Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5976
Mon cher et grand philosophe, dans un fatras de lettres que je recevais par la voie de Genève, mon étourderie a ouvert celle que je vous envoie. Je ne me suis aperçu qu’elle vous était adressée qu’après avoir fait la sottise de la décacheter ; je vous en demande très-humblement pardon, en vous protestant, foi de philosophe, que je n’en ai rien lu. J’avais ordonné en général qu’on retirât toutes celles qui vous seraient adressées d’Italie. Je n’ai trouvé que celle-là dans mon paquet ; je me flatte qu’elle n’est pas du pape régnant ; je présume qu’elle est d’un être pensant, puisqu’elle est pour vous.
Il y a peu de ces êtres pensants. Mon ancien disciple couronné me mande[1] qu’il n’y en a guère qu’un sur mille ; c’est à peu près le nombre de la bonne compagnie, et, s’il y a actuellement un millième d’hommes de raisonnables, cela décuplera dans dix ans. Le monde se déniaise furieusement. Une grande révolution dans les esprits s’annonce de tous côtés. Vous ne sauriez croire quels progrès la raison a faits dans une partie de l’Allemagne. Je ne parle pas des impies, qui embrassent ouvertement le système de Spinosa, je parle des honnêtes gens, qui n’ont point de principes fixes sur la nature des choses, qui ne savent point ce qui est, mais qui savent très-bien ce qui n’est pas : voilà mes vrais philosophes. Je peux vous assurer que, de tous ceux qui sont venus me voir, je n’en ai trouvé que deux qui fussent des sots. Il me paraît qu’on n’a jamais tant craint les gens d’esprit à Paris qu’aujourd’hui. L’inquisition sur les livres est sévère : on me mande que les souscripteurs n’ont point encore le Dictionnaire encyclopédique. Ce n’est pas seulement être sévère, c’est être très-injuste. Si on arrête le débit de ce livre, on vole les souscripteurs, et on ruine les libraires. Je voudrais bien savoir quel mal peut faire un livre qui coûte cent écus. Jamais vingt volumes in-folio ne feront de révolution ; ce sont les petits livres portatifs à trente sous qui sont à craindre. Si l’Évangile avait coûté douze cents sesterces, jamais la religion chrétienne ne se serait établie.
Pour moi, j’ai mon exemplaire de l’Encyclopédie, en qualité d’étranger et de Suisse. On veut bien que les Suisses se damnent, mais on veille de près, à ce que je vois, sur le salut des Parisiens. Si vous pouviez m’envoyer quelque chose pour achever ma damnation, vous me feriez un plaisir diabolique, dont je vous serais très-obligé. Je ne peux plus travailler, mais j’aime à me donner du bon temps, et je veux quelque chose qui pique.
Il faut que je vous dise que je viens de lire Grotius, de Veritate, etc.[2] Je suis bien étonné de la réputation de cet homme ; je ne connais guère de plus sot livre que le sien, excepté l’ampoulé Houteville[3]. On avait, de son temps, de la réputation à bon marché. Il y a un bon article de Hobbes dans l’Encyclopédie[4]. Plût à Dieu que tout cet ouvrage fût fait comme votre discours préliminaire !
Adieu, mon très-cher philosophe : sera-t-il dit que je mourrai sans vous revoir ?