Chimie appliquée à l’agriculture/Chapitre 14

La bibliothèque libre.
Madame Huzard (Tome 2p. 278-306).

CHAPITRE XIV.


MOYENS DE PRÉPARER DES BOISSONS SAINES À L’USAGE DES HABITANS DE LA CAMPAGNE.




Une grande partie des habitans de la campagne n’a pas d’autre boisson que celle qui est fournie par des puits, des citernes ou des mares.

Les eaux de puits varient beaucoup en qualité, selon l’espèce de terrain à travers lequel elles ont filtré : elles sont excellentes s’il est formé de couches de granit ou de calcaire primitif ; elles sont mauvaises si elles ont traversé des bancs de craie ou de plâtre. Dans le premier cas, l’eau de pluie a conservé toute sa pureté ; dans le second, elle a dissous ou entraîné, dans un état de division extrême, quelques portions de sulfate et de sous-carbonate de chaux : elle forme alors une boisson pesante peu propre à cuire les légumes et à servir aux lessives, parce qu’elle décompose le savon au lieu de le dissoudre.

La meilleure eau de puits peut être altérée par les filtrations du jus de fumier et de toutes les substances qui pourrissent dans le voisinage à la surface du sol. Cette cause d’infection se présente souvent dans les campagnes, où les puits et les fumiers se trouvent dans la même enceinte et à peu de distance les uns des autres, J’ai vu tous les puits d’un village infectés, et l’eau rendue insalubre, parce qu’on avait toléré le rouissage du chanvre dans un fossé qui séparait les habitations de la promenade publique. Comme on attribuait cet effet à la malveillance, je fus invité par l’administration à en rechercher la véritable cause, et je la trouvai dans la filtration des eaux du rouissage qui alimentaient les puits. Je fis mettre à sec le fossé et les puits à trois reprises différentes, et les eaux redevinrent saines comme auparavant.

J’ai eu occasion de voir bien souvent qu’on était forcé de renoncer à l’usage des eaux d’un puits, parce que la proximité d’une bergerie, d’une écurie, d’une fosse à fumier les altérait par la filtration des urines des animaux et du suc de toutes les substances qui se décomposent et se putréfient dans le voisinage.

Ainsi, pour maintenir la pureté de l’eau dans les puits, il faut avoir soin de ne déposer dans les environs aucune substance végétale ou animale qui puisse s’y décomposer.

Lorsque l’eau des puits est fournie par des courans qui la renouvellent sans cesse ; lorsque le sol des environs est pavé ou que des couches d’argile ou de pierre dure ne permettent pas aux eaux de filtrer à travers le terrain, les précautions que je viens d’indiquer sont moins nécessaires ; mais ces heureuses dispositions se rencontrent rarement dans les campagnes.

L’eau de citerne serait la plus pure et la meilleure de toutes, si l’on entretenait avec soin la propreté des toits et celle des canaux et des bassins ; mais les excrémens que les pigeons et les volailles déposent sur les toits sont entraînés par les eaux pluviales et corrompent l’eau dans les réservoirs. Cette altération rend la boisson désagréable sans être malsaine : c’est ce que j’ai constamment observé sur les plateaux les plus élevés de nos montagnes, où l’habitant n’a pas d’autre ressource pour se procurer l’eau nécessaire à ses usages domestiques. J’ai vu même que lorsqu’on avait la précaution de nettoyer de temps en temps les canaux et les réservoirs et de diriger l’eau des orages dans les mares où l’on abreuve les bestiaux, pour ne recevoir dans les citernes que l’eau de pluie, après que les toits sont bien lavés, cette eau se conservait toute l’année, et formait une boisson aussi saine que fraîche et agréable.

L’eau des mares fait la seule ressource pour abreuver les bestiaux dans plusieurs localités, et lorsqu’elles tarissent pendant l’été, on est souvent obligé de conduire les animaux à de grandes distances pour leur procurer une boisson nécessaire.

Le sol des mares doit être pavé pour obvier aux filtrations dans la terre et retarder l’altération de l’eau.

Malgré toutes les précautions qu’on peut prendre pour conserver l’eau des mares dans sa pureté, il est presque impossible d’empêcher qu’elle ne se détériore ; les excrémens des animaux, la malpropreté de leurs pieds et les plantes qui s’établissent dans les eaux stagnantes en changent bientôt la couleur et la nature. Ces eaux deviennent vertes, épaisses et rebutantes pour l’homme : heureusement que les animaux sont moins délicats et qu’ils s’en accommodent très-bien ; on peut même ajouter que lorsqu’ils y sont habitués ils les préfèrent à des eaux plus limpides et moins chargées de matières étrangères. Ces eaux produisent rarement de mauvais effets ; la fiente qui y est mêlée ne s’y corrompt qu’à la longue ; les plantes qui y croissent les assainissent, et l’on voit très-rarement s’en exhaler cette odeur fétide qui accompagne la putréfaction.

Le plus grand inconvénient de l’eau de mare, c’est qu’elle n’est pas défendue de la chaleur atmosphérique, et que sa boisson, pendant l’été, n’est pas du tout rafraîchissante.

L’habitant des campagnes sort difficilement du cercle tracé par ses habitudes, il s’occupe peu d’améliorer ses boissons et ses alimens, il les prend tels que la nature les lui donne : cependant il peut, à peu de frais et sans beaucoup de soins, rendre sa boisson d’eau plus saine et plus agréable.

Souvent l’eau dont on fait usage est trouble et chargée de terre, quelquefois elle a de l’odeur : pour corriger ces deux vices, il ne s’agit que de la filtrer à travers le charbon : à cet effet, on a un tonneau dont on enlève un des fonds, et qu’on place dans le lieu le plus frais de la ferme ; on forme dans le fond une couche de sable, sur laquelle on en établit une seconde de charbon pilé : un double fond, percé de petits trous doit être établi sur ces couches ; le tonneau, ainsi disposé, est, rempli immédiatement de l’eau sale que l’on veut clarifier. On retire l’eau filtrée par le moyen d’un robinet placé au-dessous du lit de sable ; l’eau s’épure et devient limpide et inodore en traversant les couches de sable et de charbon. L’entretien de cet appareil exige peu de soin, il ne faut que remplacer le charbon ou le bien laver lorsqu’il commence à ne plus produire le même effet.

Lorsque l’habitant des campagnes travaille aux champs pendant l’été, il est exposé à boire de l’eau chaude, qui l’affaiblit et provoque la sueur : il lui suffirait, pour avoir constamment de l’eau fraîche, de la porter dans des vases de terre poreux, dont la surface serait constamment humectée par la transsudation du liquide à travers les parois. L’évaporation continuelle que le soleil produit en agissant sur l’eau qui suinte, rafraîchit celle de l’intérieur : c’est ainsi que les Espagnols se procurent de l’eau fraîche dans les temps les plus chauds, en la mettant dans leurs alcarasas, qu’ils exposent au soleil à des courans d’air.

La bonne eau est sans contredit la boisson la plus saine et la plus digestive qu’on connaisse ; mais l’homme a contracté presque partout l’habitude des boissons fermentées, et cette habitude est devenue pour lui un besoin. La privation de ces liqueurs lui ôte son courage, énerve ses forces et le rend moins propre au travail.

La meilleure des boissons fermentées est le vin ; mais l’ouvrier a rarement le moyen d’en faire sa boisson journalière, excepté dans les pays de grands vignobles, où le bas prix du vin ordinaire le rend d’un usage commun. Il faut donc y suppléer par-tout ailleurs par d’autres liqueurs qui produisent à-peu-près le même effet, et c’est ce qu’on a déjà obtenu en faisant fermenter les grains, les fruits, le lait, la sève des arbres, etc., dont le produit forme une grande variété de boissons en Europe, et dont quelques-unes sont devenues un grand objet de consommation et de commerce.

Le paysan de plusieurs de nos contrées a déjà pris l’habitude de préparer ses boissons par la fermentation de plusieurs de ces substances : il importe au bien-être de tous d’étendre et de perfectionner ces procédés, c’est le seul but que je me suis proposé.

Je me bornerai à indiquer des méthodes qui soient d’une facile exécution, et je ne prescrirai que l’emploi des matières qui sont par-tout sous la main de l’agriculteur.

Tous les fruits mucilagineux ; tous les fruits charnus à noyau, à l’exception de ceux qui donnent de l’huile ; toutes les graines qui contiennent du gluten, du sucre et de l’amidon, sont susceptibles de subir la fermentation spiritueuse ou alcoolique.

Lorsque les fruits contiennent beaucoup de suc, il suffit de l’en exprimer et de l’exposer à une température convenable, pour déterminer la fermentation ; presque partout on se borne à écraser, à broyer les fruits, et on fait fermenter le marc et la pulpe avec le suc : c’est ainsi qu’on traite les pommes, les poires, le raisin, les cerises, etc.

Mais lorsque les fruits sont peu succulens et qu’ils contiennent néanmoins du sucre et du mucilage, ou lorsqu’on les a fait sécher pour mieux les conserver, on emploie l’eau pour délayer ou dissoudre les principes fermentescibles. On peut ranger dans cette classe les fruits du sorbier, du cornouiller, du néflier, de l’arbousier, du mûrier, du troëne, du genévrier, de l’azerolier, de l’aubépine, du prunelier sauvage, etc., en même temps que les fruits secs du prunier, du figuier et de quelques-uns des arbres ou arbustes dont nous venons de-parler.

Pour faire fermenter les graines des céréales, on développe le principe sucré par la germination en les humectant avec de l’eau ; on excite ensuite la fermentation spiritueuse en les submergeant dans ce liquide, dans lequel on délaie de la levure de bière ou du levain de farine de froment. On peut même supprimer l’opération de la germination en pétrissant la farine avec du levain et de l’eau tiède, laissant fermenter pendant vingt-quatre heures et délayant ensuite peu-à-peu la pâte dans l’eau ; la fermentation s’établit en quelques heures et marche régulièrement pendant deux à trois jours.

Comme il s’agit beaucoup moins ici de fabriquer du cidre, du poiré ou de la bière pour la consommation publique, que de composer des boissons saines et peu coûteuses pour le seul usage domestique de l’habitant de la campagne, je me bornerai à ce qui me paraît nécessaire pour atteindre ce but.

Le raisin est celui de tous les fruits qui fournit la meilleure et la plus abondante boisson ; mais lorsqu’on la boit pure, elle est peu désaltérante ; lorsqu’on en fait un usage immodéré et exclusif, elle énerve les forces. L’habitant des campagnes se compose une boisson vineuse, qui, pour son usage habituel, supplée au vin avec avantage c’est la piquette, à-la-fois tonique et désaltérante.

La piquette se fabrique avec le marc pressé et fermenté du raisin rouge ; l’eau, filtrée à travers le marc, se colore sensiblement et prend quelques faibles apparences d’une liqueur vineuse. C’est déjà une boisson meilleure que l’eau pure, en ce qu’elle est un peu tonique ; mais on peut ajouter à sa qualité en la faisant fermenter.

Comme la piquette ne peut pas se conserver long-temps sans altération, et qu’elle aigrit ou se corrompt aisément, il faut pouvoir la fabriquer dans tous les temps de l’année et en proportion des besoins : à cet effet, après avoir pressé le marc du raisin rouge, on le met dans des tonneaux, on le foule avec soin jusqu’à ce qu’ils soient pleins, et l’on ferme hermétiquement pour que l’air et l’humidité ne puissent pas y pénétrer ; on les place ensuite dans un lieu sec et frais.

Au moment où l’on veut préparer la piquette, on défonce le tonneau, et on y verse de l’eau jusqu’à ce que la masse en soit bien imbibée, et que ce liquide recouvre le marc ; il s’établit une fermentation, qui s’annonce par de légères écumes et se termine au bout de quatre a cinq jours. Dès ce moment, on soutire par le bas pour fournir à la boisson journalière, et on remplace par une égale quantité d’eau qu’on verse par-dessus : de cette manière, un tonneau de marc de la capacité de deux cent cinquante litres peut fournir quinze litres de boisson par jour, et ne cesser de la donner bonne qu’au bout de vingt.

On ne fait pas fermenter le marc des raisins blancs avec le jus, de sorte qu’après avoir exprimé le raisin pour en extraire le suc, qu’on lait fermenter dans des tonneaux, on fait de la piquette avec le marc en y ajoutant la quantité d’eau nécessaire. Cette boisson est plus spiritueuse et se conserve mieux que celle qui provient du marc des raisins rouges qui a déjà subi une première fermentation : aussi la garde-t-on pour s’en servir dans l’arrière-saison.

Si au lieu de verser de l’eau pure sur le marc, comme c’est l’usage par-tout, on délayait un peu de levure dans ce liquide légèrement sucré et chauffé, on obtiendrait une piquette de qualité supérieure : c’est ce que j’ai observé plusieurs fois. À défaut de levure de bière ou de levain de pâte de froment, un peut employer à cet usage les écumes que produit la fermentation du vin, sur-tout celles du blanc, qu’on fait sécher pour les conserver sans altération.

La piquette faite avec soin forme une boisson précieuse pour la santé de l’habitant des campagnes ; elle est tonique et désaltérante, et sous ce double rapport elle est préférable au vin pour servir de boisson journalière ; mais cette ressource n’est que locale ; et dans les pays les plus riches en vignobles, lorsque la récolte vient à manquer, elle y est presque nulle ; il faut donc y suppléer par d’autres moyens, et c’est ce qu’on fait par la fermentation des fruits.

Les poires et les pommes sont les fruits les plus précieux pour fabriquer des boissons, parce qu’ils sont les plus abondans : leur mélange produit une liqueur de meilleure qualité pour la santé que lorsqu’on les traite séparément. On peut même y ajouter des prunelles et autres fruits sauvages, parce que leur saveur acerbe communique à la boisson une légère amertume qui la rend plus tonique.

En général, en suivant le procédé connu de la fabrication du cidre et du poiré, on peut faire une excellente boisson avec les pommes et les poires. Ce procédé consiste à les broyer sous des meules et à faire fermenter le marc avec le suc ; mais dans les campagnes, où l’on est si peu en état de soigner la conservation des liqueurs, qui se détériorent facilement, il faut des procédés faciles, d’après lesquels on puisse préparer sa boisson à mesure qu’on en a besoin. Je proposerai donc la méthode suivante.

On commence à ramasser les pommes et les poires qui tombent des arbres à la fin du mois d’août ; on continue jusqu’à ce qu’elles soient parvenues à leur parfaite maturité : on les coupe par tranches et on les fait sécher au soleil ; on termine la dessication en les mettant au four dès qu’on en a retiré le pain : après cela, on les porte au grenier, où elles se conservent sans altération plusieurs années de suite si elles ont été bien desséchées, quoiqu’elles noircissent quelquefois.

Lorsqu’on veut fabriquer la boisson, on introduit dans un tonneau de la contenance de deux cent cinquante litres, trente kilogrammes (environ soixante livres) de ces fruits mélangés ; on remplit le tonneau d’eau et on laisse cuver pendant quatre à cinq jours : on soutire alors la liqueur fermentée pour la donner en boisson.

Cette liqueur est fort agréable au goût ; mise en bouteilles, elle fermente encore et fait sauter le bouchon comme le Champagne mousseux.

Cette boisson, quoique saine et agréable, peut devenir encore plus propre à conserver la santé des habitans de la campagne pendant la saison des moissons et de la coupe des foins, en faisant fermenter avec les pommes et les poires un vingtième de sorbes ou cormes séchées de la même manière, et un trentième de graines de genièvre : là liqueur prend alors une légère amertume et un goût de genièvre, qui à sa vertu rafraîchissante réunit celle d’être tonique et antiputride.

L’usage de cette boisson est un des plus sûrs moyens qu’on puisse employer pour garantir l’homme ides champs des maladies qui l’accablent en automne, et que préparent des travaux forcés pendant les grandes chaleurs.

Après qu’on a soutiré la liqueur spiritueuse, on peut tirer encore parti du marc qui reste dans le tonneau et en former une piquette agréable : il suffit de l’écraser et de remplir le tonneau d’eau tiède, dans laquelle on a délayé un peu de levure ; la fermentation s’établit en peu de temps et elle est terminée en trois ou quatre jours. On aromatise cette liqueur pour la rendre plus saine et plus tonique, en y ajoutant, avant la fermentation, une poignée de verveine, trois ou quatre livres de baies de sureau et de la graine de genièvre.

Les cerises et sur-tout les merises qu’on écrase et qu’on fait fermenter dans des tonneaux comme le moût du raisin, pressées ensuite pour séparer le suc du marc, fournissent une boisson très-spiritueuse.

On peut distiller le vin provenant des merises et en retirer une excellente liqueur, qui, sans être aussi parfaite que le bon kirchwasser de la forêt Noire, se vend dans le commerce sous le même nom et fait une précieuse boisson[1].

Les sorbes ou cormes séchées au four et mises dans un tonneau qu’on remplit d’eau dans la proportion de huit à dix kilogrammes de fruit par cent litres de liquide, donnent, après quatre à cinq jours de fermentation, une bonne boisson.

On fait fermenter de la même manière les prunes et les figues desséchées au soleil ou au four.

Il convient même, comme je l’ai déjà dit, de mêler ensemble plusieurs de ces fruits pour rendre les boissons plus saines et plus agréables : on corrige, par ce moyen, les défauts des uns par les qualités des autres : c’est ainsi que quelques poignées des fruits rouges du sorbier des oiseleurs font disparaître la fadeur et la saveur douceâtre de certains fruits.

Dans nos campagnes, on ramasse avec soin les graines de genièvre pour les faire fermenter dans la proportion de quinze kilogrammes sur cent cinquante litres d’eau ; la boisson qui en provient est une des plus saines qu’on puisse se procurer ; mais son goût et son odeur exigent de la part du consommateur un peu d’habitude que l’on contracte au resté très-aisément, et à tel point, qu’on la préfère bientôt à toutes les autres[2].

L’usage du genièvre est si sain, que je ne saurais trop recommander d’en mêler plus ou moins à tous les fruits qu’on fait fermenter : il suffit, dans beaucoup de cas, pour masquer la saveur et l’odeur de plusieurs boissons, qui, sans être malsaines, sont on fades ou mielleuses, ou désagréables.

On peut mêler aussi avec tous les fruits d’une saveur douceâtre les écorces d’oranges ou de citrons, quelques plantes aromatiques, la racine d’angelique, les feuilles de pêcher, etc. Tout cela relève la saveur des liqueurs fermentées, les rend plus toniques, plus fortifiantes et beaucoup plus propres à maintenir les forces et à prévenir les maladies.

La partie de l’œnologie que je traite en ce moment est encore à son enfance ; mais je ne doute pas qu’en y appliquant les vrais principes de la science, et en n’employant que les seuls produits que la nature nous donne abondamment sans culture et sans frais, on ne parvienne à procurer, sur tous les points du globe, à l’habitant des campagnes, des boissons variées, plus saines, plus désaltérantes et plus agréables que ces petits vins provenant de raisins verts et dont la fermentation a été très-imparfaite.

Je me suis borné à n’indiquer ici que des méthodes faciles, et à n’employer que les substances que le paysan a sous la main ; mais si l’on voulait se procurer des boissons plus spiritueuses que celles qu’on obtient par la fermentation des fruits seuls, on pourrait dissoudre quatre à six livres de sucre de la dernière qualité dans vingt à quarante litres d’eau tiède, et verser cette dissolution dans le tonneau au moment où on le remplit[3]. On pourrait encore y ajouter quelques livres de raisins secs.

Indépendamment des fruits, la sève de plusieurs arbres offre encore des ressources pour fabriquer des boissons. En Allemagne, en Pologne et dans une partie de la Russie, dès que les chaleurs commencent à imprimer du mouvement à la sève du bouleau, on fait au tronc avec une vrille un trou de deux à trois pouces de profondeur ; on y introduit une paille, et on reçoit dans un vase le suc clair et sucré qui en découle. Ce suc fermente au bout de quelques jours et donne une liqueur piquante que les habitans boivent avec plaisir ; ils la regardent comme très-propre à combattre les affections des reins et de la vessie, les embarras de l’estomac, etc. Un seul arbre peut fournir de la boisson à trois ou quatre personnes pendant une semaine. Les Indiens de la côte de Coromandel fabriquent leur calou avec la sève du cocotier ; les sauvages de l’Amérique preparent leur chica avec le suc du maïs ; les nègres du Congo composent leur boisson avec la sève du palmier.

Il n’est pas douteux que la sève de tous les arbres, lorsqu’elle est douce et sucrée, ne puisse donner des boissons spiritueuses ; mais je borne là mes citations parce que nos fruits, et nos grains nous offrent assez de ressources.

Depuis un temps immémorial on fabrique, par la fermentation de l’orge et du seigle, une boisson qui remplace le vin, pour l’usage du peuple, dans presque tous les pays où la vigne ne peut pas prospérer ; et dans ceux où le vin se fabrique avec abondance, l’usage de la bière y est encore assez étendu, par rapport à sa vertu désaltérante et nutritive qu’elle possède à un haut degré.

Quoiqu’on puisse fabriquer de la bière en petit et dans les proportions du seul besoin domestique, je ne m’occuperai pas de cet objet, parce qu’il exige des soins qui sont au-dessus de la portée du paysan, et qu’il faut des ustensiles qu’il ne possède pas : je me bornerai à indiquer des procédés plus simples quoique plus imparfaits, mais toujours suffisans pour obtenir, par la fermentation des grains, des boissons très-saines.

Dans toute l’étendue des vastes états de la Russie, on prépare une liqueur appelée kwas, qui fait presque la seule boisson du peuple, et que ne dédaignent pas les propriétaires les plus riches : on la regarde comme étant très-saine et très-nourrissante.

M. Percy, chirurgien en chef de nos armées, nous apprend que les soldats français, accoutumés aux vins et à la bière des contrées méridionales, éprouvèrent d’abord quelque répugnance à user de la boisson du kwas, mais qu’ils s’y habituèrent bientôt, et qu’ils avaient fini par l’aimer beaucoup et par la fabriquer eux-mêmes. Ils avaient éprouvé qu’elle les fortifiait, les engraissait et les préservait des maladies.

Pour fabriquer le kwas, on prend le dixième du seigle qu’on veut employer à l’opération, on le fait tremper dans l’eau pour ramollir le grain, et il est ensuite déposé en couches minces sur des planches dans un endroit chaud pour le faire germer ; on a l’attention de l’humecter de temps en temps avec de l’eau tiède.

On mêle ce seigle germé avec dix fois son poids du même grain qu’on a réduit en farine ; on délaie le tout dans dix litres d’eau bouillante, et on met le vase dans le four après en avoir extrait le pain, ou bien on l’expose à une chaleur équivalente pendant vingt-quatre à trente heures ; lorsqu’on chauffe le four tous les jours, on retire cette liqueur pour faire la fournée de pain, et on l’y remet après qu’on a défourné.

Après cette première opération, on étend la matière en y versant peu-à-peu quarante litres d’eau dont la température soit de douze à quinze degrés ; ce melange est brassé pendant demi-heure et on laisse reposer.

Des que le dépôt s’est formé et que la liqueur s’est un peu éclaircie, on la verse dans un tonneau, où la fermentation s’établit et se termine en quelques jours. Le tonneau est ensuite transporté dans la cave, où le kwas s’épure et s’éclaircit. On peut le boire en cet état, et c’est ce que fait le paysan russe ; mais lorsqu’on veut l’améliorer, on le transvase dans des cruches, du moment qu’il a formé son dépôt dans le tonneau, et on le conserve encore quelque temps dans ces vases, où il se clarine : alors on peut le tirer au clair et le mettre en bouteilles.

Le kwas préparé de cette manière a une saveur vineuse et un goût piquant qui n’est pas désagréable ; la couleur en est louche et un peu blanchâtre tirant sur le jaune.

Il serait facile de corriger toutes les imperfections du kwas, en ajoutant aux matériaux de la fermentation des pommes ou des poires sauvages, et sur-tout des baies de genièvre. On devrait soutirer plusieurs fois de dessus sa lie la liqueur fermentée, et la clarifier par les procédés qui sont en usage pour nos vins.

Les divers dépôts qui se forment pendant la fabrication du kwas sont une véritable drêche qui nourrit et engraisse les animaux.

J’ai éprouvé moi-même qu’en plaçant le tonneau qui doit servir à la fabrication du kwas dans un lieu où la température est entre dix-huit et vingt-deux degrés, on peut simplifier l’opération que je viens de décrire et obtenir de meilleurs résultats.

Je délaie la farine et le seigle germé dans de l’eau tiède à vingt-cinq degrés, de manière à en former une bouillie ; le lendemain, je la verse dans le tonneau, et y ajoute de l’eau tiède entre vingt et vingt-deux degrés ; on agite la liqueur en remuant le tonneau avec force à mesure qu’on y verse l’eau tiède, pour bien mêler et diviser ce qu’il contient ; on laisse un vide dans le tonneau d’environ le sixième de sa capacité. Pendant trois jours, on agite le tonneau une fois par jour ; après cela, on laisse reposer ; au bout de cinq à six jours, la fermentation est terminée. Il ne s’agit ensuite que de clarifier d’après les procédés que j’ai indiqués.

Dans plusieurs pays du Nord, on prépare encore une boisson très-recherchée par le peuple, en faisant fermenter des racines dans des tonneaux défoncés, dans lesquels on les met entières ou coupées par tranches : celle que fournissent les betteraves est très-estimée.

Ces boissons sont saines, désaltérantes et nutritives ; mais leur couleur blanchâtre, et la saveur acide détourneront pendant long-temps l’habitant de nos campagnes d’en faire usage. Dans un pays où l’on trouve abondamment et à bas prix du vin, de la piquette de la bière, du cidre, etc., on ne parviendra à faire contracter l’habitude d’une nouvelle boisson qu’autant qu’elle se rapprochera de celles-ci par la saveur, et qu’elle sera d’une fabrication facile et peu dispendieuse.

C’est pour cela que j’ai cherché à améliorer la boisson qu’on peut se procurer à bas prix par la fermentation du grain des céréales.

Je mets dans un cuvier cinquante kilogrammes de seigle ou d’orge, je verse de l’eau par-dessus, de manière qu’elle recouvre ces grains de trois à quatre pouces ; après quatre à cinq heures, je brasse avec soin ; et, par le moyen d’une pelle, je porte et amoncèle le grain dans la partie du cuvier opposée à l’ouverture qui est pratiquée au bas, et qui est fermée avec une broche.

J’ouvre le trou pour faire couler l’eau ; et lorsque le grain est bien égoutté, je ferme l’ouverture et verse dans le cuvier de la nouvelle eau pour recouvrir la couche ; le grain se gonfle, et deux à trois jours après on peut l’écraser en le pressant légèrement entre les doigts.

Dans cet état, on fait écouler l’eau et l’on place le grain humide sur le pavé ou sur des planches pour le faire germer. D’abord, on le met en monceaux ; et lorsque la masse s’est échauffée, ce qui a lieu au bout de vingt à vingt-cinq heures, selon la température, on l’étend en couches de deux à trois pouces d’épaisseur.

Toutes les fois que la couche s’échauffe, on la remue à la pelle : on renouvelle cette opération de six en six heures, et plus souvent si la chaleur se développe dans la masse.

Presque toujours dès le second jour, on voit paraître un point blanc à un des bouts du grain, qui annonce le premier développement de la radicule ; peu de temps après, la plumule se montre à l’autre extrémité.

Alors on arrête la germination, et même plus tôt si la radicule s’est allongée d’une ligne à une ligne et demie, ce qui arrive souvent avant que la plumule sorte.

On étend la couche très-mince, on remue souvent à la pelle ; on expose le grain au soleil, et à défaut on le porte dans un lieu chaud, pour faire périr les germes.

Le malt étant ainsi préparé, on le met dans un cuvier, et on verse dessus peu-à-peu de l’eau à 40 degrés de température, en le pétrissant et exprimant avec les mains à mesure qu’on ajoute de l’eau. On opère de la sorte jusqu’à ce que la chaleur soit tombée à vingt-cinq degrés : alors le malt se trouve converti en une bouillie ou pâte molle, qu’on couvre avec une couverture et qu’on laisse en repos pendant une demi-heure.

Immédiatement après, on verse de l’eau bouillante sur la pâte, on agite et brasse avec soin ; on continue jusqu’à ce que la chaleur soit tombée à cinquante degrés.

On couvre alors le cuvier, et on laisse reposer pendant trois ou quatre heures, après lesquelles on découvre le cuvier, et l’on agite de temps en temps, pour que la chaleur descende au vingtième degré. La consistance du liquide doit être de sept à huit degrés à l’aréomètre ou pèse-liqueur.

Dans cet état, on y met le levain délayé dans de l’eau tiède, et on agite à mesure qu’on le verse[4].

La température du lieu où se fait la fermentation doit être de vingt à vingt-cinq degrés.

La fermentation s’annonce une ou deux heures après qu’on a mis le levain ; lorsque les premières opérations ont été bien conduites, elle se termine en deux ou trois jours.

On recouvre le cuvier pour que la liqueur dépose et se clarine.

Deux jours après, on met en tonneaux, et on traite ensuite cette liqueur comme le vin.

Cette liqueur forme une boisson très-saine, un peu aigrelette et de couleur opale.

On peut l’améliorer en faisant fermenter avec elle, dans le cuvier, du marc de raisin, sur-tout de raisins blancs.



  1. Je connais un propriétaire intelligent qui, sans se déranger de ses autres occupations d’agriculteur, fabrique chaque année pour deux à trois mille francs de cette liqueur. Les paysans lui portent les merises, et il leur cède la moitié du produit de la distillation.
  2. On traite à-peu-près de la même manière les fruits du néflier, du prunellier, de l’azerolier, de l’aubépine, de l’arbousier, du cornouiller, du troëne, etc. ; mais les boissons qu’ils fournissent ne valent pas celles dont nous venons de parler et ne servent qu’à la classe la plus pauvre du peuple des campagnes.
  3. On suppose que la contenance du tonneau est de deux cent cinquante litres.
  4. Le levain est celui de farine ou de bière. On en proportionne la quantité à celle du grain qu’on a employée.