Chimie appliquée à l’agriculture/Chapitre 16

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Madame Huzard (Tome 2p. 320-334).

CHAPITRE XVI.


LESSIVE ÉCONOMIQUE.




Dans l’intérêt de l’agriculture, aucune question ne peut paraître minutieuse dès qu’il s’agit de porter de l’économie ou d’ajouter un perfectionnement à des procédés qui s’exécutent journellement dans les ménages ruraux : c’est cette considération qui m’a déterminé à traiter de la lessive domestique.

Toutes les opérations du lessivage ont pour objet de dissoudre et d’enlever de dessus le linge les taches qui le salissent.

Les taches d’huile ou de graisse et celles qui sont produites par la sueur ou la transpiration animale, sont les plus communes : on peut les dissoudre par les alcalis, le savon et les argiles. Celles qui proviennent de l’encre ou du suc de quelques fruits exigent d’autres procédés.

On ne peut employer les matières alcalines que lorsqu’on doit décrasser dés tissus de chanvre, de fin ou de coton ; ceux de soie et ceux de laine seraient détruits ou au moins altérés par ces substances.

Avant d’entrer dans le détail des opérations du lessivage, je crois utile de signaler un abus qui concourt puissamment à user le linge dans les campagnes.

Dès que le linge est sale, on l’amoncèle dans un coin de l’habitation, et on attend qu’il y soit en quantité suffisante pour fournir à une opération de lessive. Ce linge, imprégné d’émanations animales et souvent humides, s’échauffe, fermente, son tissu s’altère et se corrompt. Il se détériore beaucoup plus dans cet état que par l’usage qu’on en fait comme vêtement.

Pour obvier à cet inconvénient, il faut conserver le linge sale dans un lieu sec, et l’étendre sur des cordes pour qu’il reçoive l’air de toutes parts, qu’il se dessèche et ne puisse ni s’échauffer ni s’humecter.

La ménagère ne prend jour pour faire sa lessive que lorsqu’elle prévoit trois à quatre jours de beau temps ; elle sait par expérience que si elle est surprise par la pluie ou par un temps humide, elle sèche très-imparfaitement sa lessive, et qu’elle dépense beaucoup plus en main d’œuvre. D’ailleurs, le linge enfermé plus ou moins humide se moisit et se détériore. Rien n’est plus contraire à la santé que de faire usage de linge qui n’est pas très-sec.

Lorsqu’on a le malheur de rencontrer un temps qui ne permette pas d’opérer une prompte et entière dessication, il faut sécher aux foyers des maisons ou dans des greniers, pour ne plier et renfermer jamais le linge humide.

La première opération du lessivage consiste à faire tremper le linge : à cet effet, on l’arrange pièce à pièce dans un cuvier ; on le recouvre d’un gros drap de toile, et on y verse de l’eau peu-à-peu jusqu’à ce que la totalité baigne dans ce liquide.

Le lendemain, on forme sur la grosse toile qui recouvre le linge une couche de cendres d’égale épaisseur sur toute la surface[1], et on coule la lessive.

Pour couler la lessive, on ouvre le robinet ou la cannelle qu’on a placée au fond du cuvier, et on fait passer l’eau dans une chaudière, sous laquelle on entretient un feu égal.

Dès que l’eau est tiède, on commence à la verser peu-à-peu sur la couche de cendres ; on continue cette manœuvre sans interruption, en laissant couler continuellement la lessive du cuvier dans la chaudière pour remplacer celle qu’on jette sur les cendres.

Le linge s’échauffe peu-à-peu, la lessive devient plus active ; et lorsque la chaleur du liquide qui coule dans la chaudière est portée à un degré voisin de celui de l’eau bouillante, on arrête l’opération.

On laisse le linge dans le cuvier, pour que la lessive s’écoule après cela, on le porte au lavoir.

L’eau entraîne tout ce qui a été dissous par la lessive alcaline, et à force de savon, de frottemens et de battage, on purge le linge de tout ce qui lui avait résisté.

Presque tous les tissus de chanvre n’ont besoin que d’être bien lessivés, lavés et séchés pour être rendus propres à tous les usages de l’économie rurale, et c’est déjà beaucoup que de ne pas employer le savon, qui forme la dépense la plus considérable ; mais dans tous les cas où l’on croit devoir se servir de savon, on peut le remplacer par une liqueur savonneuse infiniment moins coûteuse.

On prend de la soude d’Alicante ou de la soude artificielle contenant trente-cinq à quarante pour cent d’alcali pur ; on la concasse en petits morceaux, et on la met dans une cruche ou dans un vase de grès. On verse dessus vingt fois son poids d’eau, on agite de temps en temps pour faciliter la dissolution. La liqueur s’éclaircit aisément ; elle a un goût légèrement salé et doit marquer un degré à l’aréomètre de Baumé.

Lorsqu’on veut faire usage de cette liqueur, on met de l’huile d’olive[2] dans une terrine ; on verse dessus trente à quarante fois son poids de la dissolution alcaline, il en résulte dans le moment une liqueur blanche comme du lait ; on l’agite fortement ; elle mousse comme la dissolution de savon : on en met dans un baquet en l’étendant d’un peu d’eau chaude, et on y trempe le linge, qu’on manie, frotte et tord jusqu’à ce qu’il soit bien dégraissé. Il ne faut mêler la lessive à l’huile qu’à mesure et à proportion qu’on en a besoin.

Lorsque j’ai introduit dans le midi le procédé de blanchir les fils de coton par la vapeur de l’eau alcaline, j’ai présumé qu’on pourrait s’en servir pour lessiver avec économie le linge des ménages, et mes expériences ont confirmé l’espérance que j’avais conçue.

L’appareil dont je me suis servi se compose d’une chaudière large de deux pieds et demi à l’ouverture, profonde de dix-huit pouces, et portant un rebord d’un pied sur tout le pourtour.

Lorsque la chaudière est établie sur son foyer, on place sur ses rebords et à cinq à six pouces de distance de l’ouverture un cuvier défoncé par les deux bouts, du diamètre de trois pieds et de quatre de hauteur ; on élève la maçonnerie tout autour du cuvier à un pied du niveau de la partie supérieure de la chaudière, et on lie la maçonnerie au cuvier de manière que les vapeurs ne trouvent aucune issue pour s’échapper.

Cela fait, on a un panier dont le diamètre doit avoir cinq pouces de moins que celui du cuvier, et une hauteur d’environ deux pouces et demi de moins. Ce panier est fabriqué en barres cylindriques de bois blanc, laissant un intervalle d’un pouce entre elles et assujetties à des rebords solides dans la partie supérieure et inférieure. Le fond du panier doit être construit avec des barres plus fortes que ne le sont celles des côtés.

On enchâsse ce panier dans le cuvier de manière qu’il y ait un intervalle de deux pouces et demi entre eux, et qu’il repose également sur les rebords de la chaudière, en laissant toutefois des ouvertures pour que les vapeurs puissent circuler.

Lorsqu’on veut opérer, on imbibe le linge dans un baquet avec de la lessive de cendres ou de soude marquant un à deux degrés ; on le foule avec soin et on le porte dans le panier, en disposant dans le fond et sur les côtés celui qui paraît le plus sale.

À cet effet, on place trois à quatre tuyaux de fer-blanc ou de cuivre perpendiculairement sur le fond du panier et à des distances égales. Ces tuyaux sont percés de petits trous dans toute leur longueur et recourbés dans la partie supérieure. On dispose et l’on arrange le linge dans le panier, de telle manière que les tuyaux, soient enchâssés jusqu’au haut de la courbure, qui ne doit pas être recouverte par le linge.

Dès que l’appareil est ainsi chargé on verse par-dessus le linge et peu-à-peu le reste de la lessive qu’on a fait bouillir.

On recouvre alors l’ouverture de l’appareil avec de grosses toiles qu’on assujettit avec des planches.

Pendant le temps qu’on garnit l’appareil, la lessive qui imprégne le linge coule dans la chaudière, et on allume le feu du moment que cette liqueur est élevée à quelques pouces au-dessus du fond.

L’ébullition produit des vapeurs, qui se répandent tout autour de la masse de linge, et pénètrent dans son intérieur par les ouvertures des conduits métalliques, de sorte qu’une forte chaleur se répand également par-tout.

On entretient cette ébullition pendant deux à trois heures.

On pourrait craindre que le fond de la chaudière ne fut pas constamment recouvert de lessive ; mais cette crainte n’est pas fondée, attendu que la vapeur qui se condense retombe presque en totalité dans la chaudière et fournit à l’évaporation. D’ailleurs on peut placer un tuyau de cuivre à un pouce au-dessus du fond de la chaudière, en faire sortir l’extrémité en dehors des murs du foyer, et y adapter un tube de verre, à l’aide duquel on jugera toujours de la hauteur du liquide. Si par hasard il arrivait que l’écoulement de la lessive ne suffît pas pour fournir à l’évaporation, on arrêterait le feu et on verserait sur le linge une nouvelle quantité de lessive bouillante.

On retire le linge lorsque la chaleur est tombée, c’est-à-dire huit à dix heures après qu’on a éteint le feu, et on lave avec soin.

C’est par ce procédé qu’en 1802 j’ai lessivé deux cents paires de draps que j’avais pris à l’Hôtel-Dieu de Paris. Les sœurs de l’Hôpital ont jugé que ces draps étaient plus propres et mieux lessivés que par le procédé ordinaire ; la dépense, dont on a tenu un compte rigoureux, a été plus faible de trois septièmes que celle qu’on eût faite par la méthode usitée[3].

Lorsqu’il s’agit d’opérer sur du linge fin, on doit préférer de le tremper dans une dissolution de savon, au lieu d’employer la lessive alcaline.

On blanchit parfaitement le coton en fil par le procédé de la lessive alcaline. S’il arrive que quelques parties aient acquis un blanc moins parfait, il suffit de les exposer sur le pré pendant quelques jours, pour qu’elles prennent la plus belle blancheur.

MM. Cadet-de-Vaux et Curaudau se sont beaucoup occupés de perfectionner et surtout de faire adopter cette méthode de blanchissage, comme étant aussi simple qu’économique ; elle est aujourd’hui employée dans plusieurs ménages, et l’on se loue beaucoup de ses avantages.

Les lessives alcalines n’attaquent pas tous les corps qui peuvent former des taches sur nos tissus, il faut donc recourir à d’autres agens pour les enlever.

D’un autre côté, on ne peut pas employer les lessives alcalines pour blanchir les étoffes de laine ou de soie, on en affaiblirait le tissu, et on les dissoudrait par des lessives trop fortes.

Il importe néanmoins de connaître les moyens d’enlever les taches et de dégraisser les vêtemens, de quelque nature qu’ils soient.

Les substances principales qui forment des taches sont les huiles, la graisse, la cire, la sueur, l’encre, la rouille, les sucs des fruits rouges, etc.

Presque aucune de ces matières déposées sur nos vêtemens ne disparaît par le seul lavage à l’eau, quelle que soit sa température ; mais chacune d’elles peut être enlevée par des agens spéciaux qui les dissolvent ou les font évaporer : je me bornerai à faire connaître les plus simples, parce que j’écris pour les habitans des campagnes.

Pour enlever une tache de cire, il suffit d’en approcher un corps assez chaud pour en opérer la fusion ; elle s’évapore en fumée et il n’en reste bientôt aucune trace.

On peut encore placer entre deux papiers non collés les étoffes salies par des corps gras, et appliquer dessus un fer chaud, tel qu’un fer à repasser ; la tache se liquéfie et passe en entier dans les papiers. Quant aux huiles fixes, qui sont bien plus difficiles à volatiliser, on complète l’opération en employant les dissolvans qui leur sont propres.

Les alcalis sont au premier rang parmi les dissolvans des huiles, avec lesquelles ils forment des savons solubles dans l’eau ; mais les alcalis n’agissent que lorsqu’ils sont voisins de l’état de causticité, ce qui en restreint l’emploi sur un petit nombre d’étoffes : c’est pour cela qu’on préfère les corps qui, quoique moins actifs, peuvent néanmoins se combiner avec les huiles tels que le savon, les terres blanches argileuses, le fiel des animaux, les jaunes d’œufs, etc. ; on mêle et l’on combine souvent ces dernières substances, pour en former des corps solides, qui n’ont pas d’autre destination que de servir à dégraisser les étoffes.

On emploie encore les huiles volatiles pour enlever les corps gras de dessus les habits ; on les mêle souvent entre elles, pour leur donner un parfum agréable : c’est ce qu’on connaît sous le nom d’essences vestimentaires.

Lorsqu’il s’agit d’enlever les taches qui sont formées par des sucs végétaux, l’eau suffit quand elles sont récentes ; mais ce liquide est insuffisant dès qu’elles ont vieilli sur les étoffes. On emploie généralement, dans ce dernier cas, l’acide sulfureux ou le chlore (acide muriatique oxigéné).

Le dernier de ces acides détruit les couleurs, et on ne doit s’en servir que pour les étoffes blanches ; on le combine même avec un alcali, afin de lui conserver plus longtemps ses propriétés : c’est alors ce qu’on connaît sous le nom d’eau de Javelle. L’acide sulfureux attaque beaucoup moins les couleurs, et on doit le préférer pour les tissus colorés.

De tous les oxides métalliques, il n’en est aucun qui imprime des taches aussi nombreuses et aussi fixes que ceux du fer ; la rouille de ce métal et quelques-unes de ses combinaisons, telles que celle de l’encre, déposées sur les étoffes, s’y fixent et forment une couleur solide.

Lorsque le fer est faiblement oxidé, il suffit d’employer des acides faibles pour l’enlever de dessus les tissus. On peut faire disparaître les taches d’encre par les acides sulfurique et muriatique très-affaiblis ; mais on préfère la crème de tartre réduite en poudre, dont on recouvre la tache ; on humecte cette poudre par l’eau, et on la laisse agir pendant quelque temps ; après cela, on frotte avec soin.

Mais lorsque le fer est à un plus haut degré d’oxidation et qu’il forme des taches d’un jaune rougeâtre, ces acides ne suffisent plus, et il faut recourir à l’acide oxalique, qu’on emploie comme la crème de tartre.

On peut remplacer l’acide oxalique par quelqu’une de ses combinaisons, telles que le sel d’oseille du commerce ; mais l’action est moins prompte et moins parfaite.



  1. On ajoute presque par-tout de la potasse ou de la soude aux cendres, afin que la lessive soit plus active ; il y a même des personnes qui y mêlent de la chaux, pour rendre l’alcali plus caustique ; mais cet usage exige de grandes précautions, pour ne pas brûler ou attaquer le linge.
  2. Les huiles d’olive les plus grossières, celles qu’on connaît, dans le commerce, sous les noms d’huiles de fabrique, huiles de teintures, huiles d’enfer, sont les seules qu’on doive employer. Les huiles fines d’olive ne doivent pas servir à cet usage, parce qu’elles se dissolvent moins bien dans la lessive de soude.
  3. L’appareil avait été établi à la barrière des Bons-Hommes, dans la fabrique de filature des frères Bawens. Voy. le volume XXXVIII des Annales de chimie, pag. 291.