air, elle peut te retomber sur la tête, n’est-ce pas ?

— Dame !

— Tu donnes un coup de poing dans une vitre, tu peux te couper ?

— Évidemment.

— Eh bien, les actes humains, les mauvais plus que les bons, sans doute parce qu’au fond il n’y en a pas de vraiment bons, les actes humains sont tous susceptibles de répercussion de ce genre, mais dans une dimension supérieure de l’Être. Tu fais une chose mauvaise, sans vouloir ici la désigner, c’est comme si tu accomplissais une de ces actions qui comportent tout de suite leurs conséquences. Satan, c’est la force inconnue, consciente ou matérielle — car la vitre cassée te punit sans le savoir — qui rend en plaisir l’effort fait pour le mal, et qui par conséquent pousse à le renouveler. Ou bien encore il le rend en anxiété, cette anxiété qui est le vrai vice des hommes.

Je fermai les yeux. Il y avait là, dans les explications de Palmyre, toute une doctrine de morale pure, et une explication des choses humaines. J’aurais voulu pousser le raisonnement un peu loin, mais elle reprit sans plus :

— Comprends-tu que Baal correspond à ce « démon de la perversité » dont parle Edgar Poe ?

— Oui. Mais à votre avis, ce Baal est-il une force non pensante, d’un domaine évidemment supérieur à notre monde, mais toutefois et seulement matérielle sur quelques dimensions exorbitantes de la terre ? Ou bien si ce serait un être, des êtres ?…

Elle hésita.

— Je crois que c’est un être, peut-être une pluralité d’êtres, peut-être tout un monde externe à nous dont la raison d’exister soit pourtant sur terre.

— Mais le bien absolu disparaît si un monde extérieur au nôtre n’existe que pour pousser le nôtre au mal.

— Qui te le dit ? Le parasite, étouffe parfois le chêne…

Je me risquai :

— Il me semble que sans tenir compte du bien absolu, vous devez être, comme je vous devine, tentée d’aimer Baal, ou un des Baals qui vous… hantent.

Elle leva un doigt :

— Je suis nantie de pouvoirs rares et étonnants. Ils sont limités, d’ailleurs, et fragmentaires ; de sorte que, dans bien des cas, je puis faire le plus et suis incapable de faire le moins. J’ai, dans certaines voies mystérieuses, une sorte d’autorité ; et je suis peut-être seule sur terre à posséder cela. Je puis beaucoup plus que je ne sais, d’ailleurs. Ma science est un empirisme magique, non pas un édifice rationnel — à supposer, ce qui est probable, qu’il y ait un type de raison pour expliquer l’occultisme dans lequel je vis. — Mais enfin, avec tout cela, et mieux peut-être, car je ne saurais plus dire à une incrédule comme toi ; avec ce que je sais et puis faire, malgré tout, je reste un être à faiblesses, et je ne suis pas meilleure que les autres.

— Que moi ?…

— Je suis à certains égards terrestres plus mauvaise que toi. Songe que les hommes les plus civilisés de notre temps, ne sont pas pour cela dépouillés des vices qui animaient il y a vingt ou trente mille ans les sculpteurs de la Vézère ou de l’Ardèche qu’on a nommés Magdaléniens. Ainsi je suis ! Mon pouvoir me plaît parfois à utiliser malement, et j’ai goût dans ma puissance à ne point me conduire plus noblement que toutes autres femmes. Le démon de la perversité est puissant en moi. Je m’apparais comme ces milliardaires qui sous une pluie battante se font rendre un sou de monnaie par le camelot crieur de journaux ; comme ce banquier, le plus puissant de Paris, qui ne se trouvait… capable d’aimer sa maîtresse que dans un taudis d’hôtel meublé, sur des draps sales, et avec le danger de se faire assassiner partout autour de lui. Me comprends-tu ?

— C’est humain, tout cela !

Palmyre se dépeignait bien. Elle aimait à jouer vicieusement des puissances effarantes qu’elle détenait. Et ses comparaisons étaient belles. L’excès des pouvoirs décourage d’en user, ou bien alors il porte à ne le faire que perversement. Elle me regardait, allongée sur un sopha, fumant une cigarette verte dont l’odeur d’encens m’agaçait. Je la retrouvais comme avant l’affaire de cette pauvre femme déjà morte qui était allée seule — y songer m’était atrocement pénible — se faire écraser par une rame du métro.

On sonna. Palmyre questionna la servante. Le client était un homme inconnu.

— Viens, Renée, voir ce que veut cet oiseau. Notre conversation m’a donné envie de rendre cet homme tout à fait fou s’il est amoureux.

 

Le visiteur était digne, correct, bien élevé et méfiant. Quarante-cinq ans environ, l’air froid et parlant bien.

Palmyre le questionna avec habileté, Elle avait un art prodigieux de confesser les gens. Ses yeux, sa bouche, ses mains, le ton de sa voix constituaient une sorte de jeu magnétique auquel obéissaient les plus rebelles. Le visiteur cherchait visiblement à dire le moins possible de ce qui le concernait. Il n’était pas venu exposer sa vie et ses comportements intimes, mais quérir un philtre, un talisman, un secret, enfin quelque chose par quoi l’amour de sa femme lui reviendrait.

Palmyre questionnait encore, subtilement, et nous sûmes que ce personnage s’entendait fort bien avec sa femme, que nul nuage n’apparaissait dans le ménage et que l’amour dont il était sevré était tout bonnement « le plaisir des époux ».

Palmyre poussait toujours son habile interrogatoire et je fus éberluée, car je compris ceci : La femme de notre client ne se refusait pas, mais elle apportait dans l’exécution de ses « devoirs » un manque d’entrain, des pudeurs si injustifiées — pour une épouse de dix ans — que le mari, découragé, perdait tout son… enthousiasme. Il voulait qu’on fit de sa femme une bacchante un peu ardente. Palmyre dit :

— Revenez demain, même heure. Je vous donnerai ce qu’il faut.

L’homme se leva. Je reconnus le goût de la sorcière pour les surprises déplaisantes, venant en douche écossaise, quand elle dit au visiteur prêt à se retirer :

— C’est trois mille francs.

Elle n’avait fait aucun geste, mais le ton de sa voix, impératif et catégorique, disait : « C’est trois mille francs à verser tout de suite. »

Il me parut que le client allait se cabrer, mais Palmyre avait introduit un tel air de dédain dans sa courte phrase, son accent signifiait si évidemment qu’elle tenait l’homme pour incapable de verser trois mille francs, que, fouetté, il ouvrit son portefeuille et en tira trois grandes coupures. Il les tendit, Palmyre ne leva pas la main, et je dus les prendre. Le mari passionné sortit profondément humilié.

Aussitôt qu’il eut été reconduit, Palmyre m’emmena en riant.

— Hein, Renée, nous l’avons, l’individu qui proteste contre la pudeur. Tu vas voir Baal, peut-être, c’est lui qui l’inspire, et mieux demain. En tout cas, c’est à lui que nous avons affaire ici. Si sa femme venait maintenant nous prier de rendre son mari amoureux, nous aurions en mains les fils de la plus extraordinaire intrigue sexuelle.

Je remarquai :

— Mais la femme ne va pas venir nous prier d’exciter son époux, puisque de toute évidence, l’amour lui est désagréable et elle doit trouver déjà le mari bien trop exigeant.

Palmyre éclata d’un rire jeune et charmant. Elle se roulait sur un divan vaste, en proie à une hilarité incoercible.

Je dis, un feu vexée :

— Je ne vois pourtant pas ce qu’il y a de drôle dans ma remarque ?

— Mais si, Renée, c’est drôle. Tu es si peu experte aux affaires de… cœur ? J’en ris parce que tu es savante en toutes choses. Tu ne manques pas de connaissances même psychologiques et fort délicates. Mais ce dont il s’agit ici ne s’apprend pas dans les livres.

Tu es prête à croire que l’on puisse sortir de la logique commune en matière d’occultisme. C’est, en toi, un gain récent. Toutefois, tu persistes à imaginer que les règles normales du raisonnement valent en tout ce qui ressortit à la vie de ce monde. Tu te trompes infiniment. Il existe des problèmes mentaux plus subtils que la perception des hyperespaces. Ainsi le problème de morale sexuelle posé par ce client est complexe.

Un mari vient se plaindre parce que sa femme n’est pas sensuelle. Alors, la raison dit, selon toi, primo que la femme est froide et n’aime pas l’époux, secundo que peut-être l’homme est trop ardent. C’est bien ça ?

— Je ne conçois même pas un autre raisonnement.

— Ah ! tu ne conçois pas, petite prétentieuse ! Eh bien, il y en a un, peut-être le bon, et tu vas le connaître.

On sonnait à la porte A 2 (les portes étaient A l, A 2, B 1, B 2, C 1, C 2). En A 2 venaient les gens prudents, effarés, timides, craignant d’être vus. La porte, par de nombreux escaliers et couloirs, menait à un petit magasin de fleuriste et l’on semblait, ayant affaire à Palmyre, entrer ou sortir de ce magasin. Peu de personnes usaient de cette voie.

On téléphona que c’était une femme inconnue et visiblement inaccoutumée aux démarches chez les sorcières.

— Renée, tu sauras plus tard en quoi tu raisonnes mal touchant notre homme de tout à l’heure. Allons voir cette cliente. Elle aussi — j’en ai idée — nous réserve matière à discussion. Et tu as besoin, sur les problèmes de sentimentalité… vulvaire, de compléter ton instruction.

Nous trouvâmes une jolie femme, un peu fanée sous les yeux et aux commissures, mais belle toujours, élégante, correcte. Elle était peu habituée aux cérémoniaux d’occultisme, car, à la vue de Palmyre, elle trembla visiblement. Cette grande femme vêtue de noir, aux yeux sombres et fixes, à la bouche sinueuse et rouge, aux gestes lents et affirmatifs, lui dut paraître étrangement maléfique. Elle s’exprima difficilement, Palmyre comprit. Elle s’assit et manifesta une douceur inhabituelle. Peu à peu la visiteuse parut prendre confiance,

— Votre mari ne vous donne pas toutes les joies qui seraient convenables, dit la sorcière avec lenteur.

La femme fit « non » avec étonnement.

— Il ne vous refuse pourtant pas d’argent.

— Certainement pas, dit la « cliente ».

— Je crois même qu’il se plie très volontiers à vos caprices.

— Oui ! Pour cela, je n’ai rien à désirer.

— Mais l’amour ?…



— Je lis sur vos traits qu’il donne toute l’apparence de l’amour, sauf les réalités.



— Pourtant il n’aime pas ailleurs.

— N’est-ce pas, qu’il n’aime pas ailleurs ?

La femme se lançait à corps perdu dans le dialogue :

— Je me demande souvent s’il a une maîtresse qui l’épuise et le rende incapable, à la maison, de me manifester son affection, à laquelle je crois.

— Eh bien ?

— Je l’ai fait surveiller. J’ai les rapports de l’agence de police privée. Il n’a pas de maîtresse… Alors, pourquoi ? pourquoi ?

Palmyre demanda :

— Vous avez apporté son portrait ?

— Oui ! on m’a dit que cela pouvait être utile, pour ensorceler…

— Montrez !

La femme tira de son sac à main une photo 6 ½ 9. Palmyre et moi nous penchâmes dessus : … C’était le client de tout à l’heure, sans qu’aucune hésitation fût possible pour le reconnaître.

Je tombai dans un abîme de stupeur, et, revenue sur ma chaise, je me plongeai dans des réflexions capricieuses. Que signifiait cette aventure absurde. Ces gens mentent, ou sinon, comment expliquer que tous deux, désireux d’amour réel, se montrent ardents en se présentant eux-mêmes et glaciaux au gré du conjoint ?

Si on aime et si l’on a envie d’être aimé, il me semble difficile de donner au partenaire l’impression qu’on est de glace, d’autant que ce partenaire, enflammé lui-même, ira au devant de vos désirs.

Pourtant, le fait était là…

Palmyre questionnait toujours. Elle obtenait de la femme, une bourgeoise pudique et éduquée, des confidences d’une crudité si médicale que j’en étais gênée, encore que dans mes réflexions je ne les entendisse qu’à demi.

La terrible sorcière n’avait pas besoin de savoir tout cela, mais sa perversité naturelle se réjouissait de mener cette visiteuse mondaine dans un abîme de confidences sexuelles qui eût répugné à une prostituée. Elle voulait aussi utiliser son pouvoir dominateur à sa limite.

Ses yeux de proie fascinant la « cliente », sa voix grave et harmonieuse questionnant avec netteté, elle avait pris en quelques minutes un ascendant vraiment démoniaque sur cette visiteuse que rien déjà n’effarait plus.

Mais si loin qu’on pousse la précision dans un questionnaire de ce genre, la matière est vite épuisée, d’autant que la questionnée n’avait aucune imagination du vice et parlait avec une ingénuité de petit enfant.

Palmyre dit enfin :

— Madame, vous reviendrez demain à quatre heures exactement. Vous passerez par le même chemin pour monter ici. J’aurai préparé ce qu’il faut pour que dès demain soir, votre mari vous donne des preuves non équivoques d’affection.

Les yeux dilatés, comme si elle évoquait en elle-même des tableaux voluptueux et admirables, la « cliente » dit :

— Il n’y aura pas à lui faire boire quelque chose ?

— Non !

— Parce que, je n’oserais pas. J’aurais peur !

— Rien à boire, rien à dire, rien à faire. Vous viendrez ici. Je vous laisserai une heure dans une pièce spéciale dé mon appartement, Quand vous en sortirez, vous emporterez avec vous une telle capacité de passion, un tel pouvoir d’affoler votre mari, que…

— Que ? dit-elle avec une expression gourmande et épouvantée.

— Que peut-être vous verrais-je dans peu de jours, lassée par tant d’amour, venir me dire de calmer votre époux.

La femme eut un sourire incrédule, mais avec un peu d’hypocrisie, car son sourire de désir illimité démentait ses paroles, elle murmura :

— Dans ce cas, vous ne me refuserez pas votre secours.

Palmyre rit très haut :

— Si, madame, je vous le refuserai : C’est à prendre ou à laisser. Il faut, dans la vie, de la continuité en ses désirs. Ce que vous me demandez en ce moment est difficile, complexe, plein de dangers — pour moi — et d’une grande importance. Je ne le ferai pas pour le défaire ensuite. Réfléchissez bien. Voulez-vous voir votre mari se conduire avec vous en amant, et avec toute la fougue et la violence qui correspondront à vos désirs secrets. Voulez-vous, ou si vous renoncez ? Votre mot final : oui ou non, songez-y, à la valeur d’un pacte.

La femme se leva, d’une détente des reins qui sembla la propulser vers un amoureux invisible.

— Je veux ! dit-elle.

— Bien ! À demain ! dit Palmyre.

 

Nous étions revenues dans le studio aux peintures, devant le paysage diabolique :

— Renée, tu es convaincue, cette fois, que j’avais raison lorsque notre conversation fut interrompue. Nous avons eu la chance d’un exemple certain : Cet homme et cette femme s’aiment, ne se trompent pas, et sont de glace ensemble, quoiqu’ils en aient et malgré leur feu intime. Qu’en dis-tu ?

— Je ne comprends pas, voilà tout. Ou plutôt j’imagine qu’ils nous mentent.

— Tu as tort. On ne me ment pas.

— Enfin, il faut bien voir clair dans cette situation imbécile.

Si ce mari aime sa femme, a envie d’elle et la trouve — comme elle est — amoureuse et animée du même désir, de quoi se plaint-il ?

Et de quoi se plaint-elle puisque lui n’a que l’ambition de satisfaire la passion qui précisément l’anime, elle ?

Ce sont deux fous !

— Ce sont des êtres normaux, Renée, et comme il en est des milliers, des millions par le monde. Si tu t’es quelquefois demandé comment tant de couples, qui semblent s’aimer au fond, sont pourtant toujours hostiles en fait ; pourquoi l’adultère florit avec une telle abondance qu’il semble correspondre à un besoin social, tu as la réponse à ces questions. Ce couple s’aime, mais il ne s’aime pas comme l’amour réclame qu’on fasse. Homme et femme s’aiment avec des préjugés, avec des idées fixes relatives à l’amour, avec une « attitude mentale » qui diffère chez lui et chez elle. Me comprends-tu ?

— Pas du tout.

— Qui aurait cru que Palmyre garderait une secrétaire aussi naïve que toi sans lui donner tous les vices ? Tu es aussi innocente depuis que tu es ici que tu fus auparavant.

— Mais je n’ai rien vu ici de corrupteur.

— C’est l’atmosphère, Renée ! Elle suffit pour corroder les pudeurs et les chastetés les plus résistantes. L’atmosphère de ma demeure est terrible, à ce sujet. Tous les employés et domestiques que j’ai utilisés sont devenus des monstres de lubricité. Toi seule !…

— C’est que, ne croyant pas, j’ai échappé à l’atmosphère.

— Ah ! tu devines bien. Voilà précisément la corruption qui commence en toi. Oui, c’est par la foi que le vice pénètre dans les âmes. Le scepticisme est une armure.

— Eh bien ! me voilà fraîche maintenant que vous m’avez exposé vos talents avec assez de précision pour qu’aucun doute ne reste sur leur existence.

— Ne te tracasse pas. Le vice a son charme.

— Heu ! je me trouvais bien jusqu’ici. Mais je tâcherai de me défendre. Dites-moi donc enfin comment ce couple paradoxal peut se plaindre de manquer d’une ardeur dont il déborde. Cela, je ne puis le digérer, ni ce diable que vous faites intervenir là dedans, sous forme d’un fuseau roux.

— Renée, il faut avoir vu vivre de près des amants pour comprendre.

— Alors personne ne comprend, car les amants ne vivent généralement pas en public leur intimité.

— Plus que tu ne crois. Mais je ne veux pas te mettre devant les yeux des choses que tu finiras bien par voir seule, — c’est cela « voir », — si même tu n’y participes pas.

— Non, vraiment ! je dirai même que plus nous parlons de ces choses, plus nous entrons dans le détail de leur examen, moins cela me semble appétissant. Sujet d’étude, oui ! comme on se passionne pour l’examen d’un néoplasme cancéreux, et qu’on passera des heures l’œil à l’oculaire d’un microscope pour voir proliférer les cellules néoplasiques. Rien d’autres !

— Supposons-le, Renée, supposons-le ! Mais voyons ce cas ensuite : Notre homme et sa femme ont été éduqués de façon différente. Ils se sont mariés avec des préjugés plein l’esprit, et plein les sens. Le début du mariage entraîne toujours une fièvre qui piétine les préjugés, mais ensuite, l’éducation reprend le dessus et les impulsions de l’instinct font honte.

Me suis-tu, jusqu’ici ?

— Mal !

— Ah, Renée, je n’aime pas à m’exprimer là-dessus comme dans les livres obscènes, avec un grand luxe de détails. Il faut que tu comprennes. Je vais tenter un exemple. Voici un homme bien élevé qui s’est, durant d’impuissants rêves adolescents, laissé hanter par l’idée des nudités féminines.

Le fait est fréquent. Il correspond à la haine du catholicisme pour le nu. Le nu prohibé devient chez certains un excitant souverain, puis, avec l’âge, le seul.

— Je vous suis.

— Suppose maintenant une femme dont l’éducation ait porté et réussi à imposer dans l’âme la honte du nu.

Cette femme ne perdra pas tout tempérament, elle pourra, provisoirement, oublier son horreur de la nudité, mais, avec l’âge encore, l’éducation profondément soudée aux instincts ramènera la honte du nu.

Marie ensemble, cet homme et cette femme ; fais-les aimer aussi passionnément que tu voudras, lorsque la fièvre des premières expériences sera passée, tu les verras impuissants à se prouver leur amour. Elle sait que son mari la voudrait nue, et sa honte domine son désir de le satisfaire. D’ailleurs elle pense que la nudité nuit au véritable amour, lui croit lire, dans la honte de sa compagne, une froideur qui suffit à le glacer, et tous deux, incapables de réaliser leur affection contre les inhibitions artificielles qui possèdent leur volonté, sont plus séparés que par des abîmes ou des océans.

— Vous m’ouvrez d’étranges perspectives.

— Rien que le vrai. J’ai choisi deux impulsions très connues : la honte d’être nue chez la femme et le goût de la nudité par l’homme chez sa partenaire. Mais il en est d’autres, une infinité d’autres. L’amour se soumet souvent à de très minuscules clauses et leur non-accomplissement l’annule lui-même. y a des formules de vie, de paroles ou d’actes qui sont inoffensives en réalité, mais pour tels elles sont érotiques. Il ne suffit pas à la femme de se sentir aimée, il faut qu’on lui parle amour selon une clé, dont elle n’a pas conscience, quoiqu’elle en soit pénétrée. Sans la clé, elle reste de glace, malgré la flamme secrète qui la domine. Et ce que je dis pour la femme vaut pour l’homme. Si le catholicisme a si prodigieusement développé l’érotisme, c’est que par ses inhibitions générales, il a développé les hantises secrètes. Par son éducation antisexuelle, il a multiplié les attitudes fixes, nées d’une fissure mental par où la sexualité comprimée trouva son issue. Et ces attitudes mentales gouvernent rigidement la sexualité de leurs possesseurs. D’où ceci que des millions de mâles ne peuvent trouver que chez les prostituées, d’occasion ou de métier, à relâcher l’emprise d’un instinct intellectuellement dévié. La femme, toute disposée qu’elle soit à satisfaire son époux, a souvent des arrêts dans l’esprit, elle aussi, et, en tout cas, elle ignore comment fonctionne la mécanique spirituelle du partenaire. D’où erreurs, bon vouloir sans sanction et découragement que le conjoint juge précisément être la mort de l’amour. Voilà pourquoi, Renée, avec cette éducation qu’on donne aux jeunes gens, ils ont besoin, devenus hommes, rien qu’à Paris, des quelque deux cent mille prostituées de la ville Lumière, une pour six à sept hommes et peut-être plus… Ainsi Baal règne, car c’est lui qui commande au vice, et, le récompensant d’un plaisir, le rend immortel.

— Baal ! Le diable — c’est le moment de le dire — m’emporte si je songeais à lui. Votre petite peinture sur laquelle nous avons commencé d’en parler me semblait devenue si naïve !…

— C’est sur lui que tout repose, Renée. Lorsque la pudeur — car la honte et l’amour du nu sont deux aspects antinomiques de la pudeur — lorsque la pudeur règne et trouble les rapports entre époux, il y a une force, consciente ou non, je te l’ai dit, qui exaspère les rancunes et, par une série de « chocs en retour », apporte une amertume croissante dans l’âme des époux mécontents. Alors naissent l’adultère, et les inversions sexuelles. C’est Baal ! Si tu veux, cela peut être un effet semblable, mais inverti, à la « vengeance » de la vitre qui te coupe lorsque tu la frappes de la main. Rien ne se perd, de toutes les actions, de toutes les pensées même des humains. Et certaines créent précisément un obstacle irrésistible ou des obstacles croissants jusqu’à l’irrésistibilité devant la réalisation même de leur impulsion correspondante.

— C’est Baal !

— Que le nom te semble mythologique, je l’admets, mais n’en ris pas. Le jour où vint la jeune femme que j’ai dû faire revivre pour qu’elle pût quitter d’ici et perdre la vie ailleurs, n’as-tu pas vu ce qui m’advint avec le monstre issu du miroir magique ?

— C’est Baal !

— Si ce n’est lui…

— … C’est son frère.

— Tu l’as dit. Il y a peut-être une légion de Baals occupés à chercher une incarnation, une reviviscence, que sais-je ?

— Les apparitions par truchement des médiums, les matérialisations : Katie King, les réincarnés… et cœtera, alors, c’est…

— Mais oui, Renée !

— Tout de même, votre Baal personnel avec ses tentacules, était bien plus laid que les photos de Crookes et autres. En somme, il n’avait rien pour plaire.



— S’il y a une morale, dans la quatrième dimension et les dimensions supérieures, il devrait y avoir aussi une esthétique.



— Que devient le Pensieroso de Michel-Ange dans la quatrième dimension ?



— Et une toile cubiste de Metzinger, ou une — révérence faire — sculpture d’Archipenko ?

 

Palmyre rêvait sans m’écouter. Allongée sur le divan, les mains sous la nuque, une jambe pendante au sol, l’autre pliée, le genou haut, elle offrait une extraordinaire silhouette de divinité grecque, peinte au flanc d’un vase. Sous les bras dont les muscles étaient bien détachés, on voyait commencer les dentelés et l’aisselle glabre faisait une double rainure au milieu de laquelle une langue de chair blonde était gonflée. Des hanches au genou, sous la soie molle et noire, on lisait le dessin des fibres musculaires. L’aîne repliait l’étoffe étirée par le genou levé et le ventre convexe bombait, vêtu strictement jusqu’au dessous de la poitrine. Là, des plis transversaux coupaient la draperie qui s’érigeait, faisant une courte vallée entre deux seins gonflés et droits. Le profil de la sorcière, avec son nez presque exactement dans l’axe du front, la sinuosité écarlate de la bouche et la courbe élégante d’un menton maigre et énergique, faisaient songer à mille aspects de masques méditerranéens, aujourd’hui perdus dans le métissage des races, et que l’art de peuples disparus nous a légués en œuvres usées par les siècles, en Crête, à Chypre, à Tyr… Chère Palmyre ! La sorcellerie telle qu’on la lui voyait réaliser, avec ses pouvoirs en quelque façon souverains, cette espèce de despotisme sur les choses, l’ironie insaisissable de cette salacité qu’elle étalait en paroles, alors que je ne lui savais aucun amant, tout enfin, dans ce moi paradoxal attirait et portait à une affection délicate. Mais elle décourageait la sentimentalité. Elle avait du goût pour le vice, non pour le vice vécu mais pour le vice créé. Il y avait en elle quelque chose de désespéré qui se voulait satanique. Étrange femme, dont j’eusse aimé connaître les faiblesses !

Elle avait une énergie prodigieuse, et une sorte de passion pour les attitudes molles d’odalisques. Je suis certaine qu’elle se sentait regardée par moi tandis que je songeais tout cela. Pour cette cause elle s’immobilisait avec une intention qui me restait obscure.

Elle décroisa ses mains, les plaça sur son genou levé, et accusa ainsi la dislocation du bassin, faisant presque l’équivalent de ce que les danseuses nomment « le grand écart ». Le fourreau de soie qui la vêtait, cousu étroit, se tendit comme une voile par gros temps, entre les deux genoux.

Du jarret étroit à la cheville mince, la jambe pendante à terre était, à elle seule, belle comme un beau corps. La douceur de l’infléchissement du mollet, la grâce de son épanouissement qui se refermait plus haut comme une tulipe, tout ce jeu de lignes incurvées, limitant une vie active dans une chair chaude, emplissait le regard d’une sorte de joie harmonieuse. Le pied, maigre et petit, chaussé d'une sandale rouge, large de deux doigts, s'agitait sur la cheville comme une bête attachée. Alors Palmyre tourna vers moi ses yeux magnétiques. Je vis, au milieu des sclérotiques lunaires, jaillir une sorte de flamme orangée. Je crois que les iris de l'étrange sorcière étaient non point circulaires, mais fusiformes. Je sentais une sorte de chaleur panique venir à moi par ces yeux. Ils contenaient quelque chose de félin mélangé d'un mystérieux au-delà. Je bandai ma volonté et me dirigeai vers la porte. Il me parut qu'elle résistait, puis je l'ouvris. Quand je la refermai, Palmyre ne me regardait plus.

 
 

Je couchais parfois chez Palmyre, qui possédait de quoi loger un bataillon d'infanterie. Mais ce soir-là, je jugeai intéressant de méditer seule sur tout ce que m'avait exposé la sorcière. M'avait-elle dévoilé quelque chose ? Je restais dans l'étrange posture spirituelle d’une personne qui hésite à changer de religion. Vraiment, ce que j’avais vu n’était pas douteux. Non plus la parfaite concordance des réalités et des explications de Palmyre. Elle me semblait pourtant obéir à une étrange sentimentalité anthropomorphique lorsqu’elle donnait une identité, une personnalité au « démon de perversité » qu’elle nommait Baal.

Le propre de toutes méditations sur l’occultisme c’est comme en religion, — que sans une croyance préliminaire, sans un acte de foi sur lequel on puisse ensuite bâtir, tout apparaît de fantaisie. Plus l’édifice mental qu’on construit est équilibré, moins on y croit.

C’est comme les châteaux moyen-âgeux que Gustave Doré prodigue dans son illustration de Rabelais. Ils sont d’autant plus agréables à contempler qu’on est certain de leur impossibilité architecturale, mais encore est-on incapable de dire là où commence cette impossibilité. Toutefois, ce qui me passionnait, c’était les deux époux amoureux et hostiles qui devaient venir le lendemain après-midi chez Palmyre, à une demi-heure d’intervalle. Que ferait-elle d’eux ? J’étais anxieuse de le savoir et quoique certaine qu’elle put agir sur les âmes et les sens de ce couple, je n’arrivais pas à concevoir ce qu’elle pourrait réaliser. Elle ne possédait pas — du moins ne me l’avait-elle pas dit — de moyens d’action pour modifier une personnalité. Ces-gens avaient une façon contradictoire de s’aimer. Il faudrait qu’elle pût changer quelque chose en leurs cerveaux si elle voulait qu’ils vécussent ensemble une nouvelle vie. Ferait-elle cela ?

J’allai me promener, le soir venu, au Bois de Boulogne. Cette promenade a mauvaise renommée, mais pourtant quoiqu’elle me fut familière, je n’y avais jusqu’à ce jour jamais rien vu de fâcheux. Des amants qui s’appliquaient, des amoureux en train de se le prouver et des indifférents en voie de se faire amoureux. On voit ça dans toutes les villes du monde, et même dans la prude Angleterre. Le promeneur n’a qu’à laisser autrui goûter en paix son divertissement.

Mais ce soir-là, je fus gênée, sitôt franchie la porte de l’Avenue du Bois, par la sensation aiguë et hostile d’une présence à mon côté.

Devant, derrière, à gauche ou à droite, je n’aurais pu préciser où cela était. Et d’ailleurs mon idée coïncidait avec les bruits de pas, légers ou lourds, furtifs ou provocants, dont je ne voyais point les auteurs qui me côtoyaient. Je fus bientôt en un taillis où nul son ne me venait plus. Or, la sensation de présence s’aggrava. Alors j’écoutai avec soin et passion. Rien ne manifestait à l’audition qu’un être vivant s’approchât de moi. J’eus peur ! Je connais bien le Bois. D’un bond, je sautai devant moi, puis me mis à fuir follement en prenant toutefois garde de ne pas culbuter dans une bordure de fils de fer.

Mon attention aiguisée tentait de suivre, parmi le bruit de ma course, un bruit de poursuite s’il en était. Je n’entendis rien.

Je me trouvai soudain au sommet d’un talus encaissant une route. Je sautai et traversai la route ; puis, remontant le talus en face, je courus vingt pas sur une pelouse. Au milieu, je m’arrêtai, le souffle coupé.

Je me laissai tomber à terre, tournée vers le chemin suivi. Un réverbère, loin vers les Acacias, y jetait une lueur légère. Si on avait traversé derrière moi, J’aurais vu.

Rien ne vint, et le silence était complet. Il était si total que mon attention trop tendue percevait le frisselis du sang dans les vaisseaux côtoyant les oreilles.

Et j’eus peur encore.

Une présence se manifestait non par l’ouïe, ni la vue, mais par une intuition, un sens inconnu, couvrant les cinq autres et les remplaçant, qui prenait la forme d’une sorte de contact avec . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . un contact avec quoi ?

Je m’assis sur l’herbe, ouvrant sans doute de yeux fous dans l’ombre, et sentant une sorte de nuage glisser dans mon cerveau : la folie sans doute. Brusque, voulant échapper à cette hantise, je me mis debout, vibrante comme une lame. Il me sembla qu’une main se posait sur mon épaule.

Je m’effaçai, merveilleusement rapide, mais, retournée, je ne vis rien. Bras en avant, je ne sentis rien.

Je me pris le front à pleines mains. Il fallait échapper à cette terreur irraisonnée. Il fallait reprendre mon sang-froid. Pour y parvenir, je me mordis désespérément la lèvre.

Alors, devant moi, comme si vraiment je l’avais vue, aussi nettement que si elle avait été là, avec les dégradés de la lumière, les halos, les interférences qui créent les perspectives et font la dimension profonde des choses, je vis : . . . . . . . . . je vis Palmyre, comme je l’avais laissée, sur son divan, mais nue. Elle me regardait. Un stylet aigu sortait de ses pupilles sombres, et cela me fouillait le cerveau, me provoquait à une nausée, à une sorte de contraction de tout l’être.

Et Palmyre sourit. Ses belles lèvres pourprées s’écartèrent sur des dents claires, puis sa main droite fit un geste.

 

Je reculai avec un cri d’épouvante. Trois contacts, des contacts brûlants et aspirants, me prirent par devant. Je vis, d’un éclair, Palmyre disparaissant sous l’emprise triple de la bête mystérieuse née du miroir magique et de la visiteuse disparue. C’était cela, le poulpe répugnant, qui… D’un rejet de mes jambes raides, je pousse le sol. Je vais tomber en avant… non… Je cours, je fuis, et sautant sur le chemin, je le suis de toute ma vigueur, comme un champion de course à pied.

 

J’arrive à une grande allée, juste comme passe un fiacre. Je saute dedans, le cœur fou, et lui donne une adresse au hasard.

Une heure plus tard, pour ne pas me retrouver seule, je cherchai un camarade qui voulut bien me chaperonner toute la nuit. Je trouvai un licencié ès-lettres, avec lequel j’avais étudié, et qui se trouvait avoir réussi dans le journalisme. Je lui tombai dessus rue Royale. Il trouva délicieuse l’idée de traîner une nuit durant en ma compagnie dans toutes les boîtes nocturnes de Paris. Peut-être avait-il d’autres intentions. Elles lui restèrent pour compte. Mais à cinq heures du matin, ayant beaucoup bu, beaucoup ouï de tintamarres musicaux, beaucoup vu de spectacles curieux capables de faire oublier Palmyre, je consentis à m’aller coucher. Je quittai mon cicérone il parut trouver que je manquais de savoir-vivre et Je m’en fus chez moi. Là, le sommeil m’empoigna tout de suite. À neuf heures, sitôt réveillée, pour ne pas rêver, je m’habillai et me rendis chez Palmyre. Elle sembla ne point me tenir rancune de ma fuite, la veille, et nous causâmes un moment. Je sentis une malice dans son regard quand elle me dit en désignant la toile de Hornéatz :

— As-tu rêvé à Baal.

Je lui dis ce qui m’était arrivé, puis en conclusion, que je la soupçonnai de m’avoir envoyé quelques larves, succubes ou esprits élémentaires.

Elle rit.

— Renée, il se peut, mais tu as triomphé.

— Je voudrais — répondis-je — que l’aventure fut unique.

— Elle le sera peut-être. Je n’en sais rien.

Puis, elle ajouta :

— Que n’es-tu restée ici ?

— J’avais peur…

— Et de quoi, ou de qui ?

— De vous sans doute… et de moi.

— La peur est le plus grand danger que connaisse le cerveau humain, plus grand que…

— Oui ! C’est entendu, mais vous ne m’avez pourtant pas semblé si rassurée le jour où le monstre prit possession de la jeune femme, là-bas, dans la pièce à cinq pans.

— C’est que moi, j’ai plus à craindre que toi.

— Craindre quoi ? La mort ne me fait pas trembler, mais certains mystères… qui n’en sont pas pour vous…



Au bout d’un instant de silence, Palmyre dit :

— Allons préparer la venue de notre couple tout à l’heure.

Mais son « allons » ne me concernait pas et je fus chargée de répondre au courrier d’Asie, arrivé du matin, tandis que la sorcière allait « préparer » je ne savais quoi.

Il vint des « clients » : L’ancien ministre Bizes-Lyster en présence duquel Palmyre, qui m’avait appelée, dressa le thème génethliaque de Louise Guigne, l’actrice du théâtre Américain. Bizes-Lyster, très crédule et spécialement féru d’astrologie, tenait à connaître l’avenir de sa maîtresse. Ensuite, vint l’ex-Jeanne Œnochoé, naguère galantissime danseuse, aujourd’hui épouse de l’amiral marquis de Kersonés, et qui, en femme du monde, était un réjouissant échantillon de théâtreuse mal embouchée, mais d’une incoercible dignité… Elle venait quérir des fétiches pour garder longtemps comme amant Agenor Pointue, le romancier à la mode, auteur d’un livre à clé dont le retentissement était mondial : Mollitia…

Palmyre m’offrit un spectacle curieux. Elle hypnotisa Jeanne Œnochoé et la transforma en sorcière inconsciente.

La jeune marquise, de loin, projetait sur son amant et son époux des influences mystérieuses. Quand elle fut sortie, Palmyre me dit :

— Voilà comment on fait le bonheur des gens !

— Le bonheur !

— Oui ! ou du moins ce qui en tient lieu. Œnochoé a des secrets désirs de divers ordres. Je lui ai donné le pouvoir provisoire de les réaliser aujourd’hui.

— Rien ne dit qu’elle en soit plus heureuse.

— Bien entendu, mais le fait n’en est pas moins là. Ce qu’elle va désirer tout à l’heure sera à elle. Toutefois si elle s’avise de désirer des choses contradictoires, son embarras sera grand…

 
 

Aux heures dites, le mari et la femme aux passions incomprises arrivèrent comme ils devaient. Palmyre les fit mener en deux pièces voisines où des fauteuils avaient été fixés sur des emplacements choisis. Deux boules magnétiques de cristal pendaient aux deux plafonds. Les fauteuils étaient placés de façon à orienter le couple dans le sens du méridien magnétique.

Palmyre me fit tenir l’homme en haleine par un quart d’heure de conversation. Il fut d’ailleurs presque muet et semblait se défier de moi. Sans doute n’avais-je pas le prestige physique d’une vraie sorcière.

Lorsque la femme arriva, ce dont je fus avertie, je me retirai.

Palmyre était dans la chambre pentagonale où lui était advenue l’aventure avec le Baal au miroir. Elle me dit de m’asseoir à sa gauche.

— Renée, tu n’as pas encore vu ceci. Je t’en fais témoin, quoique ce soit, en quelque façon, défendu, mais il faut que tu deviennes sorcière…

Elle était de bonne humeur.

— Qu’allez-vous faire ?

— Je vais, de loin, placer mes deux tourtereaux en état second. Mais en un état spécial, qu’à ma connaissance, les gens de l’École de Nancy, qui ont pourtant fait de belles études là-dessus, ne soupçonnent pas.

C’est la réceptivité sensuelle maxima.

Et comme je vais les ubiquiser tous deux, le mari va être avec la femme et la femme avec le mari. Là, sur leurs chaises, aidés de formes. égrégoriques conviées à cet effet, l’homme va recevoir de sa femme des témoignages si délirants, et la femme de son mari un amour si démonstratif, que le seul souvenir de cette scène, qui, au surplus, ne sera pas imaginaire, mais réelle quoique magique, leur servira désormais d’aphrodisiaque. Et…

— Mais comment s’en souviendront-ils ?

— Je vais agir de telle sorte que ce souvenir leur soit aigu et constant. Seule, pourra l’émousser quelques heures la fatigue qu’il provoquera précisément.

— Ça, c’est extraordinaire.

— Tais-toi, Renée ! Pas un geste n’est-ce pas ?

Palmyre s’asseyait sur un siège sans dossier et semblait se plonger en méditations. Et voilà qu’au-dessus de sa tête voleta une lumière verte. Cela se développa, devint une flamme puissante et chatoyante, mais sans chaleur. Alors la sorcière se leva. Sa tête plongeait dans la lueur. Elle dressa les bras et parut remuer, triturer la clarté. Puis, elle dirigea ses deux mains vers les lieux où le couple attendait et devait s’émouvoir déjà.

Des flammèches jaillissaient du corps bandé de Palmyre, raide et hiératique. Aux articulations, on voyait des étincelles incurvées. De sa bouche serrée sortait un fil lumineux, bifide et épanoui comme une langue de serpent. L’effort se prolongeait. Peu à peu, le corps de Palmyre tendit à disparaître. Bientôt, je ne vis plus qu’une ombre, puis à travers elle je perçus le mur d’en face, et le mur lui-même fondit. Je connus les moulures des lambris dans les pièces où dormaient passionnément les deux époux simultanément séparés et conjoints. Bientôt, je devinai le couple lui-même… L’espace s’abolissait, et la matière…

 

Palmyre renaquit. L'ombre de son corps fonça, redevint physique, se centra dans la pièce où nous étions. Elle s’assit. Maintenant, de deux côtés, faisant ensemble un angle de quarante degrés, deux faisceaux lumineux convergeaient vers Palmyre qui les recevait sur les paumes ouvertes. Cela s'exaltait et finit par devenir insoutenable, à l'œil. C'était le rayonnement des époux...

Vingt minutes, la lueur de gauche se maintint, celle de droite était déjà affaissée. Elle tomba net que la première toujours plus atténuée tenait encore. Palmyre se leva enfin, la face have.

— C'est fini, Renée, va les voir, silencieusement, mais ressors vite de chez eux.

J'y courus, curieuse.

Le mari était affaissé à terre. Sa figure couleur de cire, ses yeux creux, la torsion de sa bouche d'hémiplégique le rendaient hideux. La femme était encore assise. Elle était rose, mais sous les paupières, un cercle pareil à une plaie gangrenée, creusait de violet la chair tirée des arcades. Elle se serrait les mains avec une expression étonnante de joie et de désespoir.

Je revins vite à Palmyre.

— Ils sont dans un drôle d’état, vos clients Je pense qu’ils garderont de ce que vous leur avez fait imaginer ou vivre en hypnose un souvenir plutôt pénible.

Elle haussa les épaules.

— Gamine !

Puis elle sortit, sans doute pour congédier par deux voies différentes, et tour à tour, les époux amoureux.

Quand elle revint :

— Ils ont Baal avec eux, maintenant.

— Mais dites-moi, selon vous, ils devaient déjà le posséder, ce démon de la pudeur ?

— Oui, mais il était impuissant, comme mon Baal à moi resta impuissant tant que la petite femme au miroir ne lui offrit pas un moyen de quitter les plans de l’hyperespace pour venir me rendre visite. Il les inspirait dans l’inertie, tandis que maintenant…

Auparavant, leur désir d’amour était déjà vicieux, et moralement mauvais selon l’absolu, parce que reposant sur les perversions de la honte.

Maintenant, la pudeur vaincue, ils pourraient peut-être échapper au vice, s’ils avaient des personnalité : puissantes et le courage de ne pas chercher le plaisir où il n’est pas.

Mais comme ils ne sont pas tels, ils vont plonger dans tous les délires sensuels.

— Par votre faute ?

— Parce qu’ils l’ont voulu. Je ne suis pas allée les chercher.

— Alors, le Baal ?

— Il fera d’eux des loques, avant peu. Ils ont désiré cela. À chacun selon son désir !

— Vous mettez un certain sadisme dans l’accomplissement des ambitions mauvaises pour lesquelles on vous sollicite.

Peut-être êtes-vous, en somme, une incarnation de Baal ?

Palmyre se leva, et ses yeux durs se posèrent sur moi. Dix secondes, je supportai leur éclat croissant. Mais soudain elle parut s’apaiser et s’approcha, puis me prit alors par la nuque.

— Petite Renée, laisse-moi t’embrasser. Elle se pencha. Alors, au-dessus de sa tête, je vis nettement se dessiner, d’une lumière grise et rousse, le fuseau qu’elle m’avait dit, devant la peinture d’Hornéatz, être la parfaite figuration diabolique, une courbe à peine renflée, harmonieuse et chaude toutefois, et qui semblait s’illimiter dans l’espace, hors le décor perçu, au delà des extrémités du fuseau sortant de la visibilité. C’était bien encore la lueur qui jaillissait entre les yeux du monstre, au jour tragique dont je gardai mémoire.

Me repliant de haut en bas, comme un blessé qui culbute, j'échappai à l'étreinte de Palmyre, puis je reculai vers la porte avec terreur. Peut- être gardais-je le secret désir qu'elle put, qu'elle voulut me retenir. Une chaleur énorme m'envahissait les lombes, et ma bouche était sèche, sèche... Le bouton de la porte vint à ma paume, Sans regarder, je tournai, j'ouvris d'une poussée et me jetai dans le couloir.

 

Suis-je devenue imbécile ou si vraiment j'ai passé près d’un grand danger ? Et quel danger ?

En moi, une réponse ironique se formule : Ton danger : Le plaisir...

Mais un mot me hante :

Baal !

Et pourquoi ai-je une horreur désespérée de ce mot, de ce mot inoffensif, de ce mot qui n'est qu'un mot ?




III

IOD



III

IOD


— Avec qui passes-tu ta nuit prochaine, Renée ?

— Mais… seule, comme d’habitude.

Palmyre riait :

— Comme tu dis ça. On ne sait si tu en as honte ou regret.

— Ni l’un ni l’autre. Mais pourquoi cette question ?

— Parce que tu passeras la nuit avec moi !

Je la regardai sans comprendre.

— Oui ! nous partons en auto ce soir à six heures, toi et moi, et nous ne serons pas rentrés avant demain midi.

— Pour aller…

— Te montrer ce que tu ne verras jamais qu’une fois, un homme qui a presque, et être actuellement tout à fait, découvert la Pierre Philosophale !

— Pour changer tout en or ?

— Oui !

— Il est plus fort que vous, celui-là ?

— C’est un de mes fidèles, mais voici vingt-six ans qu’il cherche. Il a dépensé dix millions…

— Ça lui coûte cher, de faire de l’or. C’est le jeu de qui gagne perd…

— … Il a trouvé, Renée. Prends bien ça dans ta tête, Il a trouvé !

Je me tus. Cette idée de voyage me plaisait assez. Je questionnai encore :

— C’est loin ?

— Deux cent quarante kilomètres. Un château tout à fait médiéval, avec un laboratoire d’alchimiste comme on en gravait ou peignait jadis. Tu verras. La sorcellerie avec ce pittoresque ne peut pas manquer de te plaire.

— Mais qu’en pensez-vous ?

— Je ne connais pas le secret. Cet homme me l’enseignera. Je te l’ai dit, c’est un de mes fidèles. Ensuite, peut-être changerais-je ma vie ici. J’ai besoin de quatre millions par an. La pierre philosophale me les donnera, mais je ne voudrais pas perdre la joie de ma clientèle, la jouissance de…

— D’inculquer tous vices à tous…

— Oui ! Le sadisme est une de mes joies… Je ne voudrais aucunement renoncer à tant de plaisirs…

— Quatre millions par an. Vous ne me ferez jamais croire que votre existence vous coûte si cher…

— Plus, peut-être ! Renée, tu ne connais pas ma vie du tout. Tu connais la sorcière, mais il y a… la femme.

— Elle n’a pas beaucoup d’heures disponibles pour se livrer à des folies. Je suis ici à neuf heures du matin, souvent je ne pars qu’à huit, parfois je gîte là-haut.

— Renée, je t’ai montré que sur bien des choses le raisonnement commun est absurde, et tu sais ce que je puis réaliser d’inattendu.

— Eh bien ?

— Hé bien ! Regarde-moi. Je suis Palmyre, hein ?



— Es-tu certaine que ce soit bien Palmyre, ou plutôt que ce soit toujours Palmyre — moi qui te passe des ordres, règle le fonctionnement de la maison, donne les consultations courantes et repose ici la nuit ?

Je restai bouche bée. Cette idée que Palmyre put se dédoubler, qu’il existât une sorte de Palmyre mécanique pendant que la vraie faisait… mais que pouvait-elle faire alors ?…

— Que feriez-vous secrètement en personne ? tandis qu’agirait la seconde Palmyre que vous sous-entendez ?

— Ah ! Ah ! Renée, tu ne sais pas que les êtres ont mille désirs furtifs qui passent sans cesse en eux, et que si la foule impuissante les enterre, la sorcière serait folle de ne pas leur être complaisante.

— Peut-être ! Moi, je n’en ai pas tant. Mais s’il y a deux Palmyre, êtes-vous la bonne ?

— Je vais te permettre de le juger. C’est un secret dangereux que je te confie. Tiens, regarde !

Elle me tendit son index droit. Une bague l’ornait, un cercle de métal blanc-bleuté et une perle noire.

— Cette perle est un objet d’outre-terre. C’est un monde, un microcosme. Il y a là-dedans des soleils, des planètes et des êtres qui vivent comme en notre monde. Eh bien, ferme les yeux en regardant mon doigt !

Je le fis…

Je voyais toujours la perle.

— Tu dois apercevoir la sphère sombre malgré l’occlusion des paupières ?…

De fait, peut-être la voyais-je mieux, les yeux clos.

— Mais…

Palmyre se dirigea vers la porte :

— J’ai omis de donner des ordres pour préparer l’auto, attends-moi une minute.

Elle sortit et rentra peu après. Comme elle s’approchait et que je regardais à nouveau la perle noire, je fermai les yeux pour retrouver l’étrange sensation de tout à l’heure. Je ne vis plus rien.

Palmyre venait de m’envoyer son double, pour me prouver que souvent elle n’était pas elle-même…

Je m’élançai.sur la seconde Palmyre et la pris par le torse :

— Vous êtes une fausse Palmyre, je vous garde ici jusqu’à ce qu’elle revienne.

Mais mon étonnement crût. Le corps que je tenais était froid et peu consistant. Seule, la voix restait bien timbrée lorsque l’étrange être se mit à rire hautement.

On ouvrit la porte derrière moi. D’un geste instinctif, je lâchai la seconde Palmyre et regardai la porte…

La vraie Palmyre apparut.

Je me retournai pour comparer avec la fausse…

Le corps que je tenais deux secondes plus tôt entre mes bras était disparu, fondu, évanoui sans laisser aucune trace. Abrutie, je reculai au mur. La vraie Palmyre vint se placer devant moi.

— Te rends-tu compte, Renée, qu’il y a plus de mystères ici que tu ne croyais ?

Je lui touchai les bras des doigts.

— Oui. Mais cette fois, il n’y a plus pour moi d’erreur possible. L’autre est un corps de glace. Vous, vous êtes chaude !

Elle éclata de rire.

— Si tu avais voulu, depuis longtemps, cette constatation te serait acquise.

Je ripostai :

— Alors ! ce n’est pas la fausse Palmyre qui se manifeste parfois enflammée sous l’influence de…

— Dis Baal…

— Oui, le dieu à tout faire. Tantôt votre ami, tantôt votre ennemi, et que d’ailleurs vous ne connaissez pas !

— Elle eut un regard étrange, en coin, où je lus une sorte de haine.

— Ne parle pas, Renée, de ce que tu ignores. Amitié, hostilité, haine, possession, sont des mots opposés qui désignent souvent la même chose. Quand je redoute une force, il est possible qu’elle ne soit qu’un des aspects de la force que j’aime. Mais je suis tenue au souci ; car de l’autre monde il naît des tragiques surprises. Tout de même, je…

 
 

Nous partîmes à cinq heures dans une admirable limousine américaine, longue et efflanquée, confortable étonnamment et munie d’un moteur énorme. Je ne connaissais jusqu’ici à Palmyre qu’une voiture ordinaire, sans faste, et le lui dis :

— J’ai tout une écurie d’autos, Renée. J’ai…

Elle portait un manteau de fourrure souple, glacée d’aspect, d’une invraisemblable finesse et m’avait nantie d’une cape semblable. Nous conversions peu. Elle semblait portée à la méditation. Je regardai le paysage.

Nous marchâmes doucement dans Paris, mais lorsqu’une belle route fut à nous, Palmyre téléphona au chauffeur, un homme à masque simiesque, issu de je ne sais quelle race insulindienne.

— Vite !

Alors commença une course démoniaque. Devant Palmyre, une carte aux vingt millièmes se déroulait seule, maintenant toujours un curseur en contact avec la route au point exact où nous étions. Les variations transversales étaient enregistrées avec la même précision que le déplacement longitudinal. Bientôt la nuit vint. Deux phares d’une extraordinaire puissance lumineuse éclairaient la route devant nous. Il me parut que tout ce qu’on croisait, voitures automobiles, attelage, piétons, était sidéré et écarté de notre route, comme par une sorte de force occulte. Je vis au passage trois limousines versées dans les fossés, avec l’apparence qu elles eussent gardée si on les y avait poussées. Pourtant la route était large. Nous passâmes Étampes, puis Orléans. Je connaissais la route, que j’avais déjà parcourue sur la voiture de course de William Smitt, le coureur de la firme Cadillac, qui était un vieil ami mien de Californie. À Manhattan-Beach, Smitt avait fait le mille, départ lancé, en dix secondes et une fraction, ce qui tournait autour de quatre cent quatre-vingt kilomètres à l’heure. En Beauce, il m’avait fait faire des lignes droites à cent soixante-dix. Voilà qui s’avère, pour nos routes, tragiquement rapide, si bien qu’on sent durant cette course le train arrière à la limite d’adhérence au sol. Le plus petit ressaut ne prenant qu’une des deux roues motrices, lorsque deux cents chevaux travaillent l’essieu, court le risque de le tordre comme une vrille, et alors, quel saut ! Or, avec Palmyre, et en pleine nuit, nous faisions certainement plus de cent à l’heure, et c’était terrifiant dans les courbes, lorsque la force tangentielle rejetait les ressorts, et qu’on se sentait arrachée de soi au fond de soi-même.

Nous arrivâmes dans le Blésois. Depuis Orléans, la route côtoyait la Loire, et nous brûlâmes Blois comme un éclair. Je vis au sortir de la ville, devant notre voiture jetée follement sur la route, un. cycliste s’aplatir sur un mur, à notre gauche. On eut dit qu’une irrésistible force l’avait écarté et projeté en tempête hors notre axe de marche. Je pensai que nous courions entourés d’une « aura » qui vidait devant nous la route.

Bientôt nous entrions en Touraine par Amboise, puis nous arrivâmes à Tours. La grand’route coupe la ville en deux et en constitue alors la rue principale. Je vois au bas de la descente d’arrivée notre voiture se lancer sur le pont et pénétrer comme un couteau dans la capitale turonienne. À travers la portière, ce n’était que visages terrifiés. Tout le monde, immobile, regardait passer avec émotion ce monstre allongé, bas et vertigineux.

Sur un rail de tramway, nous dérapâmes. L’auto vint presque jusqu’à la terrasse d’un café où j’eus le temps de voir une panique commencer. Déjà nous étions loin. Impassible, notre chauffeur continuait son train fou.

Et quand, sortis de la ville, nous eûmes à affronter d’innombrables routes en lacets, des côtes à dix pour cent et des virages à double révolution, il ne ralentit point encore. Je n’ai rien vu depuis lors de plus fantastique que notre descente sur une immense pente, raide comme la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, avec, en bas, au centre de la courbe, un village aux mille lumières. J’avais l’impression d’une chute, d’une cabriole dans un précipice effrayant. Nos phares éclairaient, en face, une forêt située à trois ou quatre kilomètres, où l’on eut distingué les essences tant le jet lumineux était puissant. En bas, sans souffler, nous repartîmes sur une côte verticale. Le chauffeur modifiait la prise d’engrenages des vitesses, et nous paraissions ne point ralentir.

La forêt entrevue de loin nous engloutit enfin. C’était un spectacle magnifique que cette course affolée sur une route crêmeuse, entre deux talus d’arbres démesurés. Et, brusque, sur un signal de Palmyre, donné avec un clavier placé sous la carte mobile, les deux phares s’éteignirent. Une lumière de lanterne ordinaire sortait maintenant de leurs miroirs paraboliques et de leurs lentilles à échelons.

— Nous arrivons, dit Palmyre, qui n’avait pas, depuis Paris, desserré les dents.

Au ralenti, nous fîmes encore cinq ou six kilomètres, puis ce fut le détour dans une sente où nous paraissions toucher les arbres à droite et à gauche. De là, par une pente dure, on gravit sans doute une colline, puis on tourna cinq ou six fois dans des voies de bûcherons où nous avions peine à passer.

Enfin, il me parut que nous entrions dans une allée plantée à main d’homme. Des arbres de même âge et même grosseur, se suivaient à intervalles égaux. Cette allée tournait en hélice. Cela dura deux minutes au plus, puis je vis apparaître une énorme forme architecturale, émergeant des taillis, vers laquelle nous progressions. Et nous stoppâmes trente secondes après devant un château-fort constitué d’un bloc massif de maçonnerie, limité à droite et à gauche par d’épaisses tours à machicoulis. Il y avait un fossé et un pont-levis.

— Diable ! c’est terriblement pittoresque, pensais-je.

Palmyre ne bougeait pas. Bientôt, le pont baissé, nous pûmes entrer. Le chauffeur, qui, très visiblement, avait cent fois fait cette route, embouqua le goulet de la porte avec une prestesse magnifique, les ailes de la voiture frôlaient la pierre de chaque côté.

Nous étions dans une cour entourée de hauts murs. J’entendis lever le pont derrière nous.

La cour traversée, ce fut une nouvelle porte en plein cintre, sous une voûte de dix mètres d’épaisseur.

_ Nous ressortîmes dans une seconde cour. Je m’apprêtais à ouvrir la portière, mais Palmyre, comme si elle eut deviné mes pensées, dit :

— Pas encore, Renée !

Nous tournions de quatre-vingt-dix degrés, puis c’était une troisième porte surbaissée. Jusqu’ici, aux murs de cette prodigieuse bâtisse, je n’avais pas vu une lumière et pas un être ne se manifestait.

Nous accomplissons une dizaine de mètres sous une voussure qui, de loin, m’eût parue incapable de contenir notre voiture. Sitôt passés, j’entends derrière nous des portes métalliques qui se referment. Encore une cour. Ce château doit être immense. C’est bien le burg féodal primitif, comme je croyais qu’il n’en existait plus aucun d’intact en France. La dernière cour est petite. Des fenêtres éclairées l’égayent sur trois étages. Nous sommes là, comme au fond d’un puits. Et l’auto s’arrête.

Imitant Palmyre, je ne bouge plus.

Un instant passe, puis, un homme silencieux ouvre la portière du côté droit.

La sorcière sort de la voiture, je la suis. Elle me prend par l’épaule.

— C’est le castel construit de 1150 à 1300 par Foulques, dit le baron Noir et ses fils. Il est resté comme il fut bâti. Il y a encore quatre vastes cours autour de celle-ci, qui est le centre du bloc. Sous nous, trois étages de caves et souterrains en plein roc. Partout, sauf du côté où nous sommes venus, les murs extérieurs donnent à pic sur des précipices profonds de cent mètres et larges du double.

Et la forêt autour de ce monument est un inapprochable mélange de marais, de tourbières et de rocailles.

Elle réfléchit une seconde.

— Vrai, Renée, c’est le seul lieu de France où celui qui habite se sente roi. Les douze cents hectares dont le château est centre lui appartiennent.

Cependant, une porte s’était ouverte devant nous au sommet d’un escalier à double vortex.

— Viens, dit Palmyre.

Nous entrâmes dans une salle énorme, tapissée de bois de cerfs. Aux murs, des coffres faisant banquettes.

Au milieu, un trou avec un treuil.

— Le puits de Foulques, dit Palmyre.

Au fond, commençait sans rampe un escalier semblable au fameux escalier du Palais des Doges à Venise. Les marches étaient de granit, hautes et étroites. Le mur de droite était peint en rose vif.

Nous parvînmes à l’étage enfin. Là, deux femmes, des négresses, nous accueillirent, et l’une marchant devant Palmyre, l’autre derrière moi, nous conduisirent sans dire mot dans une sorte de salle à manger.

Palmyre se jeta en une cathèdre de chêne à sculptures religieusement obscènes.

— Assieds-toi, Renée ! Nous allons dîner. Que dis-tu de ce voyage ?

— Charmant, mais rapide, et, pour cela, dangereux, je crois ?…

— Bah !

— Personne ne parle, ici ?

— Peu de gens. Les nègres et négresses sont muets.

— Et votre chauffeur, que devient-il ?

— Il est là où il faut. Il dînera, soignera sa machine, dormira, et demain matin nous ramènera à Paris.

— Et le patron du lieu ?

— Nous le verrons à minuit parmi ses cornues.

— Et il nous enseignera comment on fabrique la Pierre Philosophale ?

Palmyre fronça les sourcils.

— Ne prononce pas cette formule, dis : La Poudre.

 

Il y eut un dîner savant et soigné, dirigé certainement par un maître ès choses culinaires. Palmyre, très gaie, parlait volontiers de tout et s’exprimait avec liberté. Elle connaissait les aîtres du lieu et m’entretint des personnages peints dont les portraits assez guindés ornaient les murs. Nous étions éclairés à l’électricité et une chaleur douce, venant de bouches disposées dans le plancher, mêlait au moyen-âge vivace un paradoxala spect de modernisme, inattendu dans ce castel barbare et perdu.

À toutes mes questions sur la magie, « La Poudre » et autres problèmes qui avaient fini, au bout d’un an de travail indifférent, par me passionner, la sorcière ne répondait pas. Il était visible qu’une intention secrète et la peur d’être épiée inspiraient son silence. Je me résolus de l’imiter.

— Visitons-nous le château ? dis-je étourdîment, après le dîner,

Palmyre fit « non ! » de la tête.

 

Minuit vint.

Comme je regardais l’heure à mon bracelet, et que je remarquais en moi-même l’imminence de la fameuse révélation, Palmyre dit en se levant :

— Allons !

Je la suivis par un escalier rapide, puis un autre, puis un troisième. À chaque étage, un palier rectangulaire comportait une banquette de pierre devant une fenêtre au-dessus de laquelle brillait une petite lampe à incandescence. Il n’y avait aucune rampe, les marches étaient pénibles à gravir et l’impression de silence morne vraiment insupportable. Au troisième étage, Palmyre prit un couloir obscur. Au bout, une porte. La lumière l’éclaire à notre venue. Palmyre frappe. On ouvre et c’est un autre couloir où trois nègres muets sont assis dans des niches. Au bout de ce couloir, je m’arrête. L’air du dehors arrive, un air végétal, lourd et humide. Palmyre me prend par l’épaule :

— Regarde, Renée ! Ce couloir donne dans le vide, tout bonnement. Au-dessous, un précipice naturel, écornant une cour, recueillerait celui qui ferait le saut et le mènerait à trois cents mètres sous le niveau de la cour. Le trou a un garde-fou, mais non ce couloir. Si, en plus, tu apprends qu’on peut avancer invisiblement au-dessus du vide, par deux parois artificielles, un plafond coulissant et un plancher… qui bascule, tu comprendras une des originalités de cette bâtisse…

Je regardai la nuit par la baie ouverte sur le dehors. Une lumière légère m’était perceptible. Au loin, je voyais la forêt, et au-dessous l’échiquier des maçonneries épaisses au fond desquelles je devinais les cours que nous avions traversées en auto. La mutité de tous, du vent même et de ce morne séjour humain où trois régiments eussent sans doute pu loger, le silence absolu, bizarre, irritant, me glaça. Je me rejetai en arrière.

À gauche, Palmyre frappait deux coups sur le mur. Une porte s’enfonçait comme une trappe, et nous fûmes dans une sorte de vestibule où j’entendis enfin une parole humaine.

Un homme, grand, gras et âgé, disait violemment :

— Imbécile ! triple imbécile ! Il faut donner de l’azote et retenir l’hydrogène !

À notre venue, le personnage, sans étonnement, vint s’incliner devant Palmyre.

— Je suis votre esclave, Maîtresse ! Laissez-moi vous conduire au Maître.

Précédées de cet introducteur, nous eûmes à franchir quatre vestibules sans meubles, où des cornues, des éprouvettes, des matras et des athanors, pêle-mêle, étaient jetés.

Enfin, ce fut l’entrée dans le « Laboratoire » et ce que j’y vis me glaça. D’abord il y avait un homme, petit et barbu, très vieux, qui se démenait comme un damné au milieu de l’immense pièce encombrée d’appareils. Il vint baiser la main de Palmyre et la mienne. Sa déférence était totale. Je remarquai seulement alors au-dessus de la sorcière, cette flamme verdâtre et fuselée qué j’avais vue lors de l’ensorcellement des époux amoureux. Elle regardait tout de haut, avec un air dominateur. Dans l’ombre, sa main à la perle noire était lumineuse.

Mais mon émotion ne vint point des habitants de ces lieux extravagants ; le faiseur d’or, deux nègres et l’espèce de fondé de pouvoirs qui nous avait introduites. Autre chose était terrifiant :

Le milieu de la vaste pièce était constitué par toute une organisation chimique de réchauds, de cornues, de tubes, bouteilles, matras, refroidisseurs et alambics. Le tout en action et lié. Mais à droite, près d’une batterie : sur un chevalet d’écartèlement comme on usait au temps de la torture, une femme était couchée, nue, pâle et blonde. Elle était attachée serré aux poignets, à la taille et aux chevilles, mais à la jambe gauche, un vaisseau sanguin ouvert, sur lequel était fixée une tige de verre courbe, laissait goutter du sang dans un ballon que traversaient en équerre deux tubes hélicoïdaux. Cela, je le vis dès l’abord, avec une précision photographique. J’eus même un instant d’émoi redoutable. Je n’avais pourtant rien à dire, aucune action à accomplir, et le souci de ma sûreté me commandait de tout regarder sans émoi apparent.

Je me dominai donc et suivis Palmyre tandis que le petit homme, celui qui détenait le secret de la Pierre Philosophale, lui expliquait, en un bizarre langage ésotérique, des choses que je ne comprenais pas.

Nous fîmes le tour du laboratoire. En passant près de la femme étendue et saignante, Palmyre regarda et dit :

— Elle est bien basse ! Il en faudra une autre avant peu.

— J'en ai encore trois, répartit le gnome.

Il me vint un frisson tandis que les yeux de la sorcière se posaient sur les miens. J'eus donné plusieurs années de ma vie pour être ailleurs ; mais j'étais ici. Il fallait cacher le fond de mon cœur.

Au bout d’un moment, les explications de l'homme terminées, Palmyre dit :

— Allez surveiller le débit mercuriel. Il doit y avoir un excès. Voyez les vapeurs vertes au flacon 7 !

Elle devait être venue souvent en ce lieu et connaissait toutes choses.

L'homme obéit et sortit par une portière d’étoffe rouge, accompagné de son chef de protocole.

— Tiens, Renée ! — Palmyre s’exprimait d’une voix sourde et lente — regarde la « poudre » se faire !

Tu vois, il faut du sang humain, et autre chose d’humain ou plutôt de mâle, mais qu’on obtient là-bas.

Elle désignait la portière rouge…

— Remarque, toi qui as des connaissances chimiques, ce que le sang, sous pression et à 130°, donne avec la vapeur de géocoronium qui sort de la cornue bleue.

Elle désignait un ballon où le sang verdissait, puis formait des paillettes attachées aux parois.

Par la tubulure, elle adapta cinq secondes un tuyau de caoutchouc au dit ballon. Les paillettes volèrent par un tube de verre tout entortillé où stagnait un liquide transparent. Les paillettes se dissolvaient lentement en dégageant des vapeurs couleur de soufre.

— Regarde par ici.

Un liquide spumeux bouillait sur un athanor, la cucurbite de verre qui le contenait portait trois prolongements équilatéraux, l’un entouré d’une gaîne épaisse qui visiblement refroidissait, l’autre où deux électrodes faisaient sans répit jaillir un grand luxe d’étincelles, le dernier parsemé, autant qu’il m’apparut, de mousse de platine. Par des tubes de verre coudés, les trois produits, identiques au départ mais traités différemment, se réunissaient dans une sorte de bouteille de Leyde à robinet bas où parmi les feuilles d’étain, une réaction complexe se faisait.

— Tu vois, Renée, c’est là le secret… Décomposer un corps ternaire en ses trois constituants et le recombiner ensuite… mais ce n’est plus le même corps. Et tu vas voir :

Elle recueillit dans un tube à réactions, dix gouttes du liquide qui s’agitait dans la bouteille de Leyde, puis elle revint au tube entortillé où stagnaient les paillettes dissoutes. Elle l’isola du reste de l’appareil, et avec un entonnoir de verre, y laissa tomber les dix gouttes recueillies.

Ce fut extrêmement curieux. Un dégagement calorifique énorme se produisit. Palmyre, voyant que je semblais craindre l’explosion de tout l’appareil, murmura :

— Tube en cristal de roche, ne crains rien. Tout ici est en matière autre que le verre. Là-bas, la cornue est une énorme aigue-marine. Le ballon au sang est de tourmaline et les creusets qui épurent l'essentia solis au coin gauche, sont de kuntzite.

Cependant, la réaction tumultueuse obtenue par Palmyre se calmait, je vis le nuage rutilant qui d’abord avait envahi les torsions du tube, se dissoudre peu à peu. Au fond, il subsistait une poussière rougeâtre.

Palmyre s’approcha.

— Trop sombre. Hydrogénons !

Elle relia par un serpentin de métal doré le tube entortillé avec une sorte de machine pneumatique sur les plateaux de laquelle un givre étincelait.

La poussière rougeâtre prit une couleur vive, qui la fit bientôt ressembler à de l’écorce d’orange confite.

— Là ! Renée, fais de l’or !

Elle me tendit un morceau de fil de fer. Je la regardai, ahurie !

— Oui ! fais tomber ce morceau de ferraille dans le tube, par l’ouverture bleue, où il y a le bouchon émerisé. Va vite !

— Je pris machinalement le fil de fer, retirai avec délicatesse le bouchon bleu à l’émeri qui avait une clé numérotée 1, et laissa couler le métal tordu dans la poussière orangée. Palmyre, les yeux brillants, se pencha. Je l’imitai.

Le morceau de fil de fer parut n’influencer en rien le travail chimique mystérieux qui se faisait dans le tube. La poudre ne changea pas de couleur, mais . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ah ! c’est bien là une des plus rares émotions de ma vie. Je regardais avec passion, et… Et je vis le fil de fer devenir fil d’or.

 

Une tache fauve envahissait le métal gris. Elle rayonnait lentement, se complétait par d’autres taches, et enfin je vis devant moi. un petit bloc d’un jaune caractéristique.

Je dis fiévreusement à Palmyre :

— Il faut le retirer !

— Attends qu’il soit pris dans sa masse.

Je restai à regarder, écarquillée, l’or, l’or qu’on faisait en ce château perdu.

— Retire !

C’est Palmyre qui parlait. Elle me tendit une longue tenaille à manche de corne, avec un verrou comme certaines pinces hémostatiques pour grandes opérations.

Je retirai le bouchon bleu n° 1 et, avec l’outil, je tentai d’atteindre le fil de fer, le fil… d’or. Ma main tremblait tant que je ne pus. Palmyre m’écarta, prit la pince elle-même et retira le fil. Elle alla le placer dans un coin sous un robinet qu'elle ouvrit et d’où sortit avec un sifflement une forte odeur de peroxyde d'azote.

Puis elle me remit enfin le mystérieux objet.

Je le saisis avec une intraduisible terreur. Au premier contact, je ne m'y trompai pas. Quiconque a fait de la chimie avec goût, s’est donné l’habitude d'apprécier très nettement les densités courantes. Le rapport du poids au volume se perçoit clairement pour qui a cultivé une sensibilité un peu aiguë. Pour moi, ce fil, ex de fer, que j'avais déjà manié, avait augmenté de poids dans une proportion telle qu'il fallait que ce fut de l'or. Les yeux fermés, tâtant le volume et percevant la masse, je devinerais la qualité du métal. Le plomb est plus léger et le platine bien plus lourd, j'apprécie clairement leurs différences.

Palmyre me prit le fil des mains. Elle alla à une table, y saisit une pierre noire finement grenue, et frotta dessus le métal transmuté. Je vis une tache jaune sombre de particules d'or s’étaler sur la pierre. La sorcière alors prit un flacon stilligoute où était écrit « eau régale », laissa tomber avec le bouchon cinq gouttes de l'acide qu'il contenait sur la tache jaune sombre et me regarda en riant. La tache ne bougea pas, ne diminua aucunement, ne perdit rien de son éclat.

— Tu es juge, Renée !

À ce moment, une sorte de cri retentit. Nous nous retournâmes toutes deux vers le chevalet où la femme blonde donnait son sang. Le petit homme était là, il tâtait la chair blême.

— Elle est morte ? questionna froidement Palmyre.

— Presque ! je n’ai que le temps de lui fournir une remplaçante.

Le gnome me regardait avec des yeux inquiétants et cruels, et je crus y lire un désir…

Palmyre lui dit :

— Allons ! ne perds pas ton temps, amène la chose.

Après un silence, elle questionna encore :

— Et l’homme ira-t-il loin ?

— J’espère. Ça coûte cher ! Deux d’épuisés. Un seul mourra pourtant. Il resservirait sans ça. L’autre pourra s’utiliser pour la création de l’élixir, mais il ne m’en reste plus qu’un.

— Combien as-tu de Poudre ?

— Vingt onces. Je n’ai abouti que ce matin.

— Fais voir !

L’homme s’inclina.

— Attendez, s'il vous plaît, qu'on installe une autre poupée.

Et il ricana.

Palmyre me dévisageait avec des yeux étranges. Qu'y lire ? La pitié, la bonté, l’affection, la menace, ou un ordre ? et quel ordre ? Un nègre géant était debout près d'elle.

Enfin, elle me chuchota :

— Viens, petite, te reposer. Quant à moi, j'en sais assez et vais me mettre en communication avec Paris avant de dormir aussi ou presque. À neuf ou dix heures nous repartons. Mais j'ai à faire ici sans toi.

Je ne dis rien. J'avais pourtant une étrange et glaciale inquiétude au fond de moi, mais comment la formuler ?

Nous sortîmes comme un bruit de lutte s'entendait à côté. Une femme pleurait et le gnome hurlait : Serrez donc, que diable, il faut serrer !

Palmyre, le front plissé, me conduisit sans s'arrêter par un couloir à tapis — chose que je n'avais point encore vue dans le château — à une chambre charmante, très « Petit Trianon ». Les lambris moulurés, à panneaux ornés de paniers et de flûtes, étaient peints en gris Versailles, et décorés aux trumeaux de nudités mythologiques genre Boucher. Tout donnait un charme ambigu à ce gîte féminin. Les tapis : étaient épais et le lit chargé de cuivres ciselés. Une jolie coiffeuse ancienne et une armoire à cinq pans, avec des sièges à coquille, un peu plus âgés que le reste, complétaient la grâce surannée et surtout incompréhensible de ce mobilier.

Palmyre, visiblement hâtive, me dit aussitôt que je fus dans la chambre :

— Ferme, Renée !

Elle désignait la porte, à serrure épaisse, puis me quitta promptement, l’ait étrangement tendu.

Je n’avais pas osé lui dire ma peur. Je le regrettai sitôt qu’elle fut sortie.

Une lampe électrique, au plafond, était de molles lueurs rosâtres sur tous les objets gracieux de ma chambre. Je fis le tour de la pièce vingt fois, après avoir fermé la porte avec soin. Je tâtai et sondai les murs. Je voulais, si possible, passer sans m’endormir les heures qui me séparaient du jour.

Mais il n’y avait pas un livre, pas un objet à regarder hors les meubles…

Après avoir tourné et retourné une demi-heure durant, je cherchai à ouvrir la fenêtre. Cela me fut impossible.

Je m’assis dans un fauteuil. La lassitude me fermait les yeux et la courbature me saisissait. Alors je m’étendis sur le lit, et, comme je me sentis peu à peu abolie par le sommeil, je me déshabillai dans une demi-hypnose et me glissai dans Îles draps. Alors, net, je m’endormis. Les heures coulèrent…

Une sensation de froid m’éveilla. Lorsque je m’étais couchée, la chambre était chaude.

Je la sentais de glace maintenant.

Le jour était venu. Une aube couleur de boue. Je regardais le ciel sale et sinistre. Je courus alors à la fenêtre pour voir autre chose : la forêt et le château. Il faisait si froid que je me crus congelée. Je revins précipitamment au lit…

Le silence était intégral. Je me devinais si éloignée de toute vie que j’eus un instant de découragement et le désir de mourir. Mais la crainte. revint et me galvanisa au souvenir de la femme qu’on saignait au bout de ce couloir, pour faire de l’or avec son sang.

Et brusquement, sans un bruit, la porte de la chambre, située face au lit, s’ouvrit en. grand…

Rien ne suivit et je ne voyais pas l’en- foncée du couloir. J’eus un instant envie d’aller refermer et je bandais tout mon courage à cet effet lorsque…

Deux nègres entraient, suivis d'une négresse à madras rouge.

Ils vinrent à mon lit, silencieux, sans un geste de trop. Je m’y recroquevillais. Ils ouvrirent les draps, me saisirent par les bras et les jambes et m’enlevèrent. Paralysée d’épouvante, je ne poussai pas un cri…

Mes porteurs entrent dans le laboratoire où je cherche Palmyre absente. Ah ! quelle cruauté !

Le nègre athlétique n’est pas là qui, à notre venue, semblait chargé de surveiller tous les appareils et dont le souvenir restait lié aux derniers mots que m’avait dits la sorcière.

Mais le petit vieillard barbu, lui, est présent. Il se précipite et s’agenouille devant mon corps qu ’on dépose sur une sorte de matelas, par terre.

Prosterné, les bras levés. au ciel en signe d’imploration, il commande :

— Placez-la bien, c’est ma femme. Je l’épouse dans un instant. Attachez-lui les membres, bien serrés, avec les courroies sacrées qui n’ont servi qu’à Lysia. C’est ma femme ! Elle va donner son sang au grand œuvre, et le bloc d’or qu’elle sera devenue me restera lié, corps et âme, jusqu’aux siècles à venir.

II était fou, sans doute, fou ! fou ! Les nègres me mirent aux chevilles et aux poignets des courroies noirâtres et épaisses. Je n’avais avec cela aucun espoir de me dégager.

— Enlevez-lui sa chemise, dit encore le fou toujours à genoux.

Un nègre prit sur une table des ciseaux courbes et coupa ma chemise du haut en bas, puis il retira les deux fragments après en avoir sectionné les épaulettes.

Le gnome dément se leva. Il vint appuyer ses mains glacées sur mes épaules.

— Inconnue, chère inconnue que m’amena la très puissante Palmyre, réjouis-toi ! Tu vas collaborer du plus profond de toi-même à réaliser la Poudre Majeure, le dictame souverain, l’électuaire ambrosiaque qui rend pareil à Dieu…

Il s’exprimait avec grandiloquence, et 1l me baisa avec un air dévot les deux seins.

Puis il ordonna :

— Portez-la sur l’appareil. L’or réclame son sang, elle l’offre, elle sera bénie et immortalisée.

Le matelas fut placé sur le chevalet de torture où j'avais vu la femme blonde et agonisante. Autour de moi tous les appareils que Palmyre m'avait expliqués fonctionnaient comme auparavant. D'ailleurs, en ce laboratoire où aucune fenêtre n'était apparente, on devait vivre sans connaître jour ni nuit. Quatre lampes à arc placées au plafond éclairaient à plein. Je restai muette, incapable de reprendre pied dans la vie, les muscles atones, mais les yeux ouverts, et j'enregistrais avec une inconsciente minutie tous les détails de la tragique scène.

Le fou sortit du laboratoire, laissant les deux nègres en faction devant moi, puis il revint avec une sorte de manipule en broderie d'or, un morceau de dentelle ancienne, en forme de croix et une tiare. Il me plaça la dentelle sur le ventre, le manipule sur le poignet et la tiare sur la tête, puis il entonna un hymne barbare, en une langue inconnue, dont les deux nègres impassibles fournissaient les répons.

La scène épouvantable et burlesque dura un quart d'heure. Enfin le faiseur d’or cria d'une voix respectueuse des phrases terminées par « Tedulah, Meshach, Jah, Jah, Jah ? ».

C'était peut-être la fin. Il prononça ensuite trois fois des paroles hébraïques où je reconnus les mots Adonaï et Aeloims puis, s’approchant, me posa sur la poitrine, entre les seins, une sorte de petit reliquaire d’or ou de cuivre, épanoui en soleil, au centre duquel naissait une sorte de phallus.

Les nègres, à leur tour, se se prosternèrent, tandis que le fou reprenait ses vaticinations absconses. Il se coucha au sol, qu’il frappait même du front, je crois, en psalmodiant une sorte de psaume où revenait le mot Asmodée.

Je me sentais devenir folle. Au-dessus de moi, les arcs électriques m’aveuglaient. Ce cérémonial absurde et redoutable, évoquant je ne sais quels Sabbats ou Messes Noires d’antan, me faisait entrer vive dans le définitif tohu-bohu mental. Le respect de ces gens qui allaient me tuer était surtout terrible. Cela me faisait grincer des dents.

Enfin le gnome alla chercher un tube de verre qu’il apporta avec componction. Quand je le vis de près, je reconnus qu’il était plein de sang. Une nausée me saisit la gorge…

L’homme m’aspergea de ce sang en proférant de sataniques et démentes formules baptismales. Une goutte me sauta sur les lèvres. Le nez serré comme les malheureux à l’agonie qui appellent l’air de leur bouche ouverte, je tentais de respirer. La goutte de sang me coula dans la bouche. La sensation fut si révoltante, venue après ces trois quarts d’heure de tragédie maniaque et mortelle, que je m’évanouis.

 

Je revins à moi au bout d’un temps indéterminé. Que m’avaient-ils fait encore, durant ma syncope ? Je n’ai jamais osé le demander à Palmyre, plus tard, car elle le sait…

Je n’avais plus sur moi le manipule et la dentelle, ni la tiare en tête, ni le reliquaire, mais une sorte de pierre à base cubique, terminée en un tronc de cône noir, me pesait sur le ventre. Le gnome était invisible, mais j’entendais une façon de litanie venant du sol où je ne pouvais pas regarder. De plus, ma tête refusait de bouger et j’étais lasse, lasse… Enfin, il y eut une sorte de procession, issant de la pièce voisine et le fou reparut derrière les nègres, vêtu de rouge, avec une sorte de fleur monstrueuse à la main, qu’il portait comme un cierge. Il marchait gravement, l’air digne et pensif. Voyant mes yeux ouverts, il s’approcha :

— Sois heureuse, ô mon épouse, et épouse de Baal ! Sois heureuse enfin, car ton sang va couler. Tu l’offres à ma puissance qui est la

puissance de l’or !
 

— Allez ! dit-il alors aux nègres.

Ceux-ci enlevèrent la pierre qui pesait sur moi, et en posèrent l’extrémité sur mes lèvres pour me permettre de la baiser. J’eus, sous le contact froid et appuyé de ce fétiche, de cette pierre puante et sans doute souvent ensanglantée, une telle constriction de la face que la force me revint, et la connaissance de l’immonde scène… et l’espoir absurde de vivre.

— Je t’aime, ô Inconnue, proférait le gnome, et c’est à toi de m’aimer en te faisant or pur.

Il leva au ciel deux mains orantes, puis se mit encore en prières, en implorations macabres et diaboliques, tandis que les deux nègres s’approchaient, l’un tenant une coupe de verre ou de matière transparente, l’autre un couteau flammé.

— Au poignet droit, dit le fou.

Le poignet retiré de ses liens fut tiré et tend plus loin que ma couche au-dessus du sol ; on plaça les courroies au-dessous du coude, pour que je ne pusse toutefois remuer. Enfin, la coupe fut tendue pour recueillir le premier sang, et le tube de verre coudé qui devait amener ensuite ma vie dans les cornues du faiseur d’or fut situé sous ma main. Tout cela était exécuté avec minutie et sérénité. Je vis alors le couteau s’approcher de mon poignet, tandis que le gnome dément chantait une sorte d’épithalame.

 

La porte, à gauche, s’ouvrit brutalement, d’un coup sec comme une détente de baliste. Un nègre entra, flageolant, affaissé, semblable à une outre mi-vide. Un nègre épuisé, cachectique, aux frontières de la mort. Et je compris comment l’athlète noir de la veille était devenu ce chiffon mouillé, quand, derrière lui, je vis Palmyre.

 

Elle était prodigieusement belle. Une légère roseur teintait ses joues mâtes. Les yeux étaient cernés et je ne sais quelle langueur donnait à son pas, d’habitude autoritaire et viril, une féminité lasse et délicate.

Palmyre entra. Je la regardai comme, sans doute, jamais humain n’a regardé un être désiré. Elle me vit…

Le couteau du nègre tranchait déjà dans ma chair. Palmyre tendit deux mains longues, les pouces collés à la paume, les index isolés des trois autres doigts réunis.

Je vis son masque durcir. Autour de ses poignets, une lumière jaillit, puis une longue étincelle qui vint avec une rigueur parfaite toucher entre les deux yeux le nègre au couteau…

Il leva les bras, poussa tout près de mon visage un : « Ah » de terreur et s’affaissa à terre. Une tache noire naissait sur son front, que je vis un dixième de seconde, une tache pareille déjà à une plaie gangrenée. J’entendis, sous mon chevalet, le corps rouler sur le sol, mais déjà Palmyre avait ramené ses mains étendues vers le second nègre. Je ne le vis pas tomber, parce qu il était accroupi pour tenir la coupe où mon sang devait commencer à couler, mais je devinai que lui aussi…

Et Palmyre vint au gnome fou.

— Tu as pu croire que je te donnerais cette jeune fille, tu l’as cru ?

L’autre, raide et impassible, proféra :

— Elle est maintenant ma femme. Elle m’appartient. Elle se donne au grand œuvre.

— Imbécile !

— Palmyre, tu es puissante et tu as tué mes deux serviteurs, mais tu ne sortiras pas de mon château et celle-là — il me désignait — donnera son sang à l’or.

— Non !

— Les paroles irrémédiables sont dites. Les pactes son à signés. Les cérémonies qu’on ne délie plus sont accomplies.

— Elle est à moi. J’aimerais mieux te tuer !

— Je l’aime, et elle m’aime. Elle se donne à l’or…

Palmyre se contenait visiblement pour ne pas laisser échapper sa colère. Elle dit :

— Renonce à cela. Je le veux !

— Trop tard !

— Tiens !

Elle courait ouvrir une prise de courant, au long du mur, une énorme étincelle jaillit verticalement à deux mètres de moi, et j’entendis des verreries ou des cristaux éclater.

— Voilà sacrifié le fruit de deux ans de ton travail. Veux-tu que je détruise tout ici !

— La colère t’égare, Palmyre. Mais je suis puissant, moi aussi !

Il reculait et levait ses mains jointes. Une sorte d’auréole rouge s’en dégagea.

— Moi aussi je puis tuer. Je vais la tuer…

Et il dirigea l’auréole rouge vers moi.

Palmyre s’était précipitée sur le gnome et d’un coup de pied le jetait à terre, puis, saisissant un long bâton, elle frappa sans pitié sur le fou qui gémissait. Je m’étonnais qu’elle n’usât pas envers l’alchimiste de ce moyen prestigieux qui avait si bien réussi avec les nègres.

Et moi ! Y pensait-elle ? Je grelottais d’attente. Ah, être dégagée de ces courroies, sortir de ce chevalet de torture, de ce laboratoire, de ce château !…

Palmyre attachait le fou, en deux minutes, avec des cordes qui traînaient.

Elle se releva enfin.

— Fou ! Réunis donc tes mains maintenant, réalise donc un envoi d’effluves de mort ?

Le nez au sol, les poignets derrière le dos, tu es impuissant.

Je n’ai pas voulu te tuer, parce que c’est elle — Palmyre me désignait — qui décidera de ton sort.

Elle vint à moi, avec une lame angulaire et luisante. En vingt secondes je fus délivrée. Je m’assis avec lenteur sur le chevalet, puis je sautai à terre. Ma nudité me gênait…

— Renée, cours vite t’habiller. C’est dans le couloir là-bas, la chambre où tu as dormi.

Je m’y ruai, pieds nus, glacée et heureuse. À vouloir aller vite, mes jambes étirées et naguère ficelées serré me refusèrent service. Je roulai sur le tapis, à l’entrée du corridor. Je me relevai et courus tout de même…

La négresse qui était venue dans ma chambre me surprendre avec les noirs y était encore. Elle tentait de mettre mes chaussures et portait mes bas avec ma ceinture. À ma vue, elle se jeta à mes pieds. Je lui fis signe de me donner mes bas et rapidement je me vêtis.

Sitôt ma vêture sur le dos, chemise exclue, je repartis, enfermant la négresse avec un verrou extérieur.

Je retrouvai Palmyre en train de s'expliquer avec le faiseur d’or. Que lui avait-elle dit ? que lui avait-elle fait ? Il était détaché, debout, humble et triste.

— Allons ! dit la sorcière.

Nous prîmes le chemin compliqué par lequel nous étions venus, le fou marchait en tête. Quand ce fut le couloir sans issue apparente aboutissant au vide, Palmyre ordonna au gnome, sans que les nègres des niches bougeassent :

— Reste-là !

Elle le mena d’une main près du bord où l'on pouvait apprécier l'énorme plongeon à faire. Il se laissait diriger, sans protester et sans remuer un doigt.

Se tournant vers moi, elle dit avec une sorte de tendresse en désignant le dehors :

— Viens vite !

Nous dégringolâmes les escaliers.

Nous revîmes des nègres muets puis la salle au puits. L’auto nous attendait avec le chauffeur sur son siège. Devant nous les portes étaient ouvertes…

Palmyre ne dit qu’un mot.

— Presse !

Nous passâmes sous les voûtes, et dans les cours. Ce fut bientôt le pont baissé, puis le dehors. Sitôt la porte dernière franchie, Palmyre répéta par le téléphone :

— Très vite !

Je ne comprenais pas cette hâte. Nous commencions une fuite affolée. L’auto prenait des virages à cent à l’heure dans cette forêt où tout était risque de mort. Bientôt ce fut la route. Palmyre surveillait le plan qui se déroulait devant ses yeux, et une course vertigineuse nous menait. Nous nous jetions du haut en bas des descentes, nous sautions du bas en haut des montées. Cela dura vingt minutes peut-être, puis Palmyre commanda :

— Halte !

L’auto s’immobilisa.

— Viens, me dit-elle.

Je la suivis sur la route.

Elle m’imposa les mains sur le front et me magnétisa dix secondes avec des yeux fauves, puis :

— Lève les bras dans cette direction.

Je fis selon son désir.

— Commande !

Je ne compris aucunement le sens de ce mot, mais à son ordre je devinai qu’il fallait en quelque façon tendre sa volonté. Je le fis encore. Quinze secondes passèrent.

— Viens, Renée, c’est fini !

Nous revînmes à la voiture.

— Que m’avez-vous fait accomplir ?

— Tu lui as commandé de sauter au bout de son couloir. Il à sauté !…

Je la regardai avec curiosité.

— Oui ! Tu devais tirer vengeance. C’est fait.

— Pourquoi sommes-nous allés si vite ?

— Parce que sa puissance pouvait nous atteindre jusqu’ici. Ici non ! mais la mienne va de plus loin vers lui.

— Pourquoi ne protestait-il pas lorsque nous sommes sortis ?

— Je l’avais placé en état second. Sa force pouvait revenir avant notre mise à l’abri, mais cette force, pendant un quart d’heure, le maintenait, physiquement, soumis à l’hypnose commandée, et s’il pouvait redevenir capable de nous ensorceler, il ne pouvait pas encore se dégager de l’état où je l’avais fait entrer. Toutefois, il fallait se hâter, car il peut toujours y avoir des surprises et il était fort, très fort.

— Mais le gros homme, son « magister ».

— J’ai dû le tuer pour entrer quand on s’apprêtait à t’exécuter. Il me fermait le passage. C’est pourquoi, ayant occis lui et les deux nègres, mon potentiel magique était tombé trop bas pour que je pusse ensuite dominer l’alchimiste quand je suis venue te délivrer. Mais la bastonnade le rendait impuissant et je savais où frapper !…

— Pourquoi m’avoir mise en ce cas… m’avoir abandonnée à ces fous, à ces sorciers macabres et démoniaques ?

— Tu as raison, mais tu devines le plaisir qui me fit t’oublier ?

— Oui !




IV

BETH



IV

BETH


Cette mort triple, ou plutôt cette disparition dans un immense incendie des docteurs Altramer et Lewisa, avec le marquis de Laumalt et un médium, voilà qui corse un peu les histoires habituelles d’ectoplasmes !

 

Un jour, Palmyre me présenta à Altramer et Lewisa. Depuis que la « Poudre » ou plutôt l’étrange produit chimique qui transforme tout en or était venu entre ses mains, elle ne s’occupait plus autant à faire « de la clientèle ». Elle m’avait d’ailleurs expliqué que « la poudre » transmutante perd un millionième en poids du poids d’or qu’elle génère, de sorte que par là, comme en tout, la fabrication de l’or est une opération industrielle à rendement limité. Palmyre m’expliqua même un jour qu’en somme ça ne produirait guère à l’avenir, étant donné le coût et les difficultés de préparation de la « Poudre », que du mille pour un. Or, il y a des négoces, assez nombreux ma foi, dont celui de la sorcière, où cette proportion de bénéfices est dépassée…

Palmyre usait de la Poudre surtout par plaisir. Elle m’avait confié que le bonhomme mort dans son château tourangeau ne lui laissait pas de formules pratiques pour reconstituer facilement le laboratoire. Elle n’avait que la provision de Poudre faite avant l’accident. Quant aux cinquante ou soixante occultistes qui cherchaient simultanément le fameux secret et dont certains l’avaient peut-être réalisé par d’autres voies, ainsi que celui de l’Homuncule et celui de l’Élixir de Longue Vie, Palmyre pensait qu’il fut impossible de savoir exactement où en étaient leurs recherches, et, par conséquent, elle ne tenait aucun compte d’eux qui, au demeurant, lui étaient presque tous hostiles. Elle aimait à user habilement de « la Poudre » et transformait en or des kilogs de bijoux de cuivre qu’un orfèvre faisait aussitôt poinçonner. Elle enfantait, aussi des lingots que des courtiers vendaient aux fonderies. Toutefois, elle n’abandonnait point cette clientèle dont les folies la réjouissaient tant, en son âme un peu lubriquement satanique. Mais elle s’était liée plus étroitement avec des métapsychistes, dans un but secret, certainement intéressé, mais qu’elle ne m’a jamais révélé même après la catastrophe.

C’est ainsi que nous allions, tous les deux ou trois jours, chez Altramer, et aussi dans le somptueux hôtel où le marquis de Laumalt évoquait les esprits.

Altramer et son ami Lewisa étaient les premiers hommes de science qui eussent voulu faire la théorie scientifique, et écrire les lois des évocations par médiums, des productions d’ectoplasme, des lévitations, désintégrations avec réintégrations immédiates et autres phénomènes de même forme. Enfin ils s’occupaient d’une partie, la plus notoire, de la métapsychique expérimentale. Je pense que Palmyre aurait pu beaucoup apprendre aux expérimentateurs, mais elle s’en gardait bien. De temps à autre, elle intervenait dans leurs opérations, les dirigeait, les réglait, et donnait aux résultats un aspect neuf. Mais elle ne participait à tout cela qu’au titre de femme curieuse et semblait seulement nantie de très étonnants pouvoirs médiumniques. J’ai toujours pensé qu’elle espérait tirer des travaux de métapsychistes — dont elle dépassait sinon la science, du moins l’expérience — des indications neuves pour formuler sa science personnelle et la compléter en quelque point délicat… Elle m’avait dit souvent n’être qu’une empirique et que sa force occulte était fragmentaire. Évidemment elle eût désiré que les savants habitués aux labeurs purement scientifiques lui fournissent des expériences bien classées, des hypothèses assises, et peut-être des cas d’elle ignorés qu’elle interpréterait plus sûrement. En effet, Palmyre n’était pas en mesure de vérifier l’influence sur le fait métapsychique des hautes pressions, des effluves électriques, du radium, des champs magnétiques, du froid, de la chaleur et autres activités contingentes que seul un laboratoire puissamment organisé peut régler.

Il n’est pas impossible que la mort d’Altramer, de Lewisa et de Laumalt soit, au fond, une expérience de Palmyre, mais elle ne m’a point fait de confidences à ce sujet. Donc, Altramer et Lewisa, ayant trouvé dans la métapsychologie et dans les rapports de cette science naissante avec le vieil occultisme, des choses profondément curieuses et émouvantes, s’étaient consacrés à ce domaine scientifique nouveau. Ils avaient à la fois le sens des opérations efficacement menées et un goût véhément pour les explications très abstraites. Ils partagèrent l’occultisme en secteurs à explorer tour à tour. D’abord leur intention fut d’approfondir le problème de l’espace à quatre dimensions et de réaliser des expériences normales sur ce monde, dont, je l’avoue, la seule conception m’a toujours paru difficile à insérer dans l’esprit.

Les géomètres qui se sont occupés de l’hyperespace en ont bien fait les plans, coupes et élévations. Les polyédroïdes de toutes formes ont été l’objet de longues études, que Lewisa avait lui-même prolongées. Plus chanceux que le génial Riemann, il était parvenu à éviter la folie qui guette toujours les hommes trop curieux de ce qui les entoure, si je puis dire, en eux-mêmes.

Altramer était le métaphysicien de notre « collège ». Ce diable d’homme avait mis au monde des théories vraiment neuves. Palmyre, qui s’entretenait souvent de ces choses avec moi m’affirmait que les idées d’Altramer restaient toutefois celles de certaine secte pythagoricienne dont les secrets s’étaient transmis depuis vingt-cinq siècles chez des adeptes, au nombre de dix par siècle — et elle-même était aujourd’hui de ces dix. — Elle pensait que les adhérents de groupe venu de si loin avaient connu plus profondément l’homme et le monde, en leur réalité absolue, qu’aucun autre penseur n’a fait depuis que la pensée pense.

Elle disait encore :

— Altramer croit que ses dimensions supérieures de l’espace n’en détruisent pas l’homogénéité, et en cela il se trompe, mais son erreur est précisément une forme de vérité parce qu’il suit inconsciemment l’idée mère que se forge des autres réalités supérieures un être de l’au-delà, dominé lui même.

Je répondais :

— Baal, par exemple ?

Car je mettais, avec une ironie secrète, Baal à toutes les sauces. Mais Palmyre restait sérieuse.

— Évidemment ! Baal, ce diable, le satan, le principe qui récompense les mauvaises actions, n’est rien de ce qu’on dit. Il n’est pas à l’origine du mal. Il vient après, pour lui donner une sanction de félicité qui encourage à recommencer, ou bien il pousse encore aux compressions morales d’où sort le vice. À cet égard, toute la théologie se trompe à vouloir faire sortir le mal de l’absolu. Il est vrai que la récompense du bien étant le bien lui-même, paraît insuffisante à mettre humainement en parallèle avec le plaisir que donne Baal.

Je répondais :

— Alors, le bien est gratuit, sans rien qui en explique l’attrait.

— Renée, le propre du bien, c’est qu’il doit être désintéressé. S’il y a récompense il y a paiement. L’acte humain qui s’achète se nomme « le mal ».

— Mais au delà de Baal ?

— Qui sait, Renée ! Je tiens la force satanique pour parasitaire, et sans nul doute il y a autre chose encore. Mais sache bien que le concevable n’est pas indéfiniment extensible, et, comme l’Indou qui nous dépasse en sagesse, tout ce qui sort de la pensée déjà étirée ne comporte plus qu’un symbole possible, un mot qu’il soit par exemple défendu de prononcer. Je pense, à ne te rien cacher, que nous sommes en chaque être une multitude d’êtres vivant individuellement sur un plan supérieur à Baal, et dont notre moi humain est une sorte de moyenne arbitraire et influençable. Mais il faut, pour « réaliser » cela, soit sortir de la durée, soit gagner le monde ou la durée stagne immobile.

Sans quoi, comment donner un sens à cette idée de moyenne d’une infinitude, car le limité d’au-delà est infini ? Tous les mots qu’on utilise, quand on en arrive là, sont à ce qu’ils représentent ce qu’une sphère, section d’un solide à quatre dimensions par un plan, est à ce solide dont nulle figure, quoiqu’en dise Lewisa, nulle coupe, et nul entrelac de lignes ne donnent la figuration. Quoi ! essaye donc d’expliquer la fameuse équation quadratique à quatre variables à un illettré qui sait juste compter sur ses doigts. Ce sera identique !

— Quant à Dieu ?

— Le monosyllabe ineffable des Brahmins, Renée ! Lorsque l’athée dit : Dieu n’est pas, il en a dit autant et dans le même sens que le croyant affirmant Dieu est. Songe que les deux formules sont la définition d’une transcendance génératrice à la façon dont deux lignes rejointes à l’infini sont parallèles. C’est la contradiction intégrale et absolue des termes, leur antinomie irréductible qui limite, au report d’absolu, l’intelligence des hommes. N’importe quelle phrase où le mot Dieu entre, est, de ce chef, promue à la dignité parfaite, qui est l’incompréhensibilité.

 

Un jour, Altramer et Lewisa nous tinrent tout un après-midi, en compagnie du marquis de Laumalt, pour expliquer où ils en étaient de leurs expériences et des théories qu’elles étayaient.

Altramer croyait, hors l’espace sur trois dimensions, à une forme de réalité habitant les dimensions complémentaires qu’il disait au nombre de trois minima. La réalité qui vivait dans l’hyperespace était, selon lui, moins pensante que la nôtre mais douée de pouvoirs physiques très supérieurs. Comme les trois dimensions de l’espace supérieur compénétraient les trois dimensions de l’espace où nous vivons, il ne s’agissait pour tout savoir que de créer un moyen de communication, un pont entre les deux séries phénoménales. C’est à cela qu’il avait pensé longtemps. Il croyait avoir trouvé et s’exprimait ainsi : Il y a une réalité qui vit à cheval sur les deux mondes, c’est l’absolu de l’électricité. L’électricité est en fait, hors notre conception, la force pure par laquelle tout se fait dans l’hyperespace. Cette force retentit dans notre monde sous une forme atténuée et polarisée, infiniment réduite en importance et activité, mais, pour nous, très active. C'est cela seul que nous nommons électricité.

Pour entrer en relation avec l’autre monde, il faut utiliser l'électricité, mais comment ?

Lewisa et Altramer passèrent, dans leurs études, par des périodes d’enthousiasme et de découragement. C’est Lewisa qui découvrit que le solénoïde crée un milieu spatial propre à servir de truchement pour gagner la quatrième dimension.

Ici le problème se compliqua. Lewisa calculait que la pression cohésive des éléments — atomes constitués d'électrons en mouvement dans l’hyperespace — y était de dix-huit millions d'atmosphères. De plus, la matière hyperspatiale était, géométriquement, en calculant le rapport de la géométrie au réel comme égal en ce monde et dans l'autre — constituée par des horosphères. L’horosphère correspondrait au point géométrique. Ici, les esprits les plus audacieux hésitaient faute de bien savoir s'ils se comprenaient. Lewisa et Altramer prouvaient ainsi aux philosophes que nulle certitude autre que de préjugé — dont rien ne garantit la vérité — n'est accessible à l'esprit humain. Cela entraînait des conséquences si désespérantes en matière mentale que les recherches des deux savants faillirent en rester à ce point.

Mais tout fut raccroché par cette idée venue à Lewisa que sa conception utilisait très bien les théories d’Einstein.

En effet, la cohésion à dix-huit millions d’atmosphères, grâce à quoi la matière hyperspatiale pouvait être pour nous inconsistante comme le bloc d’acier l’est pour les rayons X démontrait l’au-delà capable de compénétrer notre monde, tout en s’étendant dans la dimension supérieure. Or, cette cohésivité effarante lui parut aussitôt correspondre aux trente millions d’années de lumière qui seraient la dimension du monde, selon Einstein. Ainsi, la lumière, qui, en trente millions d’ans revient à son point de départ, figurerait les limites d’extension d’un corps de l’autre monde transféré dans le nôtre. Donc l’unité physique terrestre devrait en ne craignant peut-être rien des réalités hyperspatiales, parce qu’infiniment moins « réelle », être en mesure, de se soumettre à leurs lois. Ici, le problème fut de savoir quels êtres, si le mot être est ici opérant, habitent hors le monde, dans les dimensions supérieures et quels rapports on pourrait imaginer avec eux.

 

On se mit d’accord sur le concept d’individualité et sur la vraisemblance de ce fait que l’homme ne génère pas ses passions, mais participe, par contact, avec des passions souveraines étendues entre toutes limites de concevabilité, donc hyperspatiales.

Palmyre, en hommage à la philosophie grecque, affirma ici que la sexualité et la libido sont de l’au-delà comme de ce monde. Elle affirmait le phénomène double : Attraction-Répulsion comme primitif et sans doute principe de l’individualisation. Donc il devait y avoir des passions semblables à celle que nous nommons « Amour », dans les mondes transcendants.

Pouvait-on le constater ?

Lewisa qui avait du goût pour ce genre de spéculation tenta mainte expérience complexe, avec des médiums et avec Palmyre, et il apparut, autant qu’interprétation de ces phénomènes subtils pouvait se formuler rigoureusement, que Palmyre avait raison. La Bible et les mythologies ne seraient donc point fausses. Le lubrique Zeus serait vraiment un personnage de l’au-delà… mais la sexualité de l’autre monde restaient un problème étrange. Je ne donne ici que le plan directeur des études poursuivies par ces savants passionnés qui se sentaient au bord de certains abîmes mentaux, et en tiraient audace et enthousiasme, sans pour cela perdre le goût de la précision. Ils semblaient en voie d’enfanter ces stupéfiants paradoxes qui servent à édifier les nouvelles religions.

Comme le célèbre métapsychiste Thomas George Alwin, de Harvard, avait expédié en Europe son médium, Bethsabée Lives ; Altramer, Lewisa et Palmyre résolurent de tenter de grandes choses avec cette femme qui avait obtenu d’outre-terre des communications vraiment affolantes. Bethsabée vint habiter chez le marquis de Laumalt. Lewisa tenta de la placer dans un solénoïde durant ses créations d’ectoplasme, puis dans des champs magnétiques diversement orientés. Nous ne connûmes le résultat de ses travaux qu’une nuit, où nous fûmes convoqués par un bristol extravagant, imprimé en lettres d’or.

C’est cette nuit-là qu’eut lieu la tragique expérience.

Nous arrivâmes vers 9 heures, Palmyre et moi, chez le marquis de Laumalt. Altramer y était déjà. Bethsabée Lives aussi. Elle dormait. Lewisa survint à son tour triomphant et magnifique.

— Eh bien ?

C’est Laumalt qui le questionnait.

— Nous allons, dit le docteur, réaliser cette nuit la plus prodigieuse expérience qu’on ait jamais tentée.

 

Tout le monde se tut. Il reprit :

— Bethsabée ira dans l’autre monde et nous ramènera un être à quatre dimensions…

Altramer écoutait, Laumalt pleurait de joie. Palmyre manifesta quelque souci.

— Croyez-vous, si dépaysé que soit cet être de l’autre monde en se soumettant à votre médium, qu’il ne puisse pas nous nuire. Car, moi-même, j’ai…

Lewisa s’écria :

— Vous n’avez rien pu faire de tel. Rien ! Mais l’être mystérieux, je ne sais pas si nous le verrons, par exemple. Ce que je puis certifier, c’est que nous en serons maîtres.

— Comment ?

— Près que j’ai découvert le moyen d’abolir notre espace et de ne vivre que dans la 4e dimension durant le temps désiré.

Un silence accueillit l’étrange affirmation.

Je pensai :

— Il est fou, lui aussi, comme le gnome qui voulait me faire bloc d’or. Décidément, dans ce domaine…

Lewisa reprit :

— Dans un solénoïde, orienté selon le méridien, je place mon capteur de magnétisme terrestre. Vous savez que ce capteur, en trente heures, attirerait ici tout le fer de Paris, et en un an tout le fer terrestre… Dans le solénoïde, il n’attire rien, il agit sur soi, dans la quatrième dimension. Bethsabée Lives s’y résorbe, disparaît et produit un ectoplasme vivant, vous entendez, vivant, qui n’est autre…

Il se tut, nous dévisageant tous avec un air triomphant… qui n’est autre que… qu’un astre. Elle m’a amené la planète Vénus…

Un cri d’incrédulité accueillit la folle affirmation. Seule Palmyre plissa le front d’un air étrangement attentif. Elle questionna :

— Qu’en savez-vous ?

— J’ai deviné et tenu le téléphone en contact avec l’observatoire. Huit jours, je questionnais sur ce qui se passait dans le ciel tandis que Bethsabée Lives enfantait cet ectoplasme vivant et planétaire. Hier soir, lorsque je vis paraître une boule étrange, oscillante et peut-être protoplasmique, mon ami l’astronome Francis Dume me téléphona :

— Vénus vient de disparaître, évaporée, tandis que je le tenais dans le champ du grand équatorial.

 

— Et ?

— Vénus reparut juste quand l’ectoplasme disparut.

— C’est idiot, idiot, idiot !

Altramer se levait furieux.

— Que vient faire la planète Vénus dans nos affaires.

Lewisa reprit :

— L’espace n’existe plus dans le champ de mon capteur magnétique placé en un puissant solénoïde. Vénus n’est alors aucunement une planète, ce n’est plus un objet énorme tournant dans le ciel. Plus d’espace ! C’est une pointe d’aiguille si vous la pensez telle, et, de là-bas où la planète semble tourner, à notre laboratoire, il n’y a aucun espace fixe. Il se replie en accordéon, il se ferme comme une boîte pliante. C’est la quatrième dimension…

— Mais enfin, Lewisa — c’est Palmyre qui parlait — pourquoi Bethsabée Lives vous donne-t-elle la Lune plutôt que le soleil ou la voie lactée ? Et pourquoi votre lune serait-elle, même réduite par ce repliement de l’espace, une chose vivante et non pas, comme il doit sembler, un bloc dont les dimensions peuvent être en fonction de l’infini réduites, mais non, sans doute, la constitution intime modifiée ?


Tout le monde approuva cette question.

Lewisa sans se troubler répondit :

— La quatrième dimension, c’est acquis par mes expériences, est abyssale. C’est-à-dire qu’elle plonge au centre des choses et n’a pas plus de points d’application que la pesanteur sur terre. Or, elle explique l’inutilité de l’espace, puisque grand comme il paraît, ou grand comme une orange, le cosmos possède, abyssalement, les mêmes dimensions… Notre infinitude visuelle, résolue en ligne droite indéfiniment prolongée dans l’éther ou en courbe revenant à trente millions d’années de lumière au point d’origine, notre infinitude est un concept perspectif. En réalité, de même l’être qui ne concevrait que sur un plan expliquerait la perspective sagittale par une géométrie démentielle, et pourtant juste sur un seul plan, de même notre cosmos, avec son attraction Newton-Keplerienne et ses trois axes étendus sur un nombre infini de zéros, est une erreur. C’est le fruit de notre ignorance devant les dimensions supérieures que nous connaissons sans les comprendre, et c’est l’aspect, à nous offert par la quatrième dimension spatiale que nous traduisons en infinitude régie par la gravitation. Il n’y a pas d’infini — ou plutôt il y a un nouvel infini que j’ai découvert, — il n’y a pas de gravitation, il n’y a pas d’espace homogène…

— Ah ! dit Palmyre…

… et la lune peut se poser dans votre main sous une forme qui correspondra, non pas à ce qu’elle est, réellement, mais à ce que vous la pensez . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . à ce que le médium, notre truchement avec l’au-delà, la pensera, car l’espace n’existe plus pour lui…

— Allons vite voir cela ! dit le marquis de Laumalt.

— Allons, répéta Palmyre.

Altramer, le front entre ses poings, songeait. Il s’écria rageusement :

— Si l’espace n’est pas homogène et s’il n’y a pas d’espace, y a-t-il une durée, Lewisa ?

— Attends, répondit le savant. Il y a peut-être une durée — spatiale, et selon qu’on se meut en elle dans un de ses six axes, on est immortel, mortel, ou…

—… ou inexistant, veux-tu dire. Mais être inexistant, qu’est-ce ?

— C’est, à votre choix, la métaphysique correspondant aux géométries de Riemann ou de Lobatehewski, Altramer ! Paylmyre avait dit, mais tout le monde parut sidéré.

Et comme Altramer ne répondait pas, elle reprit ironiquement :

— L’être inexistant est certainement stable et incapable de passer à un autre état. Il constitue donc, avec la sexualité idéative, le substratum du grand tout, et c’est peut-être le dernier mot du Baal lorsqu’il nous offre l’immortalité.…. n’être plus ?

Elle éclata, ce disant, d’un rire aigu et méchant que je ne lui connaissais pas. Les autres la regardèrent étonnés. Mais elle, souriante, montra la porte.

— Allons vite soumettre Bethsabée Lives à toutes les électricités. J’ai hâte de voir, de voir…

— De voir quoi, dit Laumalt avec une certaine inquiétude, devant l’exaltation de Palmyre.

— De voir une forme vivante sortie de l’hyperespace, répondit-elle. C’est sans doute celle-ci que les occultistes nomment de divers noms maléficiés…

Laumalt haussa les épaules.

— Palmyre, je me demande, vous, une femme de science et de sérieux, pourquoi vous faites intervenir votre mythologie diabolique dans ce que nous allons faire, qui est purement scientifique.

Elle rit hautement.

— Parce que Lewisa m’a appris diverses choses et que, très heureuse de les connaître, je les poétise. Cela m’égaie et m’aide à formuler ma satisfaction. Mais vous allez voir tout à l’heure ce qui adviendra, et si l’être mystérieux va suivre mes avis ou les vôtres.

 

Nous fûmes bientôt dans la pièce aux expériences. C’était un cabinet quadrangulaire de sept mètres de côté au nord-sud et cinq à l’est-ouest. Il y avait un fauteuil de teck, vissé au sol, face au sud, pour le médium, une table au centre et cinq sièges de métal près de la table.

Les fils du solénoïde tournaient autour des murs, en un réseau serré et hélicoïdal, le capteur magnétique de Lewisa était situé au plafond, au-dessus du fauteuil de teck.

C’était un appareil étrange et compliqué. Des tubes à angle droit vissés sur une glace sans tain derrière laquelle tournait une sorte de moteur hexagonal entre quatre énormes bobines de Ruhmkorff, telle s’avérait au premier aspect cette mécanique. Mais il y avait encore une machine pneumatique à mercure qui participait au mouvement et cinq arcs électriques, où du moins des façons d’arcs à trois charbons, mais dont les étincelles étaient obscures. Ils se trouvaient placés à angle droit près d’une caisse oblongue articulée et contenant un miroir courbe au foyer duquel étaient deux électroscopes à condensateur.

Tout cela fonctionnait déjà. Les cinq arcs crépitaient obscurément. Une douzaine de manettes placées à gauche, le long du mur, commandaient l’activité du capteur de magnétisme terrestre.

Lewisa arrêta tout. On alla chercher Bethsabée Lives. Le médium, l’air un peu somnolent, fut amené par le marquis de Laumalt, que l’idée d’une « grande » expérience emplissait d’une joie naïve.

Lewisa plaça Bethsabée sur son siège de teck. Il lui fixa par des chaines de fer doux les deux jambes aux pieds de devant du fauteuil, les deux poignets aux accoudoirs. De puissants électro-aimants maintenaient les menottes et les pedottes closes. Avec un commutateur on donnait au médium possibilité de se libérer d’un petit effort, en cas d’incident. Ensuite on ouvrit le courant et la salle solénoïde s’isola du monde.

Au bout d’un quart d’heure, le léger jaunissement de la lampe centrale affirmait, selon Lewisa, l’atmosphère convenablement — et mystérieusement — électrisée. Le savant, en quelques passes, mit alors Bethsabée en état second.

Tous les assistants, Lewisa étant au nord et Laumalt au sud, firent la chaîne autour de Bethsabée. Cette « aura » de volontés tendues agit sur le médium. Bethsabée sur son siège se tordait avec des petits cris de terreur et de joie.

Lewisa, avant de s’insérer dans la chaîne, avait mis en action le capteur du magnétisme terrestre qui déversa sur nous tous une activité énorme et cachée. Elle se renouvelait d’ailleurs sans répit par la rotation terrestre. Palmyre était curieuse et surveillait tout. On devinait son attente d’un grand événement…

Il se produisit, mais pas comme Lewisa l’attendait. Bethsabée était vêtue d’un maillot noir très collant. Or, le maillot, sur le torse, devint soudain couleur chair…

Une sorte de matière consistante, visible alors dans son mouvement de reptation, couvrit Bethsabée des épaules au nombril…

L’étrange chose, l’ectoplasme, pour nommer cela comme on fait aujourd’hui, semblait passer par une multitude de formes. Cela prit enfin la figure d’un entonnoir dont l’ouverture eut été tournée vers nous, un entonnoir elliptique.

Nous étions pantelants d’émotion, et un désir ardent nous tenait tous de savoir ce qui se passerait. Pourtant rien ne s’était produit encore que les métapsychistes n’aient cent fois vu. Mais nous attendions autre chose.

Et cet autre chose se produisit. Sous le flux magnétique, l’ectoplasme prenait une forme dentelée sur les bords, où s’agitaient comme des cils vibratiles innombrables. L’entonnoir se creusait toujours, bientôt il traversa Bethsabée, puis devint un trou noir, insondable, où toute matière réelle disparaissait.

Le médium semblait dormir, mais un soupir étouffé s’échappait par moment de ses lèvres closes.

L’entonnoir s’ouvrait toujours. C’était maintenant, entre le menton et les genoux de Bethsabée, un abîme ovale, d’une matière rosâtre, agitée, et qui obéissait à une sorte de fermentation des parois dans la partie haute faisant ourlet.

Penchés sur cette ellipse qui s’allongeait, semblait-il, nous devinions que Bethsabée était à demi sortie de notre-monde.

Soudain, Altramer s’exclama. Au bout de l’entonnoir, on voyait quelque chose briller, des lumières lointaines, des petits feux à peine perceptibles.

Mais Palmyre avait compris. Elle dit :

— La Croix du Sud !

Nous voyions le ciel du côté opposé à notre hémisphère. L’entonnoir ectoplasmique traversait le globe terrestre…

Mais les lumières grandissaient. Bientôt il n’y en eut plus qu’une, énorme, qui nous aveuglait d’une clarté éblouissante, puis Bethsabée poussa un cri, et, dans une sorte de flamme fulgurante qui passa à travers la pièce, le médium disparut totalement. Nous regardions le fauteuil de teck, visible encore, et l’ectoplasme suspendu en l’air, qui grossissait, jusqu’à nous faire reculer. Personne ne dit rien. Nous attendions encore je ne sais quoi. J’avais le cœur serré comme par une lanière. La stupeur s’étalait toujours en nous. Les murs de la pièce disparurent et nous fûmes en plein air. Au-dessus de nous la lampe pâlissait. On voyait encore les maisons voisines, puis elles s’effacèrent. On perçut plus longtemps les étoiles, avec la terre convexe, et que nous restions en un monde vivant ; mais tout s’évanouit lentement, tandis qu’un froid de glace nous étreignait.

Le moteur du capteur magnétique, devenu invisible, s’entendait pourtant sans répit. Et brusquement, entre les parois maintenant à pic de l’ellipse ectoplasmique, seul objet, avec nous-mêmes, qui restât visible, nous entrevîmes une sorte de boule tournoyante, puis d’autres, une demi-douzaine infimes, les plus grosses comme des billes de bicyclette, qui semblaient obéir à un, rythme circulaire autour d’un centre : une tache rouge…

— Le monde terrestre, dit Palmyre. Voyez, à gauche, Saturne et ses anneaux.

Mais la terre manque… Quelle imagination démente vivions-nous ? Que devenait le monde pour le commun des hommes ? où étions- nous ? où allions-nous ?

Alors, comme un bubon, des bords de l’ectoplasme, une sorte de bête amorphe naquit. C’était un bloc gris roussâtre, poussé en longueur. Il se leva droit, dépassant nos têtes, tandis que le marquis de Laumalt poussait un cri.

La bête, la forme, l’étrange corps parut s’étirer, puis essayer sa force. Il couvrit d’un coup l’entonnoir ectoplasmique, et fit voler une manière de bras fusiforme et lumineux…

Et je reconnus l’immonde chose qui, sortie du miroir magique, avait voulu prendre jadis Palmyre. Je tournai la tête vers la sorcière. Elle était maîtresse d’elle, mais visiblement en proie à une émotion tragique.

Brusquement un objet tronconique, souple et violacé, sortit de la chose et vint s’appliquer sur la bouche du marquis de Laumalt.

Terrifié, Lewisa brisa notre chaîne. Il se rua, pour arrêter les machines et le courant, sur les manettes que nul ne voyait plus, mais qui devaient se trouver tout près, le long du mur invisible, à leur emplacement. Il tenta de les atteindre. Nous le vîmes se battre avec quelque nouveau mystère inconnu et étranger, puis s’effacer lui aussi et sortir de notre vision.

Altramer, fou de terreur, fut à son tour saisi par un bras, un membre de la bête venue de l’au-delà.

Palmyre agit soudain. Agile, elle sauta en arrière, me prit par les épaules au moment où moi aussi j’allais être absorbée… Un tentacule déjà se dressait vers ma face. Elle me jeta à terre, au fond de la pièce ; à terre, c’est-à-dire sur une surface mosaïquée invisible que je sentis dure et glacée sous mes épaules. Alors elle se coucha sur moi, et je sentis ses yeux farouches me pénétrer, me dominer, tandis que la lueur verte qu’elle dégageait, dans les moments de volonté magique, l’entourait et paraissait la protéger. Je perçus la bête, un Baal féminin sans doute, agitant au-dessus de nous des organes irréels et absurdes. Comme deux outres vides, on y voyait prendre Altramer et Laumalt. Enfin je me sentis dissoudre, fondre, évanouir comme si tous mes constituants s’en allaient séparément dans la nuit, et…

 

Le sens d’être est une des plus prodigieuses choses du monde. Les hommes l’ignorent, ou plutôt ne perçoivent pas les sensations qu’il fournit à la conscience. Seul, pourrait en prendre connaissance, un corps pensant et vivant qui sortirait des ombres de la mort…

Revenais-je vraiment d’au-delà des portes irrévocables ? Avais-je franchi deux fois — allée et retour, — ce que nul au monde sans doute n’a fait encore, — la secrète ténèbre où tout ce qui fût reste à jamais enseveli ? Que savais-je ? Mais pourtant, en ma conscience tendue et claire, je connaissais une chose que certes la seule vie ne m’eût su fournir. Je sentais que j’existais, et non pas comme une formule, comme un passage de vocables sur l’écran des idées, mais comme une donnée antérieure à tout, et dont l’être balbutiant en mots ses certitudes ne fournit qu’une étrange caricature.

J’étais. Je me sentais absolument comme si, revenant du non-être, j’en gardais un moyen de comparaison ou une donnée d’antithèse qui me laissât apprécier, avec une exactitude que personne n’a jamais conçue, la grandeur et l’effrayance de l’abîme qui sépare la vie de la mort.

Je suis ! Cette formule tant galvaudée par les bavards pithéciens, je la vivais. Sa richesse démesurée, prodigieuse, insoupçonnée, je la réalisais en monnaie de bonheur. Ah ! ce sens d’exister qui se décèle en soi comme une lumière éblouissante et. qui efface tout le reste de la sensibilité ! Il perçoit que je suis et qu’il est et que nous sommes deux en un. Il parle en moi de ce seul fait qu’il existe, et ce qu’il affirme le dépasse sans cesser d’être lui. Dire « Je suis » apparaît là un acte, et un acte devenu supérieur à lui-même, de ce chef qu’il dure, quoique la durée soit niée par lui…

J’étais. Je goûtai un instant ce prodige au fond de moi, que je fusse moi… Dans un tumulte heureux, je perçus toute félicité par le bonheur de savoir que le sang coulait en mes artères, que dans mon cerveau les axes et les antennes des cellules pensantes agissaient. J’avais la félicité des diastoles et des systoles de mon cœur, le flux de l’air dans mes poumons avec l’échange chimique d’oxygène et d’acide carbonique en leurs ramilles, j’idéais l’idée, indicible et parfaite d’être un-le-tout. Je levai alors mes mains pour exprimer d’un geste que toute la gloire de vie était en moi.

 

Mon mouvement me ramenait sur terre. D’un seul coup, déclenché comme un film fou, renaissait soudain l’abominable scène qui s’était imposée à ma mémoire lorsque…

Mais lorsque quoi, en effet ?

La tragique évocation, l’ectoplasme démoniaque issu d’on ne sait quel mystère vivant, du médium disparu, de cette sorte d’entonnoir où le monde avait un instant vécu… le fabuleux cauchemar se déroula d’un trait dans ma tête, et je me dressai sur mon séant en poussant un cri d’horreur.

Mes yeux refusèrent d’abord de comprendre rien autour de moi. Mes rétines hésitantes, mes cristallins déformés, je ne sais quoi d’outreterrestre qui avait rompu et désagrégé mon corps avant de le reformer, se refusait à l’harmonie vitale. Je me levai pourtant debout en tâtonnant. Je percevais de la lumière. Je me frottai les yeux avec violence, je…

Je voyais !

J’étais dans la pièce attenante au fameux laboratoire où s’était passée l’expérience, et, regardant avec terreur autour de moi, je vis Palmyre.

 

Elle était étendue à terre, les yeux clos, la face blême, les mains tordues dans le même geste que je lui avais vu faire le jour où le Baal du miroir magique avait voulu…

Je me précipitai vers elle, je m’agenouillai et lui pris la tête. Elle était chaude, encore. Morte depuis peu, ou prête à revivre ?

— Je la saisis par les épaules et la soulevai. Alors je vis une chose étrange : sa robe de soie noire était brûlée dans le dos de haut en bas, et en croix un peu plus bas que les hanches. Je voulus l’asseoir. Il y avait un canapé, là même où je m’étais éveillée. Je l’y portai.

Alors Palmyre ouvrit les yeux et chuchota :

— Renée !

Je me penchai pour écouter. Elle dit lentement :

— Va vite fermer les courants dehors partout pour arrêter les machines, apporte-moi un peu d’alcool, et masse-moi. Je suis faible.

Je sortis en trombe. Le compteur électrique fut fermé d’abord, puis j’arrêtai une forte dynamo qui donnait du courant et même j’isolai la batterie d’accumulateurs que je connaissais dans la cave et qui apportait encore à Laumalt une électricité de supplément. Puis je courus à la cuisine du marquis. Le personnel domestique dormait dans les combles sans doute. Je trouvai seule diverses bouteilles d’alcool, et je revins au trot avec une main de crin pour massages que j’avais découverte en sortant.

Palmyre sourit de me voir.

— C’est fait ?

— Oui !

Je la massai longuement. Bientôt, elle parut reprendre des forces et se mit debout.

— Donne-moi un peu de rhum à boire ?

— Je n’avais pas de verre. Elle but au goulot.

— Là. Ce n’est pas fini. Le monde repose sur toi, Renée. Je dois rester ici. Va vite à la maison, tu rapporteras trois tubes marqués Ph que tu prendras dans le coffre. Voici la clef. Une robe pour moi et tu téléphoneras au 1609 Concorde qu’on vienne ici avec la voiture H, d’urgence. Va vite ! Il n’y a pas un instant à perdre.

Je courus. Il me fallut tout de même près d’une heure pour faire tout ce que Palmyre m’avait demandé. Le marquis de Laumalt demeurait, par chance, avenue Mac-Mahon.

Lorsque je revins, Palmyre saisit les gros tubes Ph et les regarda avec soin.

— Bon !

Elle prit une robe noire, semblable à celles que toujours elle portait. Je remarquai le soin pris pour la mettre avec précaution.

— Brûlée comme l’autre fois ?

Elle sourit :

— Ce Baal est torride, Renée !

Il n’a pas eu le temps, ni le moyen de me jouer de tour terrible, mais il a opéré autrement.

L’auto donnait dehors une note spéciale que Palmyre reconnut.

— Viens, Renée. Prends un tube !

Nous allâmes jusqu’à la porte du laboratoire. Palmyre, ayant fait quelques gestes rituels, fut entourée d’une flamme claire. Alors elle ouvrit. Je regardai.

Une lampe aux reflets prismatiques éclairait la plus fantastique scène du monde.

Lewisa, écrasé comme par un marteau-pilon, et pourtant exsangue, était aplati le long du mur, touchant encore de chaque main une manette qu’il n’avait pu remuer. Le marquis de Laumalt était disparu, et aussi Altramer, mais deux masses sanguinolentes indéfinissables, visibles et pourtant irréelles parmi les tentacules entrelacés, étaient à terre, et on voyait à de légers mouvements que cela se transformait toujours.

Le sol de mosaïque ne brûlait pas, mais les restes de la table et du fauteuil de teck étaient à terre, charbonneux ; une chaleur énorme se dégageait du lieu.

Au-dessus de l’emplacement où le médium avait vécu, la conque, l’entonnoir étrange était toujours là, mais il avait démesurément grossi et il touchait le plafond, tandis que des côtés, il frôlait les formes sataniques et horribles qui s’étaient substituées aux deux hommes, sortis du monde.

Palmyre jeta un tube sur une des bêtes, un tube sur l’autre, et je jetai sur son ordre, le dernier au milieu de la pièce. Elle referma aussitôt, mais j’eus le temps de voir dégager déjà des jets de feu blancs et de sentir l’odeur alliacée du phosphore.

 
 

Dix minutes après, l’auto nous menait à une vitesse « bourgeoise ». dans Paris nocturne. Sans s’arrêter chez elle, Palmyre commandait bientôt la hâte au chauffeur que j’avais déjà vu lors de mon voyage en Touraine, à la recherche de la Pierre Philosophale. Nous prenions après le court arrêt d’octroi la route de l’ouest, et ce fut au bout d’une heure seulement que Palmyre me parla.

— Nous y sommes !

Nous suivions une grille de parc. On ouvrit une porte cochère et la sorcière me montra une maison gracile derrière une tenture d’’arbres.

Cinq minutes après, nous descendions au. bas d’un perron. Un homme, un asiate, nous reçut. Palmyre gravissait alertement les marches et nous passâmes ensuite par toute une série d’antichambres, de salons et de pièces chargées d’objets d’art, qui offraient à ce lieu — de moi jusqu’ici inconnu — un aspect de château pour grand banquier amateur de vieilleries.

Dans un petit salon, dont la baie donnait au jour naissant, sur une vaste pièce d’eau, Palmyre s’arrêta. Elle s’assit, alluma un radiateur électrique et se couvrit d’une sorte de vaste robe de chambre bleue.

— Tu n’as pas froid. Renée ?

Va dans la penderie, là, tu trouveras un assortiment de toutes choses pour te couvrir, du mince à l’épais, de la fourrure au crêpe chinois.

En effet, il faisait un froid de loup. Mais déjà le radiateur échauffait la pièce.

Palmyre sonna et donna par téléphone, à une invisible domesticité, ordre de préparer un léger repas matinal, puis elle me prit par les épaules et m’embrassa longuement.

— Sans toi, mon petit…

— Dites-moi un peu ce qui s’est passé, je vous prie. Je n’y comprends rien et je ne sais pas même ce que j’ai fait qui vous semble si bien réussi.

Elle sourit, s’étendit sur une chaise longue et dit :

— Remontons le cours de choses. Primo, nous venons de mettre le feu chez Laumalt. Un feu qu’on ne pourra pas éteindre ou très difficilement. Nous faisons ainsi disparaître les monstres et la conque ectoplasmique avec les restés de notre déplorable expérience…

— Vous ne craignez rien. judiciairement ?…

— Rien ! D’abord, je suis ici où personne ne viendra me trouver, puis les larbins de Laumalt ignoraient notre affaire dont tous les témoins sauf nous sont abolis.

Je ne te cache pas que j’ai envie de renoncer de quelques temps à évoquer tous les diables, et à visiter le quatrième arcane de l’espace. Je ne sais si le goût m’en reviendra…

— Mais, que s’est-il passé ?

— Une chose terrible, Renée. Le médium, Bethsabée, est disparu dans la fameuse, ou les fameuses, dimensions de l’hyperespace. Vivant encore où pas, il est dans l’au-delà et ne reviendra sans doute jamais sur terre. Souhaitons que cette pauvre Bethsabée soit heureuse, mais les attentats que j’ai subis de ces êtres ou formes ou hypothèses Baaliques ne me laissent pas croire qu’elle puisse s’en tirer à meilleur compte de félicité qu’elle n’eût fait sur la terre.

Lewisa a été broyé par la condensation de l’espace que son corps occupait. Laumalt et Altramer, en détruisant bêtement — il est vrai que c’est Lewisa qui a commencé — en détruisant la chaîne, nous ont abandonnés aux forces, aux monstres, aux choses que tu as vues. Unis, nous pouvions échapper, mais cette brute de Lewisa n’a pas compris qu’il fallait commander tous appareils sans quitter la chaîne. Alors ils ont été… absorbés. Je ne saurais expliquer le phénomène.

— Mais vous… et moi ?

— Renée, lorsque j’ai vu ce qui allait advenir, sitôt la chaîne brisée, il ne me restait plus qu’un espoir, c’était d’user de tout mon pouvoir, de toute ma puissance de sorcière pour nous désintégrer immédiatement et nous reformer, sans bouger, sans ouvrir de porte, sans couper le courant du solénoïde, dans la pièce à côté. Jamais on n’a tenté une expérience aussi fabuleuse et peut-être les êtres ou les choses de l’au-delà qui nous dominaient déjà, eussent-ils pu m’interdire cet acte désespéré, ou le faire échouer à son second stade s’ils avaient su… Alors, nous serions devenues toutes deux une profusion d’atomes orientés, incapables de se polariser, et semblables, j’imagine, aux grandes nébuleuses.

J’ai réussi. L’application de la volonté aux phénomènes de désintégration est d’ordre déjà très connu, mais la réintégration comporte tant d’écueils !…

La chose s’est faite. Nous avons toutes deux été réduites en éléments infinitésimaux pour lesquels toute matière, quelqu’en soit la texture, est poreuse. Rien ne pouvait arrêter ce fluide qui s’est recondensé au deuxième foyer de nos ellipses vitales.

Nous étions sauvées.

Je restai bouche bée, à imaginer cette vertigineuse dissociation d’un corps et ces milliards d’atomes allant tous reprendre leur place exacte, sans erreur, sans déviation…

J’en devenais folle.

Pour dominer en moi cette anxiété mathématique, je dis :

— Et les courants. Si on les avait laissés. Que serait-il advenu ?

— Petite, les monstres et la chose pareille à une éponge creuse cherchaient à réaliser le milieu où leur vie fut normale. Chaleur substituant la pression, je pense, ou encore destruction de l’espace par fragments, comme on plie un papier.

Leur temps n’est pas le nôtre. Peut-être leur aurait-il fallu deux heures de plus, peut-être un jour entier, mais le certain est qu’il devait advenir un moment où rien de notre monde n’aurait gardé d’action sur eux… Et…

— Alors ?

— Que sais-je, Renée. Auraient-ils emporté dans leur au-delà un fragment terrestre, ou la terre, ou tout le système solaire, ou… ?

Aurait-ce été le règne du salace Baal sur la terre continuant à tourner, ou bien si la fin du monde… ?

— Mais à votre avis ?

— Les paroles sont créatrices, Renée. Ce qu’elles désignent, sitôt dit, est déjà réalité et les sorcières, pour cela, sont toujours figurées le doigt sur la bouche.

 

TABLE



   
 7
I
 9
II
 55
III
Iod 
 101
IV
 147