Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 7110

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 468-469).
7110. — À M. D’ALEMBERT.
26 décembre.

Sur une lettre que frère Damilaville m’a écrite, j’ai envoyé, mon cher frère, chercher dans tout Genève les lettres qui pouvaient vous être adressées ; on n’a trouvé que l’incluse. Vous savez que je ne vais jamais dans la ville sainte où Jésus-Christ ne passe pas plus pour Dieu que Riballier et Coger ne passent à Paris pour être des gens d’esprit et d’honnêtes gens. Je ne sais quel démon a soufflé depuis quinze ans sur les trois quarts de l’Europe, mais la foi est anéantie. Mon cœur en est aussi navré que le vôtre. Les jansénistes sont aussi méprisés que les jésuites sont abhorrés. La totale interruption du commerce entre Genève et la France a empêché vos sages lettres sur les jansénistes[1] d’entrer dans le royaume. La douane des pensées les a saisies à Lyon. L’imprimeur jette les hauts cris, et s’en prend à moi. Consolons-nous ; un temps viendra où il sera permis de penser en honnête homme.

J’ai écrit, il y a longtemps, à M. le duc de Choiseul, en faveur de frère Damilaville ; point de réponse. Un Crommelin, agent de Genève, qui va tous les mardis dîner à Versailles, avec deux laquais à cannes derrière son fiacre, a persuadé aux premiers commis que je prenais le parti des représentants[2] ; c’est comme si on disait que vous favorisez les capucins contre les cordeliers. Il y a deux ans que je ne bouge de ma chambre, et trois mois que je suis dans mon lit ; mais nous autres pauvres diables de gens de lettres nous sommes faits pour être calomniés.

Ne voilà-t-il pas encore qu’on m’impute une épigramme contre la maîtresse et les vers de M. Dorat ! Cela est très-impertinent[3] : je ne connais ni sa maîtresse, ni les vers qu’il a faits pour elle. Ce qui me fâche le plus, c’est que les cuistres, les fanatiques, les fripons, sont unis, et que les gens de bien sont dispersés, isolés, tièdes, indifférents, ne pensant qu’à leur petit bien-être ; et, comme dit l’autre[4], ils laissent égorger leurs camarades, et lèchent leur sang. Cela n’empêchera pas M. Chardon de rapporter l’affaire des Sirven. C’est un nouveau coup de massue porté au fanatisme, qui lève encore la tête dans la fange où il est plongé. Hercule, ameutez des Hercules. Encore une fois, c’est l’opinion qui gouverne le monde, et c’est à vous de gouverner l’opinion.

Qui vous aime et qui vous regrette plus que moi ? Personne.

  1. Les Lettre et Seconde Lettre dont nous avons parlé ci-dessus, nos 6781 et 6872.
  2. Voyez lettre 7094.
  3. Voyez lettre 7102.
  4. La Bible ne parle de lécher le sang qu’au troisième livre des Rois, chapitre xxi, verset 19 ; et dans le livre de Job, chapitre xxxix, v. 30. (B.)