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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7875

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 67-69).
7875. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
À Ferney, 5 mai.

Je suis un ingrat, madame, indigne de vous et de votre grand’maman. Je ne mérite pas de voir le jour, aussi je ne le vois guère, car il tombe encore de la neige chez moi au 5 de mai.


Oui, j’ai tort si je vous ai dit
Qu’elle n’était qu’une volage,
Fière du brillant avantage
De sa beauté, de son esprit,
Et se moquant de l’esclavage
De tous ceux qu’elle assujettit :
Cette image est trop révoltante ;
Je crois qu’on peut la définir
Une adorable indifférente,
Faisant du bien pour son plaisir.


Figurez-vous, madame, que lorsque j’appelais[1] votre grand’maman inconstante, volage, cruelle, elle me comblait tout doucement de bontés ; elle les a poussées non-seulement jusqu’à protéger mes horlogers, mais jusqu’à protéger aussi mon sculpteur. Je ne peux pas vous dire ce que c’est que cette nouvelle faveur, car, s’il faut se livrer à la reconnaissance, il ne faut pas se livrer à la vanité. Je ne sais si elle a dans le moment présent beaucoup de temps à elle ; mais en avez-vous, madame, vous qui, malgré votre état de recueillement, passez votre vie à courir ?

Je vous envoie l’article Ame, que vous pourrez jeter dans le feu s’il ne vous plaît pas. Votre grand’maman vous dira, si elle le veut, ce que c’est que sa jolie âme ; pour moi, je n’ai jamais su comment cet être-là était fait, et vous verrez que je le sais moins que jamais. Si vous voulez apprendre à ignorer, je suis votre homme. Je n’écris qu’à vous, et point à votre grand’maman, car je suis honteux devant elle.

J’aurai pourtant, je crois, dans quelques jours, une grâce à lui demander ; mais il me sera impossible d’avoir cette hardiesse après mes injustices. Voici le fait : Avant que les jésuites fussent devenus gens du monde, ils avaient un établissement à ma porte pour convertir les huguenots. Ils venaient d’arrondir leur domaine en achetant à vil prix le bien de neuf gentilshommes[2], sept frères et deux sœurs ; sept étaient mineurs, et tous étaient ruinés. Tous les frères étaient au service du roi. Le plus jeune avait treize ans, et le plus vieux en avait vingt-cinq. Le procureur des jésuites, le plus grand fripon que j’aie jamais connu, obtint une pancarte du conseil pour s’emparer à jamais du bien de ces pauvres enfants. Ils vinrent me trouver je me fis leur don Quichotte ; ils rentrèrent dans leur bien, et j’eus le plaisir d’attraper les jésuites avant qu’ils fussent chassés. Je n’ai jamais eu en ma vie tant de satisfaction.

L’aîné des sept frères a une grâce à demander, et il va même à Versailles dans le temps des fêtes. Ce n’est point à M. l’abbé Terray qu’il demandera cette grâce, car il ne s’agit point d’argent, et monsieur l’abbé le jette par les fenêtres ; en un mot, je ne sais ce que c’est que cette grâce, et je ne prendrai certainement pas la liberté de la demander à votre grand’maman. Vous lui en parlerez si vous voulez, madame ; mais, pour moi, Dieu m’en garde ! j’ai trop abusé de ses extrêmes bontés. Elle a encore en dernier lieu honoré de nouvelles faveurs mon gendre Dupuits. Il faut que je m’aille cacher, quand je pense à tout cela. C’est à vous, madame, que je dois tous ces agréments qui se répandent sur les derniers jours de ma vie ; c’est vous qui m’avez présenté à votre grand’maman, que je n’ai jamais eu le bonheur de contempler ; c’est à vous que je dois son soulier et ses lettres : elle m’a fait capucin, je luis dois tout. Puissiez-vous jouir longtemps des charmes de son amitié et de sa conversation !

Quand il y aura quelques articles de belles-lettres moins ennuyeux que ceux de métaphysique, j’aurai l’honneur de vous les envoyer. Il ne s’agit, dans ce monde, que d’attraper la fin de la journée sans douleur et sans ennui, et encore la chose est-elle difficile. Je suis à vous, madame, jusqu’à mon dernier souffle, avec le plus tendre respect et la plus inutile envie de vous faire encore ma cour.

Frère François.

  1. Lettre 7867, page 61.
  2. Desprez de Crassy : l’affaire remonte à 1754 ; il en est question tome XXVII, page 407 ; XLI, 128 et suivantes, etc. ; mais, le plus souvent, Voltaire ne parle que de six frères.