Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5967

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 509-512).

5967. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
Mars.

Vous m’avez écrit, madame, une lettre tout animée de l’enthousiasme de l’amitié. Jugez si elle a échauffé mon cœur, qui vous est attaché depuis si longtemps. Je n’ai point voulu vous écrire par la poste ; ce n’est pas que je craigne que ma passion pour vous déplaise à M. Janel, je le prendrais volontiers pour mon confident ; mais je ne veux pas qu’il sache à quel point je suis éloigné de mériter tout le bien que vous pensez de moi. Mme la duchesse d’Enville veut bien avoir la bonté de se charger de mon paquet ; vous y trouverez cette Philosophie de l’Histoire de l’abbé Bazin ; je souhaite que vous en soyez aussi contente que l’impératrice Catherine II, à qui le neveu de l’abbé Bazin l’a dédiée. Vous remarquerez que cet abbé Bazin, que son neveu croyait mort, ne l’est point du tout ; qu’il est chanoine de Saint-Honoré, et qu’il m’a écrit pour me prier de lui envoyer son ouvrage posthume. Je n’en ai trouvé que deux exemplaires à Genève, l’un relié, l’autre qui ne l’est pas ; ils seront pour vous et pour M. le président Hénault, et l’abbé Bazin n’en aura point.

Si vous voulez vous faire lire cet ouvrage, faites provision, madame, de courage et de patience. Il y a là une fanfaronnade continuelle d’érudition orientale qui pourra vous effrayer et vous ennuyer ; mais votre ami[1], en qualité d’historien, vous rassurera, et peut-être, dans le fond de son cœur, il ne sera choqué ni des recherches par lesquelles toutes nos anciennes histoires sont combattues, ni des conséquences qu’on en peut tirer. Quelque âge qu’on puisse avoir, et à quelque bienséance qu’on soit asservi, on n’aime point à avoir été trompé, et on déteste en secret des préjugés ridicules que les hommes sont convenus de respecter en public. Le plaisir d’en secouer le joug console de l’avoir porté, et il est agréable d’avoir devant les yeux les raisons qui vous désabusent des erreurs où la plupart des hommes sont plongés depuis leur enfance jusqu’à leur mort. Ils passent leur vie à recevoir de bonne foi des contes de Peau d’Âne, comme on reçois tous les jours de la monnaie sans en examiner ni le poids ni le titre.

L’abbé Bazin a examiné pour eux, et, tout respectueux qu’il paraît envers les faiseurs de fausse monnaie, il ne laisse pas de décrier leurs espèces.

Vous me parlez de mes passions, madame ; je vous avoue que celle d’examiner une chose aussi importante a été ma passion la plus forte. Plus ma vieillesse et la faiblesse de mon tempérament m’approchent du terme, plus j’ai cru de mon devoir de savoir si tant de gens célèbres, depuis Jérôme et Augustin jusqu’à Pascal, ne pourraient point avoir quelque raison. J’ai vu clairement qu’ils n’en avaient aucune, et qu’ils n’étaient que des avocats subtils et véhéments de la plus mauvaise de toutes les causes. Vous voyez avec quelle sincérité je vous parle ; l’amitié que vous me témoignez m’enhardit ; je suis bien sûr que vous n’en abuserez pas. Je vous avouerai même que mon amour extrême pour la vérité, et mon horreur pour des esprits impérieux qui ont voulu subjuguer notre raison, sont les principaux liens qui m’attachent à certains hommes, que vous aimeriez si vous les connaissiez. Feu l’abbé Bazin n’aurait point écrit sur ces matières si les maîtres de l’erreur s’étaient contentés de dire : « Nous savons bien que nous n’enseignons que des sottises, mais nos fables valent bien les fables des autres peuples ; laissez-nous enchaîner les sots, et rions ensemble ; » alors on pourrait se taire. Mais ils ont joint l’arrogance au mensonge ; ils ont voulu dominer sur les esprits, et on se révolte contre cette tyrannie.

Quel lecteur sensé, par exemple, n’est pas indigné de voir un abbé d’Houteville qui, après avoir fourni vingt ans des filles à Laugeois, fermier général, et étant devenu secrétaire de l’athée cardinal Dubois, dédie un livre sur la religion chrétienne[2] à un cardinal d’Auvergne, auquel on ne devait dédier que des livres imprimés à Sodome ?

Et quel ouvrage encore que celui de cet abbé d’Houteville ! quelle éloquence fastidieuse ! quelle mauvaise foi ! que de faibles réponses à de fortes objections ! quel peut avoir été le but de ce prêtre ? Le but de l’abbé Bazin était de détromper les hommes, celui de l’abbé d’Houteville n’était donc que de les abuser.

Je crois que j’ai vu plus de cinq cents personnes de tout état et de tout pays dans ma retraite, et je ne crois pas en avoir vu une demi-douzaine qui ne pensent comme mon abbé Bazin. La consolation de la vie est de dire ce qu’on pense. Je vous le dis une bonne fois.

Ne doutez pas, madame, que je n’aie été fort content de M. le chevalier de Mac-Donald[3] ; j’ai la vanité de croire que je suis fait pour aimer toutes les personnes qui vous plaisent. Il n’y a point de Français de son âge qu’on pût lui comparer ; mais ce qui vous surprendra, c’est que j’ai vu des Russes de vingt-deux ans qui ont autant de mérite, autant de connaissances, et qui parlent aussi bien notre langue.

Il faut bien pourtant que les Français vaillent quelque chose, puisque des étrangers si supérieurs viennent encore s’instruire chez nous.

Non-seulement, madame, je suis pénétré d’estime pour M. Crawford, mais je vous supplie de lui dire combien je lui suis attaché. J’ai eu le bonheur de le voir assez longtemps, et je l’aimerai toute ma vie. J’ai encore une bonne raison de l’aimer, c’est qu’il a à peu près la même maladie qui m’a toujours tourmenté : les conformités plaisent.

Voici le temps où je vais en avoir une bien forte avec vous : des fluxions horribles m’ôtent la vue dès que la neige est sur nos montagnes ; ces fluxions ne diminuent qu’au printemps, mais à la fin le printemps perd de son influence, et l’hiver augmente la sienne. Sain ou malade, clairvoyant ou aveugle, j’aurai toujours, madame, un cœur qui sera à vous, soyez-en bien sûre. Je ne regarde la vie que comme un songe ; mais, de toutes les idées flatteuses qui peuvent nous bercer dans ce rêve d’un moment, comptez que l’idée de votre mérite, de votre belle imagination, et de la vérité de votre caractère, est ce qui fait sur moi le plus d’impression. J’aurai pour vous la plus respectueuse amitié jusqu’à l’instant où l’on s’endort véritablement pour n’avoir plus d’idées du tout.

Ne dites point, je vous prie, que je vous aie envoyé aucun imprimé.

  1. Le président Hénault.
  2. La Vérité de la religion chrétienne ; voyez les notes, tome XX, pages 416,451 ; et XXIII, 32.
  3. James Mac-Donald, baronnet, mort à Frescati en Italie le 26 juillet 1766, âgé d’environ vingt-quatre ans ; voyez la Correspondance de Grimm, 1er septembre 1766.