Cours d’agriculture (Rozier)/MÉPHITISME, MÉPHITIQUE, ou MOFÉTIQUE, ou AIR FIXE

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Hôtel Serpente (Tome sixièmep. 492-496).


MÉPHITISME, MÉPHITIQUE, ou MOFÉTIQUE, ou AIR FIXE. Pour bien comprendre comment cet air mortel vicie l’air atmosphérique, il est essentiel de relire l’article Air, & sur-tout la partie qui traite spécialement de l’air fixe. Je me contente, dans cet article, de considérer cet air sous quelques rapports particuliers, & sur-tout relativement à la manière de désinfecter un lieu, une maison, &c. où l’air vicié est susceptible de nuire à la santé de l’homme & des animaux. Pour produire un pareil effet, il n’est pas toujours nécessaire que l’air soit vicié au point que la lumière s’y éteigne, que l’animal meure suffoqué. Alors c’est l’air méphitique le plus destructeur ; mais, entre ce point extrême & celui où l’air est salubre, il y a un grand nombre de nuances, & ces nuances deviennent plus ou moins dangereuses, suivant que l’air du lieu est plus ou moins chargé d’air fixe. Il faut se rappeller, 1°. que l’air atmosphérique que nous respirons, contient tout au plus un tiers de son poids d’air pur, ou air appellé déphlogistiqué. 2°. que l’air fixe est plus pesant que l’air atmosphérique, & par conséquent, qu’il règne & augmente toujours dans la partie inférieure de l’appartement, de l’écurie, &c. que dans un lieu infecté, c’est l’air que nous respirons, puisque l’air atmosphérique est plus léger, & occupe la région supérieure de la chambre. Ainsi, l’air d’une bergerie, d’une écurie, remplies d’animaux, ou celui d’une chambre où les enfans, où les hommes sont entassés, devient insensiblement méphitique, & à la longue il devient mortel ; parce que l’air atmosphérique de ces lieux s’approprie l’air fixe qui sort des corps par la transpiration, & qui est encore vicié de nouveau dans les poumons, par l’inspiration & par la respiration. Si on veut une preuve bien palpable de cette corruption de l’air, il suffit de prendre une bouteille, d’y descendre un morceau de bougie allumée, & de bien boucher cette bouteille. Tant que la flamme trouvera d’air pur à s’approprier, cette flamme subsistera ; mais, lorsque la masse des deux tiers d’air méphitique, qui étoient renfermés dans l’air atmosphérique de cette bouteille, sera encore augmentée par l’air fixe qui s’échappe de la flamme, cet air deviendra mortel, & la flamme s’éteindra. Si après cela, on plonge dans l’air de cette bouteille un animal quelconque, il périra en peu de minutes ; si on y plonge un second, un troisième, &c. ce dernier mourra en moins de temps que le premier & le second, & ainsi de suite ; parce que sa transpiration a augmenté la masse de l’air mortel.

Dans un semblable vase, rempli d’air mortel, jetons de semblables animaux, & bouchons le vase. Leur inspiration absorbera peu-à-peu la portion d’air déphlogistiqué, & leur transpiration augmentera la masse de l’air méphitique ; enfin, ils mourront. Si on ajoute de nouveaux animaux, leur mort sera plus prompte, &c.

Appliquons ces extrêmes à l’air atmosphérique de nos appartemens, des bergeries, des écuries, &c. &c. Moins l’air s’y renouvellera, & plus il y sera contagieux ; la contagion augmentera en raison du nombre des individus, & de la position des fenêtres qui établissent la communication de l’air extérieur avec l’air du dedans. Les fenêtres, ou plutôt les larmiers des bergeries, (Voyez ce mot), sont toujours placés à cinq ou six pieds de l’animal : il est donc forcé de respirer l’air le plus pesant, & par conséquent l’air le plus mal sain ; au lieu que si le larmier avoit été placé près du sol, l’air pesant se seroit échappé au dehors ; sauf à boucher ces larmiers dans le besoin. D’après cet exemple, chacun peut en faire l’application à l’appartement qu’il occupe, & en conclure combien il est indispensable d’en renouveller l’air atmosphérique, afin qu’entraîné par le courant, il dissolve & se charge de l’air méphitique, pour le transporter dans le réservoir immense de l’atmosphère… On doit conclure encore, que toute habitation près d’un cimetière, près des lieux marécageux, & de tous ceux où les corps éprouvent une fermentation, soit spiritueuse, soit putride, est mal placée. De là, résulte la nécessité d’en éloigner les fumiers, & en général tout ce qui vicie l’air. Consultez les mots Étang, Aisance (fosses de).

Il y a plusieurs moyens de désinfecter les endroits qui le sont : l’eau, la fumée, le feu, l’établissement d’un courant d’air nouveau, & certains procédés, lorsque l’air est devenu vraiment méphitique.

On a vu au mot Air fixe, que l’eau s’en chargeoit à peu-près de moitié de son volume. Ainsi, les lavages à grande eau sont utiles, & malheureusement trop peu employés.

Au mot Fumée, on a renvoyé à celui de Fumigation, & ce dernier a été oublié. Il convient d’en parler ici. Pendant les épidémies & les épizooties, la coutume est de faire brûler dans les lieux infectés, des herbes & arbrisseaux aromatiques, tels que le genévrier, la lavande, le thym, &c. On ne détruit point l’air méphitique, la fumée le masque pour un temps, sur-tout si l’endroit est clos & bien fermé. Mais si on établit un courant d’air rapide pendant l’ignition de ces plantes, alors cette fumée devient méchaniquement salutaire, parce qu’elle entraîne avec elle l’air fixe. Voilà pourquoi les cheminées sont si avantageuses dans les appartemens, par le courant d’air extérieur qu’elles occasionnent, qui renouvelle celui du dedans, & qui, enfin, est entraîné par lui dans le tuyau de la cheminée. On a donc le plus grand tort de boucher, pendant l’été, l’ouverture de la cheminée, sous prétexte de décoration, ou par tel autre motif de ce genre. De ces courans d’air dépend la salubrité des appartemens.

C’est encore ainsi que le feu, pendant l’hiver, renouvelle l’air par l’activité que la chaleur & la flamme donnent au courant qui passe dans la cheminée. Si pendant les chaleurs, un malade dans son lit, vicie l’air par sa transpiration, souvent empestée ; si on craint mal-à-propos de renouveller l’air de sa chambre, il faut, dans ce cas, établit du feu dans la chambre voisine, & il attirera le mauvais air de l’autre. Il vaudroit beaucoup mieux ouvrir les fenêtres, établir un courant d’air naturel, laisser les rideaux du lit ouverts, sur tout dans toutes les maladies putrides, ayant cependant soin de défendre le malade de l’impression du froid. S’il n’y a point de courant d’air, c’est poignarder l’homme malade & l’homme en santé, que de placer dans sa chambre un brasier de charbons allumés & très allumés, quoiqu’on soit dans l’habitude de mettre, dans le milieu, de vieilles ferrailles, sous prétexte de s’opposer aux qualités délétères du charbon allumé. Le feu, dans ce cas, change l’air atmosphérique, déjà un peu vicié outre mesure, en véritable air mortel. Ne voit-on pas chaque année, une multitude de personnes périr par la vapeur de ces brasiers, quoique bien allumés ? Une quantité de lampes, de chandelles, de bougies allumées, produisent des effets aussi sinistres, toutes les fois que l’air n’est pas renouvelle.

Si, par maladie contagieuse, une chambre, une écurie, bergerie, &c. sont infectées jusqu’à un certain point, le premier soin est d’établir le plus de courant d’air qu’il est possible, 2°. de laver à grande eau les murs, les carreaux, les râteliers, les anges, &c. 3° de laver le tout avec du vinaigre ; 4°. de mettre sur un réchaud bien allumé, un vase rempli de vinaigre, & en quantité proportionnée à l’étendue qu’on veut désinfecter. On a coutume d’y ajouter des zestes de citron, des écorces d’oranges, des baies de genièvres, & toutes ces drogues ne purifient point l’air, elles masquent seulement, je le répète, l’odeur & pour peu de temps. Le vinaigre seul agit comme acide, comme neutralisant les alkalis volatils, (Voyez ce mot), qui s’exhalent des corps en putréfaction. Ces moyens suffisent lorsque le méphitisme n’est pas à son dernier période c’est-à-dire qu’on doit les regarder jusqu’alors comme des ressources. & des précautions contre l’air méphitique, encore un peu éloigné d’être mortel.

Lorsque cet air méphitique commence réellement à devenir dangereux, & un peu avant qu’il soit complètement mortel, il faut employer un moyen plus efficace, dont on doit la découverte à M. de Morveau, ancien avocat général du parlement de Dijon, si connu dans la république des lettres, par l’étendue de ses connoissances. Voici comment s’explique ce citoyen, ce patriote. L’église cathédrale de Dijon étoit si infectée par l’air putride qui s’élevoit des caveaux de sépulture, que le chapitre fut obligé d’aller faire le service divin dans une autre église, & celle-ci fut abandonnée.

» Je fis mettre six livres de sel marin, non décrépité[1], & même un peu humide, dans une de ces grandes cloches de verre, dont on se sert dans les jardins. Cette cloche fut placée sur un bain de cendres froides, dans une chaudière de fer fondu. On plaça la chaudière sur un grand réchaud, qui avoit été précédemment rempli de charbons, allumés Je versai, sur le champ, dans la cloche, & sur ce sel, deux livres de l’acide connu sous le nom impropre d’huile de vitriol, & je me retirai. Je n’étois pas à quatre pas du réchaud, que la colonne de vapeurs qui s’en élevoit, touchoit déjà la voûte du collatéral : il étoit alors sept heures du soir ; tout le monde sortit précipitamment, & les portes furent fermées jusqu’au lendemain ».

» C’est un principe généralement avoué, qu’il se dégage une quantité considérable d’alkali volatil, des corps qui sont dans un état de fermentation putride. Dès-lors, pour purifier une masse d’air qui en est infectée, il n’y a point de voie plus courte & plus sûre, que de lâcher un acide, qui, s’élevant & occupant tout l’espace, s’empare de ces molécules alcalines, les neutralise, & réduit l’odeur, ainsi décomposée, à ses parties fixes, que l’air ne peut plus soutenir. Le procédé que je viens d’indiquer, remplit parfaitement ces deux objets. 1°. Personne n’ignore que dans cette opération, l’acide marin est mis en liberté & est volatilisé par le feu : aussi trouva-t-on le lendemain, l’église remplie des vapeurs de cette dissolution ; & l’un de messieurs les fabriciens m’a assuré, que s’étant présenté à l’une des portes de l’église, environ deux heures après l’opération, il avoit été saisi par cette vapeur qui s’échappoit par le trou de la serrure ; 2°. cette vapeur a neutralisé l’alkali & décomposé l’odeur. Ceux qui entrèrent dans cette église, le dimanche matin, avouèrent tous, avec étonnement, qu’il n’y avoit plus aucun soupçon d’odeur quelconque ; & l’effet est ici d’autant plus marqué, qu’il a été reconnu depuis, que le foyer de la fermentation putride n’étoit pas éteint dans le caveau ».

» Quelque grand que puisse être le vaisseau à désinfecter, la dose de deux livres d’acide vitriolique, sur six livres de sel marin, sera plus que suffisante, puisque ce mélange a fourni assez de vapeurs pour remplir une église très-vaste, & que je trouvai encore dans la capsule ou cloche, plus de moitié du sel marin qui n’avoit pas encore été décomposé ; ce qui venoit de ce que le feu ne s’étoit pas soutenu assez long-temps, & il n’auroit pas été prudent de tenter de le renouveller pendant l’effervescence ».

» L’on peut donc réduire les doses énoncées ci-dessus, suivant la grandeur des appartemens, en observant toujours les proportions de trois parties de sel de cuisine pour une partie d’huile de vitriol. Ainsi donc, trois onces d’acide vitriolique, & neuf onces de sel marin, peuvent suffire pour toute chambre de grandeur ordinaire. L’opération se feroit, du moins en grande partie sans feu, si l’on employoit du sel de cuisine décrépité ; mais, pour peu que les doses fussent considérables, il y auroit tout à craindre que celui qui en feroit le mélange n’eût pas le temps de se retirer, & ne fût suffoqué sur le champ, par l’activité des vapeurs acides. Voilà pourquoi je me suis servi du sel ordinaire, non séché, & même un peu humide ».

Cette opération ne peut avoir lieu dans une chambre où il y auroit des malades ; mais combien d’autres occasions n’existent-elles pas où il est nécessaire de purifier l’air ?

Il suffit de transporter les malades dans des appartemens éloignés, & de ne les ramener dans le premier que le lendemain. Ce qui est dit pour les appartemens, s’applique également aux écuries, aux étables, aux bergeries, sur-tout lorsqu’il règne des épizooties, (Voyez ce mot) dont le caractère est putride, gangreneux & inflammatoire.


  1. Note de l’Éditeur. Sel marin ou sel de cuisine sont deux mots synonymes ; on appelle ce sel décrépité, lorsque, sur une pêle exposée sur le feu, on a fait chauffer ce sel au point de perdre son eau de cristallisation, & de ne conserver que sa partie saline bien sèche.