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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/59

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 367-371).
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LIX

Il paraît, depuis quelque temps, un livre intitulé la Voix libre du citoyen, ou Observations sur le gouvernement de Pologne[1]. C’est un tableau, fait avec assez de naïveté et de vérité, des défauts de ce gouvernement et des remèdes qu’on pourrait y appliquer. Il n’y a pas de grandes vues dans cet ouvrage, mais la plupart des choses y sont sensibles et raisonnables. On n’omet rien de ce qui est essentiel, et on s’y étend sur les objets à proportion de leur importance. En général, il y a de l’ordre et de la clarté dans ce livre ; le style en est toujours net, quelquefois agréable et souvent diffus. Si vous le lisez, vous serez, je crois, attachée par la chose même et par l’air plein d’humanité et de sentiment dont elle est traitée. Le fond de ce traité de politique est du roi Stanislas ; c’est le chevalier de Solignac, secrétaire de ses commandements, qui y a donné la forme. Il paraîtra, dans un ou deux mois, cinq volumes d’une Histoire de Pologne par cet écrivain. Ils seront suivis, dans quelques années, de cinq autres tomes. M. de Solignac m’a fait l’honneur de me communiquer quelques endroits de son ouvrage, qui m’ont paru fort beaux.

— La poésie que vous allez lire n’a qu’un faux air d’éloge. Ce sont des contrastes plus ou moins sensibles, selon qu’on a plus ou moins connu Mme du Châtelet. Depuis longtemps nous n’avions point eu de satire où l’ironie fût si ingénieuse et si bien soutenue. Pour rendre ces vers plus piquants, on suppose que c’est Voltaire qui parle :

Un sommeil éternel a donc fermé ces yeux
Où brillaient la vertu, l’amour et le génie !
La vérité, l’honneur, la foi, la modestie,
N’ont pu changer du sort l’arrêt impérieux.
N’onTu meurs, immortelle Émilie,
Ou plutôt ta belle âme, en volant vers les dieux,
N’onÀ son principe est réunie ;
Avec toi, la pudeur, de la nature bannie,
N’onRentre pour jamais dans les cieux.
Tu meurs et je survis à cette heure fatale,
Je vois encor le ciel dont tu ne jouis plus.
Hélas ! où l’amitié, les talents, les vertus,
N’onPourraient-ils trouver ton égale ?
Qui me rendra ces jours passés dans la douceur
N’onD’une confiance tranquille,
N’onOù mon âme à tes goûts docile

N’onN’avait pour toi que ton humeur ;
N’onOù loin des propos de la ville
N’onEt du vain faste de la cour,
N’onSans soins, sans brigue, sans détours,
L’Arioste et Newton dans un loisir utile
Remplaçaient à Cirey la jeunesse et l’amour ?
Dans les bras de la paix, au sein de la sagesse,
N’onOubliant Versailles et Paris,
N’onLes flatteurs et les beaux esprits,
N’onL’orgueil des grands et leur bassesse,
Nous étions seuls, heureux, du moins dans nos écrits.
N’onPardonne, ombre chère et sacrée,
N’onSi de son bonheur enivrée
Mon âme quelquefois secoua ses liens ;
N’onPar tes transports vainqueurs des miens.
N’onTu vis ma chaîne resserrée,
Et si, sur nos beaux jours tissus par le bonheur,
Le caprice a versé l’amertume et l’aigreur,
Du moins après ta mort tu seras adorée.
N’onVois des arts la troupe éplorée
N’onTe suivre en deuil jusqu’au tombeau ;
Vois l’Hymen et l’Amour éteindre leur flambeau
N’onVois le cœur même de l’Envie
N’onS’ouvrir aux traits de la Pitié ;
Vois ton cercueil baigné des pleurs de l’Amitié,
Vois ton époux errant et détestant la vie,
Redemander aux dieux sa fidèle moitié
N’onAdmise à la céleste troupe,
À la table des dieux où tu bois dans la coupe
N’onEt de Minerve et d’Apollon.
Si ton cœur est sensible à l’éclat d’un grand nom,
Si mes vœux jusqu’à toi peuvent se faire entendre,
Que tu dois t’applaudir d’une amitié si tendre !
Je veux que l’avenir, dans mes vers t’admirant,
N’onTe confonde avec Uranie,
N’onEt si quelque censeur impie
Rit du culte immortel que ma muse te rend,
N’onPour confondre la calomnie
N’onJ’aurai Saint-Lambert pour garant.

— On donne depuis environ quinze jours, à l’Opéra, un ballet intitulé le Carnaval du Parnasse[2]. C’est une rapsodie de Fuzelier que personne n’est encore parvenu à entendre. La musique, qui est de Mondonville, est agréable en quelques endroits, mais pleine de ressouvenirs et trop sensiblement imitée de Rameau.

M. de Secondat, fils du célèbre président de Montesquieu, vient de traduire un livre intitulé Considérations sur le commerce et la navigation de la Grande-Bretagne[3]. L’auteur examine ce que la nation tire de l’étranger, ce que la nation porte à l’étranger, et quels moyens l’Angleterre pourrait prendre pour tirer moins et pour fournir davantage. Cet ouvrage est rempli de détails curieux et sensibles, de projets nobles et sensés, de vues profondes et étendues. Tout cela est un peu gâté par des longueurs, des obscurités, des répétitions. Je connais peu de livres où il y ait une politique plus d’usage. Cet ouvrage déplaît assez généralement dans ce pays-ci, parce qu’on y fait l’éloge de ce qui s’est fait d’avantageux parmi nous pour le commerce. Or les Français ne peuvent pas se persuader que leur ministère ait à cœur l’honneur de la marine et le progrès du commerce. J’oubliais de vous dire que j’ai trouvé un trait dans ce livre, qui m’a fort réjoui. Charles Ier, roi d’Angleterre, avait si peu de connaissance du commerce qu’il accorda aux Français la permission de pêcher aux bancs de Terre-Neuve dans la vue qu’un couvent de moines anglais ne manquât point de poisson pendant le carême.

— Il nous est arrivé de Suisse, il y a quelque temps, cinq volumes des Mémoires de l’abbé de Montgon[4]. C’est l’histoire de ce qui s’est passé d’important en Europe durant la meilleure partie du ministère du cardinal de Fleury. L’auteur, que j’ai beaucoup connu, a assez de pénétration, beaucoup d’imagination, peu de jugement, des contrastes sans nombre dans le caractère, une hardiesse aussi rare que nécessaire dans les affaires, du haut et du bas dans sa conduite, des instants de lumière et d’obscurité. Son livre dit à peu près tout cela. Je n’ai guère rien lu qui m’ait tant instruit et plus amusé. J’aurais l’honneur de vous parler de cela fort au long, si vous n’aviez été à portée de recevoir ce livre beaucoup plus tôt que nous.

— Les Comédiens français donnent déjà la cinquième représentation d’une pièce nouvelle en un acte et en vers, intitulée la Ruse inutile. Voici l’idée de cette petite comédie, qui est de Rousseau, connu pour quelques autres ouvrages de ce genre qui ne valent pas mieux.

Argante, également riche et avare, se détermine à marier Isabelle, sa fille unique, par la persécution de Lisette. Cette suivante, qui est sûre et fort attachée à sa maîtresse, tâche de pénétrer les intentions d’Argante sur l’époux qu’il destine à sa fille. Ce qui fournit l’occasion de faire le portrait des différents prétendants. Cette scène n’est point amusante, parce que tout ce qui s’y dit est usé. Lisette est charmée d’apprendre que Cléon, amant préféré d’Isabelle, est le préféré parce qu’il est le plus riche, raison déterminante pour un père tel qu’Argante. Cléon survient. C’est un homme qui se pique d’une probité scrupuleuse, et il apprend à Argante qu’il est totalement ruiné par une banqueroute. Le vieillard le console, donne de grandes louanges à sa franchise et le quitte en l’assurant qu’il n’aura pas sa fille. Ce trait aurait été fort applaudi, si on ne s’était souvenu qu’il est dans Molière. Cléon reste fort affligé ; son valet Frontin lui fait des reproches sur sa délicatesse et offre de tout réparer par un stratagème qu’il vient d’imaginer. Cléon fait alors un grand étalage de probité et défend à Frontin, qui veut servir son maître malgré lui, de rien entreprendre. Il court chez Argante et le trompe en lui assurant que la banqueroute est supposée et que c’est une feinte de son maître, pour découvrir les sentiments de son futur beau-père, qu’il croit fort avare, et pour éprouver la tendresse d’Isabelle. Argante est intrigué du procédé de Cléon ; il en parle à sa fille, qui en est encore plus affectée. Le père se retire. Cléon vient faire des protestations de fidélité à sa maîtresse qui le reçoit avec beaucoup d’aigreur et lui demande son portrait. Cléon veut s’expliquer avant que de le rendre, et Isabelle s’en va sans le reprendre. Argante s’en prend à Frontin, contre lequel il a une si violente colère qu’il veut lui passer son épée au travers du corps. Argante est sur le point de se dédire, mais l’arrivée de sa fille, qui vient annoncer que le banqueroutier, touché de repentir, a rapporté tous les effets de Cléon, termine le mariage et finit la pièce, qui n’est pas mal écrite, mais très-froide, encore plus triste et sans aucune invention.

  1. 1749. Deux parties in-12. Réimprimé en 1753 et 1764.
  2. Représenté pour la première fois le 23 septembre 1749.
  3. Traduit de l’anglais de Josuah Gée. Genève, 1750, in-12.
  4. Mémoires de différentes négociations de M. l’abbe de Montgon dans les cours d’Espagne et de Portugal, depuis 1723 jusqu’en 1750. Genève, la Haye et Lausanne, 1745-1752, 17 volumes in-12. C’est le commencement de la seconde partie dont Raynal rend compte.