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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7950

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 130-133).
7950. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Sans-Souci, 7 juillet.

Que le saint-père ait fait brûler[1]
Un gros tas de mes rapsodies,
Je saurai, pour m’en consoler,
Me chauffer à leurs incendies,
Et mettre aux pieds de Jésus-Christ,
En bon enfant de saint Ignace,
Tout ce que j’ai jamais écrit
Sans l’assistance de la grâce,
Suffisante comme efficace.

Mais ce suisse du paradis.
Était ivre, ou du moins bien gris,

Lorsqu’il osa traiter de même
Les ouvrages de mon bon saint,
Nouveau patron de Cucufin.
J’appelle de cet anathème
Au corps du concile prochain.
Il paraît même très-plausible,
Et, malgré Loyola, je crois
Que le saint-père en tels exploits
Ne fut jamais moins infaillible.


Ce bon cordelier du Vatican n’est pas, après tout, aussi hargneux qu’on se l’imagine. S’il fait brûler quelques livres, c’est seulement pour que l’usage ne s’en perde pas ; et d’ailleurs les nez romains aiment à flairer l’odeur de cette fumée.

Mais n’admirez-vous pas avec quelle patience digne de l’agneau sans tache il s’est laissé enlever le comtat d’Avignon[2] ? combien peu il y pense, et dans quelle concorde il vit avec le Très-Chrétien[3]2 ? Pour moi, j’aurais tort de me plaindre de lui : il me laisse mes chers jésuites, que l’on persécute partout. J’en conserverai la graine précieuse pour en fournir un jour à ceux qui voudraient cultiver chez eux cette plante si rare. Il n’en est pas de même du sultan turc.


Ne s’éSi monsieur le mamamouchi
Ne s’était point mêlé des troubles de Pologne,
Ne s’éIl n’aurait point avec vergogne
Ne s’éVu ses spahis mis en hachi,
Ne s’éEt de certaine impératrice
Ne s’é(Qui vaut seule deux empereurs)
Ne s’éReçu, pour prix de son caprice,
Des leçons qui devraient abaisser ses hauteurs.
Ne s’éVous voyez comme elle s’acquitte
Ne s’éDe tant de devoirs importants.
Ne s’éJ’admire, avec le vieil ermite,
Ses immenses projets, ses exploits éclatants :
Ne s’éQuand on possède son mérite,
Ne s’éOn peut se passer d’assistants.


C’est pourquoi il me suffit de contempler ses grands succès, de faire une guerre de bourse très-philosophique, et de profiter de ce temps de tranquillité pour guérir entièrement les plaies que la dernière guerre nous a faites, et qui saignent encore.


Et quant à monsieur le vicaire
(Je dis vicaire du bon Dieu),
Je le laisse en paix en son lieu
S’amuser avec son bréviaire.
Hélas ! il n’est que trop puni

En vivant de cette manière :
Du sage en tout pays honni,
Payé pour tromper le vulgaire,
Et tremblant qu’un jour en son nid
Il n’entre un rayon de lumière
Dardé du foyer de Ferney.
À son éclat, à ses attraits,
Disparaîtrait le sortilége ;
Lors adieu le sacré collége,
La sainte Église et ses secrets.


Lorette serait à côté de ma vigne que certainement je n’y toucherais pas. Ses trésors pourraient séduire des Mandrin, des Conflans, des Turpin, des Richelieu, et leurs pareils. Ce n’est pas que je respecte les dons que l’abrutissement a consacrés, mais il faut épargner ce que le public vénère ; il ne faut point donner de scandale et, supposé qu’on se croie plus sage que les autres, il faut, par complaisance, par commisération pour leurs faiblesses, ne point choquer leurs préjugés. Il serait à souhaiter que les prétendus philosophes de nos jours pensassent de même.

Un ouvrage de leur boutique m’est tombé entre les mains : il m’a paru si téméraire que je n’ai pu m’empêcher de faire quelques remarques[4] sur le Système de la Nature, que l’auteur arrange à sa façon. Je vous communique ces remarques ; et si je me suis rencontré avec votre façon de penser, je m’en applaudirai. J’y joins une élégie sur la mort d’une dame d’honneur de ma sœur Amélie[5], dont la perte lui fut très-sensible. Je sais que j’envoie ces balivernes au plus grand poëte du siècle, qui le dispute à tout ce que l’antiquité a produit de plus parfait ; mais vous vous souviendrez qu’il était d’usage, dans les temps reculés, que les poëtes portassent leurs tributs au temple d’Apollon. Il y avait même du temps d’Auguste une bibliothèque consacrée à ce dieu, où les Virgile, les Ovide, les Horace, lisaient publiquement leurs écrits. Dans ce siècle où Ferney s’élève sur les ruines de Delphes, il est bien juste que l’on y envoie ses offrandes : il ne manque au génie qui occupe ces lieux que l’immortalité.


Quel Vous en jouirez bien par vos divins écrits ;
Quel illustreIls sont faits pour plaire à tout âge,
Quel illustreIls savent éclairer le sage,
Quel Et répandre des fleurs sur les Jeux et les Ris.
Quel illustre destin, quel sort pour un poëme,
Quel D’aller toujours de pair avec l’éternité !
Quel illustreAh ! qu’à cette félicité
Quel illustreVotre corps ait sa part de même !


Ce sont des vœux auxquels tous les hommes de lettres doivent se joindre ; ils doivent vous considérer comme une colonne qui soutient par sa force un bâtiment prêt à s’écrouler, et dont des barbares sapent déjà les fondements. Un essaim de géomètres myrmidons persécute déjà les belles-lettres, en leur prescrivant des lois pour les dégrader. Que n’arrivera-t-il pas lorsqu’elles manqueront de leur unique appui, et lorsque de froids imitateurs de votre beau génie s’efforceront en vain de vous remplacer ! Dieu me garde de n’avoir pour amusement que de courtes et arides solutions de problèmes plus ennuyeux encore qu’inutiles ! Mais ne prévenons point un avenir aussi fâcheux, et contentons-nous de jouir de ce que nous possédons.


ApollonÔ compagnes d’une déesse !
ApollonVous que par des soins assidus
ApollonVoltaire sut en sa jeunesse
ApollonDébaucher des pas de Vénus,
ApollonGrâces, veillez sur ses années :
ApollonVous lui devez tous vos secours ;
Apollon pour jamais unit vos destinées,
Obtenez d’Alecto d’en prolonger le cours.

Fédéric.

  1. Voyez les lettres 7893 et 7912.
  2. La prise d’Avignon est du 11 juin 1768.
  3. Titre que prenait le roi de France.
  4. Voyez une note de la [[|lettre 8025]].
  5. Élégie à ma sœur Amélie, pour la consoler de la perte de Mlle Hertefeld. Cette pièce fait partie des Œuvres posthumes de Frédéric.