Clitophon (trad. Souilhé)

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Clitophon
Traduction par Joseph Souilhé.
Texte établi par Joseph SouilhéLes Belles Lettres (Œuvres complètes, tome XIII, 2e  partiep. 264-278).

CLITOPHON

(ou Exhortation, éthique).


SOCRATE. CLITOPHON

406Socrate. — Clitophon, fils d’Aristonymos, nous racontait-on tout à l’heure, conversant avec Lysias, blâmait les entretiens philosophiques[1] de Socrate et vantait outre mesure la société de Thrasymaque.

Clitophon. — Et on t’a rapporté inexactement, Socrate, ma conversation sur toi avec Lysias. Oui, sur certains points, je n’ai pas fait ton éloge, mais sur d’autres, je t’ai loué. Et comme il est trop clair que tu es fâché contre moi, tout en feignant l’indifférence, bien volontiers je te répéterais moi-même mes paroles, puisque nous sommes seuls : ainsi seras-tu moins porté à croire que je te juge mal. Peut-être maintenant n’as-tu pas été bien renseigné ; aussi me sembles-tu plus irrité que de raison. Si tu veux m’en donner la liberté, je la prendrai avec plaisir, et volontiers je parlerai.

Socrate. — J’aurais certes mauvaise grâce, quand tu désires me rendre service, 407de n’y pas consentir. Il est évident que sachant mon faible et mon fort, je cultiverai celui-ci et m’y appliquerai, et je fuirai celui-là de tout mon pouvoir.

Clitophon. — Écoute donc ! Quand je te fréquentais, Socrate, j’ai souvent été frappé en t’écoutant, et tu me semblais parler le plus éloquemment du monde, lorsque, adressant des reproches aux hommes, comme un dieu sur la scène[2], tu déclamais en ces termes : « Où vous laissez-vous emporter, mortels ? Ignorez-vous que vous ne faites rien de ce qu’il faudrait, vous dont tout le souci est de chercher à vous procurer des richesses ? bQuant à vos fils à qui vous les transmettrez, vous ne vous préoccupez pas s’ils sauront en user justement, vous ne cherchez pas pour eux des maîtres qui leur enseignent la justice, si toutefois on peut l’enseigner, — ou si on ne l’acquiert que par l’exercice et la pratique[3], des maîtres qui les exercent et les dressent avec soin ; — du reste, de vous tout d’abord, vous n’avez eu également aucun souci. Mais quand vous voyez que vous avez été, vous et vos enfants, très convenablement instruits, cdans les lettres, la musique, la gymnastique, — ce qui est pour vous la parfaite formation à la vertu —, et que cependant vous n’en êtes pas devenus meilleurs en ce qui concerne l’usage des richesses, comment ne méprisez-vous pas l’éducation actuelle et ne cherchez-vous pas des maîtres qui fassent cesser pareil désaccord ? Ah ! certes, c’est bien à cause de cette négligence coupable et de cette indifférence, et non pour une mesure boiteuse en musique, que les hommes, frère contre frère, ville contre ville, sans mesure et sans accord, dse combattent mutuellement et par leurs luttes se font les uns aux autres les pires maux. Mais vous prétendez que ce n’est pas par manque d’éducation, ni par ignorance, mais volontairement, que les injustes sont injustes, — après quoi, vous osez soutenir que l’injustice est une chose honteuse et haïe des dieux : comment donc choisirait-on volontairement pareil mal ? — On est alors vaincu par les plaisirs, dites-vous. — Mais cette défaite n’est-elle pas elle-même involontaire, si vaincre est volontaire ? Ainsi de toute façon, l’injustice est involontaire[4], l’argument le démontre, et c’est un devoir de s’en préoccuper plus qu’on ne le fait actuellement, eun devoir pour l’individu, en même temps qu’un devoir public pour toutes les cités ».

Ces discours, Socrate, quand je t’entends si fréquemment les proférer, j’en suis fort satisfait et tu ne saurais croire combien je les approuve. Et aussi lorsque tu continues en disant : ceux qui exercent le corps et négligent l’âme agissent de même : ils négligent la partie qui commande et donnent tous leurs soins à celle qui est subordonnée[5]. Et encore quand tu affirmes que pour celui qui ne sait pas se servir d’un objet, mieux vaut n’en pas faire usage. Si donc, quelqu’un ne sait pas faire usage de ses yeux, de ses oreilles, de son corps en général, il sera préférable pour lui de ne pas entendre, de ne pas voir, de ne pas user de quelque autre manière de son corps, plutôt que d’en user n’importe comment. Ainsi en est-il 408également de l’art : quiconque ne sait pas se servir de sa propre lyre, ne saura évidemment pas davantage se servir de celle de son voisin et quiconque ne sait pas se servir de celle des autres, ne saura non plus se servir de la sienne : ainsi en sera-t-il pour tout autre instrument ou tout autre objet dont il s’agisse. Enfin, ton discours conclut fort bien par ces mots : « Quiconque ne sait pas faire usage de son âme ferait mieux de donner à cette âme le repos et de sortir de la vie, plutôt que de vivre en agissant par lui-même, mais si quelque nécessité le maintenait dans la vie, il serait préférable à un tel homme de passer cette vie dans l’esclavage plutôt que dans l’état de liberté, et, comme pour un navire, bde confier le gouvernail de sa pensée à un autre, à celui qui a appris l’art de gouverner les hommes », cet art, Socrate, que tu as coutume d’appeler la politique et qui, d’après toi, s’identifie à l’art judiciaire et à la justice[6]. Donc, ces discours et bien d’autres du même genre, si excellents, tels que : la vertu peut s’enseigner, il faut avant tout s’occuper de soi-même[7]…, — non, je ne les ai jamais contredits et je ne crois pas devoir les contredire jamais dans l’avenir ; je les juge très persuasifs, ctrès utiles et vraiment de nature à nous réveiller, nous qui sommes comme endormis. J’appliquais alors mon esprit pour écouter la suite ; je ne t’interrogeais point toi, Socrate, tout d’abord, mais certains de tes compagnons, émules, amis… de quelque nom qu’il faille désigner leurs relations avec toi. C’est ceux dont tu fais le plus de cas que j’interrogeais en premier lieu, leur demandant quelle serait la suite de la discussion et, dun peu à ta manière, je leur présentais mes difficultés : « Mes amis, commençais-je, dites-moi, comment comprendrons-nous l’exhortation à la vertu que nous adresse Socrate ? Serait-ce là tout et n’est-il pas possible de pousser à fond la chose et de la saisir parfaitement, mais devrons-nous nous borner toute notre vie à exhorter ceux qui ne l’ont pas encore été, et ces derniers d’autres à leur tour ? Ou faut-il que nous demandions à Socrate et nous demandions les uns aux autres, après avoir reconnu que tel est le devoir de l’homme, ece qui s’en suivra ? Par où commencerons-nous, à notre avis, l’étude de la justice ? C’est comme si on nous exhortait, par exemple, à pren- dre soin du corps, et si voyant que, semblables à des enfants, nous n’avons pas l’air de songer qu’il y a une gymnastique et une médecine, on nous adressât des reproches en nous disant combien il est honteux de mettre toute notre sollicitude à cultiver le blé, l’orge, la vigne, et tout ce que nous acquérons et possédons au prix de tant de peines, en vue du corps, sans chercher à découvrir aucun art, aucune industrie capable d’améliorer ce corps, alors qu’un tel art existe. Demandant à celui qui nous exhorte ainsi : « Quels sont donc les arts dont tu parles ? » 409ce dernier nous répondrait, sans doute : la gymnastique et la médecine. Eh bien ! maintenant, quel est cet art qui concerne la vertu de l’âme ? Dites ». — Celui qui paraissait le plus fort répondit à ma question en ces termes : « Cet art, c’est celui que tu entends prôner par Socrate, ce n’est rien autre que la justice ». — Je répliquai : « Ne te contente pas de prononcer le nom, mais réponds de cette manière. Il y a, n’est-ce pas, un art qui s’appelle la médecine. Or, cet art réalise une double fin[8] : former de nouveaux médecins bqui continuent leurs devanciers et produire la santé. De ces deux fins, l’une n’est plus un art, mais l’œuvre de l’art enseigné ou appris, œuvre que nous appelons précisément la santé. Pour le charpentier de même, il y a la maison et la technique de la construction, l’une qui est l’œuvre, l’autre l’enseignement. Il en faut dire autant de la justice. D’une part, elle rend justes, comme tout à l’heure les autres rendaient habiles en tel ou tel métier ; d’autre part, l’œuvre que peut réaliser l’homme juste, quelle est-elle, selon nous ? Parle ». — L’un me répondit, je crois, ce qui est profitable ; cle second, ce qui convient ; un troi- sième ce qui est utile ; un autre encore : ce qui est avantageux. Et moi, reprenant leurs réponses, je leur dis : « Mais ces mots conviennent aussi à chacun des arts : bien faire, être avantageux, utile, et tous les autres du même genre ; mais à quoi s’applique tout cela, chaque art l’exprimera pour son objet propre. Par exemple, le charpentier parlera de bien, de beau, de convenable en ce qui concerne la fabrication des meubles en bois, lesquels ne sont pas l’art. Dites-m’en autant de la justice ». — dEnfin, un de tes amis, Socrate, me répondit ; il disait des choses apparemment très distinguées[9] ; d’après lui, voici quelle était l’œuvre propre de la justice qui n’était celle d’aucun autre art : réaliser l’amitié dans les cités. Interrogé de nouveau par moi, il déclara que l’amitié était un bien et jamais un mal. Quant aux amitiés des enfants et à celle des bêtes, auxquelles nous donnons, nous, ce beau nom, il refusa d’admettre, sur une nouvelle question de ma part, qu’elles fussent des amitiés[10] : il arrive en effet, le plus souvent, que de telles liaisons sont nuisibles eplutôt que bonnes. Évitant donc la difficulté, il prétendit que ce n’étaient point là des amitiés et que c’était donner de faux noms que de les nommer ainsi. La réelle, la véritable amitié est de toute évidence un accord de pensées. Interrogé pour savoir si par accord de pensées il entendait un accord d’opinions ou une science, il repoussa dédaigneusement l’accord d’opinions[11] : forcément, il y a, en effet, chez les hommes, quantité d’opinions, et d’opinions nuisibles, sur lesquelles ils s’accordent. Quant à l’amitié, elle est absolument un bien, affirma-t-il, et l’œuvre de la justice. C’est ainsi qu’il assimila l’union à une science, mais non à une opinion. Nous en étions là de notre discussion, embarrassés, 410quand les assistants, en assez grand nombre, tombèrent sur lui en s’écriant que la discussion avait tourné en cercle pour en revenir au point de départ, et ils dirent : « La médecine aussi est une union, ainsi que tous les autres arts, et l’on peut indiquer de quoi est cette union ; mais cette justice ou cette union dont tu parles, à quoi tend-elle, voilà qui nous a échappé et on ne voit pas bien quelle est son œuvre ».

Ces questions, Socrate, je te les posai enfin à toi-même et tu me répondis que la justice consistait à nuire à ses ennemis et à faire du bien à ses amis. bMais il a paru ensuite que jamais l’homme juste ne pouvait nuire à qui que ce fût, car en tout, il agit pour l’utilité de tous. Et cela je te le demandai non pas une fois, ni deux, mais souvent et avec insistance, — puis, je cessai, persuadé que pour ce qui est d’exhorter à l’exercice de la vertu, tu le fais le mieux du monde, mais de deux choses l’une, ou tu ne peux que cela et rien de plus, — comme cela se produirait pour tout autre art : par exemple, csans être pilote, on peut s’exercer à faire l’éloge de ce métier pour montrer le cas que doivent en faire les hommes, et ainsi des autres arts[12]. Peut-être faudrait-il t’appliquer la même critique au sujet de la justice en disant que tu ne la connais pas mieux pour la louanger si bien. — À mon avis ce n’est pas cela. Donc, de deux choses l’une : ou tu ne sais pas, ou tu ne veux pas me communiquer ta science. Voilà pourquoi j’irai sans doute chez Thrasymaque, et ailleurs, là où je pourrai, dans mon embarras. dPourtant, si tu veux cesser de m’adresser tes exhortations, fais comme si, par exemple, pour la gymnastique, après m’avoir exhorté à ne pas négliger le corps, tu ajoutais à ta belle exhortation comment il faut traiter mon corps, étant donné sa nature. Agis à présent de même. Admets que Clitophon reconnaît combien il est ridicule de se préoccuper des autres choses, et de négliger l’âme, pour laquelle nous mettons en œuvre tout le reste. eSuppose que j’aie dit tout ce qui viendrait après ce que nous venons d’exposer. Et je te le demande en grâce, n’agis pas autrement, pour que je n’aie pas, comme tout à l’heure, à te louer en partie devant Lysias et les autres, mais aussi à te blâmer en partie. Car, pour qui n’a subi aucune exhortation, Socrate, je reconnais combien tu es précieux, mais pour qui a déjà été exhorté, tu n’es pas loin d’être même un obstacle qui l’empêche d’arriver au terme de la vertu et d’y trouver le bonheur.


  1. Le mot διατριβή signifie la discussion philosophique, le lieu où l’on se réunit pour cet exercice (cf. Charmide, 153 a) et aussi la fréquentation familière et habituelle d’un maître. Ici le premier et le troisième sens sont étroitement mêlés : au terme διατριβή correspond συνουσία qui désigne à la fois les entretiens et la société de Thrasymaque.
  2. C’est littéralement le deus ex machina. L’auteur fait allusion aux apparitions des dieux sur le théâtre. Ces manifestations soudaines étaient ménagées par les poètes tragiques, soit pour amener le dénouement de la pièce, soit pour causer l’admiration des spectateurs (cf. scholie). Elles étaient produites au moyen d’une sorte de grue (γερανός ou μηχανή) qui élevait dans les airs le dieu ou le héros et le faisait apparaître sous cet aspect merveilleux. Euripide a usé du procédé dans plus de la moitié de ses pièces (cf. O. Navarre, Machina, in Dictionnaire d’Aremberg et Saglio, III, 2, 1461 et suiv.).
  3. Un peu plus loin (408 b), Clitophon attribue, au contraire, à Socrate, l’affirmation très catégorique, et non plus hypothétique, que la vertu peut s’enseigner. Mais ces apories étaient des lieux communs dans les écoles de rhéteurs.
  4. Telle est, en effet, la thèse socratique : personne n’est mauvais volontairement, car cela équivaudrait à se rendre volontairement malheureux : κακός … ἑκὼν οὐδείς. On trouve cette formule ou d’autres semblables chez Platon (Protagoras, 345 et Apologie, 35 e et suiv., Ménon, 77 b et suiv., Timée, 86 d) ; chez Xénophon (Mémorables, III, 9, 5 ; IV, 6, II) ; chez Aristote (Eth. Nicom., Γ 6, 1113 b, 14). Socrate réfute longuement la doctrine qui attribue la défaite morale de l’homme à la puissance du plaisir dans Protagoras, 354 e et suiv.
  5. Dans Alcibiade I, 130 a et suiv. Socrate démontre que l’âme est vraiment la partie essentielle de l’homme, l’homme même, parce c’est elle qui commande au corps. Le Socrate des Mémorables insiste aussi à diverses reprises sur l’inconséquence de ceux qui prennent un soin exagéré du corps et négligent la seule chose qui mérite notre estime. Aussi exhorte-t-il ses auditeurs à cultiver la sagesse (cf. I, 2, 54, 55 ; I, 4, 13 ; IV, 3, 14, 15).
  6. Voir dans les Rivaux, 187 d, une semblable identification entre la politique, la justice et l’art judiciaire. Mais le Socrate platonicien rejette, au contraire, une conception de la δικαιοσύνη qui est celle des sophistes et confond la justice vraie, la vertu, avec le pouvoir du plus fort (cf. Gorgias, 464 et 520 b). Voir Brünnecke, art. cit., p. 459, note 29.
  7. Ce sont là encore des thèmes socratiques. Le premier découle nécessairement de la proposition que la vertu est une science (cf. Mémorables, III, 9, 4 et 5. Éth. Eudém. 5, 1216 b, 6 : ἐπιστήμας γὰρ ᾤετ’ εἶναι πάσας τὰς ἀρετὰς [ὁ Σωκράτης] ὥσθ’ ἅμα συμβαίνειν εἰδέναι τε τὴν δικαιοσύνην καὶ εἶναι δίκαιον). Le second thème n’est qu’une expression un peu différente du γνῶθι σαυτόν, ou du moins une application.
  8. Aristote au début de l’Éth. Nicom. distingue également dans tout art une double fin : l’activité que l’on déploie en exerçant cet art, et le résultat produit (Α, 1, 1904 a, 3). Mais il semble que l’auteur de Clitophon entende plutôt par cette double fin, d’une part, la technique, ou la partie spéculative ; de l’autre la pratique, ou mieux le résultat auquel on aboutit.
  9. D’après Kunert, le disciple mentionné à cet endroit serait Antisthène. Mais on n’a aucune raison pour identifier d’une façon aussi précise ce personnage anonyme.
  10. L’idée que l’amitié des enfants et des bêtes n’est pas une véritable amitié, parce qu’elle repose sur le plaisir, est longuement développée dans l’Éthique eudémienne, Ζ, a, 1335 b et suiv. — Voir aussi Éth. Nicom., Θ, 3 et suiv.
  11. Aristote range également l’ὁμόνοια parmi les vertus qui ont un rapport avec l’amitié, et réfute aussi la thèse qui assimile l’union des pensées à un accord d’opinions : Φιλικὸν δὲ καὶ ἡ ὁμόνοια φαίνεται. διόπερ οὐκ ἐστιν ὁμοδοξία. (Éth. Nicom., Ι, 6, 1167 a, 22 et suiv.).
  12. Les sophistes et les rhéteurs cultivaient ce genre de composition, et ils aimaient à rédiger sur toute sorte de sujets des ἐγκώμια dont un grand nombre étaient de purs jeux d’esprit (des παίγνια). Gorgias a écrit ainsi divers Éloges dont plusieurs nous ont été en partie conservés. Platon raille fréquemment l’engouement de ses contemporains pour une mode littéraire qui prête aux développements faciles. Le vrai philosophe, affirme-t-il, se moque des lieux communs d’une telle rhétorique (cf. Théétète, 174 d).