Belliou la fumée/2

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Traduction par Louis Postif.
Hachette (p. 41-76).

LA VIANDE

I

Le sent soufflait presque toujours en tempête, et faisait chanceler sur la grève Belliou-la-Fumée. Dans l’aube grise, une douzaine de bateaux recevaient les précieux équipements transportés à travers le Chilcoot. C’étaient des barques grossièrement construites sur place, par des hommes étrangers au métier, avec des planches sciées à la main dans du sapin vert. Une d’elles, déjà chargée, allait partir ; Kit s’arrêta pour observer la manœuvre.

Le vent, orienté vers le débouché du lac, soufflait ici en plein contre terre, et provoquait de vilains remous sur les hauts-fonds. Les hommes du canot en partance entrèrent dans l’eau avec leurs longues bottes de caoutchouc pour le pousser en eau profonde, puis grimpèrent par-dessus bord. Mais ils ne réussirent pas à ramer assez vite pour dégager l’embarcation, qui, dressée par le vent, revint s’échouer sur la grève. Ils recommencèrent la manœuvre sans plus de succès. Kit remarqua que les embruns se changeaient rapidement en glaçons sur les flancs du bateau.

La troisième tentative réussit en partie. Les deux derniers rameurs qui escaladèrent la barque furent trempés jusqu’à la ceinture, mais elle était à flot. Ils souquaient gauchement sur leurs lourds avirons et commençaient à s’éloigner de la rive. Cependant, à peine avaient-ils essayé de hisser une voile faite de couvertures, qu’elle fut emportée par un coup de vent, et pour la troisième fois l’embarcation fut balayée contre la grève en train de se congeler.

Kit grimaça à part lui et continua son chemin. Il venait de voir un échantillon de ce qui l’attendait dans son nouveau rôle d’homme à tout faire ; lui aussi devait démarrer aujourd’hui même avec un pareil rafiau.

Partout des travailleurs se démenaient à l’œuvre, car la chute de l’hiver était imminente, à tel point qu’on pouvait déjà parier si oui ou non ils parviendraient à franchir la longue chaîne des lacs avant le gel. Pourtant Kit, en arrivant à la tente de MM.  Sprague et Stine, n’y perçut aucun mouvement.

Près d’un feu, à l’abri d’une bâche, était blotti un petit homme trapu qui fumait une cigarette de papier brun.

« Ah ! dit-il, vous êtes sans doute le nouvel homme de M.  Sprague ? »

Kit fit signe que oui. Il avait cru noter une légère insistance sur les mots Monsieur et homme, et il avait sûrement saisi une lueur amusée au coin de l’œil de son interlocuteur.

« Eh bien ! reprit celui-ci, moi je suis l’homme du docteur Stine. J’ai cinq pieds deux pouces, je m’appelle le Courtaud, ou Jack Court, tout court, connu aussi parfois sous le nom de Jannot-un-peu-là. »

Kit lui serra la main.

« Avez-vous été nourri de viande d’ours ?

Près de la bâche un petit homme trapu était accroupi.
Près de la bâche un petit homme trapu était accroupi.

— Pour sûr, fut la réponse, quoique mon premier régime ait été le lait de buffle, autant que je puis me le rappeler. Asseyez-vous et cassez la croûte avec moi. Les patrons ne se sont pas encore montrés. »

Bien qu’il eût fait un premier déjeuner, Kit s’assit sur la bâche et en dévora un second avec un triple appétit. Le travail fatigant et dépuratif de ces derniers temps lui avait donné un estomac et une faim de loup. Il pouvait absorber n’importe quelle quantité de n’importe quoi, sans même s’en apercevoir.

Il trouva le Courtaud un peu verbeux et pessimiste, et reçut de lui des renseignements bizarres sur leurs patrons, avec des prévisions de mauvais augure au sujet de leur voyage. Thomas Stanley Sprague était un futur ingénieur des mines d’une famille de millionnaires. Le docteur Adolph Stine était aussi un fils à papa. Grâce à l’influence de leurs pères, tous deux étaient fondés de pouvoir d’un syndicat intéressé dans l’aventure du Klondike.

« Oh ! sûrement ils sont cousus d’or, déclara le Courtaud. Quand ils ont débarqué à Dyea le fret était à soixante-dix cents et encore on ne trouvait pas d’Indiens. Il y avait cependant un groupe de véritables mineurs venant de l’Orégon Oriental, qui avait réussi à s’assurer les services d’une équipe à ce prix-là. Les portefaix avaient déjà bouclé l’équipement, trois mille livres de bagage, lorsque arrivèrent Sprague et Stine. Ils offrirent quatre-vingts cents, puis quatre-vingt-dix ; enfin à un dollar par livre les Indiens rompirent leur contrat antérieur et bouclèrent leurs paquets. Sprague et Stine ont franchi le col, bien que cela leur ait coûté trois mille dollars, et la bande de l’Orégon est encore sur la grève ; elle ne pourra guère traverser la montagne avant l’année prochaine.

« Oh ! avec votre patron et le mien, ça ronfle quand il s’agit de déverser la manne et de se moquer des sentiments d’autrui. Savez-vous ce qu’ils ont fait en arrivant au Linderman ? Les charpentiers donnaient le dernier coup de torchon à un canot qu’ils avaient promis de vendre à des types de Frisco pour six cents dollars. Sprague et Stine leur ont glissé un billet de mille dollars dans la main, et les constructeurs ont esquivé leur engagement. C’est un bateau de belle apparence, mais les autres restent dans le lac ; maintenant qu’ils ont apporté leur équipement jusqu’ici, ils n’ont pas de barque et les voilà empêtrés pour jusqu’à l’an prochain.

« Prenez une autre tasse de café, et vous pouvez m’en croire quand je vous dis que pour rien au monde je ne voudrais voyager avec une pareille équipe si je n’avais pas un pressant motif d’arriver au Klondike. Ces gens-là n’ont pas le cœur à la bonne place. Ils enlèveraient les draps mortuaires d’une maison en deuil s’ils en avaient besoin pour leurs affaires. Avez-vous signé un contrat ? »

Kit secoua négativement la tête.

« J’en suis fâché pour vous camarade. Il n’y a rien à manger dans le pays, et ils vous donneront froidement votre paquet dès qu’ils seront arrivés à Dawson. Les gens vont y mourir de faim cet hiver.

— Ils m’ont promis… commença Kit.

— Verbalement, interrompit le Courtaud. Ce sera votre parole contre la leur, voilà tout. Enfin, quoi qu’il en soit…, comment vous nommez-vous, camarade ?

— Appelez-moi la Fumée, dit Kit.

— Eh bien ! la Fumée, votre contrat verbal vous aura toujours valu le voyage. Ceci est un bon échantillon de ce qui nous attend. Ils peuvent sûrement verser de la manne, mais ils ne savent rien faire ni sortir du lit le matin. Nous devrions avoir chargé et être en route depuis une heure. Vous et moi, nous nous envoyons la grosse besogne. Vous allez bientôt les entendre hurler pour qu’on leur apporte leur café, au lit, naturellement. Des hommes de cet âge ! Qu’y entendez-vous en fait de navigation ? Moi je sais m’y prendre comme vacher et chercheur d’or, mais sur l’eau je suis sûrement un pied-tendre, et eux n’y connaissent rien.

— Moi, répondit Kit en se blottissant sous la bâche pour s’abriter contre un tourbillon de neige plus violent, je n’ai pas mis le pied sur un petit bateau depuis mon enfance. Mais je pense que cela s’apprend. »

Un coin de la bâche se détacha, et le Courtaud reçut un paquet de neige dans le dos, entre le cou et la chemise.

« Oh ! nous pouvons apprendre, bien sûr, murmura-t-il rageusement ; mais nous pouvons aussi parier des dollars contre des pets de nonne que nous ne partirons même pas aujourd’hui. »

Il était huit heures quand l’appel au café sortit de la tente, et près de neuf heures lorsque les deux patrons en émergèrent à leur tour.

« Voyons, dit Sprague, un jeune homme de vingt-cinq ans, avec des joues roses et l’air de quelqu’un qui se nourrit bien, il serait temps de partir, le Courtaud. Vous et… (Il regarda Kit d’un air interrogateur.) Je n’ai pas très bien saisi votre nom hier soir.

— La Fumée.

— Eh bien, le Courtaud, et vous, monsieur La Fumée, vous feriez bien de vous mettre à charger le bateau.

— La Fumée tout court : laissez le « monsieur » de côté, suggéra Kit.

Sprague fit un hochement sec de la tête et s’éloigna parmi les tentes, bientôt suivi du Dr  Stine, qui, lui, était un maigre et pâle jouvenceau. Le Courtaud regarda son compagnon d’un air significatif.

« Plus d’une tonne et demie d’équipement, et vous allez voir qu’ils ne vous donneront pas même un coup de main.

— Sans doute parce que nous sommes payés pour faire la besogne, répondit Kit d’un ton de bonne humeur, et nous ferons aussi bien de nous y atteler. »

Transporter trois mille livres sur ses épaules à une centaine de mètres n’est jamais une tâche facile ; mais ici, au sein d’une petite tempête, pour des hommes pataugeant dans la neige avec de lourdes bottes de caoutchouc, ce labeur était particulièrement éreintant. En outre, il fallut démonter la tente et emballer le petit attirail de campement. Puis vint le chargement. À mesure que la barque s’enfonçait, il fallait la pousser de plus en plus loin, ce qui augmentait d’autant le chemin à parcourir dans l’eau.

Vers deux heures tout était fini, et Kit, en dépit de son double déjeuner, tombait d’inanition au point que ses genoux se dérobaient sous lui. Le Courtaud, à peu près dans le même état, fouilla parmi les casseroles et attira un grand pot de haricots bouillis et congelés avec des morceaux de lard. Ils n’avaient qu’une cuillère à long manche, et ils la plongeaient tour à tour dans le pot. Et Kit avait la certitude de n’avoir rien mangé d’aussi bon de sa vie.

« Eh bien, mon vieux, marmottait-il entre deux bouchées, j’ignorais absolument ce que c’est que l’appétit avant d’avoir pris la piste. »

Sprague et Stine survinrent au milieu de cette agréable occupation.

« Comment se fait-il que nous soyons en retard ? déplora Strague. Nous ne partirons donc jamais ? »

Le Courtaud plongea la cuillère à son tour, puis la passa à Kit. Ni l’un ni l’autre ne parla avant que le pot fût vide et le fond bien gratté.

« Naturellement, nous n’avons rien fait du tout, dit le Courtaud en s’essuyant la bouche d’un revers de main. Et, bien entendu, vous n’avez rien eu à manger. Pour sûr, c’est un oubli de ma part.

— Si, si, répondit vivement Stine. Nous avons déjeuné dans une des tentes, chez des amis.

— Je m’en doutais un peu, grogna le Courtaud.

— Maintenant que vous avez fini, partons, pressa Sprague.

— Voilà le canot, dit le Courtaud. Il est chargé, pour sûr. Maintenant, comment allez-vous bien pouvoir vous y prendre pour partir ?

— En montant à bord et en poussant. Venez. »

Ils marchèrent dans l’eau, et les patrons embarquèrent tandis que les hommes s’arc-boutaient contre l’esquif. Ils l’escaladèrent au moment où les vagues affleuraient le sommet de leurs bottes. Mais les deux autres n’étaient pas prêts avec les avirons, et la barque recula et toucha terre. Six fois la manœuvre fut renouvelée en pure perte d’énergie.

Le Courtaud, assis d’un air désolé sur le plat-bord du canot, prit une chique et sembla interroger les cieux, tandis que Kit écopait l’embarcation et que les patrons échangeaient des remarques aigres-douces.

« Si vous voulez écouter mes ordres, je vais le faire démarrer », déclara finalement Sprague.

Il fournit son effort avec de bonnes intentions, mais avant de pouvoir regrimper à bord il fut trempé jusqu’à la ceinture.

« Il va falloir camper et construire un feu, dit-il, au moment où le bateau s’échouait de nouveau. Je suis gelé.

— On ne doit pas avoir peur d’un peu d’eau, railla Stine. D’autres sont partis aujourd’hui plus mouillés que vous. À mon tour, je vais le faire démarrer. »

Cette fois, c’est lui qui prit le bain de siège et proclama en claquant des dents l’urgente nécessité de se réchauffer.

« Bah ! pour une éclaboussure pareille ! cria malignement Sprague. Continuons.

— Le Courtaud, dégagez ma valise et allumez du feu, ordonna Stine.

— N’en faites rien ! s’écria Sprague. »

Le Courtaud les toisa l’un après l’autre et se mit à expectorer, mais ne bougea point.

« Il est à mon service, et j’entends qu’il n’obéisse qu’à mes ordres, répliqua Stine. Le Courtaud, portez cette valise à terre. »

Le Courtaud obéit et Sprague resta grelottant dans le bateau. Kit, n’ayant pas reçu d’ordres, demeura inactif, satisfait du répit.

« Un bateau divisé contre lui-même ne peut voguer, fit-il en aparté.

— Qu’est-ce que vous dites ? glapit Sprague.

— Rien. Je parle tout seul. C’est une habitude à moi. » Son employeur lui décocha un regard qui n’avait rien de tendre, et continua de bouder pendant plusieurs minutes. Puis il capitula.

« Tirez mon sac, la Fumée, ordonna-t-il, et aidez l’autre à faire le feu. Nous ne partirons pas avant demain matin. »

II

Le lendemain, la tempête persistait. Le lac Linderman n’était qu’une profonde et étroite gorge remplie d’eau. Le vent, qui se déversait de la montagne dans cet entonnoir, soufflait irrégulièrement, tantôt rugissant en salves d’artillerie, d’autres fois s’apaisant en une forte brise.

« Si vous me laissez essayer, je crois pouvoir le faire démarrer, proposa Kit quand tout fut prêt pour le départ.

— Qu’est-ce que vous y entendez, vous ? aboya Stine.

— Oh ! rien », répondit Kit en se rasseyant.

C’était la première fois de sa vie qu’il accomplissait un travail salarié, mais il en apprenait rapidement la discipline. Docile et de bonne humeur, il se joignit aux efforts aussi variés que vains tentés pour décoller la barque de la rive.

« Comment vous y prendriez-vous pour le mettre à flot ? » finit par lui demander Sprague, à moitié haletant et à moitié geignant.

« Il faudrait nous asseoir et bien nous reposer, jusqu’à ce qu’il survienne une accalmie, puis réunir tout ce que nous avons de forces. »

Si simple que fût cette idée, il était le premier à l’avoir conçue ; sitôt mise en pratique, elle réussit du premier coup. Puis une couverture fut hissée au mât, et ils filèrent bon train vers le débouché du lac.

Immédiatement Stine et Sprague recouvrèrent leur bonne humeur. Le Courtaud, en dépit de son pessimisme chronique, restait toujours joyeux, et Kit était trop intéressé par les événements pour être triste. Sprague lutta avec la barre du gouvernail pendant un quart d’heure, puis jeta un regard de détresse vers Kit, et celui-ci prit sa place.

« Mes bras sont presque brisés de fatigue, murmura Sprague en manière d’excuse.

— Vous n’avez jamais bouffé de viande d’ours, sans doute ? demanda Kit d’un air de compassion.

— Que diable voulez-vous dire ?

— Oh ! rien, pour savoir. Une idée à moi. »

Mais derrière le dos du patron, Kit surprit la grimace approbatrice de Courtaud, qui avait tout de suite saisi le sel de la plaisanterie.

Kit déploya de telles aptitudes que les deux richards indolents le promurent timonier. Le Courtaud, non moins satisfait, se résigna volontiers au rôle de cuistot, laissant à l’autre tout le travail de la navigation.

Entre le Linderman et le lac Bennet il y avait un portage. Le bateau, déchargé de la plus grande partie de son poids, fut amarré sur une ligne pour descendre le chenal court mais rapide. Kit fit là son apprentissage de certaines difficultés de batellerie. Mais quand il fallut transborder le bagage, Stine et Sprague avaient disparu, et leurs hommes y dépensèrent deux jours d’un travail exténuant. Ce devait être l’histoire de beaucoup d’autres journées misérables au cours de leur voyage : Kit et le Courtaud trimaient jusqu’à l’épuisement, tandis que leurs maîtres ne faisaient rien et voulaient être servis.

L’hiver boréal resserrait son cercle de fer, et ils étaient retenus par de nombreux et inévitables délais. À Windy Arm, Stine eut la fantaisie de reprendre le gouvernail ; en moins d’une heure, la barque s’échouait sous le vent et sur une rive battue par les vagues. Deux jours furent perdus là à faire des réparations. Le matin du départ, quand ils descendirent pour s’embarquer, la proue et la poupe portaient en grosses lettres ces deux mots tracés au charbon : Le Chéchaquo. Kit fit une joyeuse grimace en reconnaissant l’à-propos du brocard.

« Euh ! répondit le Courtaud, lorsque Stine l’accusa du méfait. Pour sûr je sais lire et écrire, et je n’ignore pas que Chéchaquo veut dire pied-tendre. Mais mon instruction n’a pas été poussée assez loin pour m’apprendre à épeler des casses-mâchoires comme ça. »

Les deux patrons poignardèrent Kit de regards aigus, car l’épithète les atteignait au vif ; et lui se garda bien de dire que la veille au soir le Courtaud lui avait demandé précisément l’orthographe du mot.

« Le coup a porté presque aussi bien que votre boniment à la viande d’ours », lui confia plus tard le Courtaud.

Kit poussa une sorte de gloussement. Au fur et à mesure qu’il découvrait ses propres capacités, il désapprouvait de plus en plus la conduite des deux maîtres. Elle lui inspirait plus de répugnance que de colère, bien qu’il fût constamment irrité. Il avait goûté à la viande et y avait pris goût ; mais eux lui enseignaient comment il ne faut pas la manger. En son for intérieur, il remerciait Dieu de ne pas leur ressembler. Il en vint à ressentir une antipathie qui confinait à la haine. Leur manière de tirer au flanc l’horripilait moins que leur incurable incapacité de travail. Quelque part en lui-même s’affirmaient le vieil Isaac et tous les autres ancêtres de la dure famille Belliou.

« Le Courtaud, dit-il un jour pendant le retard habituel antérieur au départ, j’ai presque envie de leur flanquer un coup d’aviron sur la tête et de les laisser se débrouiller.

— Moi de même », répondit l’autre.

III

Ils arrivèrent aux rapides : il y avait d’abord le cañon de la Boîte, puis, à plusieurs kilomètres en aval, le Cheval blanc. Le cañon de la Boîte portait bien son nom : c’était une boîte, une trappe ; une fois qu’on était dedans, le seul moyen d’en sortir était de passer à travers.

De chaque côté se dressaient des murs de rochers perpendiculaires. Le fleuve se rétrécissait en un couloir obscur, où l’eau se précipitait en rugissant à travers ce sombre défilé, avec un tel emballement que son milieu surgissait en dos d’âne, à deux mètres cinquante plus haut que ses bords au ras des rochers. Cette croupe à son tour portait une crête rigide de vagues dressées en volutes, dont chacune cependant se maintenait invariablement à la même place. Le défilé était à bon droit redouté des chercheurs d’or, sur lesquels il prélevait un mortel tribut.

S’étant amarrés à la rive en amont, où une vingtaine d’autres barques attendaient leur tour de risque, Kit et ses compagnons allèrent à pied explorer le rapide. Ils grimpèrent jusqu’au bord de la falaise, et leurs regards plongèrent dans le tourbillon. Sprague se recula en frissonnant.

« Mon Dieu ! s’écria-t-il, le meilleur nageur n’aurait pas la moindre chance de s’en tirer. »

Le Courtaud donna à Kit un coup de coude significatif et dit à demi-voix :

« Il a peur. Des dollars contre des pets de nonne, qu’ils ne s’y risqueront pas. »

— Kit l’entendit à peine. Depuis le début de leur voyage fluvial, il s’était familiarisé avec la perversité inconcevable et obstinée des éléments, et le spectacle qui se déroulait sous ses yeux l’incitait à la manière d’un défi.

« Il faudra nous maintenir au sommet de cette croupe, dit-il. Si nous nous en écartons, nous cognerons les murs.

— Et nous ne saurons jamais ce qui nous aura cognés, déclara le Courtaud. Savez-vous nager, la Fumée ?

— J’aimerais mieux ne pas savoir, si quelque chose allait de travers là-dedans.

— C’est ce que je me dis, proclama lugubrement un inconnu qui, debout auprès d’eux, contemplait le cañon. Et je donnerais je ne sais quoi pour en être sorti.

— Moi, je ne vendrais pas ma chance d’y passer pour tout l’or du monde », répondit Kit.

Il parlait sincèrement, mais avec l’intention de rassurer l’homme. Il fit un pas pour retourner au bateau.

« Est-ce que vous allez tenter l’aventure ? » demanda l’étranger.

Kit fit un signe affirmatif.

« Je voudrais bien avoir le courage d’en faire autant, avoua l’autre. Voilà des heures que je suis là, et plus je regarde, plus j’ai peur. Je ne suis pas batelier, et je n’ai avec moi que mon tout jeune neveu et ma femme. Si vous vous en tirez sans accident, voudriez-vous aussi faire passer mon bateau ? »

Kit regarda le Courtaud, qui hésitait à répondre.

« Il a sa femme avec lui, souffla Kit, qui savait par où prendre son homme.

— Pour sûr ! affirma le Courtaud. C’est justement à quoi j’étais en train de penser. Il me semblait bien qu’il y avait une raison qui me poussait à accepter. »

Ils se disposèrent de nouveau à partir, mais Sprague et Stine ne bronchèrent pas.

« Bonne chance, la Fumée, cria Sprague. Je vais… euh !… Il hésita. Je vais simplement rester là à vous regarder faire.

— Il faudrait trois hommes dans le bateau, deux aux avirons et un au gouvernail », déclara tranquillement Kit.

Sprague se retourna vers Stine.

« Le diable m’emporte si je bouge ! fit ce dernier. Si vous n’avez pas peur de rester à regarder, moi non plus.

— Qui parle d’avoir peur ? » demanda Sprague en s’échauffant.

Stine riposta sur le même ton, et leurs deux hommes les quittèrent en pleine altercation.

« Nous pouvons nous passer d’eux, dit Kit au Courtaud. Vous vous mettrez à l’avant avec une godille et je me chargerai du gouvernail. Tout ce que vous aurez à faire sera de guider le bateau en droite ligne. Une fois en route, vous ne pourrez plus m’entendre, vous ne vous occuperez que de le maintenir tout droit. »

Ils démarrèrent le canot et l’amenèrent au milieu du courant qui s’accélérait. Un rugissement sans cesse grandissant venait du cañon. Le fleuve, aspiré à l’entrée, présentait une surface unie comme du verre en fusion. Au moment où les sombres parois s’ouvraient pour les recevoir, le Courtaud prit une chique de tabac et plongea sa pagaie. L’esquif bondit sur les premières crêtes de la croupe liquide. Ils furent assourdis par le tonnerre des eaux affolées que multipliait l’écho entre les murs étroits, et à demi suffoqués par les embruns. Par instants, Kit perdait de vue son camarade à la proue. Ce fut tout au plus l’affaire de deux minutes, pendant lesquelles ils chevauchèrent la croupe sur une longueur de douze cents mètres. Puis ils émergèrent sains et saufs et s’amarrèrent au talus dans les remous en aval du rapide.

Le Courtaud se débarrassa du jus de tabac qu’il avait oublié de cracher — et prit la parole tout joyeux.

« Ça, c’était de la viande d’ours, de la vraie. Nous avons travaillé dur, pas vrai, la Fumée ? Je puis bien vous dire en confidence qu’avant notre départ j’étais le froussard le plus effrayé qu’il y eût de ce côté-ci des montagnes Rocheuses. Maintenant, je suis un mangeur d’ours. Allons passer l’autre bateau. »

Comme ils revenaient à pied, ils virent venir à moitié route leurs patrons, qui de là-haut avaient observé leur traversée.

IV

Après avoir fait passer le bateau de l’inconnu, Kit et le Courtaud apprirent qu’il s’appelait Breck et firent connaissance avec sa femme, une svelte et timide

Les deux hommes se maintenaient sur le canot renversé.
Les deux hommes se maintenaient sur le canot renversé.
créature, dont les yeux bleus étaient humides de reconnaissance. Breck lui-même voulait donner à Kit

un billet de cinquante dollars, qu’il essaya ensuite de passer au Courtaud.

« Étranger, déclara celui-ci, je viens dans ce pays pour tirer de l’argent de la terre et non de mes semblables. »

Breck farfouilla dans son bateau et en sortit une dame-jeanne de whisky. Le Courtaud fit un geste du bras pour la prendre, puis se ravisa et secoua la tête.

« Il y a encore ce maudit Cheval blanc à franchir plus bas, et on le dit pire que la Boîte. Je ne tiens pas à tenter la foudre. »

Ils accostèrent à plusieurs kilomètres en aval, et tous les quatre allèrent examiner le passage dangereux. À cet endroit le fleuve, composé d’une série de rapides, rencontrait un écueil qui le déviait vers la rive droite. Toute la masse d’eau se précipitait de côté vers l’étroite issue, accélérait furieusement sa vitesse et se soulevait en vagues énormes, blanches et courroucées. C’était la Crinière du Cheval blanc, à bon droit redoutée, car ici la mort prélevait un tribut encore plus lourd. D’un côté de cette crête, l’eau s’engouffrait en tire-bouchon dans un entonnoir, et de l’autre côté s’y creusait le grand tourbillon. Pour passer entre les deux, il fallait monter sur la Crinière même.

« Celui-ci dame le pion à la Boîte », conclut le Courtaud.

Pendant qu’ils observaient ce spectacle, une embarcation se présenta à la tête des rapides. C’était un grand bateau, long d’au moins dix mètres, chargé de plusieurs tonnes d’équipement et manœuvré par six hommes. Bien avant d’atteindre la Crinière, il se mit à plonger et à rebondir, presque caché à intervalles par l’écume et les embruns.

Le Courtaud jeta un long regard du côté de Kit, et lui dit :

« Il fait bien de la fumée, et il n’en est pas encore au point le plus dur. Ils ont rentré les avirons. Maintenant il entre dedans. Bon Dieu ! il a disparu. Non, le voilà ! »

Si grand que fût le canot, il avait semblé submergé dans les vapeurs fuyantes entre les vagues. Il reparut l’instant d’après au sommet d’une crête, au plus épais de la Crinière. Kit fut abasourdi de voir la quille du bateau se profiler nettement dans toute sa longueur. Pendant une fraction de seconde, la barque se tint en l’air, tous les rameurs immobiles à leur poste, sauf l’homme, celui du gouvernail. Puis le bateau replongea dans le bouillon et disparut de nouveau. Trois fois il rebondit et s’enfonça, puis ceux qui étaient sur la rive le virent piquer du nez dans le tourbillon et s’écarter de la Crinière. Le timonier, après s’être épuisé en vains efforts sur la barre, céda au courant et aida le bateau à décrire le grand cercle.

Trois fois il accomplit le tour, repassant si près du rocher où se tenaient Kit et le Courtaud, qu’ils auraient pu sauter à bord. L’homme de la barre les salua de la main. La seule issue possible du tourbillon était par la Crinière : la barque y entra obliquement à son extrémité supérieure. Sans doute par crainte de n’avoir pas encore échappé à l’attraction giratoire, le timonier ne redressa pas assez vite la course du bateau. Quand il essaya de le faire, il était trop tard. Alternativement soulevée en l’air et submergée, l’embarcation traversa obliquement la Crinière et fut aspirée par l’entonnoir de l’autre côté du fleuve.

À une trentaine de mètres en avant, on vit d’abord flotter des caisses et des ballots, puis le bateau, la quille en l’air, et les têtes dispersées des six hommes. Deux d’entre eux réussirent à prendre pied dans les remous de la rive. Les autres s’enfoncèrent, et toutes les épaves furent emportées hors de vue par le courant rapide de la courbe.

Il y eut une longue minute d’un silence que le Courtaud fut le premier à rompre.

« Allons, dit-il, autant nous atteler à la besogne. Je vais attraper froid aux pieds si je reste ici plus longtemps.

— Nous allons faire un peu de fumée, fit Kit en souriant.

— Et pour sûr vous justifierez votre nom », fut la réponse.

Le Courtaud se tourna vers les patrons.

« Venez-vous ? » demanda-t-il.

Sans doute le rugissement des eaux les empêcha d’entendre l’invitation.

Le Courtaud et Kit pataugèrent à travers trente centimètres de neige jusqu’à la tête des rapides et démarrèrent le canot. Kit était tiraillé entre deux impressions ; l’exemple de son camarade agissait sur lui à la manière d’une molette ; l’autre, qui l’éperonnait également, était la certitude que le vieil Isaac Belliou et tous les autres de la famille avaient surmonté des difficultés de ce genre dans leur marche à la conquête de l’Occident. Ce qu’ils avaient fait, lui aussi pouvait le faire.

« Maintenez-vous au sommet de la crête », lui cria le Courtaud en portant une chique à sa bouche, au moment où le bateau, glissant dans le courant accéléré, prenait la tête des rapides.

Kit fit un signe de tête, éprouva toute la force de son poids sur la barre, et dirigea l’esquif vers le plongeon.

Plusieurs minutes après, à demi embourbé et s’appuyant contre la rive en aval, le Courtaud cracha une pleine bouche de jus de tabac et serra la main de Kit.

Au sommet du talus, ils rencontrèrent Breck, dont la femme se tenait à peu de distance. Kit lui donna une poignée de main.

« Je crains que votre bateau ne puisse pas tenir le coup, dit-il. Il est plus petit que le nôtre, et un peu fatigué. »

L’homme sortit une liasse de billets de banque.

« Je vous donnerai cent dollars à chacun si vous le faites passer », dit-il.

Kit se détourna et regarda là-haut la crinière hérissée du Cheval blanc. Un long et gris crépuscule tombait, l’air devenait plus froid, et le paysage semblait se dresser dans une sauvage nudité.

« Telle n’est pas la question, disait le Courtaud. Nous n’avons pas besoin de votre argent : de toute façon, je ne voudrais même pas y toucher. Mais mon camarade s’y connaît en fait de bateaux, et quand il déclare que le vôtre n’est pas sûr, je crois qu’il sait ce que parler veut dire. »

Kit fit un signe affirmatif, et ses regards rencontrèrent par hasard ceux de Mme Breck, intensément fixés sur lui : si jamais il avait vu une prière dans des yeux de femme, c’était bien en ce moment. Le Courtaud suivit son regard et comprit comme lui.

Les deux hommes se dévisagèrent tout confus, sans dire un mot. Obéissant à une impulsion commune, ils échangèrent un signe de tête et prirent la direction du sentier qui montait à la tête des rapides. Ils n’avaient pas fait cent pas qu’ils rencontrèrent Stine et Sprague.

« Où allez-vous ? demanda ce dernier.

— Chercher cet autre bateau pour le faire passer, répondit le Courtaud.

— Non pas. La nuit tombe. Vous allez dresser le campement tous les deux. »

Kit éprouvait un tel dégoût qu’il s’abstint de dire un mot.

« L’homme a sa femme avec lui, dit le Courtaud.

— C’est son affaire, prononça l’autre.

— C’est aussi celle de la Fumée et la mienne, riposta le Courtaud.

— Je vous le défends, dit rudement Sprague. La Fumée, si vous faites un pas de plus, je vous chasse.

— Et vous de même, le Courtaud, ajouta Stine.

— Et vous serez dans un beau pétrin après nous avoir réglé notre compte. Comment amènerez-vous votre fichu baquet à Dawson ? Qui vous servira le café dans vos couvertures ? Allons-y, la Fumée, ils n’oseront pas nous renvoyer. Et puis, nous avons des contrats. S’ils nous donnent notre sac, il faudra qu’ils y mettent assez de victuailles pour nous permettre de passer tout l’hiver. »

À peine avaient-ils poussé le bateau de Breck jusque dans les premières eaux agitées, que les vagues commencèrent à embarquer : elles n’étaient pas grosses, mais c’était un sérieux avertissement. Le Courtaud jeta derrière lui un coup d’œil railleur en mâchant son éternelle chique, et Kit se sentit au cœur un étrange afflux de chaude sympathie pour cet homme qui, ne sachant pas nager, ne savait pas non plus reculer.

Le rapide devint plus raide et les embruns se mirent à voler. Dans l’obscurité croissante, Kit entrevit la Crinière et le détour du courant qui y portait. Il dirigea la barque dans ce coude et ressentit un frisson de plaisir quand le bateau aborda la Crinière en plein milieu. Après cela, bondissant et plongeant et suffoqué par le brouillard, il ne conserva d’autre impression nette que la volonté de peser de tout son poids sur la godille qui servait de gouvernail et le regret que son oncle ne fût pas là pour le voir.

Ils émergèrent hors d’haleine, trempés, avec le canot inondé presque jusqu’au plat-bord : de légères pièces de bagages flottaient à l’intérieur. Quelques coups de pagaie donnés judicieusement par le Courtaud dirigèrent la barque dans le courant du remous, qui se chargea de l’amener doucement jusqu’à la rive. Mme Breck les regardait d’en haut. Sa prière avait été exaucée, et son visage était baigné de larmes.

« Mes enfants, il faut absolument que vous preniez cet argent ! » leur cria Breck.

Le Courtaud voulut se lever, mais glissa et s’assit dans le baquet, qui en conséquence plongea un bordage sous l’eau puis se redressa.

« Au diable l’argent ! déclara-t-il. Sortez ce whisky. Maintenant que c’est fini, je commence à avoir froid aux pieds, et, pour sûr, je risque de m’enrhumer. »

V

Le lendemain, comme d’habitude, ils furent les derniers à partir. Breck, malgré l’insuffisance de ses capacités nautiques et d’un équipage composé uniquement de sa femme et de son neveu, avait levé le camp, chargé son bateau et démarré dès la première heure du jour. Mais Stine et Sprague n’étaient jamais pressés. Ils semblaient incapables de comprendre que le gel pouvait survenir d’un moment à l’autre. Ils jouaient aux malades, retardaient tout, et critiquaient le travail de Kit et du Courtaud.

Ce dernier blasphémait pour exprimer son mépris.

« Pour sûr je perds mon respect du bon Dieu, vu qu’il a pu commettre ces deux ratés sous forme humaine. »

Kit ripostait en riant :

« En revanche, vous êtes son chef-d’œuvre ; plus je vous regarde et plus je suis tenté de respecter le Créateur.

— Pour sûr, il a pris de la peine ce jour-là, hein ? » gouaillait le Courtaud pour dissimuler sa gêne du compliment.

La route par eau traversait le lac Le Barge. Ici il n’y avait pas de courant : il fallait franchir à la rame soixante-cinq kilomètres d’une eau dormante, à moins qu’il ne soufflât un vent favorable. Mais la saison des bons vents était passée, et ce qui leur soufflait dans les dents était une bourrasque glacée du Nord : elle soulevait de grosses vagues, contre lesquelles il devenait presque impossible de faire avancer le bateau. À leurs misères s’ajoutaient les tourbillons de neige, et l’un des hommes devait s’occuper constamment à détacher à coups de hachette les glaçons qui se formaient sur la pelle des avirons. Obligés de ramer à leur tour, Sprague et Stine manifestaient une fainéantise incurable. Kit avait vite appris à peser de tout son poids sur l’aviron, mais il remarquait que ses patrons simulaient l’effort et plongeaient leurs avirons sous un faux angle.

Au bout de trois heures, Sprague rentra sa rame et déclara qu’il fallait retourner s’abriter à l’embouchure du fleuve, et Stine fut du même avis. Ainsi furent perdus les quelques kilomètres gagnés avec tant de peine. Un second jour, et un troisième, ils renouvelèrent leur vaine tentative.

Une flottille de plus de deux cents embarcations se tassait maintenant à l’embouchure du fleuve, venant du Cheval blanc. Il en arrivait quarante à cinquante par jour ; deux ou trois seulement réussirent à gagner la rive Nord-Ouest du lac et ne revinrent pas. La glace se formait dans les courbes du rivage et bientôt une mince croûte contourna les pointes d’un renfoncement à un autre. Le gel était imminent.

« Nous pourrions y arriver s’ils avaient seulement autant de cœur qu’un mollusque, disait Kit au Courtaud, tandis qu’ils séchaient leurs mocassins devant le feu au soir du troisième jour. — Nous réussissions aujourd’hui s’ils n’avaient pas flanché : une heure de plus et nous atteignions cette fameuse rive Ouest. Ils sont… Ils sont aussi incapables que des gosses.

— Pour sûr confirma le Courtaud.

Il fit tourner son mocassin devant la flamme et réfléchit un instant.

« Écoutez, la Fumée, nous sommes à des centaines de kilomètres de Dawson. Si nous ne voulons pas geler sur place, il faut nous débrouiller. Qu’en dites-vous ? »

Kit le regarda et attendit sans répondre.

« Nous avons la haute main par droit de naissance sur ces deux gamins, expliqua le Courtaud. Ils peuvent donner des ordres et répandre de la manne, mais, comme vous le dites, ce sont des gosses, mangeurs de confitures. Pour arriver à Dawson, nous devons prendre la direction de cet équipage-ci. »

Les deux hommes se regardèrent.

« Ça va », dit Kit, et il lui tendit la main pour ratifier le pacte.

Le lendemain, bien avant le lever du jour, le Courtaud proféra son appel.

« Holà, les dormeurs ! rugit-il. En bas du lit ! Voilà votre café. Dépêchez-vous, nous allons partir ! »

Grognant et protestant, Stine et Sprague furent néanmoins forcés de se mettre en route deux heures plus tôt que d’habitude. La bourrasque était plus violente que jamais, et, en un rien de temps, toutes les figures furent couvertes de stalactites, tandis que les avirons s’alourdissaient de glace. Ils se démenèrent pendant trois ou quatre heures, relayant tour à tour, un homme à la barre, deux aux avirons, un autre détachant les glaçons. La rive Nord-Ouest apparaissait de plus en plus près, mais l’ouragan soufflait de plus en plus dur. À la fin, Sprague, de l’air d’un vaincu qui se rend, rentra son aviron. Le Courtaud s’en empara, bien qu’il vînt à peine d’être relayé.

« Taillez la glace, dit-il, en lui tendant sa hachette.

— À quoi bon ? gémit l’autre. Nous n’y arriverons pas. Retournons !

— Continuons ! cria le Courtaud. Taillez la glace ; et quand vous vous sentirez mieux, vous pourrez me remplacer. »

Quand, au prix d’efforts inouïs, ils eurent réussi à s’approcher de la rive, ils la trouvèrent constituée de falaises et de rochers battus par les vagues, sans atterrissage possible.

« Je vous le disais bien ! pleurnicha Sprague.

— Vous n’avez pas même regardé, répondit le Courtaud.

— Nous voulons nous en retourner. »

Personne n’ajouta mot. Kit maintint l’embarcation dans les eaux agitées qui enveloppaient la rive inhospitalière. Parfois ils n’avançaient que d’un pied à chaque coup de rame, et parfois deux ou trois leur suffisaient à peine pour demeurer sur place. Il encourageait de son mieux ces deux êtres chétifs, leur faisant remarquer que les bateaux qui avaient atteint le rivage n’étaient jamais revenus, d’où il fallait conclure qu’ils avaient trouvé un abri quelque part.

« Si vous versiez dans vos avirons un peu de ce café que vous dégustez dans vos couvertures, nous en viendrions à bout, déclara le Courtaud en guise d’exhortation. Mais vous vous contentez de faire les mouvements sans y mettre un brin de nerf. »

Quelques minutes après, Sprague rentra son aviron.

« Je suis à bout, dit-il avec des larmes dans la voix.

— Nous autres aussi, répondit Kit, exaspéré lui-même par la fatigue à tel point qu’il se sentait prêt à pleurer ou à tuer quelqu’un. Mais nous continuons en dépit de tout.

— Nous retournons. Virez de bord.

— Le Courtaud, s’il ne veut pas ramer, prenez l’aviron vous-même, ordonna Kit.

— Pour sûr, répondit celui-ci. Il peut tailler de la glace. »

Mais Sprague refusa de lui céder l’aviron. Stine avait cessé de ramer, et le bateau reculait en dérive.

« Virez de bord, la Fumée ! » insista Sprague.

Kit, qui n’avait jamais maudit un homme de sa vie, fut étonné de s’entendre.

« Je vous verrai au diable d’abord ! s’écria-t-il. Prenez votre rame et souquez. »

Ils avaient tous atteint ce degré de fatigue où l’homme est apte à perdre tous les fruits de la civilisation. Sprague arracha une de ses moufles, tira son revolver et le braqua contre son timonier.

C’était une aventure nouvelle pour Kit, qui n’avait jamais affronté la gueule d’un revolver. Il fut tout surpris de constater que cette menace ne lui faisait aucun effet et lui semblait la chose la plus naturelle du monde.

« Si vous ne rentrez pas cette arme, dit-il, je vais vous la prendre et vous taper sur les doigts avec.

— Si vous ne virez pas de bord, je vous tue », hurla Sprague.

Alors intervint le Courtaud. Il cessa de tailler de la glace et se dressa derrière Sprague en brandissant son hachoir.

« Allez, tirez ! cria-t-il. Je meurs d’envie de vous décerveler. Donnez le signal de la fête !

— C’est une mutinerie ! s’exclama Stine. Vous avez été engagés pour obéir à nos ordres. »

Le Courtaud se tourna vers lui.

« Oh ! vous aurez votre tour dès que j’aurai fini avec votre associé, espèce d’outil à ébouillanter les porcs !

— Sprague, dit Kit, je vous donne trente secondes pour rentrer votre revolver et sortir votre aviron. »

Sprague hésita, poussa un ricanement nerveux, remit son revolver en place et se courba sur sa rame.

Pendant deux heures encore, ils avancèrent pouce par pouce au bord des rochers écumants. Kit commençait à craindre de s’être trompé, et était lui-même sur le point de virer de bord, lorsqu’ils arrivèrent à la hauteur d’une étroite ouverture, de six mètres au plus, conduisant à un enfoncement bien abrité où les rafales les plus violentes ridaient à peine la surface de l’eau. C’était le havre gagné par les bateaux des jours précédents. Ils abordèrent à une grève en pente. Les deux patrons restèrent prostrés dans le bateau, tandis que Kit et le Courtaud dressaient la tente, allumaient du feu et se mettaient à la cuisine.

« Qu’est-ce qu’un outil à ébouillanter les porcs ? demanda Kit.

— Je veux bien être pendu si je le sais, répondit le Courtaud. Mais ce type-là en est un tout de même. »

L’ouragan, qui s’apaisait rapidement, cessa au crépuscule, et le temps devint sec et froid. Une tasse de café, mise de côté pour refroidir et oubliée pendant quelques minutes, fut retrouvée couverte d’un centimètre de glace. À huit heures, tandis que Sprague et Stine, déjà roulés dans leurs couvertures, dormaient d’un sommeil de plomb, Kit alla jeter un coup d’œil à la barque.

« C’est le gel, annonça-t-il au Courtaud en revenant. Il y a déjà une pellicule de glace sur toute la mare.

— Qu’allez-vous faire ?

— Il n’y a qu’une décision pénible. Naturellement le lac gèlera tout d’abord. Le courant rapide du fleuve le maintiendra libre pendant plusieurs jours. Demain matin, à cette heure-ci, tout bateau pris dans le lac Le Barge y restera jusqu’à l’année prochaine.

— Vous voulez dire qu’il faut partir ce soir, tout de suite ? »

Kit fit oui de la tête.

« Debout les dormeurs ! » rugit le Courtaud en commençant à défaire les cordeaux de la tente.

Les deux autres s’éveillèrent, exhalant l’angoisse de leurs muscles raidis et de leur sommeil interrompu.

« Quelle heure est-il donc ? demanda Stine.

— Huit heures et demie.

— Il fait encore nuit. »

Le Courtaud fit sauter deux cordeaux, et la tente se mit à ballotter.

« Ce n’est pas le matin, dit-il, c’est le soir. Dépêchez-vous. Le lac est en train de geler. Il faut que nous le traversions. »

Stine se redressa avec une expression d’amertume et de colère.

« Laissez-le geler. Nous ne bougerons pas.

— Très bien, dit le Courtaud. Nous nous en allons avec le bateau.

— Vous êtes engagés…

— Pour vous mener à Dawson, interrompit le Courtaud. Eh bien, nous vous y menons, n’est-ce pas ? »

Il ponctua son interrogation en abattant une moitié de la tente sur leurs têtes.

Ils se frayèrent un chemin en brisant la glace mince du petit havre, puis débouchèrent dans le lac, où l’eau lourde et vitreuse gelait à chaque coup sur leurs avirons. Elle ne tarda pas à s’épaissir comme une purée, entravant l’effort des rames et se figeant dans l’air à mesure qu’elle en dégouttait. Puis une pellicule commença à se former à la surface, et la barque avança de plus en plus lentement.

Souvent par la suite, en essayant de se remémorer cette nuit dont il ne retenait que des souvenirs de cauchemar, Kit se demanda ce qu’avaient dû être les souffrances de Stine et de Sprague. Son unique impression personnelle était d’avoir lutté contre un froid mortel et une fatigue intolérable pendant un millier d’années ou peu s’en faut.

Le matin les trouva stationnaires. Stine et Sprague se plaignaient d’avoir, l’un les doigts gelés, l’autre le nez. Kit aussi, par les douleurs qu’il ressentait dans le nez et dans les joues, fut averti qu’il était atteint. Leur cercle visuel s’élargissait à mesure que grandissait la lumière, et ils constatèrent que le lac était gelé à perte de vue. L’eau avait disparu.

À une centaine de mètres s’élevait la rive de l’extrémité nord. Le Courtaud affirma que là se trouvait l’ouverture du fleuve et qu’il voyait de l’eau libre. Kit et lui étaient les seuls capables de travailler. Ils brisèrent la glace à coups de rames et forcèrent un passage au canot. Ils étaient à bout de leur dernier souffle quand ils sentirent l’aspiration du courant rapide. Un regard en arrière leur montra plusieurs embarcations, qui, après avoir lutté toute la nuit, se trouvaient irrémédiablement immobilisées. Puis ils tournèrent un coude, et le courant les emporta à une vitesse de dix kilomètres à l’heure.

VI

Jour par jour ils descendaient le courant rapide, et d’un jour à l’autre la glace en bordure des rives s’étendait en largeur. Quand ils voulaient camper au crépuscule, ils devaient y tailler un emplacement pour le canot, puis transporter l’équipement à terre, parfois à des trentaines de mètres de distance. Le matin, ils dégageaient l’embarcation et la ramenaient dans le courant. Le Courtaud avait monté le poêle de tôle dans le bateau, et, pendant d’interminables heures, Stine et Sprague restaient penchés dessus. Ils s’étaient soumis, avaient renoncé à donner des ordres, et leur seul désir était d’arriver à Dawson.

À de fréquents intervalles, le Courtaud, toujours pessimiste, mais joyeux et infatigable, se mettait à beugler les trois seuls vers qu’il sût du premier quatrain d’une chanson oubliée. Plus il faisait froid, plus il les répétait :


Pareils aux marins de l’antique Argo,
Nous nous embarquons sur notre cargo
Pour aller rafler la toison dorée !


Quand ils passèrent devant les embouchures de l’Houta-Linqua, du Grand et du Petit Saumon, ces affluents déversaient dans le Yukon une bouillie qui s’amassait autour du bateau et s’y attachait, si bien que le soir ils furent obligés de casser la glace autour de l’embarcation pour la retirer du courant ; et le lendemain matin, pour l’y remettre, ils durent employer le même procédé.

Ils passèrent leur dernière nuit à terre entre les embouchures du Fleuve Blanc et du Stewart. À l’aurore, ils virent que le Yukon, large de huit cents mètres à cet endroit, n’était plus qu’une blancheur mouvante entre deux banquises immobiles.

Le Courtaud maudit la création avec moins de bonne humeur que de coutume, et regarda Kit.

« Notre bateau sera le dernier qui atteindra Dawson cette année, dit celui-ci.

— Mais il n’y a plus d’eau, la Fumée.

— Eh bien, nous naviguerons sur la glace. Allons-y ! »

Malgré leurs protestations, Sprague et Stine furent emballés à bord. Pendant une demi-heure, Kit et le Courtaud s’escrimèrent à coups de hache pour s’ouvrir un chenal vers le courant rapide mais encombré.

À peine avaient-ils réussi à se dégager de la banquise riveraine que les glaçons en dérive effleurèrent le canot contre le rebord sur une distance d’une centaine de mètres : le frottement emporta la moitié du bordage et la barque fut presque réduite à l’état d’épave. Ils atteignirent enfin le courant à la base d’une courbe qui s’éloignait du rivage, et continuèrent leurs efforts pour gagner le milieu. Le fleuve était composé, non plus de bouillie, mais de blocs solides : dans les intervalles seulement il restait de la glu, qui se congelait sous leurs yeux. Repoussant les blocs avec leurs avirons, parfois sautant eux-mêmes sur les glaçons pour pousser le bateau, il leur fallut une heure pour arriver en plein courant.

Cinq minutes après ils cessèrent leurs efforts : l’embarcation était prise. Tout le fleuve se congelait. Les blocs se soudaient les uns aux autres et le canot lui-même formait le centre d’un îlot de vingt-cinq mètres de diamètre. Tantôt il flottait par le travers, tantôt la poupe en avant. Parfois la pesanteur détachait de la masse mouvante des morceaux bientôt raccrochés par d’autres masses en formation. Pendant que coulaient les heures, le Courtaud bourrait le poêle, faisait la cuisine et clamait son chant de guerre.

La nuit vint ; après des tentatives répétées, ils durent renoncer à l’idée de ramener le canot au rivage, et, à travers l’obscurité, le courant les emporta en dérive.

« Et si nous dépassons Dawson ? demanda le Courtaud.

— Nous reviendrons à pied, répondit Kit, à moins que nous ne soyons écrasés dans un tassement de glaçons. »

Le ciel était pur, et à la froide clarté des étoiles ils entrevoyaient par instants les contours imprécis de montagnes des deux côtés du fleuve. Vers onze heures s’éleva en aval un grondement. Leur vitesse se ralentit et autour d’eux les glaçons commencèrent à craquer et à se broyer mutuellement. Le fleuve se tassait. Un glaçon, soulevé au-dessus des autres, glissa en avalanche sur le leur et emporta tout un côté de l’embarcation. Soutenue par son propre glaçon, elle ne sombra pas, mais ils purent entrevoir le sombre abîme tourbillonnant à trente centimètres de distance. Puis tout demeura immobile. Au bout d’une demi-heure, le fleuve entier se ressaisit et se remit en marche. Il progressa pendant une heure, avant d’être arrêté par un nouveau tassement. Il repartit dans une course rapide, affolée, et au milieu d’un fracas assourdissant. Soudain ils aperçurent des lumières sur la rive, et comme ils arrivaient à leur hauteur, le Yukon renonça à tout mouvement et pour six mois cessa d’exister en tant que fleuve. Sur la grève de Dawson, les curieux, assemblés pour voir geler le fleuve, entendirent résonner dans les ténèbres le chant de guerre de Courtaud :


Pareils aux marins de l’antique Argo,
Nous nous embarquons sur notre cargo
Pour aller rafler la toison dorée !
Cocorico ho ! Cocorico hé !

VII

Pendant trois jours, Kit et le Courtaud s’éreintèrent à transporter leur tonne et demie de bagage du milieu du fleuve à la cabane de rondins que Stine et Sprague avaient achetée sur la montagne dominant Dawson. Dès que ce travail fut terminé, à la tombée du crépuscule, Sprague manda Kit dans sa chambre bien chaude. À l’extérieur, le thermomètre marquait 53 degrés au-dessous de zéro.

« Votre mois n’est pas tout à fait fini, la Fumée, dit Sprague, mais je vous le paie en entier. Voici ; et je vous souhaite bonne chance.

— Et nos conventions ? demanda Kit. Vous savez que la disette règne dans ce pays, et qu’un homme ne peut même pas trouver du travail dans les mines, s’il n’a pas sa nourriture avec lui. D’après notre contrat, vous avez consenti…

— Je n’ai connaissance d’aucun contrat, interrompit Sprague. Et vous, Stine ? Nous vous avons engagé au mois. Voilà votre argent. Voulez-vous signer le reçu ? »

Kit serra les poings, et, un instant, vit rouge. Les deux hommes reculèrent devant lui. De sa vie il n’avait frappé personne dans un accès de colère, et il se sentait tellement capable de rosser Sprague qu’il ne put se résoudre à le faire.

Le Courtaud vit son émoi et s’interposa

« Écoutez, la Fumée, je ne veux plus voyager avec une vulgaire équipe comme celle-ci. Et sur-le-champ je l’envoie promener. Vous et moi, restons ensemble. Compris ? Maintenant, prenez vos couvertures et allez m’attendre à la Corne d’Élan. Je vais régler le compte, prendre notre dû et leur donner le leur. Je ne suis bon à rien sur l’eau, mais ici mes pieds sont sur la terre ferme et pour sûr je vais faire de la fumée. »

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Une demi-heure plus tard, le Courtaud fit son entrée à la Corne d’Élan. Ses jointures éraflées et une égratignure à la joue témoignaient qu’il avait donné leur dû à MM.  Stine et Sprague.

« Je voudrais que vous voyiez cette cabane, gloussa-t-il, debout devant le comptoir. Je leur ai flanqué une vraie peignée, ou j’y perds mon latin ! Des dollars contre des pets de nonne qu’aucun des deux ne se montrera dans la rue d’ici une semaine. Et maintenant notre compte est clair, à vous et moi. Pas d’emploi à trouver dans ce patelin si l’on ne fournit pas sa nourriture. La viande d’élan coûte deux dollars la livre et il n’y en a pas. Nous avons assez d’argent pour nous procurer des vivres et des munitions pour un mois. Nous allons remonter le Klondike vers l’intérieur. S’il n’y a pas de grands élans, nous irons vivre avec les Indiens. Mais si nous n’avons pas cinq mille livres de viande avant six semaines d’ici, je… pour sûr, j’irai faire des excuses à nos patrons. Ça va ? »

Les deux hommes échangèrent une cordiale poignée de main. Puis Kit se troubla :

« C’est que je ne connais rien à l’art de chasser », avoua-t-il.

Le Courtaud leva son verre.

« Possible. Mais pour sûr vous êtes un mangeur de viande, et je vous enseignerai le reste. »