Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6032
J’achevais, mon cher ami, de prendre les eaux en Suisse, où j’ai encore acheté un petit domaine, lorsque je reçus votre paquet pour M. Tronchin. Je le lui envoyai sur-le-champ. Je vois que votre mal de gorge est opiniâtre ; mais je vous avertis qu’il est rare qu’un médecin guérisse ses malades à cent lieues, et qu’une sœur de la Charité fait plus de bien de près qu’Esculape de loin. Dès que j’aurai la réponse de l’oracle de Genève, je vous la ferai parvenir.
Sirven prend le parti d’aller lui-même à Toulouse chercher l’arrêt et les pièces dont M. de Beaumont a besoin pour consommer son entreprise généreuse. Il dit qu’il fera agir ses amis, et saura se mettre à l’abri de tout. Ce pauvre homme et sa famille me fendent le cœur ; ils sont beaucoup plus malheureux que ne le sont aujourd’hui les Calas. Qu’il est beau, mon ami, de faire du bien, et que M. de Beaumont va augmenter sa gloire ! Pour moi, je n’ai à augmenter que ma patience. Je paye un peu cher l’intérêt de ma petite réputation : car, Dieu merci, il n’y a presque point de mois qu’on ne fasse courir quelque ouvrage sous mon nom ; vers et prose, on m’attribue tout. Quelque libraire de Hollande a-t-il l’impertinence de m’attribuer un mauvais livre, aussitôt je reçois vingt lettres de Paris et de Versailles, et on veut que j’envoie sur-le-champ ce bel ouvrage que je ne connais pas. Enfin on va jusqu’à m’imputer je ne sais quelle Philosophie de l’Histoire, ouvrage de quelque rabbin, ou tout au moins d’un savant en us ou en ès. On parle au roi, et on lui dit que je suis très-savant dans les langues orientales. J’ai beau protester que je ne sais pas un mot de l’ancien chaldéen, on ne m’en croit pas sur ma parole ; et si je suis aveugle, on dit que j’ai perdu les yeux à déchiffrer les livres des anciens brachmanes, et même que je suis prêt à faire une secte de Guèbres. Il me faut résoudre à être vexé jusqu’au dernier moment.
Mandez-moi, je vous prie, si M. d’Alembert a la pension de M. Clairaut. Je verrai Cramer quand je serai à Genève. Je ne sais si c’est lui qui a imprimé le petit ouvrage[1] en faveur de M. l’abbé Arnaud. Cet écrit m’a paru un chef-d’œuvre en son genre ; mais j’ai pensé qu’il ne devait réussir qu’à Paris, auprès de ceux qui prennent intérêt à ces disputes littéraires.
Puisque la paix est faite, Cramer en sera pour ses frais aussi bien que pour ceux de la nouvelle édition qu’il a faite de Corneille, et qu’il n’aura pas la permission de débiter dans Paris, à cause du privilège des libraires.
Je vous sais toujours bon gré de cultiver les lettres au milieu de vos occupations de finance. On dit dans les pays étrangers que les finances du royaume vont bien ; mais on n’en dit pas autant de votre littérature.
Il a couru des bruits fort ridicules sur M. le duc de Choiseul. Je crois qu’il s’en moque ; il sait bien qu’il faut laisser parler :
Non ponebat enim rumores ante salutem[2].
Je fais toujours des vœux pour le succès de sa colonie[3] : car enfin c’est le pays de Candide, c’est le pays des gros moutons ronges, et je passerai pour un hâbleur si la colonie ne réussit pas. Il y a d’ailleurs quelques-uns de mes bons amis les Suisses qui sont partis pour la Cayenne ; c’est encore un nouveau motif pour moi de m’y intéresser.
Adieu, mon cher ami ; je suis trop bavard pour un malade.