Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/DIV. 2 Dialectique/Livre Deuxième/Appendice/II

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Traduction par Jules Barni.
Édition Germer-Baillière (2p. 251-279).




Du but final de la dialectique naturelle de la raison humaine


Les idées de la raison pure ne peuvent jamais être par elles-mêmes dialectiques, et leur abus seul peut faire qu’il en résulte une apparence trompeuse ; car elles nous sont données par la nature de notre raison, et il est impossible que ce tribunal suprême de tous les droits et de toutes les prétentions de notre spéculation renferme lui-même des illusions et des prestiges originels. Très-vraisemblablement elles doivent avoir leur bonne et utile destination dans la constitution naturelle de notre raison. Mais la tourbe des sophistes crie, comme c’est sa coutume, à l’absurdité et à la contradiction, et outrage le gouvernement dont elle ne saurait pénétrer les plans intimes, mais aux bienfaits duquel elle doit elle-même son salut et cette culture qui la met en état de le blâmer et de le condamner.

On ne peut se servir avec sécurité d’un concept à priori, sans en avoir établi la déduction transcendentale. Les idées de la raison pure ne permettent pas, il est vrai, une déduction semblable à celle des catégories ; mais, pour peu qu’elles aient quelque valeur objective, même indéterminée, et qu’elles ne soient pas simplement de vains êtres de raison (entia rationis ratiocinantis), il faut absolument qu’il y en ait une déduction possible, cette déduction s’écartât-elle beaucoup de celle que comportent les catégories. C’est là ce qui complète l’œuvre critique de la raison pure, et c’est là ce que nous voulons maintenant entreprendre.

Que quelque chose soit donné à ma raison comme un objet absolument 1[1], ou seulement comme un objet en idée 2[2], cela fait une grande différence. Dans le premier cas, mes concepts ont pour but de déterminer l’objet ; dans le second, il n’y a réellement qu’un schème, auquel aucun objet n’est donné directement, ni même hypothétiquement, mais qui sert uniquement à représenter d’autres objets dans leur unité systématique, au moyen d’un rapport avec cette idée, et par conséquent d’une manière indirecte. Ainsi je dis que le concept d’une intelligence suprême est une simple idée, c’est-à-dire que sa réalité objective ne peut consister en ce qu’il se rapporte directement à un objet (car en ce sens nous ne saurions justifier sa valeur objective), mais qu’il n’est qu’un schème du concept d’une chose en général, ordonné suivant les conditions de la plus grande unité rationnelle et servant uniquement à maintenir la plus grande unité systématique dans l’usage empirique de notre raison, où l’on dérive en quelque sorte l’objet de l’expérience de l’objet imaginaire de cette idée comme de son principe ou de sa cause. Cela revient à dire, par exemple, que les choses du monde doivent être envisagées comme si elles tenaient leur existence d’une intelligence suprême. De cette manière l’idée n’est proprement qu’un concept euristique et non ostensif (1)[3], et elle montre, non pas quelle est la nature d’un objet, mais comment, sous sa direction, nous devons chercher la nature et l’enchaînement des objets de l’expérience en général. Or, si l’on peut montrer quel bien que les trois espèces d’idées transcendentales (psychologiques, cosmologiques et théologiques) ne se rapportent directement à aucun objet qui leur corresponde ni à sa détermination, toutes les règles de l’usage empirique de la raison n’en conduisent pas moins, sous la supposition d’un tel objet en idée, à l’unité systématique et étendent toujours la connaissance de l’expérience, sans pouvoir jamais lui être contraires, c’est alors une maxime nécessaire de la raison de procéder d’après des idées de ce genre. Et c’est là la déduction transcendentale de toutes les idées de la raison spéculative, non pas comme principes constitutifs servant à étendre notre connaissance à plus d’objets que l’expérience n’en peut donner, mais comme principes régulateurs de l’unité systématique des éléments divers de la connaissance empirique en général, laquelle est mieux construite et mieux justifiée, même dans ses propres limites, qu’elle ne pourrait l’être, sans le secours de ces idées, par le simple usage des principes de l’entendement.

C’est ce que je vais rendre plus clair. En prenant ce qu’on nomme les idées pour principes, d’abord (en psychologie) nous rattacherons au fil conducteur de l’expérience interne tous les phénomènes, tous les actes, toute la réceptivité de notre esprit, comme s’il était une substance simple subsistant (au moins dans la vie) avec identité personnelle, pendant que ses états, dont ceux du corps ne font partie que comme conditions extérieures, changent continuellement. En second lieu (dans la cosmologie) nous devons poursuivre sans jamais nous arrêter la recherche des conditions des phénomènes naturels, internes ou externes, comme si elle était infinie en soi et comme si elle n’avait pas de terme suprême, sans nier, pour cela qu’en dehors de tous les phénomènes il n’y ait des causes premières, purement intelligibles, de ces phénomènes, mais aussi sans jamais nous permettre de les introduire dans l’ensemble des explications naturelles, puisque nous ne les connaissons pas du tout. En troisième lieu enfin (au point de vue de la théologie), nous devons considérer tout ce qui ne peut appartenir qu’à l’ensemble de l’expérience possible, comme si elle formait une unité absolue, mais entièrement dépendante et toujours conditionnelle dans les limites du monde sensible, et comme si en même temps l’ensemble de tous les phénomènes (le monde sensible lui-même) avait, en dehors de sa sphère, un principe suprême unique et absolument suffisant, c’est-à-dire une raison originaire et créatrice subsistant par elle-même. D’après cette idée nous réglons tout usage empirique de notre raison, dans sa plus grande extension : comme si les objets mêmes étaient sortis de ce prototype de toute raison. Cela ne veut pas dire que les phénomènes intérieurs de l’âme dérivent d’une substance pensante simple, mais seulement qu’ils dérivent les uns des autres suivant l’idée d’un être simple ; de même cela ne veut pas dire que l’ordre du monde et son unité systématique dérivent d’une intelligence suprême, mais qu’ils tirent de l’idée d’une cause souverainement sage la règle d’après laquelle la raison doit procéder pour sa plus grande satisfaction dans la liaison des causes et des effets dans le monde.

Rien ne nous empêche d’admettre aussi ces idées comme objectives et hypostatiques, à l’exception seulement de l’idée cosmologique où la raison se heurte contre une antinomie, quand elle veut la réaliser (l’idée psychologique et l’idée théologique ne contiennent aucune antinomie de ce genre). En effet, s’il n’y a pas en elles de contradiction, comment quelqu’un pourrait-il nous en contester la réalité objective, puisque, n’en sachant pas plus que nous touchant leur possibilité, il n’est pas plus fondé à les nier que nous à les affirmer ? Toutefois il ne suffit pas, pour admettre quelque chose, de n’y trouver aucun empêchement positif, et il ne peut pas nous être permis d’introduire, sur la foi de la raison spéculative, qui achève volontiers son œuvre, comme des objets réels et déterminés, des êtres de raison, qui, sans contredire aucun de nos concepts, les surpassent tous. Nous ne devons donc pas les admettre en soi, mais seulement leur attribuer la réalité d’un schème comme principe régulateur de l’unité systématique de toute connaissance naturelle, et par conséquent nous ne devons les prendre pour fondement que comme des analogues de choses réelles, et non comme des choses réelles en soi. Nous écartons de l’objet de l’idée les conditions qui restreignent le concept de notre entendement, mais qui seules aussi nous permettent d’avoir d’une chose quelconque un concept déterminé. Et nous pensons alors quelque chose dont la nature intime échappe à tous nos concepts, mais que nous lions cependant à l’ensemble des phénomènes par un rapport analogue à celui que les phénomènes ont entre eux.

Quand donc nous admettons des êtres idéaux de ce genre, nous n’étendons pas proprement notre connaissance au delà des objets de l’expérience possible, mais seulement l’unité empirique de celle-ci au moyen de l’unité systématique dont le schème nous est donné par l’idée, laquelle par conséquent n’a pas la valeur d’un principe constitutif, mais seulement d’un principe régulateur. En effet, de ce que nous posons une chose correspondant à l’idée, un quelque chose, ou un être réel, il ne s’ensuit pas que nous voulions étendre notre connaissance des choses au moyen de concepts transcendentaux ; car cet être n’est pris pour fondement qu’en idée et non en soi, et par conséquent uniquement pour exprimer l’unité systématique qui doit nous servir de règle dans l’usage empirique de la raison, sans que nous puissions rien décider sur le principe de cette unité ou sur la nature intime de l’être qui en est la cause et le fondement.

Le concept transcendental et le seul déterminé que nous donne de Dieu la raison purement spéculative est donc, dans le sens le plus étroit, un concept déiste. La raison, en effet, ne nous donne pas même la valeur objective de ce concept, mais seulement l’idée de quelque chose sur quoi toute réalité empirique fonde sa suprême et nécessaire unité ; et nous ne pouvons le concevoir que par analogie à une substance réelle qui serait, suivant des lois rationnelles, la cause de toutes choses, quand nous entreprenons de le concevoir absolument comme un objet particulier, et que nous n’aimons pas mieux, nous contentant de la simple idée du principe régulateur de la raison, laisser de côté, comme surpassant l’entendement humain, l’achèvement de toutes les conditions de la pensée, ce qui d’ailleurs ne peut s’accorder avec le but d’une parfaite unité systématique dans notre connaissance, à laquelle du moins la raison ne met pas de bornes.

Il arrive ainsi qu’en admettant un être divin, je n’ai pas à la vérité le moindre concept de la possibilité interne de sa souveraine perfection, ni de la nécessité de son existence, mais que je puis alors satisfaire à toutes les autres questions qui concernent le contingent, et procurer à la raison le plus parfait contentement, non pas par rapport à cette supposition même, mais par rapport à la plus grande unité qu’elle puisse chercher dans son usage empirique, ce qui prouve que c’est son intérêt spéculatif, et non sa pénétration, qui l’autorise à partir d’un point si haut placé au-dessus de sa sphère, pour envisager de là ses objets comme dans un ensemble parfait.

Ici se montre une différence de la façon de penser dans une seule et même supposition, qui est assez subtile, mais qui a pourtant une grande importance dans la philosophie transcendentale. Je puis avoir une raison suffisante d’admettre quelque chose relativement (suppositio relativa), sans être fondé à l’admettre absolument (suppositio absoluta). Cette distinction se présente quand il s’agit simplement d’un principe régulateur, dont nous connaissons, il est vrai, la nécessité en soi, mais non la source, et que nous admettons à cet égard une cause suprême uniquement afin de concevoir d’une manière plus déterminée l’universalité du principe, quand par exemple je conçois comme existant un être qui corresponde à une simple idée, à une idée transcendentale. En effet je ne puis jamais admettre en soi l’existence de cette chose, puisqu’aucun des concepts par lesquels je puis concevoir quelque objet d’une manière déterminée n’y suffisent, et que les conditions de la valeur objective de mes concepts sont exclues par l’idée même. Les concepts de la réalité, de la substance, de la causalité, même ceux de la nécessité dans l’existence, n’ont, en dehors de l’usage par lequel ils rendent possible la connaissance empirique d’un objet, aucun sens qui détermine quelque autre objet. Ils peuvent donc bien servir à l’explication de la possibilité des choses dans le monde sensible, mais non pas à celle de la possibilité d’un univers même, puisque ce principe d’explication devrait être en dehors du monde, et que par conséquent il ne saurait être un objet d’expérience possible. Je puis cependant admettre, relativement au monde sensible, mais non en soi, un être incompréhensible de ce genre, l’objet d’une simple idée. En effet, si une idée (celle de l’unité systématiquement parfaite, dont je parlerai bientôt d’une manière plus précise) sert de fondement au plus grand usage empirique possible de ma raison, et que cette idée ne puisse jamais être en soi représentée d’une manière adéquate dans l’expérience, bien qu’elle soit indispensablement nécessaire pour rapprocher l’unité empirique du plus haut degré possible ; je ne suis pas alors seulement autorisé, mais obligé à réaliser cette idée, c’est-à-dire à lui supposer un objet réel, mais seulement comme quelque chose en général que je ne connais pas du tout en soi et auquel je ne donne des propriétés analogues aux concepts de l’entendement dans son usage empirique que comme à un principe de cette unité systématique et relativement à elle. Je concevrai donc, par analogie aux réalités du monde, aux substances, à la causalité et à la nécessité, un être qui possède tout cela dans la suprême perfection ; et, puisque cette idée ne repose que sur ma raison, je pourrai concevoir cet être comme une raison indépendante, qui soit la cause de l’univers au moyen des idées de la plus grande harmonie et de la plus grande unité possible. J’élimine ainsi toutes les conditions qui limitent l’idée, uniquement afin de rendre possible, grâce à un tel principe, l’unité systématique de la diversité dans l’univers, et, par le moyen de cette unité, le plus grand usage empirique possible de la raison, en regardant toutes les liaisons des phénomènes comme si elles étaient ordonnées par une raison suprême, dont la nôtre fût une faible image. Je me fais alors une idée de cet être suprême au moyen de purs concepts qui n’ont proprement leur application que dans le monde sensible ; mais, comme je n’ai recours à cette supposition que pour un usage relatif, c’est-à-dire afin qu’elle me donne le substratum de la plus grande unité possible d’expérience, je puis bien concevoir un être que je distingue du monde au moyen d’attributs qui appartiennent proprement au monde sensible. En effet je ne prétends nullement et je n’ai pas le droit de prétendre connaître cet objet de mon idée suivant ce qu’il est en soi ; car je n’ai point de concepts pour cela, et même les concepts de réalité, de substance, de causalité ; ceux aussi de nécessité dans l’existence, perdent toute signification et ne sont plus que de vains titres de concepts sans aucun contenu, quand je me hasarde à sortir avec eux du champ des choses sensibles. Je ne conçois la relation d’un être qui m’est tout à fait inconnu en soi avec la plus grande unité systématique possible de l’univers, que pour faire de cet être un schème du principe régulateur du plus grand usage empirique possible de ma raison.

Si nous jetons maintenant nos regards sur l’objet transcendental de notre idée, nous voyons que nous ne pouvons pas supposer son existence en soi d’après les concepts de réalité, de substance, de causalité, etc., puisque ces concepts n’ont pas la moindre application à quelque chose de tout à fait distinct du monde sensible. La supposition que la raison fait d’un être suprême, comme cause première, est donc purement relative, c’est-à-dire qu’elle a pour but l’unité systématique du monde sensible ; c’est simplement un quelque chose en idée dont aucun concept ne nous permet de dire ce qu’il est en soi. Par où l’on voit aussi pourquoi nous avons besoin par rapport à ce qui est donné aux sens comme existant, de l’idée d’un être premier nécessaire en soi, mais pourquoi nous ne saurions jamais avoir le moindre concept de cet être et de sa nécessité absolue. Nous pouvons à présent mettre clairement devant les yeux le résultat de toute la dialectique transcendentale et déterminer exactement le but final des idées de la raison pure, qui ne deviennent dialectiques que par l’effet d’un malentendu et faute d’attention. La raison pure n’est dans le fait occupée que d’elle-même, et elle ne peut avoir d’autre fonction, puisque ce ne sont pas les objets qui lui sont donnés pour en recevoir l’unité du concept de l’expérience, mais les connaissances de l’entendement pour acquérir l’unité du concept de la raison, c’est-à-dire de l’enchaînement en un seul principe. L’unité rationnelle est l’unité du système, et cette unité systématique n’a pas pour la raison l’utilité objective d’un principe qui l’étendrait sur les objets, mais l’utilité subjective d’une maxime qui l’applique à toute connaissance empirique possible des objets. Cependant l’enchaînement systématique, que la raison peut donner à l’usage empirique de l’entendement, n’en favorise pas seulement l’extension, mais il en garantit aussi la justesse ; et le principe de cette unité systématique est aussi objectif, mais d’une manière indéterminée (principium vagum), non pas comme principe constitutif servant à déterminer quelque chose relativement à son objet direct, mais comme principe régulateur et comme maxime servant à favoriser et à affermir à l’infini (d’une manière indéterminée) l’usage empirique de la raison, en lui ouvrant de nouvelles voies que l’entendement ne connaît pas, sans jamais être en rien contraire aux lois de cet usage.

Mais la raison ne peut concevoir cette unité systématique sans donner en même temps à son idée un objet, lequel d’ailleurs ne peut être donné par aucune expérience ; car l’expérience ne fournit jamais un exemple d’une parfaite unité systématique. Cet être de raison (ens rationis ratiocinatœ) n’est, à la vérité, qu’une simple idée, et par conséquent il n’est pas admis absolument et en soi comme quelque chose de réel ; nous ne le prenons pour fondement que d’une manière problématique (car nous ne saurions l’atteindre par aucun concept de l’entendement), afin d’envisager toute liaison des choses du monde sensible comme si elles avaient leur principe dans cet être de raison, mais uniquement dans le dessein d’y fonder l’unité systématique qui est indispensable à la raison, et qui est avantageuse de toutes façons à la connaissance empirique de l’entendement, sans jamais pouvoir lui être contraire.

On méconnaît le sens de cette idée quand on la tient pour l’affirmation ou même pour la supposition d’une chose réelle, à laquelle on voudrait attribuer le principe de la constitution systématique du monde. On doit au contraire laisser tout à fait indécise la question de savoir quelle est en soi la nature de ce principe qui se soustrait à nos concepts, et ne faire de l’idée que le point de vue duquel seul on peut étendre cette unité si essentielle à la · raison et si salutaire à l’entendement. En un mot, cette chose transcendentale n’est que le schème de ce principe régulateur par lequel la raison, autant qu’il est en elle, étend à toute expérience l’unité systématique.

Je suis moi-même, comme nature pensante (comme âme), le premier objet d’une pareille idée. Si je veux rechercher les propriétés avec lesquelles un être pensant existe en soi, il faut que je consulte l’expérience, et je ne puis même appliquer aucune des catégories à cet objet qu’autant que le schème m’en est donné dans l’intuition sensible. Mais je n’arrive jamais par là à une unité systématique de tous les phénomènes du sens intime. À la place donc du concept expérimental (de ce que l’âme est réellement), qui ne peut nous conduire loin, la raison prend celui de l’unité empirique de toute pensée, et, en concevant cette unité comme inconditionnelle et originaire, elle fait de ce concept le concept rationnel (l’idée) d’une substance simple qui demeure immuable en soi (personnellement identique) est en relation avec d’autres, choses réelles en dehors d’elle, en un mot, d’une intelligence simple existant par elle-même. Mais elle n’a pas ici en vue autre chose que d’expliquer les phénomènes de l’âme au moyen des principes de l’unité systématique, en considérant toutes les déterminations comme appartenant à un objet unique, toutes les facultés, autant que possible, comme dérivées d’une unique faculté première, tout changement comme faisant partie des états d’un seul et même être permanent, et en représentant tous les phénomènes qui ont lieu dans l’espace comme entièrement distincts des actes de la pensée. Cette simplicité de la substance, etc., ne doit être regardée, que comme le schème de ce principe régulateur, et l’on ne suppose pas qu’elle soit le principe réel des propriétés de l’âme. Il se peut en effet que celles-ci reposent sur de tout autres principes, que nous ne connaissons pas, puisqu’aussi bien nous ne saurions proprement connaître l’âme en elle-même au moyen de ces prédicats que nous supposons, quand même nous voudrions les lui appliquer d’une manière absolue, car ils ne sont qu’une simple idée qui ne peut être représentée in concreto. Une idée psychologique de ce genre ne peut offrir que des avantages, si l’on se garde bien de la prendre pour quelque chose de plus qu’une simple idée, c’est-à-dire si l’on se borne à l’appliquer à l’usage systématique de la raison par rapport aux phénomènes de notre âme. Alors en effet on ne mêle plus en rien les lois empiriques des phénomènes corporels, lesquelles sont d’une tout autre espèce, aux explications de ce qui appartient simplement au sens intime ; on ne se permet plus aucune de ces vaines hypothèses de génération, de destruction et de palingénésie des âmes, etc. ; la considération de cet objet du sens intime est ainsi tout à fait pure et sans mélange de propriétés hétérogènes ; en outre la recherche de la raison est dirigée de manière à ramener, autant que possible, à un principe unique dans ce sujet les principes d’explication ; toutes choses que fait excellemment, et même seul, un tel schème, comme si c’était un objet réel. L’idée psychologique ne peut donc représenter autre chose que le schème d’un concept régulateur. Car de demander seulement si l’âme n’est pas un sol de nature spirituelle, ce serait une question qui n’aurait pas de sens. En effet par un concept de ce genre je n’écarte pas simplement la nature corporelle, mais en général toute nature, c’est-à-dire les prédicats de quelque expérience possible, par conséquent toutes les conditions qui pourraient servir à concevoir un objet à un tel concept, en un mot tout ce qui seul permet de dire que ce concept a un sens.

La seconde idée régulatrice de la raison purement spéculative est le concept du monde en général. En effet la nature n’est proprement que l’unique objet donné par rapport auquel la raison a besoin de principes régulateurs. Cette nature est de deux espèces : pensante ou corporelle. Mais pour concevoir la dernière dans sa possibilité interne, c’est-à-dire pour déterminer l’application des catégories à cette nature, nous n’avons besoin d’aucune idée, c’est-à-dire d’aucune représentation qui dépasse l’expérience ; aussi bien n’y en a-t-il point de possible par rapport à elle, puisque nous ne sommes guidés à son égard que par l’intuition sensible et qu’il n’en va pas ici comme dans le concept psychologique fondamental (moi), lequel contient à priori une certaine forme de la pensée, à savoir l’unité de la pensée. Il ne nous reste donc rien pour la raison pure que la nature en général et la plénitude en elle des conditions d’après quelque principe. L’absolue totalité des séries de ces conditions, dans la dérivation de leurs membres, est une idée qui, à la vérité, ne peut jamais être complètement réalisée dans l’usage empirique de la raison, mais qui cependant nous fournit la règle que nous devons suivre à cet égard. C’est-à-dire que, dans l’explication des phénomènes donnés, nous devons procéder (en rétrogradant ou en remontant), comme si la série était en soi infinie (c’est-à-dire in indefinitum) ; mais que, là, où la raison même est considérée comme cause déterminante (dans la liberté), par conséquent dans les principes pratiques, nous devons agir comme si nous avions devant nous, non pas un objet des sens, mais un objet de l’entendement pur, où les conditions ne peuvent plus être placées dans la série des phénomènes, mais en dehors de cette série, et où la série des états peut être envisagée comme si elle commençait absolument (par une cause intelligible) ; toutes choses qui prouvent que les idées cosmologiques ne sont que des principes régulateurs et sont très-éloignées de poser, d’une manière en quelque sorte constitutive, une totalité réelle de ces séries. On peut voir le reste en son lieu dans l’antinomie de la raison pure.

La troisième idée de la raison pure, laquelle contient la supposition simplement relative d’un être considéré comme la cause unique et parfaitement suffisante de toutes les séries cosmologiques, est le concept rationnel de Dieu. Nous n’avons pas la moindre raison d’admettre absolument (de supposer en soi) l’objet de cette idée ; car qu’est-ce qui pourrait nous autoriser ou seulement nous induire à croire ou à affirmer en soi, en vertu du seul concept que nous en avons, un être doué d’une perfection suprême et absolument nécessaire par sa nature, n’était le monde par rapport auquel seulement cette supposition peut être nécessaire ? Par où l’on voit clairement que l’idée de cet être, comme toutes les idées spéculatives, ne signifie rien de plus sinon que la raison ordonne de considérer tout enchaînement dans le monde d’après les principes d’une unité systématique, par conséquent comme si tous étaient sortis d’un être unique comprenant tout, comme d’une cause suprême et parfaitement suffisante. Il est clair par là que la raison ne peut avoir ici pour but que sa propre règle formelle dans l’extension de son usage empirique, mais jamais une extension au delà de toutes les limites de l’usage empirique, et que, par conséquent, sous cette idée ne se cache aucun principe constitutif de son usage, lequel tend à l’expérience possible.

L’unité formelle suprême, qui repose exclusivement sur des concepts rationnels, est l’unité finale 1[4] des choses, et l’intérêt spéculatif de la raison nous oblige à regarder toute ordonnance dans le monde comme si elle était sortie des desseins d’une raison suprême. Un tel principe ouvre en effet à notre raison appliquée au champ des expériences des vues toutes nouvelles qui nous font lier les choses du monde suivant des lois téléologiques et nous conduisent par là à la plus grande unité systématique possible de ces choses. La supposition d’une intelligence suprême, comme cause unique de l’univers, mais qui à la vérité n’est que dans l’idée, peut donc toujours être utile à la raison et ne saurait jamais lui nuire. En effet si, relativement à la figure de la terre (qui est ronde, mais quelque peu aplatie *[5]), des montagnes et des mers, etc., nous admettons d’avance de sages desseins d’un auteur suprême, nous pouvons faire dans cette voie une multitude de découvertes. Si nous nous en tenons à cette supposition comme à un principe purement régulateur, l’erreur même ne peut pas nous être nuisible. En effet il n’en peut résulter rien de plus, sinon que, là où nous attendions un lien téléologique (nexus finalis), nous n’en trouvions qu’un purement mécanique ou physique (nexus effectivus), ce qui ne nous prive que d’une unité, mais ne nous fait pas perdre l’unité rationnelle dans son usage empirique. Mais ce contre-temps ne peut pas atteindre la loi même dans son but général et téléologique. En effet, bien qu’un anatomiste puisse être convaincu d’erreur, en rapportant quelque organe du corps d’un animal à une fin qui n’en résulte évidemment pas, il est cependant tout à fait impossible de prouver qu’une disposition de la nature, quelle qu’elle soit, n’ait pas du tout de fin. La physiologie (des médecins) étend donc aussi sa connaissance empirique, très-bornée d’ailleurs, des fins de la structure d’un corps organique au moyen d’un principe que fournit seule la raison pure, et qui va jusqu’à nous faire admettre très hardiment, mais aussi avec le consentement de tous les hommes raisonnables, que tout dans l’animal a son utilité et une bonne fin. Mais cette supposition ne saurait être constitutive, car elle va beaucoup plus loin que ne le permettent les observations faites jusqu’ici. Par où l’on voit qu’elle n’est qu’un principe régulateur de la raison, dont nous nous servons pour arriver à l’unité systématique la plus haute, au moyen de l’idée de la causalité finale d’une cause suprême du monde, comme si cette cause avait tout fait, en tant qu’intelligence suprême, d’après le plan le plus sage.

Mais si nous négligeons de restreindre cette idée à un usage purement régulateur, la raison s’égare alors de diverses manières, car elle abandonne le sol de l’expérience, qui doit cependant contenir les jalons de son chemin, pour s’élancer au delà de ce sol, dans l’incompréhensible et dans l’insondable, sur des hauteurs où elle est nécessairement saisie de vertige, en se voyant entièrement privée de tout usage conforme à l’expérience.

Lorsqu’au lieu de se servir de l’idée d’un être suprême comme d’un principe purement régulateur, on l’emploie (ce qui est contraire à la nature d’une idée) comme un principe constitutif, le premier inconvénient qui en résulte est la raison paresseuse (ignava ratio *[6]). On peut nommer ainsi ce principe qui fait que l’on regarde son investigation de la nature, en quoi que ce soit, comme absolument achevée, et que la raison se livre au repos comme si elle avait entièrement accompli son œuvre. L’idée psychologique elle-même, quand on l’emploie comme un principe constitutif pour expliquer les phénomènes de notre âme, et ensuite pour étendre au-delà de toute expérience notre connaissance de ce sujet (pour connaître son état après la mort), est sans doute très-commode pour la raison ; mais elle corrompt et elle ruine tout l’usage naturel qu’on en peut faire en suivant la direction des expériences. C’est ainsi que le spiritualiste dogmatique explique l’unité de la personne, qui persiste toujours la même à travers tous les changements de ses états, par l’unité de la substance pensante, qu’il croit percevoir immédiatement dans le moi : ou bien l’intérêt que nous prenons aux choses qui ne doivent arriver qu’après la mort, par la conscience de la nature immatérielle de notre sujet pensant, etc. Il se dispense de toute investigation naturelle des causes physiques de ces phénomènes intérieurs en laissant de côté, en vertu de la décision souveraine d’une raison transcendante, sans doute pour sa plus grande commodité, mais au détriment de ses lumières, les sources immanentes de la connaissance expérimentale. Cette conséquence fâcheuse se montre encore plus clairement dans le dogmatisme de notre idée d’une intelligence suprême et du système théologique de la nature (de la physico-théologie) qui s’y fonde faussement. En effet toutes les fins que nous attribuons à la nature, et qui souvent ne sont inventées que par nous-mêmes, nous servent à nous mettre fort à l’aise dans l’investigation des causes : nous nous abstenons ainsi de les chercher dans les lois générales du mécanisme de la matière pour en appeler directement aux insondables décrets de la sagesse suprême ; et nous regardons le travail de la raison comme achevé, parce que nous nous dispensons de son usage, lequel ne trouve de fil conducteur que là où il nous est donné par l’ordre de la nature et la série de ses changements suivant ses lois internes et générales. On peut éviter cette faute en ne considérant pas seulement du point de vue des fins quelques parties de la nature, comme par exemple la division du continent, sa structure, la nature et la position des montagnes, ou même l’organisation dans le règne végétal et dans le règne animal, mais en rendant tout à fait générale, par rapport à l’idée d’une intelligence suprême, cette unité systématique. Alors en effet nous prenons pour fondement une finalité réglée pan des lois universelles de la nature, auxquelles aucune disposition particulière ne fait exception, bien qu’elle ne se montre pas toujours à nous aussi clairement, et nous avons un principe régulateur de l’unité systématique d’une liaison téléologique, mais nous ne la déterminons pas d’avance, et en attendant nous devons poursuivre la liaison physico-mécanique suivant des lois générales. C’est ainsi seulement que le principe de l’unité finale peut toujours étendre l’usage de la raison par rapport à l’expérience, sans lui faire tort en aucun cas.

Le second vice qui résulte d’une fausse interprétation du principe de l’unité systématique est celui de la raison renversée (perversa ratio, υστερον προτερον rationis). L’idée de l’unité systématique ne devrait servir que comme un principe régulateur pour chercher cette unité dans la liaison des choses suivant des lois générales de la nature, et pour croire qu’à mesure qu’on a trouvé quelque chose par la voie empirique, on s’est approché de la perfection de son usage, bien qu’on ne puisse jamais l’atteindre. Mais on fait précisément le contraire : on commence par prendre pour fondement, en la considérant comme hypostatique, la réalité d’un principe de l’unité finale, et par déterminer anthropomorphiquement le concept d’une telle intelligence suprême, parce qu’elle est en soi tout à fait inaccessible, et l’on impose ensuite, violemment et dictatorialement, des fins à la nature, au lieu de les chercher, comme il convient : par la voie de l’investigation physique. De cette façon non-seulement la téléologie, qui ne devrait servir que pour compléter l’unité de la nature suivant des lois générales, tend plutôt à la supprimer, mais encore la raison manque son but, qui est de prouver par la nature l’existence d’une telle cause intelligente suprême. En effet, si l’on ne peut supposer à priori dans la nature la finalité suprême, c’est-à-dire comme appartenant à l’essence de la nature, comment veut-on être conduit à la chercher et s’approcher, au moyen de cette échelle, de la suprême perfection d’un premier auteur, comme d’une perfection absolument nécessaire et par conséquent pouvant être connue à priori ? Le principe régulateur veut que l’on présuppose absolument, c’est-à-dire comme résultant de la nature des choses, l’unité systématique comme une unité naturelle, qui ne peut pas être connue d’une manière purement empirique, mais qui est supposée à priori, bien que d’une manière encore indéterminée. Que si je commence par poser en principe un être ordonnateur suprême, l’unité de la nature est alors supprimée par le fait. Car elle devient ainsi tout à fait étrangère à la nature des choses et contingente, et elle ne peut plus être connue au moyen des lois générales de cette nature. De là un cercle vicieux dans la démonstration, puisque l’on suppose ce qu’il s’agissait précisément de démontrer.

Prendre le principe régulateur de l’unité systématique de la nature pour un principe constitutif, et admettre hypostatiquement comme cause première ce qui n’est pris qu’en idée pour fondement de l’usage uniforme de la raison, c’est là ce qui s’appelle proprement égarer la raison. L’investigation de la nature va son chemin en suivant uniquement la chaîne des causes naturelles qui sont soumises aux lois générales de la nature ; et, si elle a recours à l’idée d’un auteur suprême, ce n’est pas pour en dériver la finalité, qu’elle poursuit partout, mais pour en connaître l’existence au moyen de cette finalité qu’elle cherche dans l’essence des choses de la nature, et même autant que possible dans celle de toutes les choses en général, et par conséquent pour la connaître comme absolument nécessaire. Que cette dernière chose réussisse ou non, l’idée reste toujours exacte, et aussi son usage, quand il est restreint aux conditions d’un principe purement régulateur.

L’unité finale complète est la perfection (considérée absolument). Si nous ne la trouvons pas dans l’essence des choses qui constituent tout l’objet de l’expérience, c’est-à-dire de toute notre connaissance objective, par conséquent dans les lois universelles et nécessaires de la nature, comment en conclurons-nous l’idée de la perfection suprême et absolument nécessaire d’un être premier qui soit la source de toute causalité ? La plus grande unité systématique, par conséquent aussi la plus grande unité finale, est l’école et même le fondement qui rend possible le plus grand usage de la raison humaine. L’idée en est donc inséparablement liée à l’essence de notre raison. Cette même idée a donc pour nous la valeur d’une loi, et ainsi il est très-naturel d’admettre une raison législative qui lui corresponde (intellectus archetypus), et d’où toute unité systématique de la nature puisse être dérivée comme d’un objet de notre raison.

Nous avons dit, à propos de l’antinomie de la raison pure, que toutes les questions qu’élève la raison pure doivent être résolues, et que l’excuse qui se tire des bornes de notre connaissance, et qui dans beaucoup de questions physiques est aussi inévitable que juste, ne peut être admise ici, puisqu’il ne s’agit pas ici de la nature des choses, mais seulement de la nature de la raison et de sa constitution interne. Nous sommes maintenant en état de confirmer cette assertion, hardie au premier aspect, relativement aux deux questions, auxquelles la raison attache son plus grand intérêt ; nous compléterons ainsi nos considérations sur la dialectique de la raison pure.

Demande-t-on, en premier lieu (par rapport à une théologie transcendentale *[7]), s’il y a quelque chose de distinct du monde qui contienne le principe de l’ordre du monde et de son enchaînement suivant des lois générales ; la réponse est celle-ci : oui sans doute. En effet le monde est une somme de phénomènes ; il doit donc y avoir pour ces phénomènes un principe transcendental, c’est-à-dire un principe que l’entendement pur puisse seul concevoir. Demande-t-on, en second lieu, si cet être est une substance, si cette substance a la plus grande réalité, si elle est nécessaire, etc. ; je réponds que cette question n’a pas de sens. En effet toutes les catégories au moyen desquelles je cherche à me faire un concept d’un objet de ce genre n’ont d’autre usage que l’usage empirique, et elles n’ont plus aucun sens quand on ne les applique pas à des objets d’expérience possible, c’est-à-dire au monde sensible. En dehors de ce champ, elles ne sont que des titres de concepts que l’on peut bien accorder, mais par lesquels on ne saurait rien comprendre. Demande-t-on enfin, en troisième lieu, si nous ne pouvons pas du moins concevoir cet être distinct par analogie avec les objets de l’expérience, je réponds : sans doute, mais seulement comme objet en idée, et non en réalité, c’est-à-dire uniquement en tant qu’il est pour nous un substratum inconnu de cette unité systématique, de cet ordre et de cette finalité de la constitution du monde dont la raison doit se faire un principe régulateur dans son investigation de la nature. Bien plus, nous pouvons dans cette idée accorder hardiment et sans crainte de blâme un certain anthropomorphisme, qui est nécessaire au principe régulateur dont il s’agit ici. En effet ce n’est toujours qu’une idée, qui n’est pas directement rapportée à un être distinct du monde, mais au principe régulateur de l’unité systématique du monde, ce qui ne peut avoir lieu qu’au moyen d’un schème de cette unité, c’est-à-dire d’une intelligence suprême qui en soit la cause suivant de sages desseins. On ne saurait concevoir par là ce qu’est en soi le principe de l’unité du monde, mais comment nous devons l’employer, ou plutôt employer son idée relativement à l’usage systématique de la raison par rapport aux choses du monde.

Mais de cette manière pouvons-nous (continuera-t-on de demander) admettre un unique, sage et tout-puissant auteur du monde ? Sans aucun doute ; et non-seulement nous pouvons, mais nous devons le supposer. Mais alors étendons-nous notre connaissance au delà du champ de l’expérience possible ? Nullement. En effet nous n’avons fait que supposer un quelque chose dont aucun concept ne nous fait connaître la nature en soi (un objet purement transcendental) ; mais, par rapport à l’ordre systématique et final de la construction du monde, que nous devons supposer quand nous étudions la nature, nous n’avons conçu cet être, qui nous est inconnu, que par analogie avec une intelligence (dont le concept est empirique) ; c’est-à-dire que, par rapport aux fins et à la perfection qui se fondent sur lui, nous l’avons précisément doué des propriétés qui, suivant les conditions de notre raison, peuvent renfermer le principe d’une telle unité systématique. Cette idée est donc parfaitement fondée relativement à l’usage cosmologique de notre raison. Mais, si nous voulions lui attribuer une valeur absolument objective, nous oublierions que c’est simplement un être en idée que nous pensons ; et, en commençant alors par un principe qui ne peut être nullement déterminé par la considération du monde, nous serions par là hors d’état d’appliquer convenablement ce principe à l’usage empirique de la raison.

Mais (demandera-t-on encore), puis-je ainsi faire usage du concept et de la supposition d’un être suprême dans la contemplation rationnelle du monde ? Oui, et c’est proprement pour cela que cette idée a été posée en principe par la raison. Mais puis-je donc regarder comme une finalité une ordonnance analogue à une finalité, en la dérivant de la volonté divine, mais il est vrai grâce à l’intermédiaire de dispositions particulières établies à cet effet dans le monde ? Oui, vous le pouvez aussi, mais à la condition qu’il vous soit indifférent d’entendre dire que la sagesse divine a tout ordonné ainsi pour ses fins suprêmes, ou que l’idée de la sagesse suprême est une règle dans l’investigation de la nature et un principe de son unité systématique et finale fondée sur des lois physiques générales, même là où nous ne l’apercevons pas ; c’est-à-dire qu’il doit vous être parfaitement indifférent de dire là où vous la remarquez : Dieu l’a ainsi voulu dans sa sagesse, ou bien la nature l’a ainsi sagement ordonné. En effet la plus grande unité systématique et finale que votre raison voulait donner pour principe régulateur à toute investigation de la nature, était précisément ce qui vous autorisait à prendre pour fondement l’idée d’une suprême intelligence comme schème du principe régulateur ; et plus vous trouvez, suivant ce principe, de finalité dans le monde, plus vous voyez se confirmer la légitimité de votre idée. Seulement comme le principe dont il est question n’avait d’autre but que de chercher l’unité nécessaire et la plus grande possible de la nature, nous devons sans doute tout ce que nous en atteignons à l’idée d’un être suprême ; mais nous ne pouvons, sans tomber en contradiction avec nous-mêmes, négliger les lois universelles de la nature, par rapport auxquelles uniquement l’idée a été prise pour fondement, et considérer cette finalité de la nature comme contingente et d’origine hyperphysique. Nous n’étions pas, en effet, autorisés à admettre au-dessus de la nature un être doué des attributs dont il s’agit, mais seulement à prendre pour fondement l’idée d’un tel être, afin d’envisager, par analogie avec une détermination causale, les phénomènes comme systématiquement liés entre eux.

Nous sommes aussi autorisés par là non-seulement à concevoir la cause idéale du monde suivant un anthropomorphisme subtil (sans lequel on n’en pourrait rien concevoir), c’est-à-dire comme un être doué d’intelligence, capable de plaisir et de peine, et par conséquent de désir et de volonté, etc., mais à lui attribuer une perfection infinie, qui par conséquent dépasse de beaucoup celle que pourrait nous autoriser à admettre la connaissance empirique de l’ordre du monde. En effet le principe régulateur de l’unité systématique veut que nous étudions la nature comme s’il s’y trouvait partout à l’infini une unité systématique et finale dans la plus grande variété possible. Car, quoique nous ne découvrions ou n’atteignions que peu de cette perfection du monde, c’est cependant le propre de la législation de notre raison de la chercher et de la soupçonner partout, et il doit toujours nous être avantageux, sans que cela puisse jamais nous être nuisible, de diriger d’après ce principe notre contemplation de la nature. Mais sous cette représentation, sous cette idée d’un auteur suprême que je prends pour fondement, il est clair aussi que ce n’est pas l’existence et la connaissance d’un tel être, mais seulement son idée qui me sert de principe, et qu’ainsi je ne dérive proprement rien de cet être, mais seulement de l’idée de cet être, c’est-à-dire de la nature des choses du monde envisagée suivant une telle idée. Aussi une certaine conscience, bien que confuse, du véritable usage de ce concept de notre raison paraît-elle avoir donné naissance au langage discret et réservé des philosophes de tous les temps, qui parlent de la sagesse et de la prévoyance de la nature ou de la sagesse divine comme si c’étaient des expressions synonymes, et qui même préfèrent la première expression, tant qu’ils n’ont affaire qu’à la raison spéculative, parce qu’elle modère notre prétention d’affirmer plus que nous n’avons le droit de le faire, et qu’en même temps elle ramène la raison à son propre champ, la nature.

Ainsi la raison pure, qui d’abord semblait ne nous promettre rien de moins que d’étendre nos connaissances au delà de toutes les limites de l’expérience, ne contient, si nous la comprenons bien, que des principes régulateurs, qui, à la vérité, prescrivent une unité plus grande que celle que peut atteindre l’usage empirique de l’entendement, mais qui, par cela même qu’ils reculent si loin le but dont il cherche à se rapprocher, portent au plus haut degré l’accord de cet usage avec lui-même au moyen de l’unité systématique. Que si, au contraire, on entend mal ces principes et qu’on les prenne pour des principes constitutifs de connaissances transcendantes, une apparence brillante mais trompeuse produit alors une persuasion et un savoir imaginaire, qui enfantent à leur tour des contradictions et des disputes éternelles.




Ainsi toute connaissance humaine commence par des intuitions, va de là à des concepts et finit par des idées. Bien qu’elle ait pour ces trois éléments des sources à priori, qui au premier aspect semblent repousser les limites de toute expérience, une critique complète nous convainc cependant que toute raison ne peut jamais dépasser avec ces éléments le champ de l’expérience possible, et que la véritable destination de cette suprême faculté de connaître est de ne se servir de toutes les méthodes et des principes de ces méthodes que pour poursuivre la nature jusque dans ce qu’elle a de plus intime suivant tous les principes possibles d’unité, dont le principal est celui de l’unité des fins, mais jamais pour sortir de ses limites, hors desquelles il n’y a plus pour nous que le vide. À la vérité, l’examen critique de toutes les propositions qui peuvent étendre notre connaissance au delà de l’expérience réelle nous a suffisamment convaincus, dans l’analytique transcendentale, qu’elles ne peuvent jamais nous conduire à quelque chose de plus qu’à une expérience possible ; et, si l’on ne se montrait défiant même à l’endroit des théorèmes abstraits ou généraux les plus clairs, si des perspectives attrayantes et apparentes ne nous entraînaient à en rejeter la force, nous aurions pu certainement nous dispenser d’interroger péniblement tous les témoins dialectiques qu’une raison transcendante appelle à l’appui de ses prétentions ; car nous savions déjà d’avance, avec une parfaite certitude, que leurs allégations peuvent partir d’une intention honnête, mais qu’elles doivent être absolument nulles, parce qu’il s’agit ici d’une connaissance qu’aucun homme ne saurait jamais acquérir. Mais, comme il n’y a pas de fin au discours si l’on ne découvre la véritable cause de l’apparence par laquelle le plus raisonnable même peut être trompé, et que la résolution de toute notre connaissance transcendante en ses éléments (comme étude de notre nature intérieure) n’est pas en soi d’un prix médiocre : qu’elle est même un devoir pour le philosophe, il était nécessaire de rechercher en détail jusque dans ses premières sources tout ce travail de la raison spéculative, quelque vain qu’il soit ; et de plus, comme l’apparence dialectique n’est pas ici seulement trompeuse quant au jugement, mais aussi quant à l’intérêt qu’on prend au jugement, qu’elle est par là aussi attrayante que naturelle et qu’elle demeurera telle en tout temps, il était prudent de rédiger explicitement les actes de ce procès et de les déposer dans les archives de la raison humaine afin que l’on puisse éviter à l’avenir de semblables erreurs.


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Notes de Kant[modifier]

  1. 1 Als ein Gegenstand schlechthin.
  2. 2 Als ein Gegenstand in der Idee.
  3. (1) Ce sont les termes mêmes employés par Kant ; ce qui suit en explique d’ailleurs suffisamment le sens. J. B.
  4. 1 Zweckmässige.
  5. * L’avantage qui résulte de la forme sphérique de la terre est assez connu ; mais peu de personnes savent que son aplatissement, qui la fait ressembler à un sphéroïde, est le seul obstacle qui empêche les saillies du continent ou même de plus petites montagnes qui peuvent être soulevées par un tremblement de terre, de changer continuellement et d’une manière grave en assez peu de temps l’axe de la terre, comme il arriverait si le renflement de la terre sous la ligne n’était pas une montagne assez forte pour que la secousse de toute autre montagne ne puisse jamais changer notablement sa situation relativement à l’axe. Et cependant on n’hésite pas à expliquer cette sage disposition par l’équilibre de la masse terrestre, autrefois fluide.
  6. * C’est ainsi que les anciens dialecticiens nommaient un sophisme qui se formulait en ces termes : Si ton destin le veut, tu guériras de cette maladie, que tu prennes un médecin ou que tu n’en prennes pas. Cicéron dit que cette espèce de raisonnement tire son nom de ce qu’en le suivant, on ne fait plus dans la vie aucun usage de sa raison. Tel est le motif pour lequel je désigne sous ce même nom l’argument sophistique de la raison pure.
  7. * Ce que j’ai déjà dit précédemment de l’idée psychologique et de sa destination propre comme principe de l’usage purement régulateur de la raison me dispense de m’arrêter à expliquer encore en particulier l’illusion transcendentale d’après laquelle cette unité systématique de toute diversité du sens intime est représentée hypostatiquement. La méthode est ici fort semblable à celle que la critique a suivie par rapport à l’idéal théologique.


Notes du traducteur[modifier]