Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4943

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 145-146).

4943. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
25 juin.

Mes divins anges, Jean-Jacques est un fou à lier, qui a manqué à tous ses amis, et qui n’avait pas encore manqué à Mme de Luxembourg[1]. S’il s’était contenté d’attaquer l’infâme, il aurait trouvé partout des défenseurs, car l’infâme est bien décriée. Il a trouvé le secret d’offenser le gouvernement de la bourgade de Genève, en se tuant de l’exalter. On a brûlé ses rêveries dans la bourgade, et on l’a décrété de prise de corps comme à Paris ; heureusement pour lui, son petit corps est difficile à prendre. Il est, dit-on, à Amsterdam. Je suis fâché de tout cela, Eh ! que deviendra la philosophie ?

Mes divins anges, ces messieurs de la poste sont plus rétifs que leurs chevaux.

On va donc jouer Socrate ; Dieu veuille que Socrate ne soit pas aussi froid que la ciguë !

Verra-t-on Henri IV à la Comédie, ou se contentera-t-on de le voir sur le Pont-Neuf ?

Le Droit du Seigneur est-il oublié ? C’est pourtant un beau droit ; et il y avait une drôle de dédicace[2] pour M. de Choiseul.

J’ai accablé mes anges d’importunités et de mémoires pour des Suisses ; je leur en demande bien pardon. Mais je les conjure plus que jamais de protéger de toutes leurs ailes la veuve du roué et la mère du pendu. Comptez que ces gens-là sont innocents comme vous et moi : je ne doute pas que la veuve infortunée ne soit venue vous implorer. Ah ! quel plaisir pour des âmes comme les vôtres, quand vous aurez retiré de l’abîme une famille entière ! Il ne vous en coûtera que de parler : vous serez comme les enchanteurs qui faisaient fuir les démons avec quatre mots.

Més anges, c’est une étrange pièce que cette Zelmire[3], et le parterre est un étrange parterre.

Est-il vrai que M. le duc et Mme la duchesse de Choiseul étaient en grande loge au triomphe de Palissot, et que ce Palissot avait donné à Bellecour un discours à prononcer quand on demanderait l’auteur, l’auteur, l’auteur ?

Et que dites-vous de cet autre Polissot de Fleury, qui crie tant contre la tolérance, et qui dit que Jean-Jacques écrit contre l’existence de la religion chrétienne[4] ? Quel est le plus fin de Jean ou d’Omer ?

Ah ! quel siècle, quel siècle !

  1. Voyez tome XXXVII, page 176. Elle n’avait pas aperçu l’offense qu’on prétendait que Rousseau lui avait faite, car ce fut elle qui donna sa protection spéciale à l’impression d’Émile.
  2. Cette dédicace est perdue, à moins que ce ne soit celle que Voltaire mit plus tard à la tête des Scythes. Voltaire en reparle dans sa lettre 5087.
  3. Tragédie de Du Belloy, jouée le 6 mai 1762.
  4. Dans son réquisitoire contre Émile, du 9 juin 1762, Omer Joly de Fleury disait : « Que seraient des sujets élevés dans de pareilles maximes, sinon des hommes préoccupés du scepticisme et de la tolérance. » (B.)