Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6402

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 337-338).

6402. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux eaux de Rolle en Suisse, par Genève, 14 juillet.

Mes chers anges, mettez-moi aux pieds de M. de Chauvelin ; dites-lui que je pense comme lui ; dites-lui que la pièce inspire je ne sais quoi d’atroce, mais qu’elle n’ennuie point ; qu’elle est un peu dans le goût anglais ; qu’on n’a eu d’autre intention que de dire ce qu’on pense d’Auguste et d’Antoine, et que d’ailleurs elle est assez fortement écrite.

Non vraiment je n’ai point ma minute ; je l’avais envoyée au libraire ; je ferai mon possible pour la retirer, et je vous conjure encore, par vos ailes, de me renvoyer ma copie, par la diligence de Lyon, à Meyrin, en belle toile cirée : c’est la façon dont il faut s’y prendre pour faire tenir tous les gros paquets. Vous verrez, par l’étrange lettre[1] que j’ai reçue d’un château près d’Abbeville, que vos dignes avocats ont encore bien plus fortement raison qu’ils ne pensaient. Il y a dans tout cela de quoi frémir d’horreur. Je suis persuadé que le roi aurait fait grâce, s’il avait su tout ce détail ; mais la tête avait tourné à ce pauvre chevalier de La Barre et à tout le monde ; on n’a pas su le défendre, on n’a pas su même récuser des témoins qu’on pouvait regarder comme subornés par Belleval[2]. D’ailleurs, ce qui est bien singulier, c’est qu’il n’y a point de loi expresse pour un pareil délit. Il est abandonné, comme presque tout le reste, à la prudence ou au caprice du juge. Le lieutenant d’Abbeville a craint de n’en pas faire assez, et le parlement en a trop fait. Vous savez que des vingt-cinq juges il n’y en a eu que quinze qui ont opiné à la mort. Mais quand plus d’un tiers des opinants penche vers la clémence, les deux autres tiers sont bien cruels. De quoi dépend la vie des hommes ! Si la loi était claire, tous les juges seraient du même avis ; mais quand elle ne l’est pas, quand il n’y a pas même de loi, faut-il que cinq voix de plus suffisent pour faire périr, dans les plus horribles tourments, un jeune gentilhomme qui n’est coupable que de folie ? Que lui aurait-on fait de plus s’il avait tué son père ?

En vérité, si le parlement est le père du peuple, il ne l’est pas de la famille d’Ormesson[3]. Je suis saisi d’horreur. Je prends actuellement des eaux minérales, mais sûrement elles me feront mal ; on ne digère rien après de pareilles aventures.

Je ne suis point surpris de la conduite de ce malheureux Jean-Jacques[4], mais j’en suis très-affligé. Il est affreux qu’il ait été donné à un pareil coquin de faire le Vicaire savoyard. Ce malheureux fait trop de tort à la philosophie ; mais il ne ressemble aux philosophes que comme les singes ressemblent aux hommes.

Toute ma petite famille, mes anges, se met au bout de vos ailes, et moi surtout, qui vous adore autant que je hais, etc., etc.

Je vous demande en grâce de m’envoyer la consultation des avocats ; il n’y a qu’à la mettre dans le paquet couvert de toile cirée, afin que les brûlés soient avec les roués.

  1. Un extrait est en note au bas de la lettre 6415.
  2. Voyez tome XXV, page 507.
  3. Le chevalier de La Barre était de la famille des d’Ormesson.
  4. Voyez lettre 6413.