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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/60

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 371-376).
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LX


On vient de nous donner une traduction de l’Art de conserver la santé, composé pour l’école de Salerne[1]. Cet ouvrage, fait environ vers l’an 1100, renferme des préceptes sur le choix des aliments, sur les différents régimes qui peuvent nuire ou servir à la santé, sur les remèdes qui conviennent aux maladies les plus ordinaires. Les illustres médecins, auteur de cet ouvrage, le dédièrent à Robert, duc de Normandie, célèbre par un trait fort généreux. Il était affligé par une fistule si maligne, qu’on jugeait qu’il n’en pourrait guérir, à moins que quelqu’un n’en suçât le venin avec la bouche. Ce prince, qui ne croyait pas que cela fût possible, sans un grand danger de la personne qui lui rendrait ce service, fut assez généreux pour ne vouloir pas permettre que qui que ce fut s’y exposât. La princesse, sa femme, qui l’aimait très-tendrement, prit le temps qu’il dormait, suça la plaie, la guérit et n’en reçut aucun mal.

L’École de Salerne est écrite en vers latins. Ils sont assez mauvais, mais on les retient parce qu’ils sont courts et qu’ils renferment des préceptes importants. Je ne sais ce qu’on pense de cet ouvrage dans les autres pays, mais ici on en fait grand cas, et il y a bien peu de Français un peu instruits qui n’en sachent et qui n’en citent souvent des vers. La traduction française ne jouira pas probablement du même honneur. Les vers ne valent pas mieux et sont beaucoup moins serrés. Vous en jugerez par ces deux ou trois exemples :


MOYEN DE SE PASSER DE MÉDECIN.

Si tibi deficiant medici, medici tibi fiant
Hæc tria : mens hilaris, requies moderata, diæta.

S’il n’est nul médecin près de votre personne
Qui dans l’occasion puisse être consulté,
Qui En voici trois que l’on vous donne :
Un fonds de bel humeur, un repos limité,
Qui Et surtout la sobriété.

Auca sitit Coum mensis, campis Acheloum,
Auca petit bacchum mortua, viva laccum.

Qui L’oie est un animal stupide
Qui doit être sans cesse en un séjour humide :
Il la faut abreuver, l’axiome est certain ;
Vive elle veut de l’eau, morte elle veut du vin.

M. Le Clerc vient d’adresser une épître de cinq ou six cents vers au principal du collège des Jésuites[2]. C’est un éloge outré des écrivains de cette société. Il y a dans cette pièce des vers durs, des obscénités, des choses maladroites et de mauvais goût, peu d’endroits heureux. Voici comment il peint les Français et les Anglais, à l’occasion des deux jésuites qui ont écrit l’histoire des deux nations. Ce morceau m’a paru le plus supportable, quoiqu’il ne soit pas exempt de reproches :

Qui D’Orléans, qui de l’Angleterre
Nous peins si fortement les révolutions,
Qui Dans tes vives narrations
Je ne vois que du sang inonder cette terre.
Dans cette île on n’entend que le bruit du tonnerre ;
Neptune par les vents n’est pas plus agité ;
Ce trône est un vaisseau, le jouet de l’orage,
Et l’Anglais inquiet combat pour l’esclavage,
Content de prononcer le nom de liberté.

Daniel, dont la plume a tracé notre histoire,
Qui D’un peuple aimable et redouté,
Qui Ami de la société,
D’un peuple aimé du ciel on y verra la gloire,
Charmant dans ses discours et grand par ses exploits,
Infidèle à l’amour et fidèle à ses rois ;
Qui Français, que souvent rien n’égale,
Qui Sages et fous par intervalle,
Hercule terrassait les monstres quelquefois,
Et quelquefois aussi filait aux pieds d’Omphale.

Français, mal imités par vos voisins jaloux,
Je rends grâces aux dieux d’être né parmi vous.

M. Fréron, qui depuis quelque temps rend compte au public des ouvrages nouveaux, a attaqué avec un acharnement tout à fait odieux M. Marmontel, l’espérance de notre théâtre tragique. Celui-ci, lassé des traits du critique, l’a fait sortir de la Comédie pour se battre contre lui. On les a séparés, mais non réconciliés. Quelques plaisants ont lâché à cette occasion deux ou trois épigrammes où l’on attaque la santé de Mlle Clairon, actrice qui n’a pas la réputation d’être sage, et un certain goût tant de fois reproché aux jésuites, anciens confrères de Fréron :

Du Parnasse odieux aspic,
Si pour éviter tes outrages
Il faut approuver tes ouvrages,
Envoie un cartel au public.



Du théâtre ennuyeux insecte,
Sorti du bidet d’Alecton,
Pour avoir combattu Fréron
Tu crois en vain qu’on te respecte :
Ta valeur est aussi suspecte
Que la santé de la Clairon.



Contre un apostat des jésuites,
Reptile du sacré vallon,
Marmontel, en vain tu t’irrites ;
Redoute encore son aiguillon.
La blessure en est meurtrière :
Tu dois tout craindre de Fréron :
Il peut t’attaquer par derrière.

L’épigramme suivante sera une preuve de mon exactitude à vous envoyer tous les vers qui courent. On l’attribue à M. Fréron, et elle est fort répandue :

J’errais un jour dans la forêt voisine
Du grand chemin qui conduit à Senlis :
J’entends crier : « Au meurtre ! on m’assassine ! »
Je vole au lieu d’où s’élançaient les cris.

Que vois-je, ô ciel ! quelle surprise extrême !
Le Dieu du goût assassiné lui-même.

« Ami, dit-il, je cède au coup mortel,
À mes tyrans je voulais me soustraire ;
Mais par malheur, dans ce bois solitaire,
J’ai rencontré Raynal et Marmontel[3]. »

L’Académie des sciences tint sa séance le 12 de ce mois. M. de Fouchy y lut l’éloge de M. Amelot, qui avait été ministre des affaires étrangères et dont le roi de Prusse avait exigé le déplacement pour des raisons qu’il serait trop long de dire. Le héros était une homme médiocre, et le panégyriste resta pourtant au-dessous de son sujet. M. Ferrein lut une dissertation sur des matières d’anatomie qu’il entend parfaitement. M. de Lisle, qui a été longtemps à Pétersbourg, examina en quel lieu et en quel temps le froid a été le plus violent, et il se trouve qu’on n’en a jamais éprouvé d’aussi terrible que dans la baie d’Hudson, quoique par la position des lieux cela ne dût pas être. M. Vaucanson proposa un tour de son invention, avec lequel notre soie sera aussi bonne que celle du Piémont. Il prétend avoir découvert, par plusieurs expériences réitérées, que notre soie n’est inférieure à celle de delà les monts que parce que jusqu’ici elle n’a pas été mise aussi bien en œuvre. L’abbé de Gua termina la séance par la préface d’une arithmétique en huit volumes in-octavo qui est sous presse. Cet algébriste montra dans cet écrit son caractère et ses talents de l’étendue et de l’obscurité dans l’esprit, de la fierté et de l’aigreur dans le caractère. Il ne fut pas applaudi.

Le 14 du même mois, M. Bougainville lut trois éloges à l’Académie des inscriptions. Tout cela était écrit d’un style ferme, élégant et naturel. Le premier éloge fut celui de M. Fréret, le plus savant homme que la France ait eu depuis longtemps. Le panégyriste fit un précis, dont on se serait bien passé, de toutes les dissertations de cet érudit. Il saisit d’ailleurs admirablement son caractère et il peignit tous ses défauts avec beaucoup d’adresse et de décence. L’éloge de M. d’Egly, auteur d’une Histoire des Deux-Siciles, occupa peu de terrain. C’était un homme obscur et dont les talents étaient assez bornés. Son ouvrage est exact pour les recherches, mais il manque d’agrément. L’éloquence insinuante, les mœurs douces, la politesse agréable, la magnificence noble du cardinal de Rohan, firent le sujet du troisième éloge. Les fleurs y furent répandues, peut-être avec un peu de profusion, mais on les jetait sur des cendres qui ont été arrosées des larmes de la France entière. M. le cardinal de Rohan était l’idole de tous ceux qui le connaissaient. On termina cette séance par la lecture d’un mémoire sur la ville d’Herculée ; on fit un parallèle fort agréable et fort savant des belles choses qu’on y a découvertes avec les antiques dont on est en possession depuis longtemps.

  1. Traduit en vers français, par B. L. M. (Bruzen de La Martinière). La Haye, 1743, et Paris, 1749, in-12.
  2. Épître au P. de La Tour. 1759, in-4o.
  3. Fréron rapporte cette épigramme dans ses Opuscules, mais les noms de Marmontel et de Raynal ne sont désignés que par leurs initiales.