Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 7082

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 441-442).
7082. — À M. MARMONTEL.
2 décembre

Commençons par les empereurs, mon très-cher et illustre confrère, et ensuite nous viendrons aux rois. Je tiens l’empereur Justinien un assez méprisable despote, et Bélisaire un brave capitaine assez pillard, aussi sottement cocu que son maître. Mais, pour la Sorbonne, je suis toujours de l’avis de Des Landes, qui assure, à la page 299 de son troisième volume[1], que c’est le corps le plus méprisable du royaume.

Pour le roi de Pologne, c’est tout autre chose. Je le révère, l’estime et l’aime comme philosophe et comme bienfaisant. Il est vrai que j’eus l’honneur de recevoir sa réponse au mois de mars, et que j’eus la discrétion de ne lui rien répliquer, parce que je craignis d’ennuyer un roi des Sarmates, qui me parut assez embarrassé entre un nonce, des évêques, des Radziwill et des Cracovie ; mais, puisqu’il insinue que je dois lui écrire, il aura assurément de mes nouvelles.

Mon cher ami, vive le ministère de France ! vive surtout M. le duc de Choiseul, qui ne veut pas que les sorboniqueurs prêchent l’intolérance dans un siècle aussi éclairé ! On lime les dents à ces monstres, on rogne leurs griffes ; c’est déjà beaucoup. Ils rugiront, et on ne les entendra seulement pas. Votre victoire est entière, mon cher ami : ces drôles-là auraient été plus dangereux que les jésuites, si on les avait laissés faire.

Je suis bien affligé que l’édit en faveur des protestants n’ait point passé. Ce n’est pas que les huguenots ne soient aussi fous que les sorboniqueurs ; mais, pour être fou à lier, on n’en est pas moins citoyen ; et rien ne serait assurément plus sage que de permettre à tout le monde d’être fou à sa manière.

Il me paraît que le public commence à être fou de la musique italienne ; cela ne m’empêchera jamais d’aimer passionnément le récitatif de Lulli. Les Italiens se moqueront de nous, et nous regarderont comme de mauvais singes. Nous prenons aussi les modes des Anglais ; nous n’existons plus par nous-mêmes. Le Théâtre-Français est désert comme les prêches de Genève. La décadence s’annonce de toutes parts. Nous allions nous sauver par la philosophie ; mais on veut nous empêcher de penser. Je me flatte pourtant qu’à la fin on pensera, et que le ministère ne sera pas plus méchant envers les pauvres philosophes qu’envers les pauvres huguenots.

Je vous supplie d’embrasser pour moi le petit nombre de sages qui voudra bien se souvenir du vieux solitaire, votre tendre ami.

  1. Voltaire rapporte ce passage dans la lettre 6797.