D'Urfé - Astrée - Partie II

La bibliothèque libre.
(Seconde partiep. som-484).


SOMMAIRE



L’ASTREE
DE MESSIRE
HONORE D’VRFE
MARQVIS DE VERROME,
Comte de Chasteau-Neuf, Baron de
Chasteau-Morand, Cheualier de l’Ordre
de Sauoye, &c.
OV
PAR PLUSIEURS HISTOIRES ET
sous personnes de Bergers & d’autres sont
deduits les divers effects de l’honneste
Amitié.


SECONDE PARTIE.
Reueuë & corrigée en cette dernière Edition.
DEDIÉE AV ROY.


A PARIS,
Chez la veufue Olivier de Varennes,
ruë sainct Iacques, à la Victoire,
deuant S.Seuerin.
M. DC. XXX.
AVEC PRIVILEGE DU ROY




L’AUTHEUR AU BERGER CELADON


C’est une estrange humeur que la tienne, Celadon, de te cacher avec tant de peine et d’opinatreté à ta bergère, et de désirer avec tant de passion que toute l’Europe sçache où tu es, et ce que tu fais. Il vaudroit bien mieux, ce me semble, mon berger, que ta seule Astrée le sceust, et que le reste de l’univers l’ignorast, car j’ay tousjours ouy dire que les sacrifices d’amour se font en secret et avec silence. Tu m’opposes des raisons qui pourroient estre recevables en un autre siecle, mais certes, en celuy où nous sommes, on se rira plutost de ta peine qu’on ne voudra imiter ta fidelité.

Ne dis-tu pas, que ton amour ne peust jamais estre sans le respect et sans l’obéissance ? Que la fortune te peut bien priver de tout contentement, mais non pas te faire commettre chose qui contrevienne à la volonté de celle que tu aymes ou au devoir de celuy qui veut se dire amant sans reproche ? Que les peines et les tourments que tu souffres ne sont que des témoignages glorieux de ton amour parfaite ? Qu’au milieu des plus cruels supplices tu jouys d’un bien extréme, sçachant que tu fais ce que doit faire un vray amant ? Et bref, que la vie sans la fidelité ne te peut estre qu’odieuse, au lieu que ta fidelité sans la vie t’est de sorte agreable que tu es marry de n’estre des-jà mort, pour laisser à la posterité un honorable exemple de constance et d’amour ?

Ah ! Berger, que l'aage où nous sommes est bien contraire à ton opinion ! Car on dit maintenant qu’aymer comme toy, c’est aymer à la vieille Gauloise, et comme faisoient les chevaliers de la Table-ronde, ou le Beau Tenebreux. Qu’il n’y a plus d’Arc des loyaux amants, ny de Chambre deffendue pour recevoir quelque fruict de ceste inutile loyauté. Que si toutesfois il y a encores quelques chambres qui se puissent appeller deffendues, elles le sont seulement à ceux qui aiment comme tu faits, pour chastiment de leur peu de courage, et pour preuve de leur peu de bonne fortune.

Et bref, que l’on tient aujourd’huy des maximes d’estat d’amour bien differentes, à sçavoir qu’aymer et jouir de la chose aymée, doivent estre des accidens inseparables. Que de servir sans recompence sont des tesmoignages de peu de merites. Que de languir longuement dans le sein d’une mesme dame, c’est en vouloir tirer l’amertume, apres en avoir eu toute la douceur. Que d’obeir à celle que l’on ayme, en ce qui nous esloigne de la possession du bien desiré, c’est imiter ceux qui vont à contrepied de leur chasse. Que d’aymer en divers lieux, c’est estre amant avisé et prévoyant. Que de se donner tout à une, c’est se faire devorer à un cruel animal, et qui n’a point pitié de nous. Et bref, que le change est la vraye nourriture d’une amour parfaite et accomplie.

Or considere, berger, comme tu dois esperer de trouver quelque juge favorable parmy ces personnes préocupées d'une opinion si differente ; et, si tu m’en crois, ne te laisse voir qu’à ton Astrée, et te tiens caché à tout autre.

Mais quoy ? tu rejettes mon conseil, et pour toute raison tu me respons que tu t’es de sorte dedié à la gloire d’Astrée, que les siecles et les opinions des hommes pouvant changer en bien aussi bien qu’en mal, tu desires qu’à l’advenir on recognoisse quelle a esté la beauté, et la vertu d’Astrée, par les effets de ton amour, et par les tourments que tu auras endurez. J’advoue, mon berger, ce que tu dis, et qu’il peut estre que les amants reviendront à ceste perfection qu’ils méprisent maintenant ; mais parce que cependant il y en aura plusieurs qui te pourront blasmer, mets en ta memoire ce que je té vay dire, à fin de leur respondre, s’il en est besoin.

Accorde leur d’abord sans difficulté, que veritablement tu aimes à la façon de ces vieux Gaulois qu’ils te reprochent, ainsi que tu les veux ensuivre en tout le reste de tes actions, comme ils le pourront aisément reconnoistre s’ils considerent quelle est ta religion, quels sont les dieux que tu adores, quels sacrifices que tu fais, et bref quelles sont tes moeurs et tes coustumes. Et que ces bons vieux Gaulois estoient des personnes sans artifices, qui pensoient estre indigne d’un homme d’honneur de jurer et n’observer point son serment, qui n’avoient point la parole differente du cœur, qui estimoient que l’amour ne pouvoit estre sans le respect, et sans la fidelité, qui cherchoient l’entrée du Temple d’amour, par celuy de l’honneur, et celuy de l’honneur, par celuy de la vertu. Et bref, qui méprisoient et leur vie et leur contentement propre, pour ne tacher en rien la pureté de leur affection. Que, quant à toy, ayant esté nourry et eslevé parmy ces honorables personnes, tu ne peux sans blasme contre venir à une si bonne nourriture. Que s’ils veulent aimer comme ceux qui t'ont instruit, tu leur serviras de guide tres-asseurée ; que s’ils veulent continuer en leur erreur comme ils ont fait jusques icy, encor ne leur seras-tu point inutile, puis que prenant tes actions au rebours, ils pourront tirer de ceste sorte un parfait patron de leur imperfection.


TABLE DES
H I S T O I R E S
CONTENVES EN LA
SECONDE PARTIE
d’Astrée, de Messire
Honoré d’Vrfé.


Histoire de Celidee, Thamyre & Calidon. 39
Harangue du Berger Calidon. 77
Responce de la Bergère Celidee. 94
Responce du Berger Thamyre. 112
Responce du Berger Palemon. 658
Iugement de la Nymphe Leonide. 124
Histoire de Palmide, & de Circene. 194
Histoire de Parthenopé, Florice, & Dorinde. 223
Oraison à la Deesse Astree. 347
Histoire de Damon, & de Madonthe. 371
Deffy de Damon à Thersandre. 427
Histoire de Galathee. 513
Tombeau du Berger Céladon. 632
Histoire de Doris, & Palemon. 645
Hiftoire du Berger Adraste. 671
Iugement de la Nymphe Leonide. 683
Histoire d’Vrface, & d’Olymbre. 732
Suitte de l’histoire de Lindamor. 747
Suitte de l’histoire de Celidee. 784
Histoire de la ialousie de Lycidas. 822

Histoire de Placidie. 845
Histoire d’Eudoxe , Valentinian & Vrface. 888
Requeste qui le presente au conseil des six cens, demandant le poifon. 993
Demande d’Vrface, 1000
Demande d’Olymbre. 1001
Iugement du Conseil des six cens. 1003

TABLE DES LETTRES.

Lettre à la plus aymee & belle Bergère. 169
Lettre de Dorinthe à Hylas. 271. 273. 274
Lettre de Florice à Hylas. 288. 294. 304. 307
Lettre de Hylas à Florice. 290. 292
Lettre de Damon à Madonthe. 378.454
Lettre de Therlandre àMadonthe. 400
Lettre d’Astree, à Céladon. 500. 501. 502
Lettre de Céladon à la Bergère Astrée. 606
Lettre de Lindamor à Leonide. 749
Lettre de Lindamor à Galathee. 752
Lettre de Leonide à Lindamor. 761
Lettre d’Eudoxe à Vrface. 950. 975

TABLE DES POESIES.

Amour ne brusle plus. 24
Amour qui dans mon cœur. 540
Amour grand artisan. 541
A vous sage Adamas. 566
Bel astre flamboyant. 229
Belle de mes desirs. 248
Belle onde de Lignon. 711
Ces vieux rochers tous nuds. 730
Ce pendant que Madame. 900
Doux Zephir que ie vois. 199
Dorinde se mocqua de vous. 244
Dans les tristes recoins. 720

Elle fuit & fuyant. 198
Epitaphe d’vn homme heureux. 1008
Fille de l’air. 6
Iamais contre les Rocs. 909
l’estois pour mon malheur. 925
L’eguille de quadran. 171
Le Temple d’amitié. 330
La belle dont l’Amour. 608
Mon Penser, hé pourquoy. 171
Mon esprit combatu. 733
Onde qui souleuez. 729
Passant si tu t’enquiers. 334
Precipices, rochers. 728
Quelle Aurore iamais. 41
Quoy vous ay-ie offencee. 191
Quand Hylas apperceut. 192
Qui ne l'admireroit. 338
Qu'enuieux de mon bien. 387
Quand ie vois vn amant. 642

TABLES D’AMOVR.

Qui veut estre parfait Amant. 326

TABLES D’AMOVR FALSIFIEES.

Que ie viue, & qu’on le possede. 785
Riuiereque j'accrois. 568
Sont ce, Peintres fçauans. 336
Siluandre qui te plains. 546
Si i’ayme autre que vous. 625


E X T R A I C T   D V
Priuileve du Roy.


PAr Lettres patentes & Priuilege de sa Maiesté, seellees du grand seau de cire jaulne, Il eft permis à Marie Beys veufue, Olivier de Varennes, Tovssainct dv Bray, & François Pomeray, Marchands Libraires à Paris, d’imprimer, faire imprimer, vendre & débiter pendant le temps & terme de dix ans prochains & consecutifs. L’a s t r e e de Messire Honoré d'Vrfé, Marquis de Verrome, Cheualier de l'Ordre de Sauoye, &c. Et tres-expresses inhibitions & deffences sont faites à tous autres Libraires & Imprimeurs de ce Royaume d’imprimer ledit liure, à peine de trois mille liures d’amende, confiscation des exemplaires, & de tous despens, dommages de interests enuers ladite veufue, de Varennes, dv Bray, & ledit Pomeray. Voulant que mettant ledit Extraict au commencement ou a la fin de chacun exemplaire desdits liures, lesdites lettres soient tenues à la cognoissance de tous nos sujets, ainsi qu’il est plus au long déclaré par lesdites lettres.


Acheué d’imprimer le 20, iour d’Aoust 1630.


SECONDE PARTIE
LIVRE PREMIER


La lune estoit desja por la deuxiesme fois sur le milieu de son cours depuis que Celadon eschappé des mains de Galathée, et n’osant se presenter devant les yeux de la bergere Astrée, pour obeir au commandement qu’elle luy en avoit faict, s’estoit renfermé dans sa caverne. Et quoy que trois mois fussent desja presque escoulez depuis le jour de sa perte, si est-ce que le desplaisir que sa bergere en ressentoit, estoit encor si vif en son ame que quelque prudence qui fust en elle, elle ne pouvoit toutefois le cacher à ceux qui vouloient y prendre garde. Et sembloit que le ciel par juste punition, refusast à sa douleur le remede que le temps a de coustume de rapporter à tous ceux qui ont de sujet que de douloir ; car, au lieu d’adoucir les aigreus de ses ennuis, tous les jours elle descouvroit de nouvelles occasiones de regret. Et quant sa memoire, divertie ailleurs par les compagnies qui la venoient visiter, cessoit quelque fois de luy representer les causes de ses desplaisirs, ses yeux, en eschange, par tout où ils s’addressoient, ne voyoient que des objets tellement ennuyeux que, pour ne les voir, elle demeuroit le plus souvent dans sa cabane.

Mais ce qui l’affligeoit davantage, c’estoit qu’elle estoit privée de ceste consolation, quy se trouve encore parmy les plus grandes infortunes. Je veux dire qu’elle ne pouvoit rejetter le sujet de sa faute que sur elle mesme, ny trouver les moyens de s’en excuser de quelques biays qu’elle peust tourner cest accident. Et ne faut douter qu’il lui eust esté entierement impossible de continuer sa vie surchargée de tant d’ennuys, si l’amitié de Diane et de Phyllis ne lui eust aydé a les supporter, la presence de la personne aymée estant l’un des plus souverains remedes que la tristess pust recevoir. Aussi ces cheres Amies n’en estant pas ignorantes, avoient un si grand soin de cette bergere, que dés la pointe du jour, l’une et l’autre, et bien souvent toutes deux la venoient trouver et comme par foi l’arrachoient de sa cabane, et la conduisoient par les endroits les plus recoulez de peur de la veue de ceux où elle souloit voir Celadon ne luy renouvellast la memoire de sa fascheuse perte. Et puis à l’envy s’estoudioient à qui pour la divertir, luy feroit un meilleur conte, ou proposeroit quelque agréable jeu pour passer plus doucement le reste de la journée ; de sorte qu’en despit de la fortune, ces gentils bergeres desroboient tousjours quelques heures au desplaisir d’Astrée, pour les mettre en un meilleur usage.

Silvandre, d’autre costé, feignant de rechercher Diane par gageure, en devint de telle sorte amoureux, qu’il servit longuement d’exemple à tous ceux de sa contrée, et leur enseigna à ses dépens, qu’Amour ne souffre guere qu’on se mocque de luy ; car il rencontra en ceste bergere tant de causes d’amour, qu’il estoit tout estonné de l’avoir veue si long temps sans l’avoir aymée. Et quoy que la gageure qui estoit cause de la naissance de son affection, fut le commencement de son mal, si ne s’en plaignoit-il point, puis que, sans offenser diane, elle luy donnat la liberté de luy raconter ses passions, la violence de son amour estant telle; que s’il eust esté forcé de la cacher, il lui eut esté impossible de vivre. Et toutesfois quand il eust forcé de le cacher, il lui eut esté impossible de vivre. Et toutesfois quand il se rappelloit en soy-mesme, il cognoissoit bien qu’il avoit fait un changement fort desadventageux, se souvenant de quelle heure il estoit accompagné lors que, maistre absou de ses pensées, il disposoit tout seul de sa vie, et de ses desseins. Combien de fois voulut-il avec la raison défaire les premiers noeuds dont il se sentoit lier en ce nouveau servage ? Combien de fois, voyant que la raison y estoit inutile, volut-il les rompre avec la force d’une violente résolution ? Mais autant de fois qu’il s’y essaya, autant de fois recogneut-il que c’est en vain que l’homme s’efforce contre les ordonnances du Ciel et que celuy est le plus advisé qui sait mieux y ployer et conformer sa volonté.

Ces considerations estoietn cause que, quand il ne pouvoit estre aupres de sa Diane, comme le matin et le soir, il estoit bien ayse de se retirer de toute compagnie, tant parce qu’il jugeoit toute autre ennuyeuse, ne pouvant jouir de celle qu’il desiroit, que pour avoit plus de loisir de consulter en soy-mesme librement, et juger quelle estoit la volonté du Ciel, et par quelle voye il y pourroit mieux parvenir. Et combien qu’il recogneust plus d’impossibilité à la poursuite de son affection que d’apparence de pouvoir la continuer, que si ne pouvoit-il jamais prendre aucune conclusion qu’a l’avantage de son amour. Que s’il faisoit besoin de s’en retirer, ô que son coeur se faisoit promptement paroistre des-obeissant ! Que s’il estoit d’avis de le coninuer, quelles peines et quels martyres ne prevoyait-il point ? Que ferons-nous donc en fin, dosoyt-il, Silvandre, puisque la poursuitte et la retraite nous sont esgalement impossibles ? Faisons, disoit-il, en se respondant, ce que le Ciel veut que nous fassions. Pour-quoy peut-on juger que les dieux l’ayent faitte si belle, sinon pour estre aymée de ceux qui la verront ? Et puis que de poursuivre et de nous retirer il nous est esgalement impossible, eslisons pour le moins des deux celuy qui est plus selon la volonté du Ciel et selon la nostre. Estamt si belle, il ordonne, quelle soit aymée, et quant à moy, je consentiroy plustost à me retirer de la vie que de son service ? Que faut-il donc que nous consultions d’avantage, puis que le Ciel et nostre volonté appreuvent une si bonne resolution ?

De fortune, quant il tenoit ces discours en soy mesme, il se trouva sur le bord de la delectable riviere de Lignon vis à vis de ce rocher, qui estant frappé de la voix, respond si intelligiblement aux derniers accens. Cela fut cause qu’apres que ces pensées luy eurent longuement roulé par l’esprit, presque comme revenant d’un profond sommeil : Mais pourquoy, dit-il, nous allons-nous consommant et embrouillant en ces contrarietez ? echo qui habite en ce rocher, si nous l’en enquerons, nous en dira bien ce qu’elle en a ouy de la bouche mesme de ma bergere, qui est l’oracle le plus certain que je puisse consulter ?

Et lors relevant la voix il luy parla de ceste sorte.

ECHO[modifier]

Stances


Fille del’air qui ne sçauras rien taire,
De ces rochers hostesse solitaire,
Où vont les crisque je vais esmourant ? Au vent.
Et quel crois tu quece cruel martire,
Que plein d’amour mon coeurva concevant,
Devienne enfin aux maux que je souspire ? Pire.

II

Que feroit donc cet oeil qui me desarme
Par sa douceur de toute sorte d’arme,
Et qui me promet m’aimer infiniment ? Il ment.
 Mais, s’il est vray qu’il mente, quel remede
Nous faudra-t-il pour sortir promptement
De cet abus qui trompeur nous possede ? Cede.


III

Comment ? ceder un tel bien à quelque autre,
Qu’Amour ordonne en effet qu’il soit nostre !
Qui plus que moy voit-elle volontiers ? Un tiers.
Un tiers ?Echo, c’est un cruel langage :
Mais s’il est vray qu’elle ayme mieux un tiers,
Au lieu d’amour qu’auroit un grand courage ? Rage.

IV

Nymphe, qui sens dedans ces rochers creuses
Quel est le mal des peines amoureuses,
N’auray-je donc jamais allegements ? Je ments.
Comment, Echo, n’est-ce pont un blaspheme
De t’accuser et dire que tu ments ?
Ce que j’entends est-ce bien la voix mesme ? Ayme.

V

C’est bien ta voix qui frappe mes oreilles :
Mais ce secret, nymphe qui me conseilles,
L’as-tu, dy moy, de ma Diane ouy ? Ouy.
Mais de l’aymer, helas ! c’est peu de chose,
Si d’elle aymée, d’elle je ne jouy.
Pour un tel heur qu’est-ce qu’on me propose ? Ose.

VI

Le Ciel noircy de tempeste et d’orage
Ne peut d’effroy m’abattre le courage.

Mon coeur ne craint tous ces estonnemens. Ne mens.
Je ne mens pointni ne suis temeraire
J’apprens d’amour ces beaux enseignemens.
Faut-il rien plus pour un grand mystere ? Taire.

VII

Je me tairay. Plustoist ma voix pressée,
Souspirera ma mori que ma pensée,
Amant secret comme amant valeureux. Heureux.
Heureux cent fois aymée de ceste belle :
Mais d’où scais-tu que son coeur genereux
Sera vaincu si je luy suis fidelle ? D’elle.

Encore que le berger n’ignorast point que c’estoit luy-mesme qui se respondoit, et que l’air frappé par sa voix rencontrant les concavitez de la roche, estoit respoussé à ses oreilles, si ne laissoit-il de ressentir une grande consolaiton des bonnes responces qu’il avoit receues, luy semblant que rien n’estant conduit par le hazard, mais tout par une tres-sage providence, ces paroles que le rocher luy avoit renvoyées aux oreilles n’avoyent esté prononcées par luy à dessein, mais par une secrete intelligence du demon qui l’aymoit, et qui les lui avoit mises dans la bouche. Et en cette opinion il suivoit la coustume de ceux qui ayment, qui ordinaire se flattent en ce qu’ils desirent, et trouvent des apparences d’espoir où il n’y a poinct d’apparence de raison.

Apres avoir remercié le genie de ce rocher et les nymphes de Lignon, il faisoit dessein d’aller attendre sa bergere au carrefour de Mercure, par ce qu’estoit par là qu’elle avoit accoustume d’aller chez Astrée, et il luy sembloit que l’heure en approchoit la moitié du jour estant desja passé. Mais lors qu’il en vouloit prendre le chemin, il vit assez pres de luy la nymphe Leonide, et le gentil Paris, qui ayant ouy sa voix avoient tourné leur pas vers luy, tant pour sçavoir des nouvelles des bergeres, Astrée, Diane, et Phillis, que pour avoir le plaisir de sa compagnie. Car, encor que Paris cognust bien l’affection qu’il portast à Diane, si ne laissoit-il de l’aymer et de l’estimer beaucoup, ne pouvant croire que ceste sage bergere le deust jamais à luy preferer à cause de la grandeur d’Adamas, qui pour sa qualité de grand druyde estoit, apres Amasis, le plus honoré par toute la contrée : ignorant, qui ne sçavoit pas que l’amour ne se mesure jamais a l’aune de l’ambition ni du merite, mais à celle de l’opinion seulement.

Silvandre qui estoit plein de civilité comme ayant esté nourry parmi les escholles des Phochences et Massiliens, encore que la veneue de Paris ne luy fust agreable, sçachant bien qu’amour le conduisoit parmy les bois, et un amour qui encore estoit à son desavantage, ne laissa de s’advancer vers luy et vers la nymphe pour les saluer. Le ne vous demande pas, luy dit Leonide, en sousriant, quelles estoient les pensées qui vous entretenoient en ce lieu solitaire, sçachant assez que celles qui vous accompagnent ne sont guere sans Diane ; mais je voudrois bien sçavoir de vous pourquoy vous la preferez à sa veue, et quelle est l’occasion qui les vous rend plus douce que sa presence. – Je ne nieray point, dit-il, madame, que ces agreables pensées dont vous me parlez ne m’ayent tenu fidelle compagnie, aussi bien en ce lieu retiré qu’elles font par tout où je me trouve esloigné de Diane, mais que je les tienne plus chers que sa veue, permettez-moy, je vous supplie, de vous dire qu’encor que par raison cela devroit estre, toutesfois je ne l’ay point encores peu obtenir sur moy-mesme. Que si vous me voyez icy sans elle, ce n’est que pour passer pus doucement en la compagnie de mes imaginations les heures que son repas me constrainct de perdre logn d’elle ; et, d’effet, lors que vous estes arrivée, je m’acheminois au carrefour de Mercure parce que voicy le temps qu’elle part de cabane pour aller vers Astrée, et je faisois dessein de l’y accompagner. – Nous sommes venus, respondit Leonide, avec resolution de donner le reste du jour à ces belles bergeres, mais quand cela ne soit pas, nous penserions de faire une faute qui ne seroit pas legere ni peu desagreable à l’Amour si nous retardions vostre voyage. C’est pourquoy, berger, vous nous y conduirez, et par les chemins nous direz, s’il vous plaist, pourquoy vos pensées vous devroient estre plus cheres que la presence mesme de celle qui les fait naistre, puis que, quand à moy, je le trouve tant esloigné de raison que je ne sçaurois me figurer que cela puist estre.

A ce mot Silvandre, pour luy obeir, leur ayant fait prendre un sentier qui travrsant un grand pré abregeoit beaucoup le chemin, reprint ainsi la parole : ce que vous me demandez, grande nymphe, n’est pas dificile d’estre entendu pourveu qu’il soit pris comme il doit estre, parce qu’il est bien certain que les yeux sont les premiers qui donnent à l’amour entrée dans nos ames. Que si quelques-uns sont devenus amoureux en oyant raconter les beautez, ou ça esté une amour qui n’a pas esté de durée ny violente (estant plustost une peinture d’amour qu’une vraye amour), ou l’esprit qui l’a conceue a quelque grand defaut en soy-mesme, d’autant que l’ouye rapporte aussi bien les faussetez que les veritez, et le jugement qui se fait sur un rapport incertain, ne sçauroit estre bon ni proceder d’une ame bien posée. Mais tout ainsi que ce produit quelque chose, n’est- ce pas ce qui la nourrit, et qui la met apres en sa perfection, de mesme devons nous dire de l’amour, parce que si nos agneaux naissent de nos brebis, et qu’au commencement ils tirent quelque legere nourriture de leur laict, ce n’est pas toutefois ce laict qui les met en leur perfection, mais une plus ferme nourriture qu’ils reçoivent de l’herbe qu’ils se paissent. Aussi les yeux peuvent bien commencer et eslever une jeune affection, mais lors qu’elle est creue, il faut bien quelque chose de plus ferme et plus solide, pour la rendre parfaicte, et cela ne peuct estre que la cognoissance des vertus, des beautez, des merites, et d’une reciproque affection de celle que nous aymons. Or quelques unes de ces cognoissances prennent bien leur origine dans les yeux, mais il faut que l’ame par apres se tournant sur les images qui lui en sont demeurés au rapport des yeux et des oreilles, les appele à la preuve du jugement, et que, toutes choses bien debatues, elle en fasse naistre la verité. Que si ceste verité est à nostre advantage, elle produit en nous des pensées dont la douceur ne peut estre esgalée par autre sorte de contentement que par l’effet des mesmes pensées. Que si elles sont seulement advantageuses pour la personne aymée, elles augmentent sans doute nostre affection, mais avec violence et inquietude. Et c’est pourquoy il ne faut point douter que l’absence n’augmente l’amour, pourveu toutesfois qu’elle ne soit pas si longue que l’image receue de la chose aymée se puissent effacer, soit que l’amant eslongné ne se represente que les perfections de ce qu’il ayme, parce qu’Amour qui est ruzé et cauteleux ne luy a peint que ces images parfaittes en la fantaisie, soit que l’entendement estant desja blessé ne vueille tourner sa veue que sur celles qui luy plaisent, soit que la pensée en semblables choses adjuste tousjours aux perfections de la personne aymée. Tant y a que celuy veritablement n’a point aymée, qui n’augmente son affection, estant esloigné de ce qu’il ayme.

– Quant à moy, respondit Leonide, j’eusse faict un jugement bien different au vostre, ayant tousjours ouy dire que l’absence est la plus grande et plus dangereuse ennemie d’amour. – La presence, repliqua le berger, l’est sans comparaison beaucoup d’avantage, comme nous l’apprend tous les jours l’experience, car pour un amour qui se change entre les personnes absentes, nous voyons qu’entre les presentes il y en a plus de cent ; et de plus, pour montrer combien la presence est plus contraire à l’amour si nous cessons d’aymer estant absents, c’est sans violence et sans effort, et n’y a point d’autre changement sinon que la memoire se couvre peu à peu d’oubli, comme un feu de sa propre cendre. Mais quand une amour se rompt en presence, ce n’est jamais sans esclat, ny sans un extreme effort, voire (est qui est un grand tesmoignage de ce que je dis) sans faire naistre des cendres de l’amour esteinte une haine plus grande encor que n’a esté cest amour.

Et cela procede de ceste raison. L’amant est où aimé, ou hay, ou indifferent : s’il est aymé, d’autant que l’abondance soule incontinent, l’amour aussi tost se perd en presence, estant outragé, s’il faut dire ainsi, de trop de faveurs ; s’il est hay, d’autant qu’à toutes heures il rec,oit des nouvelles cognoissances de hayne, il est impossible, qu’entrre tant de coups, il n’y ait quelqu’un, qui perce ses armes, pour fortes qu’elles soyent, et qui ne le contraigne, estant plusieurs fois redoublé, de quitter toute sorte de deffense. Que s’il est indifferent, lorsqu’il coninue son amour, se voyant à toute heure mesprisé, il faut wu’il soit sans courage, mais, s’il n’en a point, comment resistera-t’il aux continuels outrages qu’il en recevra ? Au lieu qu’en l’absence les faveurs receues ne peuvent estre de celles qui soulent par leur abondance, puis qu’elles ne font quattriser les desirs, et la cognoissance de la haine ne venant en nostre ame que par l’ouye, il y a bien de la difference, et les coups en sont bien moindre que ceux que nous recenvons par la veue, de sorte que les blessures en sont beaucoup moins cuisantes, et les sujets de mespris n’estant si ordinaires ny si difficiles à supporter, c’est sans doute que l’absence est beauoup plus propre à conserver une affection que n’est la presence.

J’advoue, ayant consideré ce que vous dites, respondit la nymphe, qu’il est vray, et qu’en presence il survient plusieurs occasions qui rouinent l’amour, desquelle l’absence est exempte. Mais si ne sçauriez-vous me persuader qu’en voyant ce que l’on ayme, l’on n’augmente d’affection beaucoup plus qu’en ne le voyant pas, parce que l’amour se nourissat des favwurs et des caresses, celles que l’on reçoit en presence sont beaucoup plus grandes et plus sensibles que les autres. – Je croyois adjousta la berger, avoir desja satisfait à cette demande, mais puisqu’il vous plaist d’en avoir de plus claires raisons, il faut, madame, que j’essaye de vous en donner. Nous avons des-ja dit que c’est par les yeux que l’amour commende, mais ce nest pas toutesfois des yeux qu’elle naist, ny ce ne sont point ceux qui la produisent ; la beauté et la bonté estant cogneues sont sans plus celles qui luy donnent naissance en nous. Or la cognoissance de la beauté vient bien par les yeux, mais depuis qu’elle est en nostre ame, nous n’avons plus affaire de nos yeux pour l’aymer à l’advenir : ce que vous jugerez aysément si vous avez jamais aymé quelque chose ; car r’entrez en vous mesmes, et considerez si vous perdriez cette amour, encor que vous perdissiez les yeux : si cela n’est point, vous avouerez que les yeux ne conservent donc pas vostre amour. Pour la cognoissance de la bonté, elle est produite ou des actions ou des paroles, qui toutes deux ont bien besoin de presence pour estre cogneues, mais apres nullement ; car cette cognoissance se conserve dans le secrets cabinets de la memoire, sur laquelle nostre ame se reppliant apperçoit ce qu’elle y en a mis en reserve. Or je croy, madame, que vous scavez bien que pus nous avons de cognoissance de la perfection de la personne aymée, plus aussi nostre amour s’augmente. Mais qui ne sçait que les troubles mouvements des sens empeschent infiniment la clarté de l’entendement, et comme aux contre-poix d’une orloge, l’un ne peut monter que l’autre ne descende, aussi, quand les sens s’eslevent, l’entendement s’abaisse, et se releve au contraire quand les sens sont abaissez. Que s’il est ainsi, ne m’avouerez-vous pas qu’en absence l’entendement de celuy qui ayme agira beauoup plus parfaittement, que quand, transporté par le objets qui se presentent à ses yeux, il ne peut faire autre chose que regarder, desirer, et souspirer ? Que si jamais vous avez voulu penser profondement à quelque chose, souvenez vous, madame, si la sage nature ne vous a pas appris de mettre la main sur vos yeux, afin que la veue ne divertist les forces de l’entendement ailleurs, et par ceste raison vous concluerez selon ce que j’ay dit. Que si l’amour s’augmente par la cognoissance de la perfection aymée, puis que nous l’avons beaucoup plus grande estant absents, c’est sans difficulté que nous aymons d’avanteage eslongnez que presens.

Mais, s’il est ainsi, interrompit Paris, d’où procede que tous les amants desirent avec tant de passion la veue de celles qu’ils ayment ?- De l’ignorance, respondit Silvandre. Il n’y a personne qui ne puisse attribuer le nom d’amant, qui en lui mesme n’ait ceste opinion, que son amour est si grande, qu’il est impossible qu’ele puisse s’augmenter. Que s’il a ceste creance, malaysément rechercherai-il les moyens de l’accroistre s’il pense qu’elle ne puisse estre accreue, et pour ce, sans recourre a ceste profonde cognoissance, i se contente que celle que ses yeux de moment à autre luy peuvent donner. Mais, ô grande nymphe, combien y a-t-il de difference de ces amours que les yeux nourissent à celle que l’entendement produit ? Autant sans doute que l’ame est plus capable d’aymer que le corps, et autant que l’entendement a plus de cognoissance que les yeux. Et toutesfois d’autant que ceux-là mesme le peuvent pas estre toujurs aupres de celles qu’ils ayment, il faut qu’eslongnez d’elles et dans leur apart ils entretiennent ces images, que par leurs yeux Amour leur a mises en la fantaisie. Que si l’on leur demandoit si cet eslongnement a diminué leur affection, je m’asseure qu’il ny a celuy qui ne confessast qu’elle s’en est augmenté, et que c’est un acroissement de desir, et non pas une diminution ; et d’effect avec quelle violence, et avec quel transport les reviennent-ils voir ? Il est tel, madame, que bien qu’avant que s’estre separez, ils eussent juré que leur amour estoit parvenue au supreme degré d’aymer, et que rien ne pouvoit estre adjousté à la grande affection de leur affection ; maintenant, la cognoissant si fort accrue, ils en font un jugement bien different, et leur semble qu’autresfois ils ont faict un grand ouvrage à celles qu’ils on aymées, de les avoir auparavant si peu aymées, tant ceste brieve absence augmente l’amour par la contemplation de l’amour par la contemplation de la beauté.

Puis qu’il est ainsi, adjousta Paris, je m’estonne que vous ne vous eslongez de Diane afin de l’aymer d’avantage. – J’ay desja dit, respondit Silvandre, que je le devrois faire, mais que je ne l’ay encore peu obtenir sur moy. Et cely vient, gentil Paris, de ce que nous sommes hommes, c’est à dire nous ne sommes pas parfaicts, et que l’imperfection de l’humanité ne peut estre ostée tout à coup. Nous sommes bien raisonnables, mais aussi y a-t’il quelque chose qui contrarie à la raison, autrement il n’y auroit poinct de vices. Et c’est de ceste partie de laquelle que je n’ay peu encores obtenir ce poinct dont vous parlez, car les sens sont infiniment puissants en celuy qui ayme, et quoy que l’ame soit cele qui ayme, si est-ce qu’avec les beautez de l’ame, elle ayme aussi celles du corps. Et bien souvent, tout ainsi qu’avec les sens corporels, elle sent les choses corporelles et se plaist au goust, aux senseurs et aux attouchements, de mesme, ayant avec les mesmes sens, elle se plaist de voir, d’ouyr, et de toucher ce qu’elle ayme, ne pouvant faire divorce d’avec eux, et separer son plaisir du leur, leur faire semblamt que c’est leur faire tort de jouir seul de ces contentements, dont ils ont este les commencements. Et toutesfoiss si elle ne recherchoit que sa perfection, comme elle y est obligée par la raison, elle devroit rejetter bien loing ces considerations, puis que la nature nous a seulement donné les sens pour instruments, par lesquels nostre ame recevant les especes des choses vient à leur cognoissance, mais nullement pour compagnons de ses plaisirs et felicitez comme trop capables d’un si grand bien.

Ces discours eussent bien continué davantage, si de fortune, estant pres du carrefour de Mercure, ils n’eussent ouy chanter Phillis : elle estoit assise avec une autre bergere au pied d’un arbre, cependant que leur brebis, à l’ombre de quelques taillis, ruminoient toutes resserrées ensemble, attendant que le chaud fut un peu abattu pour restourner au pasturage. Aussi tost que Silvandre en ouyt la voix, il tourna la teste de son costé et l’ayant recogneue, la destouna si promptement, que Leonide ne peuct s’empescher d’en sousrire. Qu’avez vous ouy, luy dit-elle, et qu’avez vous veu qui vous ayt si promptement fait tourner et detourner la teste ?- J’ay veu, dit-il, madame, celle que je ne verray jamais sans regret ; car c’est Phillis la plus cruelle ennemie que je puisse avoir, puis qu’elle est la cause de mon servage.

En ce mesme temps, Lycidas, qui passant chemin sans veoir Leonide ni sa compagnie, suivoit un santier, qui couvert d’une grande haye, l’empeschoit de voir et d’estre veu, fut tout estonné que le chemin de la nymphe venant traverser le sien, il ne se donna garde qu’il se vit tout aupres d’elle. La jalousie qui le separoit de la frequentation de chacun, luy faisoit fuir Silvandre encore plus que les autres, mais à ce coup la civilité le contraignit de saluer Leeonide et Paris, et de les suivre en estant requis et de l’un et de l’autre qui qu’au commencement il essayast d’avoir congé avec quelques mauvaises excuses. Mais Leonide qui l’aymoit à cause de Celadon, le pressa de sorte qu’il fut contraint d’augmenter la trouppe, et Paris qui surtout desiroit de sçavoir où estoit Diane, luy demanda s’il ne cognoissoit point celle qui estoit assise aupres de Phillis sous cet grand arbre. Luy qui n’y avoit point encore pris garde, mettant la main sur ces sourcils et s’arrestant un peu pour les regarder, respondit que c’estoit Atsrée.

Et lors, reprenant le chemin, il ouyt que Leonide, continuant le discours qu’elle avoit commencé avec Silvandre, parloit de cette sorte : Et pourquoy, berger, estes-vous tant offensé contre ceste bergere, encor qu’elle soit cause que vous aymez, puis qu’elle l’est aussi que vous estez devenu plus honneste homme ? Car je m’asseure que vous m’advouerez que l’amour a ceste puissance d’adjouster de la perfection à nos ames ; s’il est ainsi, l’obligation que vous luy avez ne doit pas estre petite. – J’advoueray bien, respondit le berger, que veritablement je croy que sans Phillis je n’eusse jamais aymée, mais je ne laisseray de dire qu’elle est cause que je ne suis plus mien, que je sers, et que j’ay perdu ma liberté. Que si cette liberté ne se peut acheter pour quelque prix que ce soit, je ne dois pas estre plus son obligé de m’avoir peut-estre rendu un peu plus honneste homme, qu’offencé contre elle de ce qu’elle m’a faict perdre cette chere et desirable franchise. – Mais ne mettez-vous point en compte adjousta la nymphe, que vous acquerrez peut-estre l’amitié de celle que vous aymez ? et pour une si belle entreprise une ame bien née comme la vostre peut-elle regretter quelque perte que ce soit ou se plaindre de la personne qui en est cause ?- Une ame bien née epliqua-t’il, ne se peut louer de celle qui est cause de sa servitude, pour quelque esperance de bien qu’elle luy puisse donner ; car en fin le service, quoy que plus ou moins honteux, est tousjours service.

D’abord que Lucidas ouyt nommer Phillis, il demeura beaucoup plus attentif ; mais quand il ouyt la suite du discours, et des repliques du berger, il creut que veritablement il l’aymoit, et ne sçachant si bien couvrir sa jalousie, qu’il eust desiré, il ne se peut empescher de luy dire : et quoy, berger, aymez-vous bien autant cette bergere que vous en faittes semblant ?

Silvandre, qui, sans penser à Lycidas, avoit parlé de ceste sorte à Leonide, cognoissant bien que la jalousie luy faisoit faire cette demande, pour le mettre plus en peine, ne voulut le nier ny l’advouer, mais luy dit seulement : dites-moy, Lycidas, qu’en pensez-vous ?- Je voy, respondit-il, tant de faintes par tout que mon jugement seroit trop incertain. – Puis donques, adjousta Silvandre, que mes dissimilations empeschent le jugement que vous en pourriez faire, dites-moy, je vous supplie, qu’est-ce que vous en desirez ?- Mes desirs, respondit Lycidas, sont fort peu considerables en ce qui despend de vous, de qui les actions me sont indifferentes, de sorte que je m’en remets bien à vous-mesme. – Puis donc, continua Silvandre, que vous ne m’en voulez dire vostre volonté, s’il y a quelque chose en moy qui vous desplaist, vous n’en devez accuser que vous seul, et le Ciel qui le veut ainsi, et vous armer de patience.

Lycidas vouloit respondre, et peut-estre l’eut fait trop aigrement, si Leonide, qui le prevoyoit ne l’en eust empesché avec excuse qu’elle vouloit ouyr de que Phillis vouliot chantoit, car ils en estoient desja assez pr’s pour ouyr ses paroles, qui estoient telles :

Sonnet contre la jalousie


Amour ne brusle plus,

ou bien il brusle en vain,
Son carquois est perdu, ses fleches sont froissées,
Il a ses dards rompus, leurs pointes emoussées,
Et son arc sans vertu demeure dans sa main.

Ou sans plus estre archer, d’un mestier incertain
Il se laisse emporter à plus hautes pensées,
Oou ses fleches ne sont en nos coeurs addressées,
Ou bien au lieu d’amour nous blessent de desdain.

Ou bien s’il fait aymer, aymer c’est autre chose,
Que ce n’estoit jadis, et les loix qu’il propose
Sont contraires aux loix qu’il donnoit à tous :

Car aymer et hayr, c’est maintenant le mesme,
Puis que pour bien aymer il faut estre jaloux :
Que si l’on ayme ainsi, je ne veux plus qu’on m’ayme.

Silvandre, qui avoit fait dessein de donner autant de jalousie à Lycidas qu’il seroit possible, voyant que Phyllis attentive à ce qu’elle chantoit, et Astrée aux pensées que ces paroles renouvelloient en sa memoire, ne prenoient garde à Leonide, ny à eux, s’avança, courant vers elles, et se jettant à genoux, et luy surprenant la main la lui baisa puis se relevant l’advertit de la venue de la nymphe et de Paris.

Elle n’eut le loisir de se courroucer à luy de cette outrecuidance, parce que Leonide se trouva si proche qu’elle fut contrainte de se lever, pour luy rendre l’honneur qu’elle luy devoit. A quoy, Silvandre, la prenant sous le bras, la voulut ayder, mais elle le repoussa du coude, voyant mesme Lycidas de la compagnie ; ce qui ne fist une legere blessure en l’ame de ce berger jaloux, qui voyant bien que Phillis l’avoit aperceu, eut opinion qu’elle l’eust repoussé de ceste sorte, parce que c’estoit en sa presence.

Mais apres que les salutations faites, et rendues d’un costé et d’autre, chacun eut pris place sous ce grand arbre, Silvandre qui avoit resolu de donner ceste journée à la jalousie de Lycidas, se remettant à genoux devant Phillis : Et bien, belle bergere, luy dit-il, jusques à quand ordonnez-vous que nostre guerre dure ? quel terme avez-vous estably à mes services ? combien de temps encores prendrez-vous plaisir aux travaux que vuos me faites souffrir ? Il ne sera pas vray pour le moins, si j’endure de la peine, si je sers et si vous me surmontez, que vous soyez entierement exempte de travail et de solicitude ; car, où vous employerez contre moy tous vos artifices, toutes vos armes, et toutes vos forces, ou sans doute la victoire demeurera la mienne.

Phillis qui entendoit bien que ce berger vouloit parler de la gageure qu’ils avoient faite, à qui se feroit mieux aymer à Diane, recevoit ces paroles comme elles devoient estre entendues ; mais Lycidas qui pensoit que cete gageure n’avoit estée inventée que pour couvrir leur affection, les prenoit tout autrement qu’elle, dequoy elle s’aperceut aysément, jettant à tous coups les yeux sur luy, et pour luy oster ceste opinion, respondit à Silvandre de ceste sorte : Berger, berger, souvenez-vous que si mon ennemy estoit tel qu’il me fallut, pour le vaincre, y rapporter tant de peine, et luy opposer tant d’efforts, il ne vous ressembleroit point, et ce ne seroit pas contre Silvandre que j’aurois faict la gageure, dont vous voulez parler, car contre luy il me suffit de dire : Je veux vaincre.

Silvandre qui recogneut bien le dessein de Phillis, pour le contrarier, luy respondit : Personne ne peut ignorer ce que vous pouvez, mais Silvandre en sera encores moins ignorant que tous les autres bergers de Lignon, ouis qu’il a souvent ressenty les effets de vostre beauté. – Si cela est, repliqua la bergere, il vous et donc advenu comme à ceux qui s’esblouissent au soleil sans que le solieil s’en aperçoive. – Ah ! respondit incontinent le berger, qui voit le soleil de vos yeux et volontairement ne s’y esblouit comme moy n’est pas digne de le voir. – Je ne scay, adjousta Phillis, rougissant de ces paroles, quel peut estre votre dessein en me parlant de cette sorte, mais je suis bien asseurée que vostre maitresse sera averite de vos faintizes, et par ce que c’est dans peu de jours que nous devons recevoir l’arrest de nostre gageure, je m’asseure que ces paroles vous cousteront cher et que vous sçaurez combien est cuisante une trop tardive repentance. – Ne croyez point, dit-il, bergere, que jamais je me repente de vous avoir asseurée de l’affection que je vous porte, puis qu’au contraire je dos avoir plus de regret d’avor si longuement vescu sans le vous avoir declaré, que je ne dois craindre de mal de ce dont vous me menacez.

Phillis cognoissoit bien qu’il se mocquoit, et Astrée aussi, mais cela ne pouvoit la satisfaire pour le soupçon que telles paroles faisoient naistre en Lycidas, qui cependant, considerant la peine où elle en estoit, se fortifioit tousjours d’avantage en son opinion. En fin elle luy dit : Je pense, Silvandre, que c’est par gageure que vous me voulez desplaire en me tenant ces paroles, ou bien que vous les voulez estudier icy pour les sçavoir mieux dire que quand vous serez aupres de vostre maistresse. – Si cela estoit, interrompit Astrée, il voudroit mieux que tout à fait il parlast que comme si vous estiez Diane, que non pas de vous entretenir par personne empruntée. – Ce m’est tout un, respondit Silvandre, pourveu que je luy fasse entendre la qualité de mon affection. Et lors qu’il s’y preparoit : Je vous conjure, dit Phillis par la personne du monde que vous aymez le plus, de me laisser en repos, et que vous vous consentiez, que je sçai plus de vostre affection que vous ne sçauriez m’en dire. – Ces adjurations, dit-il, sont trop fortes, pour y contrevenir, et la declaration que vous me faites trop advantageuse pour ne m’en contenter ; c’est pourquoy je me tairay, puis que vous le voulez ainsi. – Vous m’obligerez en cela, dit la bergere ; car je ne puis souffrir vos paroles, et plus encores, si, faisant vostre devoir, vous alliez aider à Diane que j’ay laissée bien empeschée à la porte de sa cabane, apres Florette, sa chere brebis, qui se meurt. – Si vous me le commandez, repliqua Silvandre, et que vous vueilliez avoir soin de mon troupeau, jusques à mon retour, je le feray. – S’il ne faut que cela, dit Phillis, je vous le commande, et veux bien prendre garde au troupeau, sur lequel vous vous excusez.

Lors Silvandre, comme s’il n’eust osé contrevenir à ce qu’elle luy ordonnoit, apres avoir fait une grande reverence à la nymphe, et à Paris, et puis à toute la troupe, s’en alla courant, où estoit Diane, laissant Philis la plus contente du monde de son depart, et au contraire lycidas le plus jaloux berger de tous ceux de ceste contrée. Car encore que les discours de Silvandre lui eussent despleu, si est-ce que les inquietudes qu’il remarquoit en Phillis, luy estient bien pus cuisantes ; mais le commandement et la conjuration qu’elle luy avoit faite par la personne qu’il aymoient l’offençoient bien d’avantage. Mais quand il se representoit qu’elle avoit receu ses brebis en garde, ceste action le toucha au coeur encore plus vivement ; et toutesfois la pauvre bergere avoit mieux aymé prendre ceste peine, que de souffrir d’avantage les paroles qu’elle pençoit estant tant ennuyeuses à Lycidas. Voilà comme quelque fois nos desseins ont des effects tous contraires à nos intentions !

Cependant Silvandre aprochant de la cabane de sa bergere, vid que Phillis ne luy avoit point menty ; car Diane estoit assis en terre, et tenoit sa chere brebis en son gyron, comme si elle eust esté morte. Quelquesfois elle luy souffloit à la bouche, et d’autres fois luy mettoit du sel dedans, mais sans effect, par ce qu’elle ne revenoit pint si tost de son assoupissement, qu’elle ne retombast, comme elle estoit, en terre, apres avoir tourné longuement, dont la bergere estoit fort en peine, pour ce que c’estoit celle qu’elle aymoit le plus. Et lors qu’elle en estoit le plus desesperée, et que peut-estre elle accusoit quelqu’une de ses voisines de sortilege, et de l’avoir regardée de mauvais oeil, Silvandre s’en approcha, et apres l’avoir saluée, il luy demanda ce qu’elle faisoit en terre. Vous le pouvez voir, luy dit-elle, sans que je le vous die, si vous regardez en quel estat est ma chere Florette. Le berger se mettant lors à genoux, la cosidera attentivement, puis luy toucha les aureilles, luy regarda la langue dessus et dessous, la leva sur les pieds, et en fin luy boucha les nazeaux avec les doigts pour l’empescher de respirer, mais soudain qu’il la laissa en liberté, apres avoir à demy éternué, elle recommença ses tours et les continua jusques à ce qu’elle se laissa choir. Silvandre alors ayant bien recogneu son mal, se tournant tout joyeux vers Diane : Ne vous faschez point, luy dit-il, ma belle maistresse, vostre chere Florette sera bien tost guerie, et son mal ne procede point de sortilege, mais plustost de l’ardeur du soleil, qui lui ayant offencé le cerveau d’ou procede la source des nerfs, luy donne ce mal que nous nommons , respondit Avertin. Le temps sans doute la gueriroit sans autre remede, mais par ce qu’elle languiroit trop, si vous me donnez le loisir, je cognois une herbe, et j’en ay veu dans ce pres le plus proche, qui pour certain la rendra saine incontinent. – Comment ? respondit la bergere, toute joyeuse de ces bonnes nouvelles si je vous donneray ce loisir ? n’en doutez nullement, elle m’est trop chere pour ne rechercher sa guerison par tous les moyens qu’il me sera possible. Et pour vous en rendre preuve, je veux aller avec vous pour en cueillir et recognoistre ceste herbe, à fin de vous exempter de ceste peine, si j’en ay affaire une autre fois. – Je recevray, dit-il, un double contentement si vous venez : l’un de vous rendre cet agreable service attendant que ma fortune me donne les moyens de vous en faire un meilleur, et l’autre d’estre aupres de vous qui est bien le temps le mieux employé de toute ma vie.

A ce mot, laissant ceste brebis en garde de ceux qui estiont en sa cabane, ils vont cueillir ceste herbe, non pas que durant le chemin Diane ne remerciast le berger de la bonne volonté qu’il luy faisoit paroistre. Et parce que Silvandre en la venant trouver, avait remarqué par hazard le lieu où ceste herbe estoit, il en trouva incontinent, et en ayant amassé une bonne poignée, la pila entre deux cailloux, et s’en retournant, en pressa le jus avec les deux mains dans les aureilles de la brebis qui ne l’eut pustost bien avant dans l’aureille qu’elle se leva, secouant un peu la teste ; et apres avoir éternué deux ou trois fois se print à béeler comme si elle eust appellé ses compagnes, et puis commença de baisser le nez contre terre pour chercher à manger. Mais Silvandre, la prenant sur son col, la remit en son estable, et dit à Diane qu’elle ne la laissast point sortir de tout le jour, parce qu’encore que ce mal en quelques-unes procedast quelques fois des herbes qui les enivrent, toutesfois que le mal de la sienne à ce coup n’estoit causé que du soleil, et qu’il falloit empescher qu’elle n’en fust pas si tost retouchée.

Diane ne se contentant pas d’avoir veu la guerison de sa chere brebis, et de cognostre l’herbe veue, voulut encore sçavoir le nom. Elle a divers noms, respondit Silvandre, quelques-uns l’appellent Orval, d’autre la Toute bonne, et nos mires Scarlée, mais pourquoy n’avez-vous autant de curiosité de conserver tout ce qui est à vous ?- Quand je vois le mal apparent, dit-elle, de ce qui non seulement est mien, mais à qui que ce soit, j’en donne le remède le plus propt que je puis. – Pleust à Dieu, répondit le berger, que vous fussiez aussi veritable que j’espreuve que vous estes le contraire !- Il ne faut pas, repliqua Diane en souriant, que vous effaciez l’obligation que je vous ay pour le salut de ma chere Florette, en m’injuriant de ceste sorte, et vaux mieux que nous allions chercher mes compagnes qui sans doute seront en peine de moy.

A ces dernieres paroles, apres avoir ramassé son troupeau, elle le chassa du costé du carrefour de Mercure, plus aise de la guerison de sa brebis, qu’elle ne le pouvoit dire. Et par le chemin elle apprint que Leonide et Paris estoient avec les bergeres qu’elle cherchoit ; et, peu apres elle les vit tous qui venoient droit à elle, par ce que Paris estant en peine du déplaisir de diane, avoit esté cause que toute la trouppe s’acheminoit vers elle, pour essayer, si on pourroit donner quelque secours au mal de sa brebis. Mais lors qu’il la virent de loing, il s s’arresterent, pensant où qu’elle fust guerie ou morte.

Et, de fortune, ce fut justement au carrefour de Mercure, où quatre chemins venoient aboutir ; et par ce que la baze, sur laquelle le terme de Mercure s’eslevoit, estoit rehaussé de trois degrez, ils s’assirent tous à l’entour. Et jettant le veue, qui deçà qui delà, Leonide apperceut venir du costé de Mont-verdun deux bergers, et une bergere, qui sembloient n’etre bien d’accord, parce que les actions qu’ils faisoient des bras et de tout le reste du corps monstroent bien qu’ils diputoient avec passion ; mais sur tout la bergere les repoussoit, et esloignoit d’elle tantost l’un, tantost l’autre, sans vouloir escouter. Quelquesfois ils s’arrestoient et la retenoient par sa robbe, comme si ils l’eussent voulu faire juge de leur différent, mais elle, tout à coup frappant les mains sur les deux costés de sa robbe qu’ils tenoient, la leur faisoit lascher, et puis s’enfuyoit jusques à ce qu’ils l’eussent attainte. Et n’eust esté que quelquesfois ils se jettoient à genoux devant elle, d’autresfois luy baisoient les mains avec soubmission pour la retenir, on eust jugé à sa fuite, qu’il luy vouloient faire quelque force.

Et pour ce qu’ils s’approchoient du carrefour sans se prendre garde de la bonne compagnie qui y estoit, Leonide les monstra à toute la trouppe, pour sc,avoir si i y avoit personne qui les recognust. – Je les ay veu bien souvent, respondit Lycidas, ils se tiennent dans le hameau plus proche de Mont-verdun, encores qu’ils ne soyent pas originaires de ce lieu-là, mais estrangers que la fortune de leurs peres a contrainct de se venir loger en ceste contrée ; et si vous vistes jamais une beauté naissante, donner une grand esperance de perfection, il faut que vous voyez le visage de la bergere. Que si vous pouvez faire en sorte qu’ils vous racontent le different qui est entr’eux, je m’asseure que vous passerez agréablement le reste du jour, car ils sont tous deux amoureux de ceste bergere, et elle, qui est offencée contre tous deux ne veut ny de l’un ni de l’autre. Je me rencontray il y a quelque temps de l’autre costé de Lignon, en lieu où j’ouys de leur bouche mesme leur dispute, qui selon mon jugement n’est pas petite. La bergere s’appelle Celidée, et ce berger qui est plus grand et que vous voyez à main droitte, se nomme Thamire, et l’autre Calidon.

A peine Lycidas avoit finy ces paroles que ces estrangers furent si proches, que chacun peut remarquer, à voir Celidée que Lycidas avoit dit la vérité, parce que l’esclat de son visage estoit si grand qu’il attiroit les yeux de chacun, et quoy qu’il y eust quelque deffaut en a beauté, on jugeoit bien que le temps y rapporteroit la perfection necessaire. Cependant que chacun s’amusoit à la considerer, Leonide, desireuse, à cause des paroles de Lycidas, de sc,avoir leur different, s’advança vers elle, et après avoir saluée, la pria au nom de toute la trouppe de s’asseoir sur les degrez du Terme, pour y passer une partie du chaud, sous l’ombre des sicomores qui estoient plantez au quatre costez des chemins. Elle qui estoit courteoise et qui sçavoit bien le respect qu’elle devoit à la nymphe, et qui outre cela estoit bien aise d’éviter les importunitez des deux bergers, obeyt librement à la volonté de Leonide. Et lors qu’ils vouloient prendre leur places, Diane arriva, qui embrassée par la nymphe, et saluée de Paris, se mit parmy cette bonne compagnie. Lycidas cependant, qui ne pouvoit supporter Silvandre aupres de Phillis, le voyant revenu, se desroba de la trouppe sans qu’on s’en prist garde, et s’enfonçant dans le bois, s’en alla seul entretenir ses tristes pensées.

Et lors Leonide, ayant fait asseoir Célidée aupres d’elle et Astrée de l’autre costé, Diane se mit aupres de l’estrangere, et Paris aupres d’elle ; et parce que Phillis avoit pris place au costé de la triste Astrée, Silvandre demeura debout avec Thamire, et Calidon, d’autant que s’ils se fussent assis autour du Terme, ils eussent tourné le dos à ces belles bergeres, et n’eussent pas eu les biens de les voir d’autant que ce costé là estoit trop estroit. Paris, et Phillis estoient en partie assis sur les costez qui tournoient, mais ils ne laisoient de voir et parler aux autres en se panchant quelque peu.

Estant de ceste sorte arrangez, la nymphe qui cognoissoit bien que la honte empeschoit Célidée de parler, à fin de la r’asseurer, rompit de ceste sorte le silence : encore, belle Célidée, que de veue vous ne fussiez point cogneue de nous, si est-ce que le bruict de vostre beauté n’a pas laissé de venir jusques à nos oreilles, nous donnant la curiosité de sçavoir qui vous estes et quelle est vostre fortune. Lycidas, nous a appris en partie le different qui peut estre entre vous et ces deux gentils bergers, mais parce qu’il y en a qui le racontent de divers façon, nous serions bien ayses d’en savoir la vérité pas vostre bouche mesme. – Madame, respondit l’estrangere, vous avez trop de courtoisie de vouloir prendre la peine d’escouter l’histoire de nos dissentions, et si cela je cognoissois qu’il y allast de vostre service, je le ferois librement, enore que ce ne seroit pas sans peine pour le déplaisir que me rapporte la souvenance des choses passées ; mais, grande nymphe, cela n’estant pas, je vous supplie de m’en décharger, et permettre que l’on vous entretienne de quelque meilleur discours. Madame, interrompit incontinent Calidon, ayez agreable, puisce que ceste bergere ne daigne tourner ses pensées sur nous, que je vous raconte ce que vous avez desiré sçavoir d’elle, et veux bien que ce soit en sa presence, et en celle de Thamire, à fin qu’ils me démentent et que je ne dis la vérité. – Grande nymphe, dit incontinent thamire, d’autant que j’ay le plus grand interest en cet affaire, il est plus raisonnable que vous l’oyez de ma bouche. – Si cela estoit, adjousta Célidée, ce seroit à moy à parler, puisques vous estes tous deux conjurez contre moy. – Cela n’et pas raisonnable, dit Calidon ; car si vous estes, ô belle Célidée, contre nous deux, nous ne laisons pas de d’estre tous deux à vous. Et quand à Thamire, il sçait bien que si celuy à qui l’on fait le plus de tort, doit avoir la permission de se plaindre, c’est à moy, à vous dire, ô grande nymphe, l’extreme offence que l’on me fait, puis que la belle Célidée m’offence en me refusant, et Thamire me voulant ravir ce que l’amour m’ordonne, et que luy mesme m’a donné. – si vous confessez, respondit Thamire, que se plaint de Célidée, comme de celle qui l’ayant aimé, ne l’ayme plus, et de Calidon, comme de la personne du monde, qui lui est la plus obligée, et la plus ingrate. – Et moy, repliqua Célidée, je me plains, grande nymphe, d’estre la butte des importunitez de tous les deux, et qu’il semble qu’ils ayent fait dessein de me voir plustost morte que de me laisser en repos ; de sorte que si le plus intéressé doit estre celuy à qui l’on dot permettre de parler, qu’ils se taisent seulement, et me laissent la parole libre.

Ceste dispute eust duré longuement entr’eux, si leonide, sousriant n’y eust mit fin; mais, leur ayant imposé silence, elleleur proposa que, puis qu’ils ne pouvoient estre d’accord, à qui seroit le premier, il estoit à propos de le tirer au sort. Surquoy chacun, ayant mis son gage dans le chapeau de Silvandre, ils furent tirez par Leonide : le premier fut celuy de Thamire, l’autre de Calidon, et le dernier de la bergere. C’est pourquoy chacun jettant les yeux sur Thamire, apres une grande reverence, il commença de parler ainsi :

==Histoire de Celidée, Thamire et Calidon==

Puis qu’il a pleu au grand Tautates, de m’eslire pour vous raconter les dissentions qui sont entre nous, je proteste qu’encores que ce soit la coustume des personnes intéresés de ne dire que ce qui est à leur advantage, je ne celeray ny ne desguiserai rien de la verité, à condition qu’il me sera permis par apres d’alleguer à part mes raisons, quand chacun aura deduit les siennes.

Sçachez donc, grande nymphe, qu’encores que nous soyons, Calidon et moy, demeurants dans ce proche hameau de Mont-verdun, nous ne sommes pas toutesfois de cette contrée. Nos peres et ceux d’où ils sont descendus sont de ces Boiens, qui jadis sous le roy Belovese sortirent de la Gaule et allerent chercher nouvelles habitations delà les Alpes, et qui apres y avoir demeuré plusieurs siecles, furent en fin chassez par un peuple nommé Romain hors des villes basties et fondées par eux. Et parce qu’il y en eut une partie qui estant privez de leurs biens s’en allerent outre la forest Hircinie, où les Boiens leurs parents et amis s’estoient establis du temps de Sigovese, et d’autres choisirent plustost de revenir en leur ancienne patrie, nos ancestres revindrent en Gaule, et en fin par mariage se logerent parmy les Segusiens.

Or, sage nymphe, je vous ay voulu faire entendre cecy, afin que vous puissiez mieux juger quelle doit estre l’amitié de Calidon et de moy, puis qu’estans tous deux Boiens, tous deux parents, et tous deux dans un pays estranger, il y avoit plusieurs occasions qui nous convivoient à nous aymer. Aussi j’advoueray librement que je l’ay tousjours affectionné comme mon propre fils : je puis user de ce nom puis que je luy ay rendu les assistances et offices d’un bon pere, l’ayant nourry et eslevé aussi soigneusement que l’amitié de son pere, qi estoit mon oncle, l’eust peu desirer de moy, lorsqu’il estoit encore si enfant qu’il ne pouvoit avoir presque cognoissance du bien ny du mal.

Ceste belle Célidée estoit nourrie tout aupres de ma cabane, par la sage Cleomene, et quoy qu’elle fust en un âge où il n’y avoit pas apparence qu’elle peust donner de l’amour (car elle n’avoit pas encore attaint la neufiesme année) si faut-il que j’advoue que ses qactions enfantines me pleurent, et que dès lors, me sentant touché d’une façon inaccoustumée, je me plaisois à ses propos, et aux petits jeux qu’elle faisoit de sorte qu’encores que j’eusse un siecle pour le moins plus qu’elle, je ne laissois de me jouer, comme si j’eusse esté de son age. Combien de fois luy ay-je souhaitté en ce temps-là cinquante ou soixante lunes de celles qui me sembloit avoir trop pour elle, et elle trop peu pour moy ? et combien de fois voyant qu’il estoit impossible, et que son aage venoit à pied de plomb, et le mien s’en alloit à tire d’aysle, ay-je voulu me retirer de cette vaine affection ? Mais ne le pouvant faire, et une lune s’escoulant apres l’autre, quoy que trop lentement selon mes souhaits, elles parvint enfin jusques à l’aage de dix ans, qu’elle commençà de donner une si grande esperance de sa beauté que je n’avois plus de honte d’aymer un enfant, se pouvant dire dés lors la plus belle fille du hameau. Je me souviens que sur ce sujet je fis ce vers :

Sonnet


D’une jeune beauté.

Quelle aurore jamais d’un beau jourdevanciere
Eut le sein plus semé de roses et de lys ?
Ou quels nouveaux soleils, de rayons embellis,
Furent jamais si beaux commençant leur carriere ?

Dès qu’on t’a veu paroistre, aux rais de ta lumiere,
Tous les autres soleils soudain sont deffaillis,

Ou pres d’euxpour le moins demeurent si pallis,
Qu’ils ne retiennent rien de leur clarté premiere.

Quel sera le Midi d’un si bel Orient ?
Je prevoy dès icy que le ciel tout riant,
Et qui ne vit jamais une aurore si belle,

Se promet d’en brusler les hommes et les dieux.
Amour, ou rends son coeur aussi doux que ses yeux,
Ou nos yeux et nos coeur insensibles pour elle.

Et parce que je prevoyois que cette beauté seroit veue de plusieurs, et que mon coeur ne seroit pas le seul qui en bruleroit de desir, je me resolus, d’occuper pour le moins le premier son ame, sçachant bien qu’il y a double difficulté de parvenir en un lieu difficile de soy-mesme, et qui nous est deffendu par quelqu’un qui le tient comme le sien. Considerant que son aage n’estoit encore capable d’une serieuse affection, j’essayay de la gaigner par des actions enfantines, luy parlant toutesfois d’amour, de passion, de desir et de flamme ; non pas que je creusse qu’elle en peust ressentir encor quelque chose, mais pour l’accoustumer seulement à ces paroles, qui offencent ordinairement davantage les oreilles des bergeres, que les effects mesmes. Je continuay cette vie plus d’un an, durant lequel quelquefois je luy dérobois quelque baiser, quelque fois je luy mettois la main dans le sein, feignant de me jouer, à fin que cette coustume me servist à l’avenir presque comme d’une possession.

Et sans mentir, grande nymphe, je travaillay pas en vain,car estant parvenue en l’aage de onze ans, elle commença de m’aymer, ce disoit-elle, comme son pere, et augmentant de jour à autre, elle me juroit qu’elle m’aymoit plus que son pere ny son frere ; et en fin, avant que les douze ans fussent accomplis, elle m’aymoit en enfant, et que ce n’estoit pas d’amour. Si fais, disoit-elle, d’amour. Et en effet, l’âge en quoy elle estoit, privée de toute malice, m’eut permis de l’engager à toute sorte de preuve de bonne volonté, si je n’eusse eu dessein de l’espouser, lors qu’elle eust esté un peu plus avancée. Mais cette consideration et celle aussi de la veritable affection que je luy portois, assoupit en moy toute mauvaise volonté. Et parce que sa simplicité me me faisoit croire qu’elle ne fust deceue de quelque autre, voyant desja plusieurs qui la recherchoient, je ne luy representois jamais que l’estime que chacun fait de la constance et de la fidelité, combien l’on meprisoit celles qui ayment diverses personnes, combien les bergers sont ordinairement trompeurs et infidelles, et combien il se falloit peu fier en leur paroles, voir que c’estoit faute de les escouter. Et lors qu’un jour elle me respondit : Mais si c’est faute, il ne faut donc pas que je souffre que vous me parliez comme vous faites. Je vis bien qu’il y avoit encor de l’enfance en elle puis qu’elle ne cognoissoit pas mon dessein, et pour ce je luy fis un long discours de l’amitié, luy representant que nous n’estions En ce monde que pour aymer, que sans cette vertu il n’y auroit point de plaisir en la vie, que c’estoit elle qui redoit toutes les amertumes douces, et toutes les peines aysées ; qu’une personne qui vit sans amour est miserable, par ce qu’elle n’est amée de personne, qu’elle voyoit bien que sa mere avoit aymé son pere et que sa tante de mesme avoit choisi son oncle, mais que celles qui en aimernt plus d’un, estoient blasmées et mesprisées de chacun parce que n’estant particulierement à personne, personne n’estoit particulierement à elles. – Et quoy, me repliqua-t’elle, les bergers sont-ils aussi obligez de n’aymer qu’une bergere ?- Ils y sont sans doute obligez, luy disois-je, et d’effect ne voyez-vous pas que je n’ayme que vous ?- Mais adjousta-t’elle, avant que ja fusse né, n’aymiez-vous rien, et quand je mourrois, cesseriez-vous d’aymer quelque chose ? Je ne peus m’empescher de rire de ceste naïve demande, et pour luy respondre : Sçachez, ma belle fille, luy dis-je, qu’avant que vous fussiez née, mon amour ne l’estoit pas encores, et quand vous vintes au monde, mon amour y vint avec vous. Et que si vous mourez avant que moy, elle s’enfermera dans vostre tombeau. – Et si vous mourez avant que moy, continua-t-elle, est-il nécessaire que j’en fasse de mesme ? et si cela est, apprenez-moy, mon pere, je vous supplie, comment il faudra que je fasse pour enclorre mon amour en vostre cercueil. – Ma fille, luy dis-je en souriant, parce que je suis nay avant que vostre amitié, il n’est pas raisonnable qu’elle meure aussi tost que moy, mais me survivant, il faut qu’au lieu que vous aymez à ceste heure ce que vos yeux vous font voir de moy, qu’alors vous en aymiez ce que la memoire vous en representera, et par ainsi, vous souvenant de Thamire, vous l’aymerez ; et ayant memoire de luy, vous n’en aymerez jamais d’autre, luy donnant aussi bien toute vostre volonté lors que vous vous ressouviendrez de luy, que vous devez faire à cette heure que vous le voyez. – Mais comment, disoit-elle toute estonnée, aymeray-je un mort ? Quelquesfois que vous me baisez, et que vous me chatouillez, ou me mettez la main dans le sein, si je vous demande pourquoy vous le faites, vous me respondez que c’est parce que vous m’aymez ; et faudra-t’il, si je vous ayme estant mort, que je vous en fasse de mesme ? – Ma belle fille, luy dis-je, la prenant entre mes bras, et la baisant, les bergeres, pour preuve de leur amitié ne doivent pas sauter au col des bergers qu’elles ayment, ny leur faire les caresses dont vous parlez, c’est assez qu’elle les souffrent. – Et quoy, me repliqua-t’elle, est-ce un tesmoipage de bien aymer que de souffrir d’estre baisée et caressée de ceste sorte ? – C’en est un sans doute, luy dis-je, et cest pourquoy elles ne le doivent souffrir, sinon de ceux qu’elles ayment. – Et quelle cognoissance de leur amour nous peuvent donner les bergers ? – Celle, luy dis-je, que vous pouvez avoir de moy, quand je vous baise et quand je prens plaisir à vous caresser. – De sorte, me respondit-elle, que quand quelqu’un me voudra baiser ou se jouer de ceste sorte avec moy, je recognoistray incontinent qu’il m’aymera.

Je vous raconte les naïvetez de cette bergere, afin, madame, que vous cognoissiez mieux, et de quelle qualité estoit l’amitié qu’elle . me portoit, et avec quel soing je l’ay eslevée, s’il faut dire, non point en amant, mais en pere, et quelle est l’obligation qu’elle me doit avoir, de ce qu’en un aage si peu fin, je ne l’ay pouit aymée malicieusement ; car vous jugez bien, par ces demandes et repliques, qu’elle n’avoit pas un esprit, qui m’eust peu resister, ny refuser quoy que j ’eusse voulu d’elle. Peut-estre en les considerant, vous estonnerez-vous que je trouvasse en un aage si tendre quelque chose qui me peust arrester, moy, dis-je, qui desormais devois repaistre mon esprit de quelque viande plus solide ? Mais s’il vous plaist de vous souvenir que l’amour est toujours enfant, et que la jeunesse sur toute chose luy plaist, vous jugerez bien que puis qu’il falloit que j’aymasse, il n’y avoit rien qui fust si convenable à une pure et sincere affection que la mienne, que ceste beauté innocente et sans malice. Et à la verité je recognois bien que ce n’estoit pas moy qui en avois fait election, mais le Ciel qui me la faisoit aymer par force, car par plusieurs fois je voulois m’en eslongner, et me representois tout ce que la raison me pouvoit opposer, mais c’estoit comme retoucher une playe bien envenimée, cela ne me servant qu’à augmenter mon mal, qui en fin parvint à une extreme grandeur.

Or en ce temps, Calidon revint de la province des Boiens, et pouvoit avoir dix huict ans ou environ. II estoit grand, plus que l’ordinaire de son aage, il avoit la taille belle, le visage des plus agreables pour un teint clair-bm, au reste le discours bon, et la façon plus relevée que sa condition peut-estre ne requeroit pas, mais toutesfois nullement glorieuse ny meslée de mespris. Il faut que j’advoue, que quand je le vis tel, j’augmentay de beaucoup l’amitié que je luy avois portée ; car auparavant, si je l’avois aymé, ce n’avoit esté qu’en consideration de la proximité qui estoit entre nous, et pour la recommandation que mon oncle m’en avoit faite, mais quand à son retour je le trouvay tant aimable, il est certain que je mis en luy tout ce qui me restoit d’amitié. Et parce que n’ayant jamais esté marié, je n’avois point d’enfans, je fis resolution de luy remettre apres moy tous mes trouppeaux et tous mes pasturages, qui peut-estre ne sont pas à desdaigner. Et à fin de l’obliger à quelque reciproque bien-veillance envers moy, je ne me contentay pas d’avoir fait ce dessein en moy mesme, mais le luy declaray, et le fis sçavoir à tous mes parens et voisins. Et parce que je prévis bien que,demeurant en ma cabane, il estoit impossible qu’il ne vist la belle nourriture de la sage Cleontine, et que peut-estre, il l’aymeroit sans sçavoir mon intention, je la luy dis avec tres expresses deffenses de ne la regarder que comme frere. Avec mille soumissions et mille serments, il me jura qu’en cela, ny qu’en toute autre chose il ne me desobeyroit jamais, ny ne feroit chose qu’il pensast me déplaire. Et toutesfois la lune n’avoit point encore parachevé un cours entier, que le voilà tant épris de Celidée, que n’osant le déclarer ny à elle ny à moy, ny à autre qui me le peust dire, apres avoir languy quelque temps, il fut contrainct de se mettre en fin au lict.

Pensez, madame, quel estoit le regret que j’avois de son mal, et queue la peine que j’en recevais, ne pouvant y trouver remede. On luy vit aussi tost les yeux enfoncez, et le teint jaune, et pour le dire en un mot, il devint si maigre et si changé, qu’il n’estoit pas recognoissable. Je le fis voir aux plus sçavants et experimentez de toute cette contrée, et lors que la reputation me faisoit cognoistre le nom de quelqu’un, je ne plaignois ny la peine ny la despense de l’envoyer querir. Il n’y eut Vacie en la contrée qui je ne fisse faire sacrifice pour appaiser Tautates, Hesus, Tharamis, et Belenus, si de fortune Calidon les avoit offensez ; il n’y eut Eubage de qui je ne demandasse les augures, et l’opinion ; il n’y eut barde que je ne priasse de venir chanter aupres de son lict, pour sçavoir si quelque harmonie ne pourroit point prevaloir par dessus la melancolie qu’il cachoit en son ame. Bref il n’y eut sage Sarronide qui à ma requeste ne le vint visiter, et luy donner quelque precepte contre l’ennuy, et quelque grave conseil contre la tristesse. Mais tout cela ne me profita de rien, non pas mesme les pleurs que l’amitié que je luy portois, m’arrachait des yeux par force, lors que je le pnois et conjurois, acoudé sur son lict, de me dire le sujet de son mal.

En fin languissant de ceste sorte, sans que les remedes que nous luy donnions, luy fissent aucun effect, de fortune un vieux mire de mes amis, scachant le déplaisir que j’avois de la perte de Calidon, me vint trouver pour, avec ses sages propos, me consoler en cette cuisante affliction ; et, apres qu’il m’eust representé toutes les considerations que la prudence humaine eust peu faire. En fin, me dit-il, resignez Calidon, et vostre volonté entre les mains de Tautates, et croyez, si vous le faites sans feintise, que vous en recevrez plus d’ayde et de soulagement que vous n’en sçauriez esperer de tous les hommes. Et lors qu’il fut prest à artir, il voulut voir Calidon.

Nous allasmes donc tous deux en sa chambre, où il luy parla quelque temps, et le considera fort longuement ; il remarqua ses gestes, ses actions, luy toucha le pouls, le tourna de tous costez pour recognoistre son mal, et apres avoir demeuré plus de deux heures aupres de luy : Mon enfant, luy dit-il, resjouyssez-vous, et soyez certain que vous ne mourrez pas encores de cette maladie, et que j’en ay veu plusieurs attaints de mesme mal, mais je n’en vis encor jamais mourir un seul.

En sortant hors de la chambre il me tira à part, et me tint ces propos : L’âge que j’ay vescu, encor que je ne l’aye pas tout bien employé, si est-ce qu’il ne m’a pas entierement esté inutile, si j’ay bien conté depuis que je naquis, il ne s’en faut pas trois Ifines que trois siecles ne soient escoulez, il y en a plus de deux que je fais profession de mire, et puis que Tautates l’a voulu ainsi, ce n’a pas esté sans quelque bonne reputation, de sorte que j’ay tousjours esté employé en toutes les maladies des principaux de ceste contrée, voire des Boiens, des Eduois, mesmes des Sequanois, et Allobroges, ce que je ne vous dis que pour vous faue entendre que la longue experience que j’ay eue des maladies me fait parler avec beaucoup plus d’asseurance de celle de Calidon, qu’un plus jeune que moy ne pourroit pas faire. Je vous diray donc que le mal qu’il a ne procede pas du corps, mais de l’esprit, et si le corps en est attaint, c’est à cause de l’estroite union qu’il a avec l’esprit malade, qui luy fait ressentir comme sien le mal qui n’est pas de luy, tout ainsi que les amis ressentent le mal et le bien l’un de l’autre. Et quoy que ceste espece de maladie soit fort fascheuse, si est-ce qu’elle n’est pas si dangereuse que celle du corps, parce qu’il n’y en a point de l’ame qui soit incurable, pource que ceste ame estant spirituelle, n’est point sujette à corruption, ny à dissolution de parties, mais seulement à changer de qualité, laquelle, soit bonne, soit mauvaise, s’acquiert par l’habitude et cette habitude par une volonté opiniastre, si c’est au bien, conduitte par un sain jugement, et si c’est au mal, par un jugement despravé. Or d’autant que le jugement est rendu malade par la mescognoissance de la venté, aussi tost qu’on la luy faict recognoistre, il est remis en son premier estat. Et quoy que la volonté retienne aussi les ressentimens de cette mauvaise habitude, quelque temps apres la cognoissance de la verité, si est-ce qu’en fin elle la pert, et reprend celle de la vertu, parce que tout vice estant mal, et tout mal estant entierement opposé à la volonté, il n’y a point de doute que tout vice recogneu ne soit hay. Je vous dis ces choses, afin que vous ne desesperiez point de la guerison de ce jeune berger, de qui je pense avoir fort bien recogneu la maladie. Car, soit à son pouls< inegal sans luy rapporter autre accident, soit à sa foible voix surprise bien souvent par des demy-souspirs, soit à ses yeux qui semblent nager dans l’humidité, soit à la lenteur dont sa paupiere se hausse et s’abbat ; bref, à la tristesse qui est peinte en son visage, et à ce continuel silence, je juge qu’il est passionnément amoureux en lieu qu’il n’ose declarer, ou dont il est mal traité. Aussi tost que ce mire me tint ce langage, quelque demon me mit en l’esprit que c’estoit sans doute de la belle Celidée, et qu’à cause de la deffence que je luy en avois faite, il ne l’osoit dire. Et parce que ce mire me voyoit pensif au lieu de me resjouir de ces riouvelles, il m’en demanda l’occasion, et luy ayant respondu que je craignais plus qu’auparavant de le perdre, parce que sa guerison ne despendant plus des remedes que je luy pourrois faire donner, mais d’une personne incogneue, ou peut-estre ennemie, et sans raison, je ne voyois qu’il. y eust sujet de rejouyssance pour moy. A toute chose, me dit-il, la prudence peut remedier, excepté à la mort ! C’est pourquoy ne doutez point que, tant que Calidon sera en vie, je ne trouve quelque remede. Quant à ce que vous dites que la personne qui le peut guerir vous est incogneue, e la descouvriray bien, pourvu que vous me donniez du loisir d’estre aupres de luy quelques jours. – Il ne faut pas, luy dis-je, que vous esperiez de le tirer de sa bouche. – Ce n’est pas, dit-il, ce que je pretens. Au contraire, il se faut bien donner garde de luy en faire semblant, car cela nous osteroit le moyen de la cognoistre. Et lors que nous sçaurons qui elle est, ne doutez point que nous n’e venions bien à bout ; car il n’y a courage si farouche qui ne s’apprivoise aux caresses d’amour, pourveu que la prudence y apporte l’artifice necessaire

Mais, grande nymphe, je raconte peut-estre trop par le menu cet accident, si bien que pour abreger, je vous diray qu’il demeura sept ou huict jours au chevet du lict de Calidon, et [me conseilla cependant de faire en sorte que] toutes les jeunes bergeres de nostre hameau et d’alentour le vinssent visiter separement, sous pretexte que la tristesse estant son plus grand mal, il falloit le resjouyr par les divertissemens des compagnies. Et quant à luy, il luy tenoit tousjours le bras, et sans faire semblant de rien luy touchoit le pouls, pour cognoistre quand il prendroit quelqu émotion. De fortune Celidée en ce temps là avoit fait un voyage avec Cleontine, où elle demeura cinq ou six jours : cela fut cause qu’encores qu’elle fust I’une de nos plus proches voisines, elle vint nous visiter des dernieres, car chacun regrettoit de Sorte ce berger et je faisois tant de pitié à tous ceux qui sçavoient mon déplaisir, qu’il n’y avoit celuy qui refusast d’envoyer ou sa soeur, ou sa fille, chez moy.

En fin estant presque desesperez de recognoistre par ce moyen ce que nous desirions de descouvrir, voicy que l’on nous vint avertir que Celidée estoit à la porte. De fortune alors le mire luy tenoit le bras, et son pouls estoit plus reposé qu’il n’avoit esté de tout le jour ; mais quand il ouyt le nom de Celidée, incontinent il s’esmeut et commença de s’eslever, comme s’il eust eu une tres ardante fievre, et puis tout à coup se remettant en son premier estat, ne demeuroit pas long temps sans estre agité de nouveau. Le mire qui estoit avisé, le regarde entre les yeux, et les luy voit plus vifs et ardants que de coustume, et comme estincelans, la couleur luy vint au visage, bref il recognoist un si grand changement, que presque il ne vouloit attendre que Celidée fust entrée pour en estre plus asseuré. Et toutesfois quand elle fut à la porte de la chambre, quand elle entra, quand elle s’approcha de luy, et quand elle luy parla, les changements de son pouls et de son visage estoient si differents, que qui que c’eust esté s’en fust pris garde, et pource me tirant à part : Amy Thamire, me dit-il, ce n’est pas Celidée qui est entrée, mais la femme de Calidon, si tu veux qu’il vive.

O dieux ! quel sursaut.me donnerent ces paroles ! je demeuray sans responce, et fut tres à propos que le mire continua de me parler, car il m’eust esté impossible de prononcer un mot. En fin estant revenu un peu en moy mesme, je luy demanday si en l’estat où il estoit, il seroit à propos de le marier ? – Il sera bien tost remis, dit-il, pourveu que vous fassiez en sorte que cette fille luy donne quelque cognoissance d’amitié, et cependant vous pourrez parler à Cleontine, qui estant sage, et cognoissant l’avantage de la bergere, n’a garde de refuser ce party.

Ce mire partit de ceste sorte, me laissant sans doute plus malade que celuy qui estoit au lict. Pourrais-je bien vous representer, madame, de quelles contrarietez mon ame fut combatue ? je n’estime pas que cela se puisse, puis qu’en verité je crois que l’entendement m’eubt tourné, si je ne me fusse promptement resolu. D’un costé l’amitié me demandoit Celidée pour Calidon, d’autre costé l’amour me deffendoit de la donner. Mais, me disoit l’amitié, Calidon mourra si tu ne la luy donnes, et il n’y a point de remede que celuy-là. Et l’amour respondoit : Et comment penses-tu de pouvoir vivre toy-mesme, si tu ne la possedes ? Dont, disoit l’amitié, est-ce ainsi que tu te laisses surmonter à une vaine passion, et veux plustost que de luy contrarier, contrevenir aux lois de la raison ? – Mais quelle raison, disoit l’amour, te peut commander que tu meures pour faire vivre quelqu’autre ? ne faut-il pas appeller cela brutalité ? – Est-il possible, repliquoit l’amitié, que tu ne consideres pas que Calidon est jeune, et par consequent en un aage qui ne peut resister à ses passions ? et toy qui as desja passé ces premieres fureurs de la jeunesse, veux-tu te monstrer aussi foible que luy, ou pour mieux dire, veux-tu achetter un peu de plaisir qui se passera aussi promptement qu’il aura esté receu, par la miserable et eternelle mort de Calidon ? Ah ! change, change de dessein, et considere non pas quel tu es, mais quel tu devrois estre. Escoute les reproches que le pere de ce jeune berger te fait : Estce ainsi, Thamire, que tu maintiens la pramesse que tu me fis, lors qu’avec mon dernier souspir, te tenant la main entre les miennes, pour marquer nostre amitié, je te recommanday cet enfant dans le berceau, et que tu juras que tu l’aurois toute ta vie aussi cher que s’il estoit sorti ton corps, tant pour la recommandation que je t’en faisois, que pour la memoire des bons offices que tu avois receus de moy lors que ton pere jeune en mourant, te laissa encore jeune entre mes mains ? Souviens-toy que je n’ay jamais esté ton competiteur en amour, ny que je n’ay jamais . balancé, si pour quelque leger plaisir je te laisserois perdre la vie. N’achete point un repentir si cherement, repentir, Thamire, qui honteux t’accompagnera sans doute dans le tombeau avec mille sortes de remors, qui feront la vengeance d’un acte tant indigne de ces anciens Boiens dont tu te vantes d’estre issu.

Il faut que je l’avoue, ces considerations peurent tant sur moy que je me resolus de me priver de Celidée, pour la donner à Calidon, Mais, madame, combien me trouvay-je empesché, lors que je voulus l’executer ? Premierement, afin que ce jeune berger reprint sa premiere santé, ce fut par luy que je voulus commencer, et luy ayant declaré la cognoissance que j’avois de son mal, et la volonté que j’avois d’y pourveoir, d’abord il me le nia ; mais en fin avec les larmes aux yeux, il l’advoua, et en mesme temps me demanda pardon, avec tant d’apparence de regret, que sans doubte la cognoissance que j’en eus, fit que je luy remis toute la faute qu’il avoit commise contre moy, voyant bien que s’il avoit erré, ç’avoit esté par force. Mais lors que j’en voulus parler à Celidée, ce fut bien où je trouvay de la difficulté, car non seulement elle ne l’aymoit point, mais le’hayssoit, et falloit bien que ceste inimitié vint de nature, puis qu’il n’y avoit sujet quelconque apparent de luy vouloir mal, les bonnes conditions de ce berger estant telles, qu’elles devoient plustost donner de l’amour que de la hayne. Et toutesfois, bien souvent que nous en avions parlé ensemble, elle m’avoit tousjours dit, que Calidon seroit le dernier qu’elle aymeroit .

Or à ce coup que j’estois resolu de luy faire cette ouverture si contraire à sa volonté et à la mienne, et si differente des discours que je luy avois tousjours tenus, je fus fort en suspens par où je devois commencer. En fin je pensoy qu’il estoit à propos de l’y embarquer peu à peu ; car de luy dire tout à coup qu’elle aimast Calidon, je jugeois bien que je ne l’obtiendrois pas aysément d’elle, tant pour l’amitié qu’elle me portoit, que pour le peu d’inclination qu’elle avoit à l’aymer. J’en usay donc de cette sorte, parce que l’aage luy ayant donné plus de cognoissance qu’elle ne souloit avoir, il ne falloit plus traitter avec elle comme un enfant. je luy representay le desplaisir que j’avois du mal de ce berger; combien sa vie m’estoit chere, et en fin que je n’aurois jamais plaisir si je le perdois, que les mires, et tous les plus scavans me disoient que son mal ne procedoit que de tristesse, mais que ne scachant quel en estoit le subjet, je ne pouvois que prier tous ceux qui m’aymoient de s’estudier à le resjouyr, ou à recognoistre la source de son mal, et qu’elle estant celle que j’aymois et honorois le plus, elle estoit en quelque sorte obligée plus que tout le reste du monde de rechercher à ma consideration la guenson du berger ; que cela eçtoit cause que je la conjurais par toute nostre amitié, de le voir le plus souvent qu’elle pourroit, et de jouer et passer le temps avec luy, afin de le divertir de cette melancholie qui le faisoit mourir. Elle qui ventablement m’aymoit, me promit de le faire toutes les fois qu’elle auroit la commodité, et en effect n’y manquoilt point, dont je recevois d’un costé du contentement, mais de ’autre tant d’ennuy, que je ne sçay comment je pouvois vivre. J’avois eu opinion que la fadiliant qu’elle auroit avec luy l’engageroit à quelque bienvueillance, et qu’apres il seroit plus aysé de changer ceste amitié en amour ; et elle, qui avoit un autre dessein, fit bien ce qu’elle m’avoit promis, mais ne changea point de volonté. Cela toutesfois ne laissa pas de profiter à Calidon, qui recevant ces visites et ces caresses, sous l’esperahce que je luy avois donnée, beaucoup plus avantageusement pour ses desirs, que sa fortune ne requeroit, en peu de temps commença de se remettre, [38/39] et quoy qu’il ne fust pas guery entierement, si voyoit-on un grand amandement en son mal.

Et parce qu’elle s’en ennuyoit, et que je voyois bien que mon dessein n’avoit pas eu l’effect que je m’estois proposé, je pensay qu’il la falloit obliger d’un autre costé. Je m’adresse donc à Cleontine, luy declare l’amitié que je portois à Calidon, la volonté que j’avois de luy donner apres moy tous mes troupeaux, et mes pasturages, luy mets devant les yeux la qualité de la personne du jeune berger, sa bonne naissance, ses vertus, bref l’amitié qu’il portoit à Celidée, et n’oubliay chose que je peus penser pouvoir avancer ceste alliance.

Voyez, grande nymphe, si je n’y marchois pas de bon pied, et s’il n’a pas occasion d’estre obligé à Thamire!

Cleontine qui jugea ce party avantageux pour sa nourriture, me remercia de la volonté que j’avois pour Celidée, et dés lors me donna parole que tout ce qu’elle y pourroit Seroit employé en faveur de Calidon, mais que la jeune bergere avoit une mere qui I’aymnoit infiniment, et sans laquelle elle n’en pouvoit disposer, qu’elle luy en parleroit ; et que cependant elle y disposeroit Celidée le plus qu’il luy seroit possible. Voyez, madame, quelle estoit ma miserable fortune : je recherchois avec tous les artifices que je pouvois inventer, de me priver du seul bien qui me peut rendre la vie agreable, et prevoyois bien, que quoy qu’il m’en arrivast, je n’en pouvois avoir du contentement. Si j’obtenais ce que je recherchois pour Calidon, quelle vie pouvois-je esperer ? Et si je ne l’obtenois point, combien m’affligeoit le desplaisir et la peine de ce berger, qui ne m’estoit pas moins cher que s’il eust esté mon enfant ? Estant donc en cest estat, que je ne sçay si je dois nommer mort, ou vie, apres avoir eu la response de Cleontine, un jour que je trouvay Celidée, par ce que je ne vivois plus si familieremerit avec elle que je soulois, je luy dis : Ma belle fille, Cleontine m’a declaré un dessein qu’elle a, il me semble que vous point rejetter. Et craignant qu’elle ne me demandast toit, je feignis d’estre pressé de quelque affaire, et ainsi la laissay fort en doute. Mais je partis avec bien plus de peine, effort que je fisse contre ma volonté, si ne la pouvois-je desraciner de mon ame, et toutes les fois que je me representois Celidée entre les bras de quelque autre, il faut que j’advoue que je n’avois point assez de resolution pour soustenir seulement ceste pensée. Voyez quel je fusse devenu, si ce mariage eust eu l’effet que veritablement je recherchois pour le salut de Calidon ! Il advint donc que Cleontine croyant que ce que j’avois proposé estoit advantageux pour Celidée, la tirant à part le luy proposa, et avant que luy en demander son avis, luy dit quel estoit le sien, et afin de le fortifier davantage, luy fit entendre qu’elle m’avoit, ceste obligation, puis que ç’avoit esté rnoy qui luy en avois parlé. Cette bergere, madame, vous pourroit dire mieux que je ne sçaurois faire, quel sursaut elle receut de ces paroles, et mesme quand elle sceut que ceste proposition venoit de moy. Tant y a que ce fut tout ce qu’elle peut que de celer sa colere en presence de Cleontine, a laquelle ayant respondu fort modestement, et toutesfois au plus loin de sa pensée, elle remit cette resolution à son jugement, et à la volonté de sa mere, à laquelle elle ne contreviendroit jamais ; puis se retira en son apart, où je croy qu’elle ne parla pas mal à moy.

En fin estant resolue d’espouser plustost le cercueil, que Calidon, elle me vint trouver. Je jugeay bien, d’abord que je la vis, qu’elle avoit quelque chose qui la troubloit, car les yeux luy trembloient dans la teste, elle avoit les sourcils froncez, et la couleur plus haute que de coustume; mais je ne me figurois pas qu’elle fust tant offencée contre moy, ne croyant que Cleontine lui eust dit que cela vint de moy.

J’estois de fortune seul au pied de ce gros orme qui tout seul au milieu presque de la plaine de Mont-verdun, est posé sur le grand chemin ; aussi tost que je l’apperceus, je me levay, et luy tendant la main comme je soulois, je fus estonné qu’elle recula le bras, et me regardant d’un mil plein de courroux : Comment, me dit-elle, Thamire, oses-tu tendre la main à celle que tu as donnée à un autre ? Ne te contentes-tu pas de m’avoir abusée, tant que l’innocence de mon aage l’a peu supporter ? Ou si tu penses d’estre si fin et dissimulé, et si tu me crois de si peu d’esprit que n’estant plus enfant, je ne puisse recognoistre tes ruses et ta perfidie ? Et par ce que surpris de l’ouyr parler de ceste sorte, elle vit que je ne luy respondois point : Ah ! non, Thamire, ne penses plus de me pouvoir abuser par tes ny par tes asseurances d’amitié, je suis devenue plus malicieuse, et pleust à Dieu que je l’eusse tousjours tant esté, je n’aurois pas pour le moins tant d’occasion de me plaindre de toy maintenant !

Mais vien-çà, ingrat, et cruel (ouy, je te puis appeller ingrat, ayant si ingratement oublié les raisons que tu avois de m’aymer, et je te puis dire cruel avec raison, n’ayant point eu de pitié de la miserable vie que ta malice m’a preparée), vien-çà donc, ingrat et cruel, qu’as-tu recognu en rnoy qui t’ait donné occasion de me traitter de ceste sorte ? Y avoit-il quelque ancienne inimitié entre nos Peres, que tu ayes voulu venger sur rnoy ? t’ay-je voulu faire mourir ? ay-je parlé contre toy ou contre tes amis ? ou bien t’ay-je manqué de parole, ou d’amitié ? ou si tu as recogneu en moy quelque deffaut qui t’aye convié à me quitter, ou ne juges-tu point maintenant que je ne sois assez belle, ou assez riche, ou assez avisée ? Mais quand ce seroit pour vanger ton pere, la vengeance que tu pouvois prendre sur une fille, est, ce me semble, bien indigne de Thamire. Que si je t’ay voulu faire mourir, pourquoy ne m’ostestu la vie tout à un coup, au lieu de me remettre entre les mains de cet ennemy avec lequel je remourray tous les moments ? Que si je n’ay pas assez de beauté ny de vertu pour t’arrester, et bien, Thamire, va à la bonne heure en chercher quelque autre, qui en ayt d’avantage. Mais, helas ! pourquoy ordonnes-tu que, pour penitence de la faute de la nature, je sois remise entre les mains de celuy que la nature mesme me fait abhorrer ? Laisse rnoy en la liberté que tu m’as trouvée, lors que par tes malices tu as commencé de m’abuser, et te contentes du regret qui m’accompagnera toute ma vie de n’avoir sceu plustost recognoistre ton dessein. Que si je t’ay manqué d’amitié, j’advoue que tu es juste d’en faire de mesme ; mais, Thamire, reproche-le moy, dy moy en quoy j’ay failly ?

Ah ! cruel t dénaturé berger, tu es muet, et ne parles point ! est-ce de honte, ou de l’offence que tu m’as faite ? Ny l’un ny l’autre ne te sçauroit toucher à mon occasion, mais tu songes quelque nouvelle malice contre cette peu fine Celidée, à fin de saouler la mauvaise volonté que tu luy portes. Mais va, perfide et deloyal Thamire, et te ressouviens que tu as faict plus pour rnoy que tu ne penses ; car par cette action je suis hors de l’opinion que j’avois, d’estre aymée de toy, cognoissance qui me degageant de ta tyrannie, m’empeschera de me remettre jamais sous celle d’homme du monde. Et ne penses pas que je sois pour cela a Calidon, car desormais la mort me sera plus chere, que le plns aymable berger de cette contrée, et que ce souvenir te demeure en l’ame pour un regret eternel. Aussi ne te le dis-je qu’a ceste intention, et m’asseure que les dieux sont trop justes pour me refuser cette vengeance. En me voulant donner à Calidon, tu t’es privé à jamais de la plus vraye et plus entiere affection que jamais berger ait acquise, et de laquelle il ne faut plus que tu ayes esperance, sinon lorsque le feu universel en brulant l’univers r’alumera cest amour en moy. Et si je ne te dis vray, qu’il n’y ayt point d’hommes pour moy en terre, mais des monstres cruels qui me devorent, ny point de dieux au ciel pour prendre pitié de mes peines, mais seulement des supplices et des enfers.

Et à ce mot ostant de son col une chaine de paille tressée, que je luy avois donné, et me la presentant, et moy sans y penser la tenant d’une main : Et pour te donner quelque asseurance de ce que je dis, soit ainsi (dit-elle en tyrant de violence cette chaine) nostre amour rompue, et demeure à jamais telle, que cette chaine que j’eus de toy, et qui en fut le symbole, demeurera à jamais en deux pieces. Elle n’eut plustost proféré cette parole, qu’elle s’encourut avec une partie de la chaine, dont le reste me demeura en la main, tant hors de moy que je ne peus luy dire un mot d’excuse ny faire un pas pour la suivre.

J’avoue, madame, que ces reproches me touchoient bien vivement, et que, repassant par ma memoire avec combine de raison Celidée m’avoit parlé de ceste sorte, je jugois qu’elle estoit exempte de blasme, et moy coulpable entierement. Toutesfois je fus encore assez fort pour demeurer ferme en la resolution que j’avois faite pour le contentement de Calidon. Mais qu’en advint-il ? Le berger, sçachant que j’en avois parlé à Cleontine, oyant le bruit commun de leur marriage, parce qu’il fut incontinent espanché par tout, ne s’estonna pas beaucoup de voir que sa bergere ne le venoit visiter que quand Cleontine le luy commandoit, jugeant qu’elle le devoit faire ainsi, puis qu’on parloit du marriage ; de sorte qu’en peu de nuits il reprint sa premiere santé, et sortit hors du lict, et peu après de la cabane.

Cependant Celidée ne s’endormit pas, et n’ayant plus d’esperance qu’en la tendre amitié de sa mere, voyant bien que j’avois gaigné Cleontine, d’abord qu’elle la vit, se jettant à genoux le sceut de sorte attendrir qu’elle luy promit qu’elle ne seroit jamais mariée contre sa volonté. Celidée, plus contente de cette asseurance que de bonne fortune qui luy peust arriver, fait tant que nous en sommes avertis, ne luy semblant pas qu’elle eust obtenu entierement ce qu’elle desiroit, s’il n’estoit sceu de nous.

Il seroit bien mal aysée de dire, grande nymphe, si j’en fus plus marri ou plus content ; car d’un costé, je craignois que Calidon ne retombast en l’estat d’où il ne faisoit que sortir, et de l’autre, mon contentement n’estoit pas petit de sçavoir que personne ne possederoit Celidée. Mais lors que je vis que le berger, encor que triste, ne laissoit pas toutesfois de se bien porter, j’avoue que je fus infinement contant de la resistance que la bergere avait faite, et louois en mon ame sa prudence et sa fermeté. Car je pensois que tout ce qu’elle en avoit fait n’estoit que pour se conserver toute à moy, ne pensant pas que le dépit qu’elle m’avoit fait paroistre fust assez pour arracher entierement l’amour qu’elle m’avois portée ; de sorte que revenant en moy-mesme, je recogneus le tort que j’avois eu, non pas de me separer d’amitié d’avec elle (car je n’avois jamais eu cette intention, ny n’avois esperé d’obtenir cela sur moy), mais de l’avoir voulu sacrifier à la santé de Calidon : c’est ainsi qu’il faut nommer l’acte que je voulois faire. Considerant de plus que le berger oyant ce second refus, n’en estoit pas mort, je m’en disois encore plus coupable, puis que ce n’estoit pas de sa vie dont il s’agissoit, mais de son plaisir seulement. Et repassant ces considerations souvent par mon esprit, je ne me donnay garde, que mon amour devint plus violente qu’elle n’avoit esté, et cela fut fort aysé, pource que n’ayant cedé cette belle à Calidon, que pour luy conserver la vie, et voyant qu’il vivoit, encor qu’elle ne fust pas sienne , voire qu’il n’en eust point d’esperance, je pensay que toutes les raisons que j’avois eues de luy quitter, n’ayant plus de lieu, je pouvois librement reprendre les mesmes erres que j’avois laissées à son occasion.

En cette deliberation je trouve la bergere, je luy fais entendre la raison qui m’ a contrainct de traiter de ceste sorte avec elle, et celle qui maintenant me rappelle à son service, la supplie et conjure d’oublier la faute que la raison m’avoit fait faire ; bref, je n’y oublie, ce me semble, chose qui puisse servir à ma cause. Mais je la trouve changée de sorte qu’il n’y a excuse qui ne me soit inutile, elle se roidit contre les raisons, et demeurant opiniastre, ne m’a voulu depuis regarder d’un bon œil.

De fortune, cependant que je parlois à elle, Calidon survint , qui pensant avoir en moy un bon second, s’avança pour luy en dire quelque chose, mais quand il ouyt mes paroles, jamais homme ne fut plus estonné. Il n’osa pas d’abord me reprocher la mauvaise foy don’t je l’avois abusé, mais après avoir fait plusieurs exclamations, et s’estant retiré deux ou trios pas, pliant les bras l’un sur l’autre sur son estomac : O dieux ! dit-il, en qui desormais faut-il esperer de la preud’hommie ? Celuy qui m’a eslevé, celuy que j’appellois mon pere, et qui jusques icy m’en avoit rendu les offices, c’est luy-mesme, dis-je, qui me met la glaive dans le cœur, et qui me pousse dans le tombeau ! Je luy respondis assez froidement, en luy representant les considerations qui m’avoient fait quitter Celidée, et celles qui me ramenoient à elle. Mais d’autant que l’amour le transportoit avec violence, je ne croy pas qu’il y eust reproche que je ne receusse de luy sur ce sujet. Mais la bergere se mocquant de nous : Ne debatez point, dit-elle, à qui doit estre Celidée ; car vous n’y aurez jamais part ny l’un ny l’autre. Vous, dit-elle, s’adressant à Calidon, parce que jamais elle ne vous a aimé. Et vous, continua-t’elle, se tournant vers moy, pour vous estre rendu indigne de l’amour qu’elle vous portoit. Et à ce mot, nous laissant tous deux bien confus, nous nous separames, et à si bonne heure, que depuis ce berger n’est plus rentré dans ma cabane, et s’est retiré avec l’un de ses parens, sans luy en dire toutesfois le sujet.

Plus de trois lunes se sont passées depuis cette separation, et jamais, quelque poursuite que luy ny moy ayons sceu faire, nous n’avons peu tirer une bonne parole d’elle. Au contraire, plus elle nous voit obstinez à l’aymer, plus elle s’opinastre à nous hayr, me faisant bien cognoistre par le preuve quel Prothée est l’esprit d’une jeune femme, et combine il est difficile de l’arrester. Et toutesfois je ne puis diminuer l’affection que je luy porte, tant s’en faut, elle augmente de jour à autre de telle façon, que si elle la cognoissoit, il n’y a pas apparence que puisque autrefois elle m’a aymé sous l’opinion que je l’aymois, qu’elle n’eust beaucoup plus d’amour pour moy maintenant, qui en ay infiniment davantage pour elle que je n’avois pas en ce temps-là, ny que n’en peut avoir personne qui l’ayme jamais.


LE
DEUXIESME LIVRE
DE LA SECONDE
Partie d'Astrée.


Ainsi paracheva Thamire de raconter ce que la nymphe Leonide avoit desiré sçavoir, et s’estant teu pour quelque temps : Or, madame, continua-t’il, nous nous sommes de fortune rencontrez au sortir de la riviere de Lignon, avec cette bergere, et par ce que l’amour continue autant en nous que le desdain en elle, nous venions tous deux luy preuvant par les meilleures raisons que nous pouvions qu’elle en devoit aymer l’un ou l’autre ; et quant à moy, je disois que c’estoit de moy, de qui elle devoit faire choix, et au contraire Calidon, que j’ay tant obligé par toute sorte de bons offices, soustient opinastrement que c’est de luy. Et quoy que je sçache bien que vostre entendement peut beaucoup mieux comprendre mes raisons que je ne les sçaurois deduire, si est-ce que pour mettre une fin à ces longues dissentions (car desormais nous sommes la fable de nostre hameau) pleust à Dieu, grande nymphe, que vous voulussiez aussi bien ouyr nos raisons de nos bouches mesmes, et ordonner ce qui vous sembleroit estre juste, comme librement je me sousmettrois à vostre jugement ! Ce seroit une œuvre digne de vous, et de laquelle les dieux vous sçauroient gré, et nous vous demeurerions infiniment obligez.

Leonide alors l’ayant remercié de la peine qu’il avoit prise de leur raconteur les causes de leur debat, l’asseura que si luy et ceux qui y avoient interest la jugeoient capable de ce qu’il luy demandoit, elle s’offroit librement d’en dire son advis lors qu’ils auroient promis de l’observer; car autrement ce ne seroit que se travailler en vain. Thamire se jettant à genoux : Je vous remets, ô grande nymphe, dit-il, non seulement ma vie et ma mort, mais tout le contentement et le desplaisir que j’auray jamais, et durant ma vie, et apres ma mort. Que si je contreviens à ce que vous ordonnerez, je veux que nos druides me declarent indigne d’assister à leurs sacrifices, et me soyent deffendus nos boccages sacrez, et nos chesnes celestes. – Et moy, respondit Calidon, jamais ne me puisse estre salutaire le Guy de l’an neuf, et si je rencontre quelquefois l’œuf salutaire, soufflé des serpents, je prie Tautates qu’il les anime de sorte contre moy, qu’ils ne me laissent jamais en repos, que m’ayant entortillé et les jambs et les bras de cent tours, leur venin ne m’ait percé le cœur, si je ne reçois vostre jugement, comme venant d’un grand Dieu, et si je ne l’observe tant que je vivray.

Et parce que Celidée ne disoit mot : Et vous, belle bergere, dit Astrée, n’avez-vous point de volonté de vous descharger de l’importunité que vous recevez de ces deux bergers, vous remettant au jugement de cette grande nymphe ? – Je voudrois bien, respondit la bergere, en estre delivrée, mais je crains de tomber en un plus grand mal, et ne faut point douter que la haine et l’offense n’ayent une si grande force sur moy, que je ne remettrois le hazard de ce jugement à personne, si les dieux ceste nuit, ne m’avoient avertie en songe de le faire ; car la plus grande partie estoit desja escoulée, lors qu’il m’a semblé que mon pere, qu’il y a desja long temps qui est mort, m’ouvroit l’estomac, en sortoit le cœur, et le jettoit comme si c’eust esté une pierre, avec une fonde, par deçà Lignon, et puis me disoit ces mots : Va, mon enfant delà la fatale riviere de Lignon, tu trouveras ce cœur qui te tourmente si fort, au repos où il doit demeurer jusques à ce que tu me viennes trouver. Je me suis esveillée en sursaut, et cela a esté cause que je me suis resolue de passer la riviere, avec esperance de trouver le repos qui m’a esté promis.

Vous devez donc estre certaine, madame, dit-elle, s’adressant à Leonide, que je n’ay garde de desobeir à vos commandemens, puis que ce sont les dieux qui me parleront par vostre bouche. – Cela estant, adjousta Leonide, je vous promets à tous trois que je donneray un jugement aussi equitable que je le voudrois recevoir en semblable et plus grande occasion. Et afin que je ne sois deceue en mon opinion, Paris et ces gentilles bergeres, et Silvandre m’en diront leur advis avant que j’en die quelque chose. Et pource, dit-elle se tournant vers Calidon, dites-nous pour quelles raisons il vous semble que Celidée doive estre vostre, et non pas à Thamire, qui l’a si longuement possedée et eslevée comme sienne. Le berger alors se relevant, apres avoir fait une grande reverence, prit la parole de ceste sorte.

==Harangue du berger Calidon==

Amour, grand dieu qui par ta puissance m’as ravy toute celle que la raison souloit avoir sur ma volonté, escoute la suplication d’une des plus fidelles ames qui ayt jamais ressenti la puissance que la beauté a par ton moyen sur le cœur des hommes, et m’inspire de sorte les paroles et les raisons, que tu m’as si souvent representées, lors que lassé du mespris de Celidée je me suis voulu retirer de son service. Que ceste grande nymphe, esmue de leur force, ordonne avec toy, que celle à qui tu m’as donné et qui m’a esté donné par celuy qui y avoit l’un des plus grands interests, me soit conserve et maintenue, et contre les mespris de ceste belle, et contre l’authorité et la violence de celuy qui me la veut ravir. J’entens, ô grande nymphe, ceste divinité que j’ay reclamée, qui me promet son assistance, non seulement en guidant ma langue, mais en gravant mes paroles en vos cœurs, avec la pointe de ses meilleurs traits.

Aussi, madame, si ce n’estoit ceste asseurance qu’il me donne, comment oserois-je ouvrir la bouche pour parler contre la personne du monde à qui j’ay le plus d’obligation ? Car j’avoue que Thamire pour son bon naturel m’a plus obligé que le pere qui m’a donné naissance, puis que sans avoir eu le contentement du marriage, il a supporté tous les ennuis et toutes les solictudes que la nourriture des enfans peut donner, et ensemble celle que la conduitte des trouppeaux, et des pasturages d’un orphelin dans le berceau (car ce fut en cet aage que je luy fus remis) peut rapporter à qui en reçoit la charge. Il n’a espargné ny peine, ny despense, pour m’eslever, ny soing, ny prudence pour me faire instruire ; de sorte qu’avec beaucoup de raison je le puis appeler mon pere, et il me peut nommer son enfant, puis que j’ay receu de luy tous les offices que ces noms requierent.

Et avouant que je luy ay ces obligations, comment oserois-je ouvrir la bouche contre luy, sans encourir le nom d’ingrat, si ceste dispute dependoit de moy ? J’aymerois mieux estre dans le tombeau de mes peres, et que mon berceau m’eust servy de cerceuil, que, si ceste action dependoit de ma volonté, on me veit opposer à celle de Thamire, Thamire qui m’a fait tel que je suis, Thamire à qui je dois tout ce que je vaux, bref ce Thamire, au service duquel, quand j’aurois dependu tous les jours de ma vie, encore ne sçaurois-je avoir satisfait à la moindre partie de ce que je luy dois. Mais, helas ! je m’en remets à luy-mesme, cest amour qui me commande, luy commande aussi, il vous dira s’il est possible que le cœur qu’il a vivement touché, luy puisse desobeir en quelque chose. S’il espreuve que cela n’est point, je le conjure par cest amour mesme qui a tant de puissance sur son ame, de me pardoner la faute que je commets pas force, et qu’il me permette de dire, que toute sorte de raison ordonne, que Celidée me doit aymer, et qu’il n’y a personne que moy qui puisse justement la pretendre sienne.

Car pour le premier point, que respondra Celidée, si je l’appelle devant le throne d’amour et si, en presence de cette equitable compagnie, je me plains à luy de cette sorte : Cest belle, ô grand dieu, qui se presente devant toy, c’est celle-là mesme que tu m’as commandé d’aymer et de server, sous les esperances que tu as accoustumé de donner à ceux qui te suivent. Si dés le commencecement j’ay contrarié à ta volonté, si depuis je n’ay point continué et si je ne me resous pas de parachever ma vie en ton obeissance, ô amour, qui lis dans mon cœur, voire qui de ta main mesme y escris tous mes desseins, chastie moy comme parjure, et empruntant contre moy la foudre du grand Tharamis, ecraze ma teste, comme celle d’un perfide. Mais si la verité respond à mes paroles, et si jamais personne n’ayma tant que moy, comment souffres-tu qu’elle trompe mes esperances, qu’elle desdaigne tes promesses, et qu’elle se mocque du mal que tu me fais endurer pour elle ? Aussi tost que je la vis, je l’aymay, et je ne retins de moy que la volonté seule de l’adorer.

Mais peut-estre ceste affection luy a esté incogneue, j’ay raconté mon mal aux bois reculez, aux antres sauvages, ou bien aux rochers ? Nullemt, ô amour, elle a ouy mes plaints, elle a veu mes pleurs, elle a sceu mon affection, un peu par ma bouche, d’avantage par celle de Thamire, de Cleontine, et de mes amis, mais beaucoup plus par l’effet de ma passion. Ne m’a-t-elle point veu dans le lict de la mort pour avoir trop d’affection pour elle ? Ne m’a-t’elle point tendu la main comme me retirant du tombeau, voire du nombre des morts, en me disant : Vy, Calidon, tes pretentions ne sont pas toutes desesperées ? Et pourquoy ayant des-jà souffert les plus aspres douleurs qui devancent la mort, m’a-t’elle r’appellé du repos que le cerceuil me promettoit, si c’estoit son dessein de me laisser remourir sans pitié ? Comment ? sa cruauté n’estoit-elle point saoulée d’une mort, et falloit-il que pour t’avoir obey et l’avoir adorée, je fusse par elle condamné à un second trespas ? Elle dira peut-estre, qu’il faut que je la mesure à mon aune, et que je considere, que comme je n’aurois pas la puissance de quitter l’affection que je luy porte pour la mettre en une autre, que de mesme estant engagée ailleurs elle ne s’en peut distraire pour m’aymer ? O Amour ! ce ne sont que paroles, ce ne sont qu’excuses, qu’elle monstre le contract de cest amour ! et si tu ne le juges incontinent faux, je veux bien estre condamné. Elle n’a jamais aymé que le berger Thamire, à ce qu’elle dit, mais je dis bien d’avantage, car soustiens qu’elle n’a jamais aymé ce Thamire. Elle l’a aymé ! En quel temps, amour ? Lors qu’elle n’estoit pas capable d’aymer. Elle l’a aymé lors qu’elle avoit les mains et le cœur empesché en ses pouppées, et que ses desires ne pouvoient outre passer les plaisirs de les habiller, de les bercer ou de les entretenir. N’est-elle pas ignorante d’amour, ô amour ! si elle appelle les opinions d’un tel aage amour ? Et d’effet, si elle avait aymé ce Thamire, ne l’aimeroit-elle point encores ? Quoy ! telles affections sont peut-estre comme les habits desquels on se despouille quand on veut, ou quand on s’en ennuye ? Ah ! puissant dieu, combine ignore-t’elle, ou plustost combine mesprise-t’elle ta puissance ? N’est-ce pas l’une de tes principales loix, Que l’amant qui peut seulement penser que quelque jour son amour finira, soit declare coulpable, mais celuy qui le pourra desirer, soit tenu pour fier enemy ? Et quelle sera donc estimée ceste bergere qui n’a pas seullement peu pensé, voire qui ne l’a pas seulement desire, mais qui en effet s’est retirée de l’amour qu’elle portoit, ce disoit-elle, à son Thamire ? Diras-tu, grand dieu, qu’elle ayt jamais esté veritablement des tiennes ? La recognoistras-tu pour telle, et permettras-tu qu’elle jouysse du privilege qu’elle pretend, et qu’elle m’oppose ? Mais soit ainsi, que ta bonté qui surpasse de beaucoup toutes les bontez de tous les autres dieux, puis qu’elle recourt à toy, et puis qu’elle te prend pour son azile, luy permette de jouir du benefice des vrais amants, et que par ainsi aimant Thamire, elle ne soit point obligée, je ne veux pas dire de m’aymer, mais non pas seulement de tourner les yeux vers moy, que resondera-t’elle maintenant qu’elle advoue elle-mesme de n’aimer plus Thamire ? De quelles excuse pourra-t’elle couvrir son impieté, et pourquoy dira-t’elle qu’elle ne veut point t’obeir ? Et quelle raison t’empeschera, ô dieu qui te fais respecter à tous les dieux, de ne laisser impunie la desobeissance de ceste bergere ? Quoy donc ? elle sera la seule qui te mesprisant ne ressentira point quelles sont les vengeances, et moy le seul qui t’adorant ne ressentiray point les effets de ta bonté accoustumée ? Je pense, ô grande nymphe, que Célidée estant de ceste sorte accusée devant le trône de ce grand dieu pourra mal-aisément respondre, ny eviter d’estre condamnée à me rendre autant de contentement que j’ay eu pour elle de peines de travaux, et à me donner amour pour amour, et recevoir desir pour desir, sans que Thamire puisse s’y opposer pour son interest particulier.

Car que peut-il pretendre en ce que librement il a donné, et pour satisfaire à ce qu’il devoit, et dont volontairement il s’est despouillé à mon advantage ? Tant s’en faut qu’il me la puisse debatre par quelque raison qu’il veuille s’imaginer, qu’au contraire il seroit plustost obligé de me la maintenir envers tous et contre tous, puis que c’est de luy de qui je la tiens. Mais, dira-t’il, je te l’ay donnée sans te devoir rien et de pure et franche volonté, pourquoy serois-je obligé à ceste garantie ? Et quoy, Thamire, appellez-vous cela pure et franche volonté, à quoy vous venez d’advouer devant vostre juge que vous avez esté forcé par les raisons que vous vous estes vous-mesmes alleguées avant que de me la remettre ? N’avez-vous pas desja jugé que pour l’asseurance que mon pere a eue en vous, pour la priere qu’il vous a faite en sa mort, et pour l’amitié qu’il vous a toujours fait paroistre, vous creutes de me devoir sauver la vie en vous despouillant à mon advantage, de la possession de ceste belle Celidée ? Et appellerez-vous pure et franche volonté ce que vous avez esté contrainct de faire pour vous acquitter de tant d’obligations ? Est-ce ainsi qu’en payant vos dettes vous avez opinion d’obliger vos creanciers ? J’advoue, grande nymphe, qu’il fait bon prester à Thamire, parce qu’il ne paye pas seulement le principal, mais porté d’un courage genereux rend ensemble l’interest, qui tesmoigne qu’il n’est point ingrat ; mais je nie tout à fait qu’en ceste action il n’y eut rien qui l’y peust obliger que sa volonté. Et toutesfois, soit ainsi que sa seule volonté l’y ait obligé, et que ce soit pour se satisfaire à soy-mesme : contrevenant à l’effet de cette volonté, ne contrevient-il point à sa propre satisfaction ? Que s’il met et ligne des obligations que je luy ay, le don qu’il m’a fait de Celidée, appellera-t’il cela pure et franche volonté, puis que ce qui m’oblige à luy, c’est ce qui le despouille de la chose qu’il pretend ? Et par ainsi s’il regarde ce qu’il a deu à la memoire de mon pere, s’il considere ce qu’il devoit à soy-mesme, et s’il tourne les yeux sur l’obligation dont il m’a voulu lier, il verra que cette action n’a point esté de pure et franche volonté, mais que pour le regard de mon pere, ce n’a esté que rendre fidellement ce que l’on avoit remis en ses mains, et en cela il s’est monstré homme de bien, et plein de preud’hommie, de ne nier point une dette don’t l’obligation n’estoit qu’en sa memoire. Et pour son regard, il a esté veritablement juste de payer si franchement et sans se le faire demander, le tribut à quoy le parentage qui estoit entre nous, et l’amitié qu’il me portoit l’avoient obligé. Et pour le mien, ce n’a esté qu’un argent qu’il m’a voulu prester en ma necessité, afin que je luy en rende autant et plus grande somme, quand il me la demandera et qu’il en aura affaire. Et en ce dernier point il s’est faict paroistre bon mesnager, puis la vie des hommes estant si remplie de miseres et d’infortunes, c’est faire bien prudemment que de rendre redevables des personnes qui ne soient ingrattes. Que si je manque à ce devoir, qu’il se plaigne alors de moy et m’appelle mescognoissant, mais qu’il ne die pas aussi que volontairement il m’a remis Celidée, puis qu’il n’y estoit obligé par la bonne foy, par sa propre consideration et par les reigles de la prudence humaine, de sorte que tant s’en faut qu’il me la puisse debattre, qu’il est mesme obligé de me la maintenir contre tous ceux qui m’en voudroient empescher la possession.

Dieu en soit tesmoin, mon pere (tel vous appelleray-je, si vous ne me le defendez, le reste de ma vie) Dieu me soit tesmoin, dis-je, si je meurs de regret qu’il faille que je vous contrarie en cette occasion. Mais dittes vous-mesme en quel estat vous m’avez veu, et combien il s’en peu fallu, sans vostre assistance, que l’amour ne m’ait ravi la vie, et puis confessez que c’est amour qui me force à vous rendre ce desplaisir, voire m’y contraint de sorte que je n’ay pas la volonté libre et qu’il m’est impossible de vouloir que ce qu’il luy plaist. Que s’il m’advient jamais de sortir de vos commandemens pour quelque autre occasion que ce puisse estre ô dieux !

ne disposez point autrement la fin de mes jours, que comme celle du plus ingrat qui ait jamais vescu.

Mais, mon pere, en ce que je suis forcé, pardonnez à ma faiblesse, et m’aydez à me plaindre à vous, de vous-mesme : car n’estes-vous pas la cause de cest amour ? Pourquoy, puisque cela despendoit de vous, me r’appallates vous d’entre les Boyens, avant que vous eussiez espousé Celidée ? Pouviez-vous penser que vous appartenant, je n’eusse pas quelque simpathie avec vous, et que par ainsi il y avoit du danger que je ne l’aimasse ? Mais direz-vous, je te pensois si bien nay, que te commandant, comme je fis, de ne l’aimer point, tu t’en empescherois, et me rendrois ce respect de ne la regarder que comme ta sœur. Et comment, sage Thamire, est-il possible que vous ne vous soyez pas ressouvenu de l’imprudence de la jeunesse ? Et que c’est le naturel, non seulement de ceux qui sont en tel aage, mais generalement de tous les hommes, de s’efforcer contre les choses deffendues ? et me defendre de l’aimer avant que je l’eusse veue, qu’estoit-ce autre chose que m’en donner la volonté par les oreilles, avant qu’elle me fust venue par les yeux ? Qu’estoit-ce sinon esveiller mes desirs, et me faire tout étinceller de feu, comme le caillou qui est frappé, et qui auparavant estoit froid et sans apparence de chaleur ? Mais, me direz-vous, ne te permis-je pas de l’aymer comme ta sœur, à fin que bornant de ceste sorte tes desirs, tu n’offençasses ny toy ny moy : toy en ne te contraignant pas trop, et moy en n’outrepassant point les limites que je t’avois ordonnées ? O grande nymphe, considerez, je vous supplie, quel commandement est celuy-cy. Thamire me met devant les yeux une beauté infinie, me permet de la praticquer, me commande de l’aimer, mais il veut que mon amour n’outre-passe point cette borne, et que je la renferme sous une amitié de frere O dieux ! et quel m’estime-t’il ? Cest amour qui remplissant cet univers, en rempliroit encore sans nombre, si sans nombre il y avoit des univers, cest amour qui gouverne et les hommes et les dieux, et qui dispose d’eux et de leurs affections à sa volonté, et qui ne se gouverne à la volonté de personne, sera donc renfermé dans les limites qu’il me prescrit et m’ordonne ? Mais quelle opinion avoit-il conceu de moy ? pensoit-il que j’eusse plus de puissance que les hommes ny les dieux, voire que tout l’univers ? Il me devoit pour le moins mesurer à luy-mesme, et s’il avoit peu contenir ses affections dans quelques bornes, me commander d’en faire de mesme, et non pas ayant esprouvé sa propre impuissance et le trop grand pouvoir de ce dieu, me commander chose qu’il n’avoit peu observer, encor que son aage, sa sagesse et sa prudence devoient bien pouvoir d’avantage en luy, que la jeunesse et inexperience qui estoit en moy.

Il se plaindra peut-estre, que je ne luy ay pas porté le respect que je luy devois, et auquel les offices de pere qu’il m’a rendus me pouvoient obliger ? Helas ! qu’il se ressouvienne que c’est par force, et mesme qu’il ne peut se plaindre que je ne luy aye porté tout celuy qu’il pouvoit desirer, puis que j’avois plustost esleu de mourir que de luy en faire rien paroistre, ny à personne quelconque. La peine qu’il eut à descouvrir mon mal, quand j’estois entre les bras de la mort, rend assez de preuve de ce que je dis. Que si ce sage mire, par ruse et par prudence le recogneut à mon poulx et aux changemens de mon visage, helas !s’il se plaint de cela, qu’il loue auparavant le respect que je luy rendois de vouloir plustost mourir que de le descouvrir, et qu’apres il blasme la nature de ce qu’elle ne m’a aussi bien donné le pouvoir de commander à ces mouvements interieurs, qu’à ma langue et à mes actions. Et que toutes ces considerations ne l’empeschent point de juger sainement de ce qu’il doit au fait qui se presente. Luy qui n’a jamais par le passé donné cognoissance que la passion eust quelque pouvoir sur sa preud’hommie ny sur son jugement, voudroit-il bien à ce coup leur faire un si grief outrage ? Pourquoy les mesmes raisons qu’il s’est representées lors qu’il me donna ceste belle bergere, ne le contraindroient-elles de m’en laisser la possession ? Le devoir qu’il avoit à l’amitié et à la confiance de mon pere, n’est-il pas le mesme encor à ceste heure qu’il estoit en ce temps-là ? Et luy, n’est-il pas le mesme Thamire qu’il estoit quand il me la donna, et moy le mesme Calidon, qui ne receus la vie que le mal m’avoit presque ostée, qu’aux conditions que Celidée seroit mienne ? J’advoue que jamais homme n’eut plus d’obligation à un homme, que jamais parent ne receut de meilleurs offices d’un parent, ny que jamais enfant n’a eu plus de preuve de l’amour de son pere, que j’en eu et receu de Thamire, lors que, se privant de Celidée, il m’en a voulu rendre possesseur. Mais, maintenant qu’il me la veut ravir, ne me permettra-t’il pas de dire que jamais homme ne fut plus outragé d’un homme, que jamais parent ne receut de plus grandes indignitez d’un parent, ny que jamais enfant ne fut plus tyranniquement traitté d’un pere, que Calidon de Thamire ? de sorte que toutes les obligations que je luy puis avoir eues par le passé, sont maintenant chargées en autant d’offences. Car qu’ay-je affaire, Thamire, que vous ayez eu le soin de mon enfance, la peine de m’eslever, et les travaux de la conversation de mes trouppeaux et pasturages ? qu’ay-je affaire que vous m’ayez chery, que vous m’ayez fait soigneusement instruire, que vous m’ayez esleu pour vostre fils et successeur, et bref, que pour me rendre la vie que l’amour estoit prest de me ravir, vous vous soyez privé de la plus chere chose que vous peussiez avoir, et me l’ayez donnée, si la reprenent à ceste heure, vous me preparez une mort mille fois plus desesperée que la premiere, et si, sans la possession de ce que vous me ravissez, les biens, l’instruction, ny la vie ne me sont de nulle consideration ? Souvenez-vous, sage Thamire, que reprendre par force la chose donnée offence plus celuy qui l’ receue, que si l’on la luy avoit refusée ; et ne trouvez point estrange qu’en semblable action je me pleigne de vous, et que je die que ceste seule offence efface toutes les obligations que je puis vous avoir. A fin que cela ne soit, joignez-vous avecque moy, et advouez les paroles que je vay dire de vostre part à Celidée ; et vous, bergere, escoutez-les comme si elles estoient proferées de sa bouche. Comment, ma belle fille, vous dit-il, est-il possible, puis que les merites de Calidon et son affection, de qui la grandeur ne vous peut estre incogneue, n’ont peu obtenir de vous cette grace de le vous faire aimer, qu’au moins la priere et l’estroitte recommondation que je vous en ay faite soit demeurée morte en vos oreilles, et sans effet en vostre ame ? Ne m’aviez-vous pas tant de fois promis que l’amitié que vous me portiez estoit telle qu’elle me donnoit toute puissance sur vous ? S’il est ainsi, pourquoy n’estes-vous veritable, et pourquoy voulez-vous me mettre en doute de ceste amitié, en me refusant l’effet de vos paroles ? vous ay-je proposé quelqu’un qui ne meritast d’estre aymé ? est-ce une personne incogneu ? ou qui soit sans parents et amis ? Peut-estre n’y a-t’il dans toute la contrée bergere qui n’estimast son amitié luy estre advantageuse. Cleontine la sage le juge ainsi ; aussi fait bien vostre mere, encores que pour estre trop tendre mere, elle ne veut vous commander ce qu’elle voit que vous n’avez pas agreable.

Mais, direz-vous peut-estre, c’est vous que j’ayme, Thamire, et n’en puis aymer un autre, c’est à vous seul que je me suis donnée, c’est à vous que j’ay laissé toute puissance sur moy, hors mis celle de donner ma volonté à quelque autre. Dieu sçait, ma belle fille, si ceste declaration m’est agreable, et s’il y a rien sous le ciel qui me puisse plaire d’advantage ; mais si vous m’aymez, puis qu’une des principales conditions d’un vray amant, est de cherir plus l’honneur de la chose aymée, que sa propre conservation, pourquoy ne ne vous efforcerez-vous de conserver l’ honneur de ce Thamire que vous aymez, voire pourquoy reffuserez-vous d’aymer ce cher Thamire, sous le nom de Calidon, puis que Calidon n’est qu’un autre moy-mesme ? Et pour son corps il n’est different que de figure ; car nous sommes si proches, que d’ailleurs on nous peut tenir pour mesme chose. Pour son ame, je l’ayme de sorte que nostre amitié monstre bien nostre simpathie, et puis qu’entre les amis toutes choses sont communes, l’aymant comme je fais, je n’ay rien à quoy il n’ayt part, aussi bien que moy ; de sorte que si j’ay vostre affection comme vous dites, ne faut-il pas de necessité qu’il y participe ? Et ne faut point qu’en cela vous vous plaignez, disant que je vous manque de foy, en vous changeant pour une autre, car mon dessein n’est point d’aymer jamais autre que vous ; vous estes le commencement, et serez la fin de mon affection.

Mais puis que le destin me deffend de vous posseder, ayant esté contraint de vous donner à un autre, par les loix du devoir et de la nature, pensez, ma belle fille, quel contentement ce me sera de vous voir à celuy que j’ay eslevé, que j’ay instruict, que j’ayme, et que j’ay choisi non pas seulement pour successeur, mais pour compagnon en tous les biens que le Ciel et la fortune m’ont donnez, et me donneront à l’advenir. Vous estes aussi bien obligée à cecy par nostre amitié, que je le suis par le devoir, puis que si vous pouvez refuser ce que vous cognoissez que je desire, et que le devoir me commande de desirer, quelle force dira-t’on que l’amour a sur vostre ame ? Aymez donc Calidon, si jamais vous avez aymé Thamire, recevez-le pour Thamire, et faictes vous paroistre en une seule affection, et amante, et reliegieuse envers les dieux, qui sans doute ne m’eussent point donné la liberté de me dépouiller de vous contre mon vouloir, s’ils ne l’avoient ainsi resolu dans leurs destins infaillibles.

Grande et sage nymphe, ces paroles que Thamire a proferées, ou a deu proferer, et dont j’ay servy d’instrument, sont, ce me semble, et si veritables, et si dignes de luy, que vous en remettant le jugement entier, je m’asseure qu’il ne m’en desdira point. C’est pourquoy, apres vous avoir juré par Tautates, que Calidon ayme, et qu’il n’y eut jamais un plus veritable amant que luy, je n’adjouteray point d’autres raisons aux siennes, mais seulement remettant et ma vie, et ma mort entre vos mains, je prieray tous nos dieux, qu’ils vous soient aussi justes, que vous me le serez.

Calidon acheva de ceste sorte, avec une grande reverence, et se rapprochant de Celidée, se remit à genoux devant elle, attendant ce qu’on vouloit respondre à ce qu’il avoit dit. Et lors Thamire s’avança, mais Leonide luy dit que c’estoit à Celidée à parler la premiere, puis que Calidon avoit touché en premier lieu ce qui la concernoit. Cela fut cause que le berger se remettant en sa place, Celidée par le commandement de la nymphe, rougissant d’une honneste honte, print ainsi la prole :

Response de la bergere Celidée[modifier]

Je suis si peu accoustumée, grande nymphe, à parler du subjet qui se presente, et mesme en si bonne compagnie, que vous ne devez point douter de la justice de ma cause, encor que vous me voyez rougir, ou que je parle avec une voix tremblante, en begayant presque à chaque mot. Que si je n’estois asseurée que la raison que j’ay de n’aymer point ces bergers, est si claire d’elle-mesme, qu’elle n’a besoin d’artifice pour estre mieux veue de vous, je n’aurois pas la hardiesse d’ouvrir la bouche pour ce subject, sçachant bien que ce seroit inutilement, tant pour le defaut d’esprit qui est en moy, que pour la trop grande eloquence qui est en Calidon, qui a parlé de sorte qu’il a bien faict paroistre qu’il estoit au rembours de moy, puis qu’il mendie de foibles raisons seulement pour accompagner l’abondance de ses paroles. Et moy, je ne cherche que des paroles à mes raisons, en ayant tant, et de si fortes, que pour peu que je vous les puisse desduire, je tiens pour certain que vous cognoistrez que c’est avec raison, que n’ayant jamais aymé Calidon, je ne dois point commencer à ceste heure, ny continuer, ou pour mieux dire, renouveller l’affection que j’ay portée à Thamire, puis que j’ay tant d’occasion du contraire.

Mais par où commenceray-je ? et qu’est-ce qu’en premier lieu je dois alleguer, ou à quelle divine puissance faut-il que je recoure pour estre assistée en ce perilleux combat où je suis attaquée, non par l’amour, mais par ces monstres d’amour ? Perilleux combat veritablement le puis-je nommer, puis que tout mon heur et mon malheur en dependent, et monstres d’amour sont-ils bien, puis qu’ils se veulent faire aymer par force, et contraindre d’aimer et de hayr à leur volonté.

J’ay ouy dire à nos sages druides que ce grand Hercules que nous voyons eslevé sur nos autels avec la massue en la main, l’espaule chargée de la peau du lyon, et avec tant de chaines d’or qui luy sortoient de la bouche, qui tiennent tant d’hommes attachez par les aureilles, fut jadis un grand heros, qui par sa force et valeur dontoit les monstres, et par son bien dire attiroit chacun à la verité. De qui doncques en ceste extreme nécessité dois-je plustost requerir l’ayde, que de ce grand heros ? Et d’autant plus librement, qu’ayant, à ce que j’ay ouy dire, aymé une de nos Gauloises, sans doute il ne refusera point à sa consideration, le secours qui luy sera demandé. C’est donc à luy que je recourray, à fin qu’il domte ces esprits monstrueux, et qu’il delie de sorte ma langue, que je puisse vous déduire mes raisons, ou plustost qu’il les vous die luy-mesme avec ma voix. Par ta valeur docques, je te prie, et par la belle Galathée, nostre princesse, ô grand Hercule, je te conjure que tu me delivres de ces monstrueuses amours, et esclaircisses de sorte à ceste grande nymphe la raison que j’ay de me conserver sans aimer ny Thamire, ny Calidon, que j’en puisse recevoir un juste et favourable jugement.

Et pour commencer, à quoy penses-tu, Calidon, quand tu m’appelles devant cet amour duquel tu fais ton juge et ton dieu ? Crois-tu que s’il est le dieu de ceux qui se plaisent à leur perte, son pouvoir s’estende sur nous, qui mesme avons honte que son nom soit en nostre bouche, voire qu’il frappe nos oreilles ? Une fille, Calidon, de qui les actions, et tout le reste de la vie, ont tousjours faict paroistre le mespris qu’elle faict de cet amour, est maintenant appellée par toy devant son trône, pour en recevoir le jugement ? Et que dois-tu attendre pour response de moy, sinon que d’autant qu’amour l’ordonne, ainsi je ne le veux pas faire ? C’est bien à propos pour me convaincre de deffaut, de m’appeller devant celuy qui n’est que deffaut. Ne pense point, berger, que pour ma deffence j’use d’excuse envers luy ny envers toy, tant que tu ne allegueras point de meilleues raisons que celles de ses ordonnances ; car tant s’en faut que je vueille nier de n’y avoir point contrevenu, que je fais gloire de les avoir desdaignées. Mais je te supplie, quand j’auray observé ce qu’il m’ordonne, quand je me seray contrainte de vivre selon sa volonté, quelle glorieuse recompense en dois-je attendre ? Voilà, dira-t’on de moy, pour tout payement de mes peines, voilà la fille de tout la contrée la plus amoureuse. Le beau et honnorable tiltre pour une fille bien née, et qui desire passer sa vie sans reproche ! Ne m’appelle, ô berger, devant ce trône de qui je veux recognoistre la puissance, et de laquelle je me declare dés maintenant ennemie. Que si tu veux que je te responde, allons tous deux devant la vertu ou la raison, et certes je pense qu’à laquelle que tu vueilles sousmettre, il ne faut point que nous allions que devant cette grande nymphe, qui prend la peine d’escouter nos differents. Ce sera donc devant ceste raison, et ceste vertu, que je responderay à ce que tu as dit, qui, ce me semble, se peut rapporter à trois points : à sçavoir que je te dois aymer, parce que tu m’as aymée, et que je l’ay sceu ; parce qu’en ta maladie les faveurs que tu as receues de moy, et qui ont, dis-tu, esté cause de ta guerison, m’y ont obligée ; et en fin parce que Thamire m’a donnée à toy. Mais, madame, pour esclaircir toutes ces choses, ne luy commanderez-vous pas qu’il me responde, afin que par sa bouche vous tiriez la cognoissance de la verité ? Je te demande donc, Calidon, avec quel attraict la premiere fois que tu commenças de m’aymer, donnay-je naissance à ton amour ? Tu ne responds point ? A ce mot, voyant qu’il se taisoit : Madame, dit-elle, s’adressant à la nymphe, commandez-luy, s’il vous plaist, qu’il me responde. Et Leonide le luy ayant ordonné : Vous me faictes, dit-il, une demande que vous pouvez aussi bien resoudre que moy. Mais puis que vous la voulez sçavoir de ma bouche, je vous diray que la faveur que je receus de vous ne fut autre que de vous laisser voir à moy au sacrifice qui se fit le sixiesme de la lune. – Estois-je la seule fille, adjousta Celidée, qui assistay à ce sacrifice, et toy le seul berger du hameau qui y fust ? – Toutes les bergers du village, respondit-il, et Presque tous les bergers y estoient. – Et comment, repliqua la bergere, ne fis-je une seule action particuliere pour t’attirer, ny pour acquerir ton affection ? – Tant s’en faut, respondit Calidon. Et en cela vous devez recognoistre que cette amour est ordonné du Ciel, et presque destinée entre nous, vous ne tournastes pas mesmes les yeux vers moy, et toutesfois aussi tost que je vous vy, je vous aymay, comme force par une puissance interieure, à laquelle il m’estoit impossible de resister. – Mais peut-estre, adjousta la bergere, lors que je recogneus d’estre aymée, je conservay cette bonne volonté avec artifice, et l’allay augmentant avec des faveurs ? – Il ne me faut point, interrompit incontinent le berger, que vous vous donniez ceste gloire. Mon affection est née, sans que vous y ayez rien rapporté, elle a continué sans vous, et s’est augmentée sans vous, j’entends sans que vous y ayez rien d’avantage contribué, sinon d’estre vous mesmes. Au contraire, dès la premiere fois que vous la recogneutes, (car sans vous l’avoir decouvert avec mes paroles, j’ay bien sceu que vous y pristes garde) quel mauvais visage ne receus-je point de vous ? et depuis quelle cognoissance de mauvaise volonté ne m’avez-vous point donnée ? De sorte que si veritablement, comme vous dites, je suis monstre d’amour, je le suis, pource que c’est chose monstrueuse, qu’un amant puisse si longuement conserver son affection parmy tant de rigeurs et d’occasions de hayne ; car je puis dire que jamais une seule de vos actions n’a deu avoir autre nom pour mon regard que celuy de rigueur et la hayne, si ce n’est en apparence, lors que durant ma maladie vous me vintes voir, afin de conserver ma vie, mais avec un cruel dessein de me faire une autre fois mourir plus cruellement.

Alors la bergere continua de ceste sorte : Vous oyez, grande et sage nymphe, par la bouche mesme de Calidon, que s’il m’a aymée, je n’y ay contribué du mien, sinon d’estre telle que je suis, et contre cela, quel remede pouvois-je inventer ? Mais que respondra-t’il, si maintenant devant le throsne de la raison, je luy dis : Puis, berger, que je ne consenty jamais à tes recherches, pourquoy veux-tu que je participe à la peine et à la honte de l’erreur que tu as faite ? Celle que sans vengeance j’ay soufferte jusques icy de tes importunitez ne te doit-elle suffire ? Tu m’as aymée, dis-tu, et pour cette amour je t’en dois rendre une autre ? Mais escoute ce que la raison te dit : tu as aymé Celidée, et en l’aimant tu l’as offencé, et quelle autre recompense te doit-elle que la haine ? Et il est vray, berger, que ne voulant prendre de toy la vengeance qui eust esté raisonnable, je me contentay de te hayr en mon ame, te pardonnant le reste pour l’amitié que Thamire te portoit. Que si, comme tu dis, j’ay sceu ton amour par tes pleurs et ta maladie, ce n’estoit pas m’obliger d’avantage à t’aimer, mais à te hayr plus cruellement.

Et dy moy, Calidon, puis que Thamire a tant pris de peine, comme tu dis, de te faire bien instruire, en quell lieu de la terre as-tu appris qu’il fust bien-seant à une fille telle que je suis d’ai- mer, et de souffrir d’estre aimée ? Que si ceste opinion n’est en lieu du monde que parmy ceux qui tiennent le vice pour vertu, ne m’offences-tu pas infinement, de rechercher de moy ce qui est contraire à mon devoir ? Tu m’as aimée, dis-tu, parce que tu ne t’en és peu empescher : et, mon amy, quand ce seroit m’obliger que de m’aimer, quelle obligation te pourrois-je avoir si tu fais ce que tu ne peus t’empescher de faire ? Tu t’excuses envers Thamire de ce que tu m’aimes, encore qu’il ne le vueille pas, parce, dis-tu, que tu n’es pas coulpable de ce que tu fais par force ; que si tu penses estre exempt du blasme en errant par force, et comment penses-tu estre digne de recompense, si par force tu fais quelque chose qui autrement meriteroit quelque recognoissance ? Ou declare toy coulpable envers Thamire, ou cesse de demander recompense de ton service forcé. Mais aussi, si tu m’as aymée en despit de moy, en suis-je punissable ? t’en ay-je prié ? t’en ay-je donné les occasions ? Tu dis que non. Ceste amour m’a-t’elle rapporté quelque advantage ? En suis-je devenue plus belle, plus vertueuse, ou meilleure ? S’il ne m’en est revenue que la peine, ô dieux ! et où est ton jugement, Calidon, et de me demander recompense au lieu de chastiment ? ou plustost quelle effronterie est la tienne, d’avoir la hardiesse devant ceste grande nymphe, de requerir des graces et des loyers de moy, au lieu de demander pardon et te repentir de tes fautes ? Je voy bien que tu me veux dire que je ne te devois maintenir en erreur, si je tenois pour telle l’amour que tu m’as portée, ny te donner des paroles, pour te retenir en vie, lors que ton mal estoit prest à vanger l’offence que tu m’avois faite. Mais, Calidon, n’auray-je pas subject de t’appeller ingrat, et mesconnoissant du bien que je t’ay faict, puis qu’outre la plainte et le reproche que tu m’en faicts, tu le prends encores tout autrement que tu ne dois ? Où fut jamais le coulpable qui trouvast son juge trop doux ? où fut jamais l’offenseur qui se plaignist, qu’au lieu de vengeance il ait receu des bien-faicts et de courtoisies ? Quoy donc ? parce que je n’ay pas voulu ta mort, je suis coulpable de ta vie ! parce qu’au lieu de me venger de toy, j’en ay eu pitié, et t’ay faict des faveurs, tu m’accuses, et me veux faire chastier ! Jugez, madame, comme il a l’entendement blessé, et comme il prend la raison à contre-poil. Mais ne te fasche point, berger, ne m’accuse ny ne me loue de ceste action, car je n’en dois avoir louange ny blasme, puis que celle dont tu te plains, fut une de ces actions forcées, que tu dis ne devoir estre, ny recompenses, ny punies.

L’amitié que je portois à Thamire, qui m’en avoit requise par toutes les plus obligeantes conjurations dont il se peut adviser, en fut la cause. Tu sousris, Calidon, de ce que j’ay dit, que l’amitié que je portois à Thamire, m’avoit obligée à traitter ainsi avec toy, parce qu’il te semble que celle qui peu auparavant s’est desclarée si forte ennemie d’amour, ne devroit pas advouer maintenant que l’amour eust ceste puissance sur son ame. Mais, berger, tu te trompes si tu penses qu’estant ennemie d’amour, je le sois toutesfois de l’amitié ou de ceste vertu qui faict estimer les choses comme elles doibvent estre prises.

J’ay ouy dire, grande nymphe, qu’on peut aymer en deux sortes : l’une est selon la raison, l’autre selon le desir. Celle qui a pour sa reigle la raison, on me l’a nommée amitié honneste et vertueuse, et celle qui se laisse emporter à ses desires, amour. Par la premiere, nous aymons nos parents, nostre patrie, et en general et en particulier tous ceux en qui quelque vertu reluit ; par l’autre, ceux qui en sont atteints sont transportez comme d’une fievre ardente, et commettant tant de fautes, que le nom en est aussi diffamé parmy les personnes d’honneur, que l’autre est estimable et honorée. Or j’advoueray donc sans rougir que Thamire a esté aymé de moy : mais incontinent j’adjouteray, pour sa vertu, et que de mesme j’ay esté aymé de Thamire, mais selon la vertu. Que si Calidon me demande comment je puis discerner ces deux sortes d’affections, puis qu’elles prennent quelques fois l’habit l’une de l’autre, je luy responderay, que la sage Cleontine m’enseignant comment j’avois à vivre parmy le monde, me donna ceste difference de ces deux affections : Ma fille, me dit-elle, l’aage qui par l’experience m’a fait cognoistre plusieurs choses, m’a appris que la plus seure cognoissance procede des effects. C’est pourquoy, pour discerner de quelle façon nous sommes aymées, considerons les actions de ceux qui nous ayment : si nous voyons qu’elles soient dereglées et contraires à la raison, à la vertu, ou au devoir, fuyons les comme honteuses ; si, au contraire, nous les voyons moderées, et n’outrepassant point les limites de l’honnesteté, et du devoir, cherissons les et les estimons comme vertueuses.

Voilà, berger, la leçon qui m’a faict cognoistre que je devois cherir l’affection de Thamire, et fuir la tienne : car quels effects m’a produits celle de Calidon ? Il ne faut point les particulariser encore une fois, puis, madame, qu’il ne les vous a point cachées. Des violences, des transports, et des desespoirs dont elle est toute pleine, ne furent jamais, ce me semble, des effects de la vertu. Que si nous considerons celle de Thamire, qui y remarquerons-nous que la vertu mesme ? Quand a-t’il commencé de m’aymer ? en une saison qu’il n’y avoit pas apparence que le vice l’y peust convier. Comment a-t’il continue ceste amitié ? en sorte que l’honnesteté ne s’en sçauroit offenser. Mais en fin pourquoy s’en est-il despouillé ? pour les considerations qu’il vous a desduites luy-mesme, Que si en tout cela la raison ne paroit, voire si elle ne parle par tout, je m’en remets à vostre jugement, madame. Tant y a que ces considerations me firent recevoir l’amitié de Thamire, et rejetter celle de Calidon, et que ceste amitié sans plus me contraignit de voir ce berger quand il fut malade, de luy donner des paroles pour remede de son mal, tant pour satisfaire à Thamire qu’à la compassion naturelle que nous devons tous avoir les uns des autres. Que si en aymant Thamire j’ay failly, et bien, Calidon, pour te satisfaire je l’advoueray, et m’en repentiray, avec protestation de n’aimer plus Thamire, ny de tomber jamais en semblable faute. Mais que pour cela je doive estre obligée à t’aimer, je ne le crois pas, car ce seroit me chastier d’un erreur en m’en faisant commettre un autre encore pire.

Tu diras contre ma deffence, qu’ayant donné toute puissance à Thamire sur moy, qui m’a par apres remise en tes mains, il ne me doit estre permis de contredire à la disposition qu’il en a faite. Mais escoute la plaisante conclusion que tu fais : Je te choisis pour mon mary, donc l’ayant esté quelque temps, tu me peux donner à un autre. Il faut que tu sçaches, Calidon, que la raison pour laquelle je donnay à Thamire toute puissance sur moy, fut parce que je l’aimay d’autant qu’il m’aima, et par ainsi, s’il a quelque pouvoir sur moy, c’est parce qu’il m’a aimée. Mais si ce n’est que pour cette occasion, ne sçay-tu pas que la cause n’estant plus, l’effect n’y peut estre ? si bien que s’il ne m’ayme plus, il n’a plus de pouvoir sur moy.

Mais, me diras-tu, il jure qu’il continue de t’aimer, et que c’est la raison, et non pas faute d’amitié qui faict qu’il te remet à un autre. Je te respondray, berger, que je n’en croy rien, et toutes-fois si la raison peut cela sur son amitié, pourquoy trouveras-tu estrange que ceste mesme raison ait autant de force sur la mienne, et m’empesche de le faire ? Est-il raisonnable que j’aime ce que la nature et la raison me deffendent d’aimer ? La nature me le defend, qui dés l’heure que je te vis, me mit dans le cœur une si grande contrarieté, et haine secrette, que je ne me peus empescher de desapprouver tout ce que je voyois qui te contentoit. Sois certain, Calidon, que ce n’est point pour te mespriser, ce que j’en dis, mais seulement pour la verité. Je choisiray tousjours plustost de reposer dans le tombeau, que de vivre avec toy, non pas que je recognoisse bien que tu merites une meilleure fortune ; mais parce que je ne croy pas que la mienne soit en ton amitié, et que la nature me retire de toy avec tant de violences sans quelque cause. Or si cela est, comme je ne te l’ay jamais caché, pour quel subject me peux-tu pretendre tienne, puis que la nature me le defend, et la raison aussi, qui n’est jamais contraire à la nature ? Vy en repos, Calidon, et si tu ne m’aymes point, ne vueille par ton opinastreté, rendre deux personnes mal-heureuses, car en fin tu ne le serois guere moins que moy. Et si tu m’aimes, contente-toy de la peine que tu me donnes par ton amitié, sans vouloir me surcharger d’une autre insupportable, en me contraignant de t’aymer. Et sois certain, que Lignon peut retourner à sa source beaucoup plus aysément que tu ne parviendras à l’amitié de Celidée.

Or, madame, voilà le response qu je puis faire aux mauvaises raisons de Calidon. Mais maintenant il me reste un plus dangereux ennemy à combattre, et qui m’oppose bien des armes plus fortes, et m’offense avec des coups plus cuisans. C’est de cest ingrat Thamire dont je parle, ce Thamire qui veritablement a esté aimé de moy, et de qui j’ay creu d’estre aimée autant que personne le sçauroit estre. Mais helas ! que me demande-t’il maintenant ? peut-il croire en vie celle qu’il a remise entre les mains du plus cruel enemy qu’elle eust ? Peut-il esperer encore quelque amitié de celle qu’il a si indignement outragée ? Par quelle raison me peut-il demander que je l’ayme ? Est-ce parce qu’il m’a aymée, ou que je l’ay aymé ? Cela, madame, estoit bon en ce temps là ; mais maintenant que de sa volonté il a cessé de m’aimer, et par force il m’a contrainte de ne l’aimer plus, pourquoy me vient-il representer le temps passé, qui n’est plus, et qui ne peut revenir ? temps de qui la memoire m’oblige plus à la hayne envers luy, que non pas au desir qu’il fust encore, puis que je recognois maintenant qu’il le meritoit si peu.

Je l’avoue, je l’ay aymé ; mais, tout ainsi que me donnant à un autre, il m’a monstré par effet qu’il ne m’aimoit plus, qu’il ne trouve pas estrange, puis que mon amitié procedoit de la sienne, que je n’en aye plus pour luy. Pourquoy a-t’il coupé l’arbre dont il desiroit avoir le fruict ? Il m’a fait plus d’outrage que je ne luy en fais, puis qu’il a esté le premier offenseur, et toutesfois j’en suis satisfaite, je ne m’en plains pas, et s’il m’en doit de retour, je l’en quitte de bon cœur, et qu’il ne me recherché plus d’une chose impossible. Qu’est-ce qu’il vient de me demander ? Ne sçait-il pas que tant que nostre amitié a esté mutuelle, j’ay esté à luy, et il a esté à moy, et en ce temps-là il a peu disposer de moy par les loix de l’amitié, comme d’une chose sienne ? Que s’il m’a donné à Calidon, par quelle raison me peut-il plus pretendre sienne ? S’il a quelque affaire de moy, qu’il recourse à celuy à qui il m’a cedée, et s’il me peut r’avoir de luy, qu’il revienne à la bonne heure, je verray apres ce que j’auray à faire. Mais s’il l’en refuse, qu’il ne se plaigne plus de moy, ny ne me demande plus l’amitié qu’il a quitté, mais que seulement il se ressouvienne de ne donner une autre fois ce qu’il pensera luy estre necessaire.

Il m’a sacrifiée, à ce qu’il dit, pour la santé de Caldion, monstrant en cela qu’il l’avoit plus cher que moy. Et bien, à la bonne heure ! Mais ne se contente-t’il que son sacrifice ait esté receu, et que son cher Calidon ait esté rappellé du tombeau ? Ou bien, veut-il retirer ingrattement comme sacrilege, ce qu’il a voué aux manes de son frere ? Oste, Thamire, ceste pensée de ton ame, le Ciel puniroit, et ne faut que tu esperes, puis que j’ay esté offerte pour le salut de Calidon, que je vueille jamais rabaisser aux hommes. Et, à la vérité, ayant esté si mal traitée de celuy que j’estimois plus que tous les hommes, ce seroit une grande imprudence de me remettre entre les mains de celuy qui m’a sceu si mal conduire. Quoy ? Thamire, me voudroit-tu encore r’avoir, afin de sauver la vie une autre fois à quelqu’un de tes parens ou amis ? ne me recherches-tu maintenant que pour me conserver tienne jusques à ce que Calidon retombe malade ? Contente-toy que la disposition que tu fis une fois de moy reduisit ma vie à tel terme, que si tu desires me r’avoir pour le salut de ceux que tu cheris plus que moy, tu dois estre asseuré que je desire avec plus de raison me conserver à moy-mesme, pour me maintenir la vie que j’ayme beaucoup plus que celle d’un autre à qui tu me veux donner. Mais ne sois pas glorieux de m’avoir reduitte à l’extremité dont je parle ; car si j’ay pleuré ton despart, je me ris, Thamire, de ton retour. Voilà, dis-je en moy-mesme, celuy qui a faict si peu de conte de mon amitié qu’il a plus aimé le contentement d’autruy que ma vie propre. Le voilà, ce liberal du bien d’autruy, qui regrette, les larmes aux yeux, la prodigalité qu’il en a faite. O dieux ! combien estes-vous justes, puis que m’ayant veue offencer par ces deux bergers, et cognoissant mon innocence, vous avez pris ma protection, et m’avez vengée par mes ennemies mesmes ! Quels desplaisirs ne reçoit point ce perfide, par celuy mesme à qui il m’a voulu donner ? Et quelles peines resent point cest importun persecuteur de mon repos, par celuy mesme qui luy a donné tout le droict qu’il pretend sur moy, maintenant qu’il se veut desdire de ceste impertinente donation ? Qui ne void point en eux le bras de Thamaris, et qui ne recognoist en leur vie l’effect de la vengeance divine ? Que si ceste cognoissance est si Claire, comment dois-je douter, madame, que recognoissant le jugement que les dieux en ont faict par la punition qu’ils leur ont ordonnée, vous ne ratifiez en terre maintenant par vostre sentence, ce que dans les cieux ils ont desja jugé sur ce different ? Ainsi finit Celidée, et faisant une grande reverence à la nymphe, donna cognoissance qu’elle ne vouloit parler d’avantage, qui fut cause que Leonide commanda à Thamire de dire ses raisons, à quoy satisfaisant, il commença de parler ainsi.

Responce du berger Thamire

A ce que je vois, grande nymphe, il m’est advenu comme à celuy qui forge et trempe avec une grande peine le fer qu’un autre luy met apres dans le cœur ; car ayant eslevé ce berger et ceste bergere avec tout le soin qu’il m’a esté possible, leur ayant appris, s’il faut dire ainsi, de parler et de vivre parmy le monde, à quoy se servent-ils maintenant de ce que je leur ay enseigné, sinon l’un à me ravir le cœur, et l’autre à me le percer de tant d’offences, qu’il ne me reste nulle esperance de vie que celle que j’attends de vostre favourable jugement ? Et bien, je suis la butte de l’ingratitude et de la mescognoissance ; mais encores que ces blesseures soient si sensibles, si aimay-je mieux en estre l’offensé que l’offenseur, et voir en moy les coups de la main d’autruy, qu’en autruy ceux de la mienne, tant je suis esloigné naturellement de ceste erreur infame, et ennemie de la société des hommes. Il adviendra peut-estre, que recognoissant la faute que vous commettez tous deux, vous en aurez du regret, et vous repentirez de l’outrage que je reçois de vous en eschange des bons offices que vous advouez d’avoir receu de moy. Et lors, ces paroles pleines d’artifice, dont vous vous armez à ma ruine, seront employees aux justes reproches que je vous devrois faire maintenant, si je ne vous aymois encores l’un et l’autre, et si ceste affection que je vous porte, ne surmontoit de beaucoup les injures que vous me faictes. Or sus, mes enfans, je les vous pardonne, j’ay bien supporté jusques icy vos jeunesses, je n’ay pas moins de force maintenant ny moins de volonté de les excuser à l’advenir; mais recognoissez-le, et me cognoissez, advouez-le, et dittes que pour pardoner de si grandes mescognoissances, il ne faloit pas une moindre amitié que la mienne.

Je voy bien, madame, que je parle aux sourds, et que je conseille des rochers, qui n’escoutent point mes paroles, si n’ay-je peu m’empescher, avant que de venire aux raisons, de donner cela à l’affection que je leur porte, a fin d’essayer ceste voye plus douce et plus honnorable pour eux, que celle de la contrainte de vostre jugement ; mais puis qu’ils demeurent obstinez, usons du fer et du feu en leurs playes, puis que les doux remedes y sont inutiles. Voicy donc les meilleurs raisons que Calidon allegue : Tu m’as donné Celidée, et tu estois obligé de me la donner par l’asseurance que mon pere a eue en toy, par l’amitié que tu m’as portée, et par l’espoir que tu as eu de m’obliger à toy. Et tu m’offences davantage de la vouloir retirer apres me l’avoir donnée, que si tu me l’eusses refusée dés la premiere fois. C’est, ce me semble, grande nymphe, tout ce que ce berger a voulu dire, avec une si grande abondance de paroles, et contre la raison, et contre luy-mesme et contre moy.

Ingrat berger, tu te veux prevaloir à mon desadvantage de ma bonté, et de la pitié que j’ay eue de toy ! Tu dis que je t’ay donné Celidée, et pourquoy te l’ay-je donnée ? estoit-ce point que je m’ennuyasse d’elle, ou seulement pour favoriser ton plaisir ? Nullement, dis-tu, mais pour te sauver la vie ; tu m’es donc obligé de la vie, et n’es-tu pas bien ingrat de la vouloir oster à celuy qui te l’a conservée ? Que si je te l’ay donnée pour te maintenir en vie, quel tort te fais-je de te la demander maintenant que je vois ta vie asseurée ! Mais, diras-tu, si je suis guery, ç’a esté pour l’esperance que j’ay eue, que Celidée me demeureroit : Et qu’importe comme tu sois revenue en santé, pourveu pue tu ne sois plus en danger ? La courtoisie et la discretion nous enseignent que, quand nous nous sommes servis en nostre necessité de ce qui est à nos amis, nous le leur rendions avec der remerciemens. Tu es bien loin de ceste courtoisie et de ceste discretion, puis que t’ayant donné l’esperance des bonnes graces de Celidée, et la santé t’estant revenue par son moyen, maintenant tu la veux pretendre tienne, et cherches par tes paroles d’en trouver des pretextes pour couvrir ton ingratitude.

Mais peut-estre il dira, que si je la retire, il retombera aux mesmes accidents, et aux mesmes dangers de sa vie qu’il a esté. Nullement, grande nymphe, nous l’avons veu par experience ; car estant asseuré que Celidée ne sera jamais sienne, il est bien devenu un peu plus melancholiq qu’il n’estoit pas, mais on n’a point veu d’apparence qu’il fust en danger de sa vie. Et c’est ce qui a cause que, recognoissant qu’il ne s’agissoit plus de sa vie, mais de son plaisir seulement, j’ay pensé que mon contentement me devoit estre aussi cher que le sien, et que l’occasion estant passée pour laquelle je luy avois cedé Celidée, je pouvois la retirer sans l’offencer. Mais soit ainsi qu’il y ait encor du danger pour luy, il y en a aussi pour moy, et de telle sorte que la mort m’est plus asseurée que la vie, si je suis privé de ceste belle.

Jugez, madame, si par toute sorte de devoir, il n’est pas obligé à faire autant pour moy, que j’ay fait pour luy. S’il croit que j’aye deu luy remettre Celidée, afin de luy sauver la vie, à cause que son pere m’a aimé et me l’a recommandé à la mort, pourquoy ne juge-t’il qu’il est obligé à me la remettre, maintenant qu’il s’agit de ma conservation pour les mesmes respects de l’amitié que son pere m’a portée, et pour la recommendation qu’il m’a faicte de luy ? Puis qu’il n’y a point de doute, que si cela m’a peu obliger en son endroict à quelque devoir, ceste mesme consideration le rend encore plus mon redevable ; et par ainsi, si l’amitié que j’ay portée à Calydon m’a obligé d’avoir soin de sa vie, peut-il croire que pour ne m’estre mescognoissant, il ne soit obligé d’en avoir encore d’avantage de la mienne ? Que si, comme il advoue, je la luy ay remise, pour l’obliger à me rendre de semblables offices, soit en ma necessité, soit quand je les luy demanderay, pourquoy ne le faict-il à ceste heure que je l’en requires, et qu’il sçait bien (l’ingrat qu’il est) que je ne puis vivre s’il me les refuse ? n’est-il pas de mauvaise foy, s’il me les nie ? n’est-il pas ingrat, s’il ne me les rend ? et n’est-il pas indigne de se dire fils de celuy qui m’a tant aimé, puis qu’il croit que ceste amitié m’a obligé à me priver de la chose du monde que j’ay eue la plus chere ? Et ne merite-t’il pas que je le desadvoue pour parent, puis qu’il a si peu de ressentiment de ma mort qu’il voit toute certaine ? voire ne le dois-je pas nier mon amy, puis qu’en mon extresme necessité je ne reçois pas les offices que je luy ay rendus ? et bref, be le dois-je pas tenir pour le plus cruel enemy que je puisse avoir, puis qu’il pourchasse contre raison, et avec tant de violence, de me donner la mort ? Le souvenir des ingratitudes receues des personnes qui nous sont obligez, nous donne des desplaisirs tant insupportables, qu’il m’est impossible de respondre au long à ce berger qui m’a tant offensé. Je vous diray donc, madame, en peu de mots, que si pour luy avoir cede Celidée, il m’est oblige de la vie, je luy quitte ceste obligation, et veux bien, qu’il ne m’en ait point, pourveu qu’il me quitte ma bergere. Et pour monstrer qu’il est hors de tout danger, il ne peut nier qu’il n’y ait plus d’une lune qu’il a eu le refus de Celidée. Elle luy a dit : Je ne vous aimeray jamais, elle luy a faict sçavoir que sa mere luy avoir promis de ne la marier jamais contre sa volonté, et en mesme temps luy a juré que le ciel et la terre se rassembleroient plustost qu’elle s’unist d’affection avec luy. Toutesfois vous le voyez, il ne vit pas seulement, mais tasche d’oster la vie à celuy qui la luy a conservée. Que si je suis asseuré, et luy aussi, que Celidée ne sera jamais sienne, n’est-il pas le plus ingrat et mecognoissant homme du monde, de me vouloir empescher que je ne l’obtienne ? Il n’y a plus d’esperance pour luy, et pourquoy ne veut-il point qu’il y en ait pour moy ? S’il desire qu’un autre possede ce bien plustost que moy, peut-on voir une ingratitude semblable à la sienne ? et puis-je avoir tort de clorre les yeux à toutes les considerations qui pourroient estre à son advantage, puis qu’il en a si peu à ce qu’il me doit ? Je luy ay donné ce qui estoit à moy, et il ne me veut laisser ce qui n’est pas à luy ? Je luy ay sauvé la vie en me despouillant de ce que j’avois de plus cher, et il me la veut ravier en me refusant ce qui ne fut ny ne sera jamais sien. Mais, grande nymphe, toutes ces disputes entre luy et moy sont bien, ce me semble, hors de propos, puis que son malheur et la trop grande amitié que je luy ay portée, nous oste à tous deux ce bien que nous nous refusons l’un à l’autre ? Quel droict y as-tu, Calidon, puis qu’elle ne t’aime point ? – Nul autre, diras-tu, sinon celuy de mon affection, et du don que tu m’en as fait. – Mais, berger, comment y peux-tu pretendre pour ton affection, puis que tu vois assez qu’elle la refuse et la desdaigne ? et comment pour le don que tu as receu de moy, puis que je ne t’ay peu remettre autre chose que la part que j’y avois ? Or tout ce qui estoit mien dépendoit de sa volonté : que si ceste volonté s’est retiree de moy, quel pouvoir m’y reste-t’il ? Tu n’y as donc rien, berger, et n’y dois rien pretendre.

Voyons maintenant quel est le droit que j’y puis demander. O dieux ! qu’il seroit grand, s’il n’y avoit point eu de Calidon au monde ! car une amitié d’enfance, un soing si longuement continué, une recherché si pleine d’honnesteté, et depuis, une affection si violente, et une si longue possession de ses bonnes graces, ne rendroient ma cause que trop forte, si Calidon n’eust point esté, ou si estant il eust esté sans yeux, ou ayant des yeux, s’il les eust conduits, comme la raison luy ordonnoit.

J’advoue, belle Celidée (et je l’advoue les larmes aux yeux, et le regret au profond du cœur), j’advoue, dis-je, que vous avez plus de raison de vous plaindre de moy, que ny vos paroles, ny les miennes ne sçauroient representer. Je confesse que jamais amitié ne receut un plus grand effort, que celuy que la vostre a souffert de mon imprudence. Mais qui doit supporter, voire vaincre les plus grandes difficultez, sinon celuy qui en a la force et le courage ? Et bien, je vous ay fort outragée, mais ne devez-vous desdaigner ceste offence, pour monstrer que veritablement vous m’aimiez ? Quelle preuve de vostre amour ne m’avez-vous autrefois promise ? Qu’est-ce que vous ne m’avez point dit qu’elle surmonteroit ? Je vous somme maintenant de vostre parole, et si vous vous en desdites, et que vostre jugement alteré par l’offence ordonne autrement qu’à mon advantage, j’appelle de vous à vous-mesmes, lors que vous recevrez les advis de vostre amour, aussi bien que maintenant vous n’escoutez que ceux du despit. Et comment me vouliez-vous rendre preuve de vostre bonne volonté, si quelque semblable occasion ne se fust offerte ? Quoy donc ? tant que je vous eusse obligée par services, par affections et par toutes sortes de devoirs, vous eussiez continué de m’aimer ? Appellez-vous cela une preuve d’affection, ou plustost n’est-ce pas une recognoissance d’obligation ? Il faloit pour me rendre tesmoinage de vostre amitié, que ce fust en une occasion où vous eussiez subject de me hayr ; la fortune a voulu que ceste-cy se soit presentée, j’en ay à la verité du regret, mais puis qu’elle est advenue, y a-t’il apparence que vous ne la receviez pas, ou que vous puissiez vous desdire de ce que vous m’avez tant de fois promis ? Quoy donc ? vous serez peut-estre de ces personnes, qui loin du peril se vantent de ne rien craindre, et à la premiere rencontre de l’ennemy se vont cacher sans resistance ? Mais direz-vous : comme esperes-tu, Thamire, de recevoir les fruicts que l’amour produict si imprudemment ? Tu en as coupe l’arbre, tu le devois pour le moins conserver et non le rendre un tronc inutile, si tu faisons dessein de t’en prevaloir. – Ha ! belle Celidée, permettez-moy de vous dire que j’eusse plustost couppé ma vie que ceste chere plante d’amour, et que quand je l’eusse entrepris, il m’eust esté impossible. Et toutesfois, soit ainsi que mon imprudence l’ait couppée, ne sçavez-vous pas que le myrthe est l’arbre d’amour, et pourquoy le voulez-vous changer en cyprés ? Le myrthe est de ceste nature, que plus il est couppé, et plus il rejette de diverses branches. Que je voye donc cet effect en vostre ame, afin que je croye que veritablement ç’a esté un arbre d’amour, et non pas une plante funeste.

Mais je veux que la faute que j’ay commise en vous quittant soit tres-grande : vous semble-t’il que mon erreur puisse vous donner permission d’en commettre une semblable ? Si vous le jugez ainsi, il n’y a point de doute que, comme en m’esloignant de vous, vous prenez subject de vous esloigner de moy, que de mesme en retournant vers vous, je ne vous convie de vous en retourner vers moy ; ou bien vous advouerez que vous n’avez des yeux que pour les mauvais exemples, et demeurez aveugle pour les bons. Donc vous vous laisserez plus emporter à l’offence qu’à la satisfaction, et vous consentirez qu’aupres de vous le mal ait l’advantage par dessus le bien ? Ceste resolution est indigne de l’ame de Celidée, qui ne promet par sa veue que toute douceur.

Mais vous dittes que vous ayant donnée à Calidon, si j’ay affaire de vous, c’est à luy à qui il faut que je vous demande. Ceste responce me mettroit bien en peine pour le peu de bonne volonté que j’ay recogneue en ce berger, si je ne vous avois ouy dire, qu’il m’estoit impossible de vous donner à luy. Or l’affaire est parvenue en ce point qu’il faut que vous soyez ou à luy ou à moy. Que si vous niez d’estre mienne à cause de ceste imprudente donation, et bien, Celidée, pour n’estre à Thamire, vous serez à Calidon ; voyez si ce changement vous est plus agreable. Que si au contraire vous refusez d’estre à Calidon, vous ne pouvez nier que vous ne soyez à moy, puis qu’ayant esté mienne, et la donation que j’en avois faicte n’ayant point eu d’effect, toute sorte de droict ordonne que la chose donnée revienne à son premier possesseur. Et vous ne devez vous offenser, comme il semble que vous faictes, de ce que je vous ay sacrifiée pour la santé de Calidon, puis que les hosties que nous offrons aux dieux, sont tousjours les choses plus entieres et parfaictes que nous ayons. Et ne pensez pas pour cela, si je continue de vous aimer, que je sois sacrilege, ny que je profane les choses sainctes et sacrées, puis que nous aimons bien les dieux mesmes, voire c’est le plus grand commandement qu’ils nous facent que de les aimer. Que si, outré ceste amitié, je desire de vous posseder, ne croyez point que je commette offense, ny contre eux, ny contre vous, puis que nous n’avons rien qui ne soit à eux, et que doresnavant je ne vous aimeray pas seulement, mais vous adoreray avec toute sorte de devoir et de submission. Et pour Dieu, ne me demandez plus jusques à quand je vous garderay, et si ce ne sera point pour vous employer encores à la guerison de quelque autre ; car veritablement, si je desire de vous ravoir, c’est bien pour le salut de quelqu’un, mais pour celuy seulement de ce Thamire que Celidée a tant aymé, qui advouant sa faute, ne la veut plus pretendre sienne par autre raison que par celle de son extréme affection, et qui ne voulant entrer en autre jugement avec elle qu’en celuy de l’amour, se jette à ses genoux, et proteste par tous les dieux de n’en bouger jamais qu’il n’ait perdu la vie, ou recouvré le bonheur d’estre encore aymé de Celidée.

A ce mot, il se jeta en terre, et luy embrassant les jambes, luy arrosoit le giron avec ses larmes, dont presque toute la compagnie fut esmeue, mesme Celidée, pour ne luy en donner cognoissance, luy mettant une main contre le visage, tourna la teste de l’autre costé.

Alors la nymphe, voyant qu’ils ne vouloient rien dire d’avantage, se leva, et tirant Paris, les bergeres et Silvandre à part, leur demanda ce qu’il leur sembloit de ce different. Les advis furent divers, les uns panchant d’un costé, et les autres d’un autre ; en fin toutes choses ayant esté longuement debatues, apres que chacun se fut remis en sa place, elle prononça son jugement de telle sorte.

Jugement de la nymphe Leonide

Trois choses se presentent à nos yeux sur le differend de Celidée, Thamire et Calidon : la premiere, l’amour ; la deuxiesme, le devoir ; et la derniere, l’offense. En la premiere, nous remarquons trois grandes affections ; en la deuxiesme, trois grandes obligations ; et en la derniere, trois grandes injures. Celidée dés le berceau a aimé Thamire, Thamire a aimé Celidée estant des-ja avancé en aage, et Calidon l’a aimée dés sa jeunesse. Celidée a esté obligée à la vertueuse affection de Thamire, Thamire l’a esté à la memoire du pere de Calidon, et Calidon aux bons offices de Thamire. Et en fin Celidée a esté fort offensée de Thamire quand il l’a voulu remettre à Calidon, et Calidon n’a pas moins offensé Thamire et Celidée : Thamire, en luy refusant la mesme courtoisie qu’il avoit receue de luy, et Celidée, en la recherchant contre sa volonté, et luy faisant perdre celuy qu’elle aimoit.

Toutes ces choses longuement debattues et bien considerées, nous avons cogneu que, tout ainsi que les choses que nature produict, sont toujours plus parfaictes que celles qui procedent de l’art, de mesme l’amour qui vient par inclination, est plus grande et plus estimable que celle qui procede du dessein ou de l’obligation. Davantage, les obligations que nous recevons en nostre personne mesme, estans plus grandes que celles que la consideration d’autruy nous represente, il est certain qu’un bien-faict oblige plus que ceste memoire. Et en fin si l’offense meslée avec l’ingratitude est plus griefve que celle qui seulement nous offense, il n’y a personne qui n’advoue celuy-là estre plus punissable, qui les commet toutes deux. Or nous cognoissons que l’amour de Thamire procede d’inclination, puis qu’ordinairement celles qui sont telles, sont reciproques, et qu’aussi aimant Celidée, il en a esté aymé, ce qui n’est pas advenu à Calidon, de qui l’infertile affection n’a rien produict que de la peine et du mespris.

De plus, les bons offices que Calidon a receus de Thamire, le rendent plus son obligé que Thamire ne le peust estre, à la consideration de son oncle ; mais au contraire, l’offense de Calidon envers luy, estant meslée d’ingratitude, est beaucoup plus grande que celle que Calidon en reçoit, puis que Thamire la peut presque couvrir du nom de vengeance ou de chastiment.

C’est pourquoy, en premier lieu, nous ordonnons que l’amour de Calidon cede à l’amour de Thamire, que l’obligation de Thamire soit estimée moindre que celle de Calidon, et l’offense de Calidon plus grande que celle de Thamire. Et quant à ce qui concerne Thamire et Celidée, nous déclarons que Celidée a plus d’obligation à Thamire, mais que Thamire l’a plus offensée, d’autant qu’il l’a aymée avec tant d’honnesteté, et eslevée avec tant de soing, quelle seroit ingratte, si elle ne s’en tenoit obligée. Mais l’offence qu’il luy a faicte n’a pas esté petite, lors qu’au desavantage de son affection, il a voulu satisfaire aux obligations qu’il pensoit avoir à Calidon. Et toutesfois, d’autant qu’il n’y a offense qui ne soit vaincue par la personne qui ayme bien, nous ordonnons, de l’advis de tout ceux qui ont ouy avec nous ce different, que l’amour de Celidée surmontera l’offense qu’elle a receue de Thamire, et que l’amour que Thamire luy portera à l’advenir surpassera en eschange celle que luy a portée Celidée jusques icy : Car tel est nostre jugement.

Tel fut le jugement de Leonide, qui depuis fut suivy de tous trois, encor que le pauvre Calidon en receut tant de desplaisir, que n’eust esté la cognoissance que depuis il eut de desdain de Celidée, il n’y a point de doute qu’il ne l’eust peu supporter ; mais son mal en ceste occasion luy servit de remede, lors que d’un jugement un peu plus sain, il peut considerer quelle obligation il avoit à Thamire, et quelle estoit sa folie, de vouloir estre aymé par force de Celidée. Toutesfois ceste consideration n’eust guieres de force en luy pour le commencement, parce que les premiers mouvements furent trop grands en luy, se voyant tout à coup descheu de ses esperances ; ce que la nymphe prevoyant bien, afin d’esviter les regrets et les pleurs de ce berger, aussi tost qu’elle eut prononcé les derniers paroles de son jugement, elle se leva, y estant mesme conviée par la nuict qui s’aprochoit, ne restant guiere plus de jour qu’il luy en faloit pour se retirer chez son oncle. Apres avoir donc salué ces belles bergeres, elle et Paris prierent Silvandre de les conduire jusques hors du bois de Bonlieu, craignant de ne se pouvoir pas bien demesler de quelques sentiers entrelassez, parce qu’il estoit trop tard, ne voulant permettre à ces honnestes bergeres de l’accompagner pour ceste occasion. Elles se separerent donc de ceste sorte, et peu apres la nymphe et Paris licentierent aussi Silvandre, ayant passé le pont de la Bouteresse, et continuant leur voyage, arriverent chez Adamas, qui estoit prest à souper. Silvandre d’autre costé reprenant son chemin, laissa à main gauche Bonlieu, temple dedié à la bonne déesse, où elle est servie avec honneur et devotion par les vestales et chastes filles druides, sous la charge de la venerable Chrisante, et passa dans un bois si touffu, qu’encores que la lune fust des-ja levée, et qu’elle esclairast, si ne pouvoit-il qu’à peine voir le chemin par où il passoit. Il est vray que ses pensées quelquesfois luy ostoient aussi bien la veue que l’espesseur des arbres, parce que tout ravy en la pensée de Diane, il ne voyoit pas mesmes les choses sur lesquelles ses yeux se tournoient. Et de fortune, ayant choppé contre la racine d’un gros arbre, il revint en luy mesme, et voulant prendre le chemin de son hameau, parce qu’il s’en estoit un peu destourné, sans y penser, il parvint en un lieu du bois, où les arbres pour estre rares luy laisserent voir la lune. Elle avoit passé le plain de quelques jours, et ne laissoit toutesfois d’esclairer, de sorte que le berger, oubliant tout autre dessein, se jetta à genoux pour l’adorer, par ce que la conformité des norms de Diane et d’elle luy commandoit d’aimer cet astre sur tous ceux qui paroissoient dans les cieux. L’ayant donc adorée, et sa bergere en elle, il se releva, et tenant les yeux haussez vers elle, il luy parla de ceste sorte :

Sonnet
Rapport de diane a la lune


Bel astre flamboyant, qui dans un ciel serain
Esclairez de la nuict le visage effroyable,
Ne vous offencez point, si je vous dis semblable
A la belle qui tient mon cœur dedans sa main.

 Comme vous chastement elle s’arme le sein
De tant de cruautez qu’elle est redoutable,
Et quiconque la voit, Acteon miserable,
Devoré de desirs, va l’appellant en vain

Tous les feux de la nuict vous cedent en lumiere,
Et des belles Diane est tousjours la premiere.
Rien ne trompe vos coups, rien n’esvite ses yeux.

Bref, vous vous ressemblez ; non, elle est plus cruelle,
Car un Endimion vous fit laisser les cieux,
Mais nul Endimion ne se trouve pour elle.

O dieux, s’escria-t’il alors, et que sera-ce donc de toy, Silvandre, puis qu’il n’y a point d’Endimion pour elle ? Seroit-il possible que la nature qui s’est pleue en cest ouvrage, si jamais de tous ceux qui luy sont sortis de la main, elle en a eu quelqu’un d’agreable, est-il possible, dis-je, qu’elle ait donné tant de beauté à ceste bergere, pour ne luy donner point d’amour ? Quoy donc ? il n’y aura que les yeux que les yeux qui jouyssent d’une chose si rare ? Et pourquoy ne permettent les dieux que si nos cœurs en reçoivent les plus grands coups, nos cœurs aussi en ressentent le plus grand contentement ? L’ont-ils faicte si belle pour n’estre point aimée ? Ou si nous l’aimons, l’ordonnent-ils seulement pour nous consumer ? Ah ! je voy bien qu’ils me respondent que si ceste beauté a esté produite pour estre aimée, c’est pour sa propre gloire et pour le dommage de ceux qui l’aimeront comme moy.

Ceste pensée l’arresta si court, qu’en cessant de marcher, apres l’avoir long temps roulée dans son esprit, il profera telles paroles:

Sonnet


Qu’il n’y a consideration
qui l’empesche d’aymer sa maistresse.


Mon penser, hé pourquoy me viens-tu figurer
Qu’il ne faut que je l’aime, et qu’elle est pour un autre ?
Si c’est pour un mortel, ne peut-elle estre nostre ?
Et si c’est pour un dieu, ne la puis-je adorer ?

Si c’est pour un mortel, qui sçauroit mesurer,
Entre tous les mortels, son amour à ma flame ?
Et si c’est pour un dieu, se peut-il voir une ame,
Qui d’un zele plus sainct la puisse reverer ?

Mais que nous vaut cela, si ceste ame cruelle
Ne daigne regarder ceux qui meurent pour elle ?
L’amour ou la raison la forceront un jour.

En fin elle aymera, puis que nul ne l’esvite :
Que si c’est par raison, gagnons-la par merite,
Et si c’est par amour, gagnons-la par amour.


La lune alors, comme si c’eust esté pour le convier à demeurer davantage en ce lieu, sembla s’allumer d’une nouvelle clarté. Et parce qu’avant que de partir, il avoit mis son troupeau avec celuy de Diane, et qu’il s’asseuroit bien que sa courtoisie luy en feroit avoir le soin necessaire, il resolut de passer en ce lieu une partie de la nuict, suivant sa coustume. Car bien souvent se retirant de toute compagnie, pour le plaisir qu’il avoit d’entretenir ses nouvelles pensées, il ne se donnoit garde que, s’estant le soir esgaré dans quelque valon retiré, ou dans quelque bois solitaire, le jour le surprenoit avant que la volonté de dormir, rattachant ainsi le soir avec le matin, par ses longues et amoureuses pensées. Se laissant donc à ce coup emporter à ce mesme dessein, suivant sans plus le sentier que ses pieds rencontroient par hazard, il s’esloigna tellement de son chemin, qu’apres avoir formé mille chimeres, il se trouva enfin dans le milieu du bois, sans se recognoistre. Et quoy qu’à tous les pas il choppast presque contre quelque chose, si ne se pouvoit-il distraire de ses agreables pensées. Tout ce qu’il voyoit, et tout ce qui se presentoit devant luy, ne servoit qu’à l’entretenir en ceste imagination. Si, comme j’ay dit, il bronchoit contre quelque chose : Je trouve bien encores, disoit-il, plus de contrarietez à mes desirs. S’il oyoit trembler les feuilles des arbres, esmeues par quelque souffle de vent : O que je tremble bien mieux de crainte, disoit-il, quand je suis prez d’elle, et que je luy veux dire les veritables passions qu’elle pense estre feintes ! Que s’il levoit quelquesfois les yeux en haut, considerant la Lune, il s’escrioit:

La lune au ciel, et ma Diane en terre.

Le lieu solitaire, le silence, et l’agreable lumiere de ceste nuict, eussent esté cause que le berger eust longuement continué, et son promenoir, et le doux entretien de ses pensées, sans que, s’estant enfoncé dans le plus espais du bois, il perdit en partie la clarté de la lune qui estoit empeschée par les branches, et par les fueilles des arbres, et que revenant en luy-mesme, voulant sortir de cet endroict incommode, il n’eust pas si tos jetté les yeux d’un costé et d’autre pour choisir un bon sentier, qu’il ouyt quelqu’un qui parloit aupres de luy. Encor qu’il s’entretint en ce lieu separé de chacun pour estre tout à luy-mesme, si ne laissa-t’il d’avoir la curiosité de sçavoir qui estoient ceux qui comme luy passoient les nuits sans dormir, s’asseurant bien qu’il faloit que ce fust quelqu’un atteint de mesme mal qu’il estoit, faisant bien paroistre en cela qu’il est vray que chacun cherche son semblable, et que la curiosité a principalement un tres-grand pouvoir en amour, puis qu’ayant un si doux entretien que celuy de ses pensées, pour lesquelles il mesprisoit toutes choses, hormis la veue de Diane, il estoit toutesfois content de les interrompre, pour apprendre des nouvelles de ceux qu’il ne cognoissoit point.

Les quittant donc pour quelque temps, et donnant cela à sa curiosité, il tourna ses pas du costé où il oyoit parler, et se laissant conduire par la voix à travers les arbres et les ronces qui s’espessissoient davantage en ce lieu, il ne se fut advancé quinze ou vingt pas qu’il se trouva dans le plus obscur du bois, assez prés de deux hommes, qu’il luy fut impossible de recognoistre, tant pour l’obscurité du lieu, que pour ce qu’ils avoient le dos tourné contre luy. Il vit bien toutesfois à leurs habits, que l’un estoit druide, et l’autre berger. Ils estoient assis soubs un arbre qui abreuvoit ses racines dans la claire onde d’une fontaine, de qui le doux murmure et la frescheur les avoit conviez à passer en ce lieu une partie de la nuict.

Et lors que Silvandre estoit plus desireux de les cognoistre, il ouyt que l’un d’eux respondoit à l’autre de ceste sorte : Mais, mon pere, c’est une chose estrange, et que je ne puis assez admirer, que celle que vous me dittes de ceste beauté ; puis que, selon vostre discours, il faudroit advouer qu’il y en a d’autres beaucoup plus parfaittes que celle de ma maistresse, ce que je ne puis croire sans l’offenser infiniment. Car s’il estoit vray, il faudroit de mesme dire que la sienne ne seroit pas accomplie, puis qu’on ne doit tenir pour telle beauté qui est moindre que quelque autre : crime, ce ce semble, de leze Majesté, soit contre ma maistresse, soit contre l’amour. Il ouyt alors que le druide luy respondit : Mon enfant, vous ne devez nullement douter de ce que je vous dis, ny le croyant, craindre d’offenser sa beauté ny vostre amour, et je m’asseure que je le vous feray entendre en peu de mots. Il faut donc que vous sçachiez, que toute beauté procede de cette souveraine bonté, que nous appellons Dieu, et que c’est un rayon qui s’eslance de luy sur toutes les choses creées. Et comme le soleil que nous voyons, esclaire l’air, l’eau et la terre d’un mesme rayon, ce soleil eternel embellit aussi l’entendement angelique qu’en l’ame raisonnable, et en l’ame qu’en la matiere ; mais, comme la clarté du soleil paroist plus belle en l’air qu’en l’eau, et en l’eau qu’en la terre, de mesme celle de Dieu est bien plus belle en l’entendement angelique qu’en l’ame raisonnable, et en l’ame qu’en la matiere. Aussi disons-nous qu’au premier il a mis les idées, au second les raisons, et au dernier les formes.

Il vouloit continuer lors que le berger l’interrompit de ceste sorte : Vous vous eslevez un peu trop haut, mon pere, et ne regardez pas à qui vous parlez ; j’ay l’esprit trop pesant pour voler à la hauteur de vostre discours. Toutesfois, si vous me faictes entendre, que c’est que l’entendement, que l’ame et que la matiere dont vous parlez, peut-estre y pourrois-je comprendre quelque chose. – Mon enfant, adjousta le druide, les entendements angeliques sont ces pures intelligences qui, par la veue qu’ils ont de ceste souveraine beauté, sont embellies des idées de toutes choses. L’ame raisonnable est celle, par qui les hommes sont differents des brutes, et c’est elle-mesme, qui par le discours nous faict parvenir à la cognoissance des choses, et qui à ceste occasion s’appelle raisonnable.

La matiere est ce qui tombe soubs les sens, qui s’embellit par les diverses formes qu’on luy donne, et par là vous pouvez juger, que celle que vous aimez peut bien avoir en perfection les deux dernieres beautez que nous nommons corporelle et raisonnable, et que toutesfois nous pouvons dire sans l’offenser, qu’il y en a d’autres plus grandes que la sienne. Ce que vous entendrez mieux par la comparaison des vases plains d’eau : cat tout ainsi que les grands en contiennent d’avantage que les petits, et que les petits ne laissent d’estre aussi plains que les plus grands, de mesme faut-il dire des choses capables de recevoir la beauté. Car il y a des substances qui, pour leur perfection, en doivent recevoir, selon leur nature, beaucoup plus que d’autres, qui toutesfois ne se peuvent dire imparfaictes, ayant autant de perfection, qu’elles en peuvent recevoir ; et c’est de celles-cy que sera vostre maistresse, que sans offence vous pouvez dire parfaicte, et advouer moindre que ces pures intelligences dont je vous ay parlé. Que si toutesfois vous ne vous laissiez emporter aux folles affections de la jeunesse imprudente, faisant peu de conte de ceste beauté que vous voyez en son visage, vous mettriez toute votre affection en celle de son esprit, qui vous rendoit aussi content et satisfait que l’autre jusques icy vous a donné d’occasions d’ennuy, et peut-estre de desespoir.

- Il y a long temps, respondit le berger, que j’ay ouy discourir sur ce subject, mais les desplaisirs que j’ay soufferts m’en avoient osté la memoire. Je me souviens à ceste heure qu’il y avoit un de vos druides qui taschoit de prouver qu’il n’y avoit que l’esprit, la veue, et l’ouye qui deussent avoir part en l’amour. D’autant, disoit-il, que l’amour n’est qu’un desir de beauté, y ayant trois sortes de beauté, celle qui tombe sous la veue, de laquelle il faut laisser le jugement à l’œil, celle qui est en l’harmonie, dont l’oreille est seulement capable, et celle en fin qui est en la raison, que l’esprit seul peut discerner, il s’ensuit que les yeux, les oreilles, et les esprits seuls en doivent avoir la jouyssance. Que si quelques autres sentiments s’y veulent mesler, ils ressemblent à ces effrontez qui viennet aux nopces sans y estre conviez.

- Ha ! mon enfant, adjousta l’autre, que ce druide vous apprenoit une doctrine entendue peut-estre de plusieurs, mais suivie sans doute de peu de personnes. Et c’est pourquoy il ne faut point trouver estrange les ennuis et les infortunes qui arrivent parmy ceux qui ayment, car amour, qui veritablement est le plus grand et le plus sainct de tous les dieux, se voyant offensé en tant de sortes, par ceux qui se disent des siens, et ne pouvant supporter les injures qu’ils luy font, soit en contrevenant à ses ordonnances, soit en profanant sa pureté, le chastie presque ordinairement, afin de leur faire recognoistre leur faute. Car toutes ces jalousies, tous ces desdains, tous ces rapports, toutes ces querelles, toutes ces infidelitez, et bref, tous ces desnouements d’amitié, que pensez-vous, mon enfant, que ce soient que punitions de ce grand dieu ? Que si nos desirs ne s’estendoient point au delà du discours, de la veue, et de l’ouye, pourquoy serions-nous jaloux, pourquoy desdaignez, pourquoy douteux, pourquoy ennemis, pourquoy trahis, et en fin pourquoy cesserions-nous d’aimer, et d’estre aimez, puis que la possession que quelque autre pourroit avoir de ces choses n’en rendroit pas moindre nostre bon-heur ? Alors Silvandre ouyt, qu’avec un grand souspir, le berger l’interrompit ainsi : Helas ! mon pere, que vostre discours semble estre veritable, pour tous ceux qui aiment, sinon pour moy ; car mon amitié a esté tant honneste, qu’il n’y a chaste vestale qui s’en eust peu offencer, et quand l’amour seroit le plus severe juge de tous les dieux, si suis-je tres asseuré qu’il ne sçauroit trouver subject de reprendre mon affection ; et toutesfois, quel amant a jamais esté plus rigoureusement traitté que je suis ? – Mon enfant, dit-il, il y a plusieurs choses qui sont de differents effects, selon les subjects qu’elles rencontrent. Et la reigle qui est droicte, n’est pas seulement pour tirer une ligne semblable, mais sert bien souvent pour faire cognoistre ce qui n’est pas droict. Les desastres aussi que vous ressentez, encores qu’en d’autres on les doive appeller punitions, en vous toutesfois, nous les nommerons des tesmoignages, et des espreuves d’amour, et de vertu ; qui en fin reussiront de telle sorte à vostre advantage, que vous pourrez dire avec raison, que vous n’eussiez jamais esté assez heureux, si vous n’eussiez esté trop malheureux. Et cependant soyez certain que vostre maistresse n’est pas à se repentir de sa faute, et du tort qu’elle vous a faict.

A ce moment, par ce qu’il estoit desja tard, il se leva pour s’en aller, et prit le berger par la main, qui le suivant, luy respondit : Je vous supplie, mon pere, et vous conjure par tout l’amitié que vous me portez, de ne me dire jamais plus que ma maistresse ait failly, ny moins qu’elle m’a faist quelque tort ; car, outre que cela ne peut estre, puis qu’elle a le pouvoir de disposer plus absolument de moy que moy mesmes, encores offensez-vous la plus parfaicte personne que jamais la nature ait produicte, et me desobligez plus par telles paroles, que ne me peut estre agreable l’assistance que je reçoy de vous en l’estat où je suis.

Silvandre qui escoutoit attentivement leur discours, et consideroit le plus particulierement qu’il luy estoit possible leurs actions, ne peut toutesfois les recognoistre, empesché de l’obscurité du lieu, qui encores qu’esclairé de quelques rayons de la lune, demeuroit fort sombre pour l’espesseur des arbres de la fontaine. Et quoy qu’il luy semblast bien de recognoistre le druide, si ne s’en pouvoit-il asseurer, le voyant seulement par derriere ; pour le berger, il le mescognoissent tout à faict, bien qu’il eust quelque memoire d’avoir ouy autrefois une semblable vois. Ceste incertitude donc fut cause qu’il les suivit, esperant que la clarté de la lune les luy feroit recognoistre hors du bois. Mais parce qu’il s’en tenoit esloigné, pour n’estre apperceu d’eux, il ne se prit garde qu’il les perdit entre les arbres, et ne sceut depuis deviner qu’ils estoient devenus. De quoy fort ennuyé, il ne cessa de les chercher que la plus grande partie de la nuict ne fust escoulée. Le travail et le sommeil en fin le contraignirent de choisir un lieu pour reposer, ne sçachant bonnement par où s’en retourner en son hameau.


LE
TROISIESME LIVRE
DE LA SECONDE
Partie d'Astrée.


Lors que Silvandre s’endormit, la nuict estoit desja tant advancée, qu’il ne s’esveilla que le soleil ne fust fort haut. Et au contraire, le berger, qui la nuict avoit discouru avec le druide, fut aussi matineux que l’aurore. Et parce que le lieu de sa demeure estoit pres de là, de fortune se promenant selon sa costume, il apperceut Silvandre endormy, et desireux de le cognoistre (parce que depuis plus d’un mois qu’il faisoit sejour en ce lieu, il n’y avoit rencontré berger de sa cognoissance), il s’approcha doucement de luy ; mais il n’eust plustost jetté l’œil dessus, qu’il le recogneut pour l’un de ses plus grands amis, et telle cognoissance luy fit venir les larmes aux yeux, pour le souvenir de sa vie passée. Et se retirant quelques pas en arriere, et se couvrant d’un gros arbre pour n’estre apperceu de luy, si de fortune il s’esveilloit, il le considera quelque temps fort attentivement, et dit en fin d’une voix assez basse : Tres-cher amy, et tres-fidelle compagnon Silvandre, que ta rencontre m’apporte de plaisir et d’ennuy ! car nostre amitié ne veut pas que la tristesse où je vis m’empesche de me resjouir en te voyant. Et toutesfois ceste veue me remet en la memoire l’heureuse vie que j’ay passée depuis que j’eus ta cognoissance, jusques à la cruelle sentence que ma bergere prononça contre moy. Sentence dont je ne me puis souvenir, que plein de regret je n’appelle la mort à mon secours, esprouvant bien veritable ce que l’on dit, qu’il n’y a rien de si miserable que celuy qui perd le bon-heur possedé. Mais qui pourroit sans larmes avoir la memoire de ma felicité passée, et la veue de ma misere presente ? A ce mot il se teut, et croisant les bras, se retira encores deux ou trois pas, par ce qu’il le vid remuer, et en même temps se tourner d’un costé sur l’autre, disant assez haut : Ah ! belle bergere, combien cruellement traittez-vous ce pauvre berger ? L’estranger cogneut bien qu’il dormoit, mais ne sçachant de quel berger il vouloit parler, il s’approche de luy, et luy regardant le visage, le vid tout couvert de pleurs, qui trouvoient passage soubs les paupieres, quoy qu’elles fussent closes. Il jugea lors que c’estoit de luy mesme de qui il entendoit parler, ce qu’il trouva fort estrange, se ressouvenant que son humeur avoit tousjours esté si contraire à l’amour, qu’outre le surnom d’incogneu, on le nommoit bien souvent le berger sans affection. Mais considerant la force qu’une beauté peut avoir, il creut en fin qu’il n’avoit non plus esté exempt des blesseures d’amour que les autres bergers de son aage. Et se confirma d’avantage en ceste opinion, se resouvenant de ce qu’on luy avoit dit de la gageure de luy et de Phillis. Ceste consideration luy fit dire en la regardant : Ah ! Silvandre, que tu es à ceste heure peu capable de conseiller autruy, puis que tu es aussi necessiteux, à ce que je vois, de bon conseil, que nul autre. Pour l’amitié que je te porte, je supplie amour qu’il te soit plus pitoyable qu’il ne m’a point esté, et qu’il donne à ta fortune un tour plus heureux qu’à la mienne.

A ce mot, se reculant doucement, il se retira au lieu de sa demeure. Mais il ne se fut plustost assis sur le bord de son lict, que revenant à penser à la rencontre qu’il avoit faicte, il se representa l’amitié que Silvandre luy avoit tousjours portée, la grande familiarité qui avoit esté entr’eux, et comme la fortune le luy avoit amené le premier en ce lieu. Est-ce point, disoit-il, pour donner commencement à une plus douce vie, et qu’elle soit desormais lasse de me travailler ? Cela ne peut estre, disoit-il, puis que rien ne me sçauroit rendre moins miserable que je suis, sinon la seule mort, et qu’il y a plus de sortes de peine que de puissance pour les supporter. Seroit-ce point, peut-estre, que le Ciel prevoyant la fin de mes jours, ait conduit vers moy Silvandre, l’un de mes plus grands amis, pour en son nom de tous les autres me venir dire le dernier adieu ?

Ceste pensée le retint quelque temps, en fin elle fut cause de le faire resoudre à chose qu’il n’eust jamais pensée, qui estoit d’escrire à sa maistresse, par ce que le rigoureux commandement, qu’elle luy avoit fait en le bannissant de sa presence, luy en ostoit la hardiesse. Mais pensant asseurement que ses jours estoient pres de leur fin, il jugea d’estre obligé à ne partir point de ceste vie, sans prendre congé d’elle en quelque sorte. Il prend donc la plus, il escrit et raye plusieurs fois la mesme chose, approuve ce qu’auparavant il a desaprouvé, et en fin luy escrit ce que cent fois il avoit effacé, et apres avoir plié la lettre, met au dessus : A la plus belle et plus aymée bergere de l’univers.

Et reprenant le chemin par où il estoit venu, retourne où il avoit laissé Silvandre, et s’approchant doucement de luy, avant que luy mettre ceste lettre en la main, la baisant deux ou trois fois : Ha trop heureux papier, dit-il, si ton bon-heur te porte entre les mains de celle de qui depend tout mon contentement, touche luy si vivement le cœur, que si la compassion n’y peut trouver place, le souvenir du passé, et le tesmoignage de la miserable vie que je fay, la contraignent de croire qu’encores qu’elle soit entierement changée envers moy, toutesfois mon affection ne le sera jamais envers elle. Et toy, Silvandre, dit-il, se tournant vers son amy, et la luy mettant dans la main, si ton amour te permet d’avoir encor des yeux pour voir la beauté de celle à qui ce papier s’adresse, donne-le luy, berger, je te supplie, et fay ce bon office à ton amy, comme le dernier qu’il espere jamais recevoir, ny de toy ny d’autre. Il disoit cela, sur l’opinion qu’il avoit de ne pouvoir longuement continuer sa vie en ceste sorte. Ainsi se partit ce berger, tant affligé qu’il s’en alla les bras pliez l’un dans l’autre, et les yeux contre terre, jusques en sa demeure, et tres à propos pour n’estre apperceu de Silvandre, qui s’esveilla en mesme temps. Et parce que le soleil estoit desja fort haut, il regardoit de quel costé il prendroit son chemin pour s’en retourner, lors que frottant ses yeux, pour en chasser entierement le sommeil, il y porta la main, où le berger luy avoit mis la lettre. Son estonnement fut grand, lors qu’il la vid, mais beaucoup plus, quand il leut à qui elle s’adressoit. Dors-je, disoit-il, ou si je veille ? est-ce en songe, ou en effect que je vois ceste lettre ? Et lors la considerant : Je ne dors point, continuoit-il, il est tout certain que je veille, et que je tiens en la main une lettre qui s’adresse à la plus belle, et plus aymée bergere de l’univers. Mais si je ne dors point, pourquoy ne sçay-je qui me l’a donnée ? L’avois-je quand je me suis endormy ? Je ne l’avois point, et faut de necessité que durant mon sommeil quelqu’un me l’ait mise dans la main. Et cela pourroit bien estre, car qui est celuy d’entre tous les dieux qui n’a point aymé les beautez de la terre ? Amour mesme qui est celuy qui blesse les autres, n’en a pas esté exempt, de sorte qu’il semble qu’ils jugent nos bergeres plus belles que leurs déesses. Et pourquoy ne croiray-je pas que quelq’un des immortels, ou quelque Faune, et demy-dieu ayant veu ceste belle Diane n’en soit devenu amoureux ?

Et lors se taisant et rentrant en peu luy mesme : Mais que vay-je recherchant, disoit-il, qui luy a escrit ceste lettre ? voyons la : sans doute elle nous le fera mieux sçavoir que tout autre. Et despliant le papier, il la leut du commencement jusques à la fin ; et lors qu’il y trouvoit quelque chose semblable à ce qu’autresfois il avoit pensé (comme bien souvent diverses personnes tombent, en un mesme subject, sur une mesme conception) il y mettoit la pointe du doigt dessus, et en trouvant une autre, il la marquoit de mesme. Mais quand il leut à la fin de la lettre, le plus infortuné comme le plus fidelle de vos serviteurs. O ! s’escria-t’il, il n’en faut plus douter, c’est moy sans doute qui ay fait ceste lettre ; et faut par necessité que le demon qui a soucy de ma vie, ayant leu les pensées de mon ame, les ait escrittes en ce papier ; afin de les faire voir à Diane. Et de faict, il n’y a point de beauté, qui puisse causer de si violentes passions, que celles que je lis icy, si ce n’est celle de ma maistresse et il n’y a point d’amant qui soit capable de concevoir tant d’affection, si ce n’est Silvandre ; de sorte qu’il ne faut plus mettre en doute, que ceste lettre s’adressant à la plus belle et plus aymée bergere de l’univers, je ne la doive donner à Diane, et qu’estant escrite par le plus fidelle et plus infortuné amant, ce ne soit par Silvandre, infortuné, d’autant qu’il aime la plus belle bergere de l’univers, et que ceste bergere s’est rencontrée la moins sensible à l’amour, de toutes celles qui doivent estre aimées. Silvandre s’alloit ainsi persuadant que cette lettre s’addressoit à Diane, et desirant qu’elle veist de quelle sorte il estoit traité, apres avoir remercié son favorable demon, duquel il pensoit avoir receu ce bon office, il prit le chemin qui luy sembla le plus court pour retourner en son hameau, avec dessein que si, en y allant, il ne rencontroit Diane, il se mettroit en queste d’elle aussi tost qu’il auroit disné. Et de fait, ne l’ayant point trouvée, se depeschant le plus promptement qu’il peut du repas, il sortit son troupeau de l’estable qui l’appelloit, comme ayant attendu, et prit le sentier qui conduisoit à la fontaine des sicomores, esperant d’apprendre là de ses nouvelles. En quoy il ne fut point deceu ; car estant arrivé à l’entrée de la grande prairie qui la touche, et estendant la veue de tous costez, il luy sembla de la voir avec Astrée, assise à l’ombre de quelques buissons. Amour le rendit incontinent desireux d’ouyr leurs discours, sans estre apperceu, luy semblant qu’elles estoient fort attentives à leur ouvrage. Et pour venir à bout de son dessein se remettant dans les bois d’où il sortoit, il alla suivant les arbres jusques prés du lieu où elles estoient, si doucement que, sans estre apperceu, il pouvoit ouyr tout ce qu’elles disoient, ayant laissé son troupeau un peu derriere dans le bois, sous la garde de ses chiens. Et en ce mesme temps Astrée parloit de cette sorte à Diane : C’est sans doute que Phillis ne mérite pas que vous preniez cette peine, et moins encores de porter ces beaux cheveux. Et faut que j’advoue que je me sens en quelque sorte touchée de jalousie, quoy que je n’aye point fait fait de gageure avec elle, comme Silvandre ; car je ne voudrois pas qu’elle ny personne du monde eust meilleure part en vos bonnes graces que moy. – Belle Astrée, respondit Diane, c’est moy qui dois desirer de vous la faveur de vostre amitié, ce qu je fay de telle sorte, que je ne cederay jamais à personne en ceste volonté, non pas mesmes à cette Phillis dont vous parlez, et qui me donneroit bien plus de sujet de jalousie, si je ne cognoisse qu’il est bien raisonnable que mon affection vous soit cognue autant que la sienne, avant que vous m’aimiez autant que vous l’affectionnez. – Ma sœur, luy repliqua Astrée, vos merites surpassent de tant tous les autres, qu’ils ne vous rendent point subjecte pour estre aymée à la loy commune. – Et toutesfois, luy respondit Diane, combien m’a-t’il fallu demeurer aupres de vous, avant que d’avoir obtenu ce bon heur ? – J’advoue, dit Astrée, que j’ay esté aveugle de vous avoir veue, et ne vous avoir particulierement aimée jusques icy, ou il faut confesser que nous ne sommes point maistresses de nos volontez, mais quelque plus haute puissance qui en dispose comme il luy plait. Diane en sousriant et baissant doucement les yeux, luy respondit : Vos paroles, ma sœur, me feroient rougir, si je n’estois du tout à vous ; mais ceste volonté qui me rend telle, me les fait recevoir pour des faveurs, encores que venant de quelque autre je les deusse tenir pour des mocqueries. – Vous offenseriez, dit incontinent Astrée, et l’amitié que je vous porte, et celle que vous m’avez promise. – Elle m’est, adjousta Diane, trop saincte et trop sacrée pour l’offenser, et par ainsi je croiray pour vous obeir, et pour mon contentement, que ce sont des louanges, que toutes fois je n’advoueray jamais proceder de verité, mais de l’amitié que vous me portez, qui fait voir les choses beaucoup plus grandes que veritablement elles ne sont, ainsi que le verre mis devant les yeux. – Si vous ne me voulez tenir, luy respondit Astrée, pour personne de peu de jugement, croyez que c’est verité et amitié. – L’une ou l’autre, adjousta Diane, ne peut que me contenter infiniment ; car quant à la verité, je l’estime, et pour vostre amitié je la desire par dessus toute chose. Et à ces mots, ouvrant les bras l’une et l’autre, et se les jettant au col, s’embrasserent et baiserent avec une si entiere affection, que Silvandre qui les voyoit, desira plusieurs fois d’estre Astrée, pour recevoir telles faveurs au nom de qui que ce fust. Apres elles se rassirent, et se remettant à l’ouvrage qu’elles avoient laissé, il luy sembla qu’elles le nommoient. Cela fut cause que pour les mieux escouter, il s’approcha davantage d’elles, et passant la veue entre les fueilles et les branches du buisson, il vit que sa maistresse faisoit un brasselet de ses cheveux, qu’il recogneut aisément, tant pour ce qu’il en avoit ouy dire à Astrée, que d’autant qu’il n’y avoit bergere sur les rives du Lignon, qui les eust semblables. Et lors qu’il commençoit d’estre jaloux que quelque autre les portast que luy, luy semblant que sa seule affection les pouvoit meriter, il ouyt qu’Astrée disoit : Silvandre ne sera pas sans jalousie quand il verra son ennemie plus favorisée que luy. – Je croy, respondit Diane, que ce n’a esté qu’à cette intention qu’elle me les a demandez. – Je le pense aussi, adjousta Astrée, mais vous faites tort au berger, et si vous favorisez l’un plus que l’autre, vous manquez à vostre parolle, ayant promis le contraire. – Ny leur gageure, repliqua Diane, ny l’advantage que je fais à Phillis, ne sont pas de grande importance, outre que le berger ne m’en a point requis. – Et par vostre foy, dit alors Silvandre, se faisant voir à l’impourveue, s’il vous en supplie, les luy accorderez-vous ? Les bergeres furent toutes surprises l’oyant parler, et leur estonnement fut tel, qu’elles demeurerent long temps sans dire mot, et ne faisoient que se regarder l’une l’autre, parce qu’elles craignoient qu’il eust ouy les discours qu’elles avoient tenus quelque temps auparavant qu’il arrivast.

En fin Astrée fut la premiere, qui reprenant la parole, luy dit : Et quoy, Silvandre, vostre discretion vous a-t’elle permis d’escouter les secrets d’autruy ? et avez-vous eu si peu de respect à vostre maistresse, lors qu’elle vouloit n’estre ouye que de moy ? – Je ne sçay, respondit Silvandre, de quels secrets vous m’accusez ; mais si fay bien, que la curiosité qui m’a conduit icy, n’a esté que pour ouyr de la bouche de ma maistresse mes propres secrets. Car c’est d’elle et non de moy que je les dois apprendre, et suis tres-marry d’y estre arrivé si tard, puis que les paroles que j’ay ouyes ne m’ont apris autre chose que les nouvelles de ce brasselet dedié encore qu’ avec injustice, à Phillis. – Vous ne devez point, respondit Astrée, estre marry de n’estre arrivé plus tost, puis que vous n’eussiez fait une moindre offence, de desrober ainsi les secrets de vostre maistresse, que celuy qui vola le feu du ciel, et par raison vous n’en devriez pas attendre un moindre chastiment. – Ce ne sera jamais, respondit Silvandre, la crainte du supplice qui m’empeschera d’avoir ceste curiosité ; car j’estime de sorte le moyen de luy rendre preuve de mon affection, que toutes sortes de peines me sont douces pour ce suject. – Et comment, luy dit Astrée, luy en penseriez-vous rendre tesmoignage par cette voye ? – Je le vous diray, belle bergere, respondit Silvandre. Ne seroit-ce pas luy en rendre un tres asseuré, si sçachant ce qu’elle desire estre secret, je le celois, et que par ainsi il ne fust moins secret qu’il étoit, avant que je l’eusse sceu, puis qu’au siecle où nous sommes, l’on ne dit pas seulement tout ce que l’on sçait, mais aussi tout ce qu’on s’est imaginé ? – En cela, respondit Astrée, vous feriez paroistre une grande discretion. – Mais plus encores, dit-il, une grande affection. – Pour la discretion, adjousta Astrée, je l’avoue ; mais pour l’affection, je m’en remets à celle à qui elle s’adresse. – Aussi, repliqua le berger, le dis-je pour elle. Et voudrois, puis qu’il a fallu que Silvandre, autresfois tant ennemy de l’amour, ayme et adore maintenant quelque chose, que pour le moins son amour fust recognue. Et lors s’adressant à la belle Diane, il continua : Mais d’où vient, ma belle maistresse, que vous ne respondez rien à ce que je dis, et qu’il semble que mes discours ne vous touchent point ? – Je croy, respondit Diane, que c’est le desplaisir que je ressens desja de ne devoir plus estre vostre maistresse que douze ou quinze jours. – Si ceste douleur, dit le berger, procede de ceste playe, vous y pouvez aisement remedier, obligeant autant Silvandre par vos faveurs à continuer le service qu’il vous rend, que veritablement vos beautez et vos perfections m’y ont contraint jusques icy. – Ah ! Silvandre, respondit Diane, ne parlons plus de faveurs ny de service, le terme des trois mois de vostre feinte estant passé. Ce vous seroit trop de peine de forcer plus long temps vostre naturel. – Belle bergere, respondit Silvandre, n’en faites point de difficulté pour la consideration de ma peine ; car ce n’est tant de plaisir de faire service à une personne si pleine de merite, que quand mon naturel seroit encores beaucoup plus contraire à l’amour, si ne laisserois-je de le continuer avec contentement. – Quand cela seroit, dit Diane en sousriant, vous n’auriez accordé qu’avec une des parties ; car encores que vostre naturel y consentist, vous ne devez jamais esperer que je m’a accorde pour l’interest que j’y ay. Ces paroles toucherent de sorte au cœur de Silvandre, cognoisant combien il avoit peu gaigné sur sa volonté, que ne pouvant cacher le desplaisir qu’il en ressentoit, son visage par un changement de couler le descouvrit. De quoy Astrée s’appercevant : Vous est-il, luy dit-elle, survenu quelque defaillance de cœur ? – Il est bien mal-aisé, repliqua le berger, que ces cruelles paroles de ma maistresse ne m’affligent ; mais ne croyez pourtant que le cœur jamais me deffaille, quoy qu’elle est le Ciel puissent ordonner de mon contentement et de ma vie. – N’est-ce point, respondit Astrée, temerité plustost que courage qui vous fait deffier deux telles puissances ? – Ce n’est, repliqua le berger, ny temerité ny courage, mais une tres-veritable et tres-fidelle amour qui me fait parler de ceste sorte. Tels estoient leurs discours, par lesquels Diane cognoissoit que veritablement elle estoit aimée. Silvandre prevoyoit beaucoup de peine et peu d’esperance, et Astrée jugeoit qu’amour jettoit en leur ame les fondements d’une tres-belle et tres-longue amitié. Et quoy que tous trois eussent diverses pensées, si furent-elles toutesfois veritables, comme nous dirons cy-apres. Mais interrompant la suite de ces discours, et s’adressant à Diane : J’ay sceu, dit Silvandre, belle maistresse, que le brasselet que vous faites de vos cheveux a esté promis à Phillis, pour vous rachetter de son importunité. Si cela est, vous estes obligée de favoriser Silvandre autant comme elle, et afin que l’on ne vous croie point estre partiale, vous nous devez traitter egalement (si toutesfois l’affection que vous faites naistre en mon ame peut recevoir esgalité de quelque autre). – Et pourquoy non ? respondit Astrée, prenant la cause de Phillis contre luy, si toutes deux procedent d’une mesme cause : les mesmes grains produisent bien de differents epis. – Et pourquoy, luy dit-il, ne voulez-vous avouer qu’encores que la cause de nostre affection soit semblable, toutesfois les effets en puissent estre differens ? – L’experience, repliqua Astrée, me l’apprend, car celle de Phillis a obtenu ce qui sera refusé à la vostre. – Cela, respondit le berger, n’est pas defaut d’amour, mais de fortune ; et toutesfois, puisque la goutte d’eau tombant plusieurs fois sur le rocher, le cave par succession de temps, pourquoy ne dois-je esperer que mon amour et mes prieres longuement continuées, pourront bien autant sur la dureté de ceste belle ? Et lors, se jettant à genoux devant elle, apres l’avoir quelque temps considerée, ou plustost adorée : Si l’amour, luy dit-il, belle maistresse, a quelque intelligence avec la beauté, et si les prieres, qu’on dit estre filles de Jupiter luy font tomber les foudres de la main, seroit-il possible que l’extreme affection de Silvandre, et les tres-ardentes supplications qu’il vous fait ne puissent obtenir de la part d’amour envers vostre beauté, et de la part du grand Dieu envers vostre ame, autant de faveur que la foible amitié et l’importunité de Phillis ont desja obtenu de vous ? Si cela est, avec raison je diray, que pour estre aimé, il ne faut point aimer, ny pour vaincre la dureté d’une ame, user de prieres, mais seulement feindre et importuner. Silvandre adjousta plusieurs autres semblables paroles, par lesquelles ces bergeres s’alloient tousjours d’avantage asseurant de l’amour qui prenoit naissance en luy. Et Astrée qui recognoissoit que la volonté de Diane n’estoit pas trop esloignée d’accorder à Silvandre, elle fit en sorte que le brasselet dedié à Phillis fut donné au berger, avec promesse toutesfois qu’il ne le garderoit que jusques à la fin du terme qu’il la devoit servir, qu’elle pensoit devoir finir dans peu de jours. A quoy, apres quelque difficulté, le berger s’accorda, se ressouvenant que le terme qu’il la devoit servir par feinte se paracheveroit bien tost, mais que celuy qu’il la devoit servir à bon escient, dureroit autant que celuy de sa vie. Il seroit mal-aisé de raconter les remerciements de Silvandre, mais plus encores le contentement qu’il en ressentit ; et suffira de dire que luy-mesme, qui autresfois avoit tant mesprisé les faveurs d’amour, et qui ne pouvoit se figurer qu’en semblables folies (car telles les souloit-il nommer) on peust trouver quelque sorte de contentment, avoua en cette occasion, qu’il n’y avoit point de felicité esgale à celle que ceste faveur luy faisoit ressentir. Et lors que par des paroles confuses en sa joye, il l’alloit representant le mieux qu’il luy estoit possible, il sembla qu’amour la luy voulust rendre plus entiere, faisant arriver la bergere Phillis. Car si celuy ne se peut dire heureux de qui le bon heur n’est cogneu de personne, il s’ensuit que plus l’heur que l’on possede est cogneu, l’on est aussi plus heureux, et encores plus lors que ce bien ne procede pas de la fortune, mais du merite. Aussi tost que Silvandre la vit, il courut vers elle, et luy monstrant le bras où il avoit desja fait attacher le bien-heureux bracelet, le luy passoit devant les yeux, et luy demandoit : Quelles arres sont celles-cy de ma prochaine victoire ?

Phillis qui venoit de chercher Lycidas, pour le desir qu’elle avoit de le sortir de sa jalousie, et qui ne l’avoit sceu trouver, s’en revenoit si triste, et si lasse, qu’il ne luy fut pas malaisé de contrefaire la courroucée, ny necessaire de changer de visage, pour tesmoigner le desplaisir que cette faveur luy rapportoit. Et parce que le berger l’importunoit fort, non pas en cette action, comme elle faignoit, mais d’autant que c’estoit de luy, de qui Lycidas estoit jaloux, elle luy dit, le plus rudement qu’elle peut : Les arres que vous monstrez, le sont plustost de vostre peu de merite, que de vostre prochaine victoire, et c’est ainsi que pour rendre les charges justes, on a de coustume de faire. – Et comment l’entendez-vous ? respondit le berger. – Je veux dire, repliqua-t’elle, que du costé qui est trop leger, on met quelque chose de pesant pour contre-ballancer l’autre, jusques à ce que le voyage soit finy, mais estant arrivez, l’on le descharge, et la bale demeure tousjours de son poids. Aussi jusques à ce que nous ayons achevé nostre terme, Diane va sagement par ses faveurs appesantissant le costé qui est le plus leger, mais apres elle jugera sans avoir égard à la pesanteur de mon affection, et à la legereté de vostre peu de merite ; et lors Dieu sçait à qui sera cette prochaine victoire dont vous parlez. Silvandre en sousriant, luy respondit : C’est bien mieux la coustume des miserables d’estre envieux , et d’amoindrir par leurs paroles le bien d’autruy, qu’ils estiment infiniment. Phillis sans repliquer passa outre, et vint vers les deux bergeres, ausquelles elle usa d’abord tant de reproches, qu’il sembloit qu’elles luy eussent fait une tres-grande offence. Et parce que Diane rejettoit le tout dessus Astrée, et qu’Astrée ne s’en pouvoit bien excuser, Silvandre prenant la parole toutes deux, et s’adressant à Diane, luy dit : Considerez, ma maistresse, comme amour est prudent, et avec combien de sagesse il conduit les actions de ceux qu’il luy plaist. Vous avez creu jusques icy que Phillis vous aimoit, et je ne sçay qui n’y eust esté en quelque sorte deceu par ses faintes. Amour qui recognoist l’interieur des ames, à fin de vous destromper, a esté cause que vous m’avez favorisé de ses cheveux, non pas seulement pour marque de mon affection, mais encore pour faire descouvrir à cette trompeuse, la fausseté de la sienne par sa jalousie ; car s’il est impossible que deux contraires soient en mesme temps en mesme lieu, il l’est encores plus que l’amour et la jalousie soient en mesme cœur. Ce qui faisoit tenir ces propos à Silvandre, c’estoit pour tourmenter d’avantage Phillis ; parce que sçachant la jalousie de Lycidas, il ne faisoit nul doute qu’il ne la mist fort en peine, en luy proposant que l’amour ne pouvoit estre avec la jalousie. Aussi, elle qui se sentoit toucher si vivement, ne peut s’empescher de luy respondre : Quelle raison, berger, avez-vous, pour soustenir une si mauvaise opinion ? – Celle, dit-il, qui vous la devroit faire avouer si vous aviez pour le moins quelque connoissance de la raison ; L’amour n’est-ce pas un desir ? et tout desir n’est-il pas de feu ? et la jalousie, n’est-ce pas une crainte ? et toute crainte n’est-elle pas de glace ? et comment voulez-vous que cet enfant gelé soit né d’un pere si ardant ? – Des caillous, respondit Phillis, qui sont froids, on en voit bien sortir des estincelles qui sont chaudes. – Il est vray, repliqua Silvandre, mais jamais du feu ne proceda le froid. – Et toutesfois, reprint Phillis, du feu mesme procede bien la cendre qui est froide, le feu n’y est plus. A cette replique Phillis demeura troublée, et plus encores quand Diane prenant la parole : De mesme, dit-elle, quand la froide jalousie naist, il faut que l’amour meure. – Mais ma maistresse, repliqua Phillis, je ne doute point que mon ennemy n’ait la victoire, ayant un si bon second que vous estes. Et se tournant vers Astrée : Et vous, belle bergere, continua-t’elle, vous ne pouvez eviter le blasme de mauvaise amie, si me voyant attaquée par eux deux, vous ne prenez ma deffense ? – Astrée luy respondit froidement : Je tiens pour chose si veritable que la jalousie procede de l’amour, que pour ne mettre cette opinion en doute, je n’en veux point disputer, de peur d’estre contrainte (si les repliques me dafaillent) d’avouer, qu’estant jalouse je n’ay point aymé, comme je vous voy forcée de confesser qu’estant jalouse de Diane vous ne l’aimez point, ou pour le moins qu’estant en doute, si la jalousie procede de l’amour, vous n’estes pas bien asseurée, si vous aimez Diane. – Que je baise les mains, dit Silvandre, de ceste belle, et veritable bergere, puis que sans esgard de personne, elle a parlé à mon advantage, avac tant de verité. Astrée respondit : Si vous m’estiez obligé, ce seroit un tesmoignage que pour vous favoriser, j’aurois deguisé la verité, puis que l’on n’est point obligé à celuy qui dit vray, non plus qu’à celuy qui nous paye une dette à laquelle il est tenu. – Vous auriez raison, respondit Silvandre, si l’on prenoit toutes choses à la rigueur ; mais puis que, au siecle où nous sommes, il y a si peu de personnes qui simplement suivent la vertu, il faut avouer que nous sommes obligez à ceux de qui nous ressentons les biens-faits, encores qu’ils y soient tenus. – Mais que direz-vous, interrompit Phillis, au contraire, de l’experience que nous faisons tous les jours ? Je cognois un berger, qui ayant longuement aimé, est en fin tombé en une jalousie, qui luy ayant duré quelque temps, ne l’a pas empesché de continuer son amitié longuement apres. Oserez-vous dire que c’estoit un feu estaint qui produise cette cendre ? – Il n’est pas impossible, respondit Silvandre, qu’estant sain on devienne malade, et qu’aprés la maladie, on retourne en santé, ny qu’un feu soit estaint et puis r’allumé. Et pourquoy une amitié ayant bruslé quelque temps ne se peut-elle esteindre par cette froide jalousie ? et la jalousie perdue, pourquoy ne deviendra-t’elle aussi ardante qu’elle fut jamais ? Mais il ne peut estre que la santé et la maladie, que le feu ardant et la cendre froide, soient en mesme temps en mesme sujet. Et pour ne perdre tant de paroles pour esclaircir d’avantage cette verité, voyons quels sont les effets de l’amour, et de la jalousie, et nous pourrons juger par eux si les causes dont ils procedent ont quelque conformité ensemble. Quels dirons-nous donc les effets d’amour ? un desir extreme qui se produit en nos ames, de voir la personne aymée, de la servir, et de luy plaire autant qu’il nous est possible. Et ceux de la jalousie, quels sont-ils ? N’est-ce point une crainte de rencontrer celle qu’on a aymée, une nonchalance de luy plaire, et un mespris de la servir ? Et qui pourra croire que ces effets si contraires procedent d’une mesme cause ? Si cela est, ne faut-il avouer que la nature se veut destruire, puis qu’elle fait produire à une mesme chose son contraire ?

Phillis vouloit respondre, mais elle alloit begayant sans sçavoir par où commencer ; dequoy Diane ne se pouvoit empescher de rire, ayant desja pris garde à la jalousie de Lycidas. Et pour la mettre encore plus en peine, prit expressement ainsi la parole : La jalousie est sans doute signe d’amour, tout ainsi que les vieilles ruines sont tesmoignages des anciens bastiments, estans d’autant plus grandes que les edifices en ont esté superbes et beaux. Aussi crois-je qu’une petite amour ne fut jamais suivie d’une grande jalousie ; mais comme nous n’appellons pas ces ruines des bastimens, de mesme, la jalousie ne peut estre nommée amour. Et selon que je puis juger de mon humeur, si j’aymois, il ne seroit pas en mon pouvoir d’estre jalouse. Et que deviendriez-vous donc, respondit Phillis, si celuy que vous aimeriez en aymoit une autre. – Son ennemie, respondit Diane, je veux dire que je le hayrois. Ce n’est pas que je ne prevoye bien que cet accident me rapporteroit un extreme desplaisir, mais plus pour avoir esté trop longuement deceue, que trop promptement oubliée. – Et si ce berger devenoit jaloux de vous , demanda Phillis, qu’en feriez-vous ? – J’en userois tout ainsi, adjousta Diane, que s’il ne m’aimoit plus. – Mais si vous desiriez, continua Phillis, qu’il vous aimast encore, respondit Diane, car je me jugerois digne de finir miserablement, si j’aimois une personne que je sceusse ne m’aymer pas. – Ah ! Diane, dit Phillis, que vous parlez librement ! – Et vous, Phillis, repliqua Diane, que vous disputez passionnément ! Que si vous avez affaire de quelque remede pour ce mal, ou prenez celuy que je vous donne, ou vous armez de patience pour supporter tous les desplaisirs qui vous en viendront, et soyez asseurée qu’ils ne seront pas petits.

Ainsi alloient discourant ces belles et sages bergeres avec Silvandre. Et parce qu’Astrée cogneut que si ces propos continuoient d’avantage, ils pourroient peut-estre amener quelque alteration, elle les voulut interrompre ; et ne le pouvant faire plus à propos qu’en se levant, elle feignit de se vouloir promener. Et ainsi prenant Diane d’une main, et Phillis de l’autre, elle se leva, disant qu’elles avoient demeuré trop longuement en ce lieu, et qu’il seroit bon de se promener. Lors Silvandre, voulant aider à sa maistresse, laissa choir sans y penser la lettre qui lui avoit esté mise la nuict dans la main. Et parce que Phillis avoit esté mise la nuict dans la main. Et parce que Phillis avoit tousjours l’œil sur luy, elle ne fut pas plustost à terre, qu’elle la releva, sans que le berger s’en apperceut, et la portant vers Astrée, vouloit la lire, avant que de la luy rendre ; mais soudain qu’elle et la triste bergere jetterent les yeux dessus, il leur sembla de voir de l’escriture de Celadon. Cette representation toucha si vivement Astrée, qu’elle fut contrainte, laissant Diane avec Silvandre, et tirant Phillis apres elle, de s’asseoir à terre où Phillis s’estant mise à genoux, et luy voyant le visage tout changé : Qu’est cecy, ma sœur, luy dit-elle, et quel est le mal qui vous est si promptement survenu ? – Mon Dieu, ma sœur, respondit Astrée, quel tremblement de genoux m’a surprise ! et en quel trouble m’a mise la veue de cette lettre ! N’avez-vous point pris garde, dit-elle, à la façon de ceste escriture, et combien les traits en sont semblables à ceux de mon pauvre Celadon ? – Et pour cela, respondit Phillis (qui ne desiroit pas que Silvandre se prit garde de ce trouble) faut-il vous estonner de ceste sorte ? c’est peut-estre veritablement une de ses lettres, qui est tombée entre les mains de Silvandre, et qu’amour vous veut rendre comme chose qui vous est deue. – Helas ! ma sœur, respondit Astrée, cette nuict mesme il m’a semblé de le voir si triste et pasle, que je m’en suis esveillée en sursaut. Elle vouloit continuer, quand Diane et Silvandre survindrent, bien en peine de la voir si tost changée de visage. Mais Phillis qui en toute façon vouloit cacher cette surprise au berger, fit signe à Diane, et puis s’adressant à Silvandre : Berger, luy dit-elle, Astrée voudroit bien pouvoir parler librement à Diane, si Silvandre n’y estoit pas, ou s’il n’estoit pas berger. – Mon ennemie, respondit-il, nostre haine n’est point si grande qu’elle me face manquer de discretion envers Astrée ; outre que je sçay bien qu’il n’est pas raisonnable que les bergers oyent tous les secrets des filles. Je me retiray donc dans ce bocage voisin, attendant que vous m’apelliez. Et à ce mot faisant une grande reverence à Diane, il se retira sous ces arbres qu’il leur avoit monstrez. Et pour ne demeurer oisif, prenant son cousteau, se mit à descouper l’escorce des arbres, cependant que Diane s’approchant d’Astrée apprit de la bouche de Phillis le trouble où l’avoit mise la veue d’une lettre que Silvandre avoit laissé choir, pour la ressemblance qu’elle avoit à l’escriture de Celadon. Et lors, la luy monstrant, apres qu’elle l’eust long temps considerée : Ce seroit, dit Diane, une tres-bonne nouvelle que celle que Silvandre, sans y penser, vous auroit donnée, si Celadon avoit escrit ceste lettre, car c’est sans doute que ceste escriture est nouvellement faite, et qu’il semble qu’elle vient d’estre escrite à l’heure mesme ; de sorte que si c’est Celadon, soyez seure qu’il n’est pas mort. Mais voyons ce qu’il y a dedans ; peut-estre y apprendrons-nous d’avantage. Et lors, la desployant, elles virent qu’elle estoit telle.

A la plus aymée et plus belle bergere de l’univers, le plus infortuné et plus fidelle de ses serviteurs envoye le salut que la fortune luy denie.

Mon extreme affection ne consentira jamais que je donne le nom de peine et de supplice à ce que vostre commandement m’a faict ressentir ny ne souffrira jamais, que la plainte sorte de ceste bouche, qui n’a esté destinée que pour vostre louange. Mais elle me permettra bien de dire que l’estat où je suis, qu’un autre touveroit peut estre insupportable, me contente, d’autant que je sçay que vous le voulez et l’ordonnez ainsi. Ne faites donc point de difficulté d’estendre plus outre encor, s’il se peut, vos commandements, et je continueray en mon obeissance, à fin que si durant ma vie je n’ay peu vous asseurer de ma fidelité, les champs Elysées pour le moins, et les ames bien-heureuses qui y sont, recognoissent que je suis le plus fidelle, comme le plus infortuné de vos serviteurs.

Ah ! ma sœur, interrompit Astrée, que c’est bien Celadon, qui a escrit ces paroles ! je le recognois à la façon d’escrire et de parler ; mais y a-t’il long temps ? – Elle n’est point dattée, respondit Diane, qui la tenoit entre les mains, mais à l’escriture je jugerois, comme je vous ay dit, qu’elle est fort fresche ; et de faict, voicy encor de la poussiere qui tient contre l’ancre. – Ma sœur, adjousta Phillis, ce qu’il faudroit sçavoir de Silvandre, mais avec discretion, c’est le lieu où il l’a trouvée, ou qui l’a luy donnée. – Si vous pouvez, respondit Diane, s’adressant à la triste bergere, remettre un peu vostre visage, à fin qu’il n’y cognoisse point de changement, je m’asseure que nous sçaurons de luy tout ce que nous voudrons. Et parce qu’il vous seroit difficile de le pouvoir faire si promptement, je m’en vay seule luy en parler, et puis vous nous viendrez trouver. A ce mot, elle s’en alla vers Silvandre, qui s’estoit arresté au premier arbre qu’il avoit trouvé pour y graver avec la pointe d’un cousteau les chiffres de sa maistresse et de luy, mais ayant du temps de reste, et rencontrant par hazard une pierre assez tendre au pied de l’arbre, il grava un quadran dont l’esguille tremblante tournoit du costé de la Tranmontane, avec ce mot : J’EN SUIS TOUCHÉ. Voulant signifier que, tout ainsi que l’esguille du quadran estant touchée de l’aimant se tourne tousjours de ce costé là, parce que les plus sçavans ont opinion que, s’il faut dire ainsi, l’element de la calamite y est, par ceste puissance naturelle, qui fait que toute partie recherche de se rejoindre à son tout : de mesme son cœur, atteint des beautez de sa maistresse, tournoit incessamment toutes ses pensées vers elle. Et pour mieux faire entendre cette conception, il y adjousta ces vers:

Madrigal


L’esguille du quadran cherche la tramontane,
Touchée avec l’aimant :
Mon cœur aussi, touché des beautez de Diane,
La cherche incessammment.

Lors qu’elle l’aborda, il parachevoit d’y graver les chiffres, et la voyant venir, s’en alla tout joyeux vers elle, en luy disant: Quel bon-heur est celuy qui vous ameine vers moy, ma belle maistresse? – Il est, respondit-elle, encore plus grand que vous ne le pensez, puisque je ne viens pas seulement vous trouver, mais je laisse pour vous les deux plus grand que vous ne le pensez, puisque je ne viens pas seulement vous trouver, mais je laisse pour vous les deux plus grandes ennemies que vous ayez. – Si est-ce, respondit-il, que je crains bien d’avantage vos coups. – Mes coups, dit la bergere, n’offencent point, ou s’ils offencent, ce ne sont que ceux qui le veulent ainsi. – Il est vray, adjousta le berger, qu’ils n’offencent que ceux qui le veulent, mais c’est la raison aussi pourquoy il y en a tant de blessez ; car tous ceux qui vous voyent, desirent d’en recevoir des blessures. – Les coups, repliqua Diane, qui sont desirables, ne doivent point estre redoutez. – Vos blessures, respondit Silvandre, sont desirées, et non desirables, et sont redoutables, et non redoutées. Que si j’ay dict que je les craignois, ç’a esté plustost pour monstrer ce que je devois faire, que ce que je faisois. – Je m’en remets, dit la bergere, à ce qui en est, et me mocque bien de vous, si vous connoissiez vostre bien, que vous ne le suiviez. Mais pour changer de discours, dites-moy, berger, je vous prie, de qui est cette lettre, et à qui elle s’adresse?

Silvandre, ne sçachant comme il l’avoit perdue, lui repondit ainsi : Mon cœur, et vos yeux, quand ils se regardent dans quelque fontaine, vous respondront pour moy qu’elle s’adresse à vous, comme à la plus aymée et plus belle bergere de l’univers ; et vos rigueurs et mon affection vous rendront tesmoignage qu’elle vient de moy le plus infortuné comme le plus fidelle de vos serviteurs. – Mais, luy dit Diane (et en ce mesme temps Astrée et Phillis arriverent), si ceste lettre vient de vous, pourquoy ne l’avez-vous pas escrite ? – Parce, dit-il, que j’ay trouvé un meilleur secretaire que je ne suis pas ; et faut par force que j’avoue qu’elle doit bien avoir quelque chose de sur-naturel, puisque j’y ay trouvé mes conceptions sans l’avoir escritte, et que la tenant presque tout à cet-heure entre les mains, je la voy entre les vostres, sans la vous avoir donnée. Mais le demon, qui pour moy en a esté le secretaire, me l’a derobée, ou plustost ravie, voyant que j’estois trop paresseux à la vous presenter ; et toutesfois mon dessein n’estoit que d’attendre que vous fussiez seule. – Et comment l’entendez-vous ? respondit Diane. Pensez-vous qu’en particulier je vueille recevoir des papiers que je refuse en general ? – Ce n’estoit pas, replique le berger, pour vostre consideration, mais pour la mienne, que j’avois fait ce dessein, aimant mieux recevoir un refus de vous, sans tesmoin, que non pas devant les yeux de mon ennemie. Mais, à ce que je voy, celuy qui avoit pris la hardiesse de l’escrire pour moy, a bien sceu treuver l’adresse pour vous la faire voir. – Je reçoy, dit Diane, vostre excuse, à condition toutesfois que vous me direz qui a esté vostre secretaire. – Cette nuict, respondit le berger, apres avoir longuement pensé et repensé à ma vie, je me suis endormy dans un bois qui n’est pas loing d’icy, et le matin, à mon reveil, je me suis trouvé la lettre en la main. D’abord j’ay esté fort estonné, mais l’ayant leue, j’ay bien recogneu que le demon qui m’ayme et qui prend la peine de ma conduite, lisant en mon imagination ces mesmes pensées, les a escrittes dans ce papier pour les vous representer. Phillis, qui estoit accorte, voyant que Diane ne luy respondit rien, luy demanda s’il sçauroit bien treuver le chemin de ce bois. Non pas, dit-il, s’il n’y a que vous qui vueillez y aller ; mais, s’il plaist à ma maistresse, je l’y conduiray, et m’asseure que les arbres qui m’ont ouy presque toute la nuict, racontent encores mes discours entre eux. Astrée, desireuse de voir ce lieu, fit signe de l’œil à Diane qu’elle le prist au mot : qui fut cause que la ber- gere, apres luy avoir demandé s’il y avoit assez de jour pour aller et revenir, et ayant sceu qu’ouy, le pria de les y conduire toutes. Le berger, qui estoit plein de courtoisie, et qui, outre cela, ne desiroit rien avec tant de passion, que de faire service à la belle Diane, s’offrit fort librement de leur en monstrer le chemin ; de sorte que Diane, se tournant vers les autres bergeres, afin de mieux cacher le dessein d’Astrée, les pria fort particulierement de vouloir luy donner le reste de la journée, et de prendre la peine de faire ce voyage avec elle ; qu’en eschange elles pourroient une autre fois disposer d’elle avec la mesme liberté. Astrée, qui estoit bien aise que Silvandre creust que Diane estoit la cause de ce dessein, respondit qu’elle la suivroit tousjours par tout où elle voudroit. Et ainsi, n’attendant plus de se mettre toutes en chemin, que pour ne sçavoir à qui remettre la garde de leurs trouppeaux, quelques uns de leurs voisins arriverent, qui s’en chargerent librement ; et lors Silvandre, prenant un sentier qu’il jugea le plus court, se mit devant pour les conduire. Tant que le chemin fust estroit et malaisé, Silvandre marcha tousjours le premier ; mais soudain qu’ils furent entrez dans les prez, dont les rives du Lignon sont presque par tout embellies, il attendit les bergeres, et voulut aider à sa maistresse. Elle qui avoit desja de l’autre costé Phillis, qui s’estoit mise entre elle et Astrée, et les tenoit sous les bras, receut le berger de bon cœur pour ne se lasser tant par la longueur du chemin, et luy donnant le bras gauche : Vous, dit-elle, Silvandre, je vous tiens pour me servir en ce voyage, et vous Phillis, pour estre ma compagne. Phillis, qui estoit bien aise de faire parler Silvandre pour desennuier la compagnie, et qui, outre cela, ne vouloit qu’un mot tant à son advantage, fut prononcé par Diane sans estre remarqué, s’addressant au berger, luy demanda que luy sembloit de cette faveur ? – Qu’elle est plus grande que nous ne meritons, respondit Silvandre. – Mais, repliqua Phillis, comment recevez-vous la difference qu’elle met entre nous ? – Commme un fidelle serviteur reçoit ce qui est agreable à sa maistresse. – Ce n’est pas, adjousta la bergere, ce que je vous demande, mais si, voyant la grande faveur que nostre maistresse me fait, vous qui mesprisez si fort la jalousie, n’en avez point de ressentiment ? – Je voy bien, dit-il, que vous mesurez mon affection à la vostre, puis que vous pensez que chose qui plaise à ma belle maistresse me puisse estre ennuyeuse. Et quand cela ne seroit pas, j’aurois trop peu de cognoissance d’amour, si je ne recevois pour tres-grande la faveur qu’elle vient de me faire à vostre desavantage. Diane sousrit oyant ceste response, et Phillis, qui attendoit tout le contraire, en demeura si surprise, que s’arrestant tout court, elle considera quelque temps le berger. Mais luy, recommençant à marcher : Phillis, dit-il, ce rire n’est qu’une couverture de vostre peu de replique ; aussi ne vous ay-je peu jusques icy faire entendre, ny par mes parolles, ny par mes actions, un seul des mysteres d’amour, quelque peine que j’a aye mise. Mais je n’en accuse que le défaut de votre amitié. – Si c’est avec l’entendement, dit Phillis, que nous entendons, il faudroit m’accuser plustost, si je n’entens pas ces mystères, d’avoir peu d’entendement que non pas peu d’amitié, puis que l’intelligence n’est pas en la volonté. – Vous vous trompez, respondit le berger, et voicy un de ces mysteres qui vous sont inconnus, et dont il ne faut accuser, ny vostre entendement, ny vostre volonté, mais ceste belle Diane. – Et comment, dit Diane, me voulez-vous rendre coulpable de l’ignorance de Phillis ? – Je ne vous en juge pas coulpable, belle maistresse, repliqua Silvandre, mais je dy que vous en estes la cause, ainsi que me l’a declaré un ancien oracle, par lequel, continua-t’il se tournant vers Phillis, j’apprens que je suis plus aimé de nostre maistresse que vous. Astrée qui jusques alors n’avoit point parlé. Voicy, dit-elle, les discours les plus obscurs, et les raisons les plus embrouillées que j’ouys jamais. – Si vous me donnez le loisir, respondit Silvandre, de m’esclaircir, je m’asseure que vous l’advouerez comme moy. Et pour le vous faire mieux entendre, je redis donc encor’ une fois, que le subjet, pour lequel Phills ne comprend les mysteres de ce grand dieu d’amour, c’est parce qu’elle n’aime pas assez ; et que de ce defaut d’amitié, il n’en faut point accuser sa volonté, mais Diane seulement, ainsi que nous l’apprend cet ancien oracle par lequel je connois que je suis plus aimé d’elle que Phillis, et en voicy la raison. Lors que vous desirez de sçavoir quelle est la volonté d’un dieu, à qui vous adressez-vous pour l’apprendre ? – C’est sans doute, respondit Phillis, à ceux qui sont prestres de leurs temples, et qui ont accoustumé de servir à leurs autels. – Et pourquoy, adjousta le berger, ne vous adressez-vous plustost à ceux qui sont les plus sçavans, que non pas aux ministres de ces temples, qui le plus souvent sont ignorans en toute autre chose ? – Parce, repondit-elle, que chaque dieu se com- munique plus librement à ceux qui sont initiez en ses mysteres, et familiers autour de ses autels, qu’aux estrangers, encores qu’ils soyent savans. – Voyez, reprit alors Silvandre, quelle est la force de la verité, puis qu’elle vous contraint mesme de la dire contre vostre intention ; car si vous n’entendez pas les mysteres d’amour, n’est-ce pas signe que vous luy estes estrangere, puis que vous advouez que les dieux se communiquent plus librement à ceux qui servent leurs temples et leurs autels. Mais comment peut-on servir les temples et les autels d’amour, sinon en aimant ? Le sacrifice seul des cœurs est celuy qui plait à ce dieu. Ne voyez-vous donc, Phillis, que si vous ignorez ces mystères, ce n’est pas faute d’entendement, mais d’amour ? – Et quand cela seroit, respondit Phillis (ce que je n’advouray jamais), comment accuseriez-vous Diane du defaut de mon amitié ? Est-ce, peut-estre, qu’elle ne soit pas assez belle, ou que les merites luy defaillent pour se faire aymer ? Voicy, respondit froidement Silvandre, un second mystere de ce dieu, qui n’est pas moindre que celuy que je viens de vous expliquer. Diane n’a nul defaut, ny de beauté, ny de merite, d’autant qu’en chose si parfaite qu’elle est, il n’y en peut avoir, non plus qu’en vostre volonté. Car il ne tient pas à vous que vous ne l’aimiez beaucoup, et que vostre amour n’esgale les perfections que vous remarquez en elle ; mais il vous est impossible, parce qu’elle ne vous aime pas, suivant cet oracle, dont je vous ay parlé. Jadis Venus, voyant que son fils demeuroit si petit, s’enquit des dieux, quel moyen il y avoit de la faire croistre : à quoy il luy fust respondu qu’elle luy fist un frere, et qu’il parviendroit incontinent à sa juste proportion, mais que tant qu’il seroit seul, il ne croistroit point. Et ne voyez-vous pas, Phillis, que ceste sentence est donnée contre vous, et en ma faveur ? car si vostre amour demeure petit et presque nain, c’est qu’il n’a point de frere. Que si au contraire le mien surpasse toutes les choses plus hautes, c’est que ceste belle Diane luy en a fait un qu’il aime, qu’il honore, voire puis-je dire, qu’il adore. – Et croyez-vous, repliqua Phillis, que vous soyez plus aimé d’elle que je n’en suis ? – Il n’en faut non plus douter, respondit le berger, que de la verité mesme. Les dieux ne mentent jamais, les oracles sont les interpretes de leurs volontez ; et comment oseriez-vous taxer l’oracle de mensonge ? Non, non, Phillis, puis que j’aime ceste belle Diane plus que vous ne l’aimez, ne doutez point qu’elle n’ aime aussi d’avantage, autrement les dieux seroient des abueurs, et non pas des dieux. – On se trompe, adjousta Phillis, bien souvent en l’intelligence des oracles. – Il est vray, respondit Silvandre, mais quand cela est, l’evenement contraire le descouvre incontinent ; et ainsi on ne demeure pas longuement abusé. Mais de celuy dont je parle, nous ressentons et vous et moy l’effect si conforme, que ce seroit impieté d’en douter, puis que, quoy que vous vueillez, vous ne pouvez rendre vostre amour si grande que la mienne. Et voicy ce qui le confirme encore d’avantage : n’est-ce pas une commune opinion, qu’il faut aimer pour estre aimé ? – Et quoy, interrompit Phillis, vous pensez en aimant beaucoup, vous faire beaucoup aimer ? – Si je voulois, dit le berger, vous expliquer encore ce mystere d’amour, peut-estre seriez-vous aussi prompte à l’advouer, que vous l’avez esté à m’interrompre ; et toutesfois ce n’est pas ce que je voulois dire, mais seulement que si pour se faire aimer, il faut aimer, il n’y a point de doubté que Diane, qui me contrainct de l’aimer avec tant d’affection ne m’aime ardamment. Phillis demeura muette, ne sachant que respondre au berger, qui à la verité deffendoit trop bien sa cause. Astrée, s’approchant de l’oreille de Diane : Ne me croyez jamais pour veritable, dit-elle le plus bas qu’elle peut, si ce berger en feignant ne s’est laissé prendre à bon escient, et s’il n’a fait comme ces enfants qui passent tant de fois le doigt autour de la chandelle pour se jouer, qu’en fin ils s’y bruslent. Diane luy respondit : Cela pourroit estre, si j’estois aussi capable de brusler, qu’il le pourroit estre d’estre bruslé. Que si toutesfois il a fait la faute, la peine en soit à luy : car quant à moy, je ne pretens point y participer. Ces propos à l’oreille eussent continué davantage, si Phillis qui estoit entre deux ne les eust interrompus, leur reprochant qu’elles tenoient le party de Silvandre. Ce n’est pas cela, respondit Diane, mais nous disons bien que vous ne devez plus disputer contre luy, car il en sait trop pour vous. – Si veux-je encor, dit-elle, sçavoir de luy comment il entend, que ce que vous avez dit au commencement est plus à son advantage qu’au mien, parce que je ne puis comprendre, que ce ne me soit plus d’honneur, puis que vous m’eslisez pour vostre compagne. – A vous, respondit le berger, l’honneur, et à moy, l’amitié. – Non, non, repliqua la bergere, ce nom de compagne est plein d’amitié et d’honneur, car il signifie presque un autre nous mesmes. – Si m’advouerez vous, respondit Silvandre, que l’amitié et la flaterie ne peuvent non plus estre ensemble que deux contraires ; or si la personne du monde que vous aimez le plus, vous venoit dire, que vous estes aussi parfaite qu’une déesse, ne jugeriez-vous pas que ce seroit flaterie, et qu’elle ne vous aimeroit point ? Et pourquoy, pauvre abusée que vous estes, ne faites-vous un mesme jugement de Diane lors qu’elle vous dit, que vous estes sa compagne, c’est à dire, ainsi que vous l’expliquez vous-mesme, semblable à elle, puis que ses perfections la relevent de sorte par dessus toutes les femmes qu’il n’y a pas plus de difference des hommes aux dieux, que de vous à elle ? Aveugle Phillis, ne voyez-vous point, que ceste douce parolle, qui vous agrée si fort, n’est qu’une pure flaterie, dont ma belles maistresse use envers vous, pour recognoistre en quelque sorte la foible amitié que vous luy portez ? car ne pouvant vous aimer, elle veut vous contenter par ce moyen. Vous prenant donques pour compagne, c’est signe de flaterie, et cette flaterie, de peu d’amitié ; et, au contraire, me prenant pour son serviteur, elle monstre la bienvueillance qu’elle me porte, puis que je suis capable de cette faveur, s’il y a quelque mortel qui le soit. – O outrecuidance ! s’escria Phillis. – O amour ! respondit Silvandre. – Et quoy ? repliqua le bergere, vous pensez donc estre digne de servir celle de qui les merites outrepassent toutes les choses mortelles ? – Les plus grands dieux, adjousta le berger, sont servis par des hommes, et se plaisent de leur voir rendre ce devoir, et cette reconnoissance. Et pourquoy, si je suis homme, comme je pense que vous ne doutez pas, ne me voulez-vous permettre que je serve et adore ma déesse, mesme ayant esté esleu à ce sainct devoir par elle-mesme ? Phillis ayant quelque temps, sans parler, consideré les raisons de Silvandre, toute confuse, ne sçavoit que luy respondre, luy semblant que veritablement Diane faisoit plus de faveur au berger qu’à elle. Et pource, luy addressant sa parolle : Mais, ma maistresse, luy dit-elle, quand j’ay bien pensé à ce que mon ennemy me dit, je trouve qu’il a raison, et que veritablement vous le favorisez d’avantage. Seroit-il possible que vous l’eussiez fait à dessein ? Si cela estoit, j’aurois bien occasion de me plaindre, et de trouver mauvais, qu’à mes despens il fust tant advantagé par dessus son merite. – Je voy bien, respondit froidement Diane, que l’opinion a plus de puissance sur vous que la verité, et que c’est par elle que vous estes conduite. Il n’y a pas presque un moment que vous estiez glorieuse de la faveur avec laquelle je vous avois preferée à Silvandre ; et voilà qu’incontinent cette opinion estant changée, vous vous plaignez du contraire, en sorte que j’y bien à craindre, que vostre amitié de mesme ne soit toute en opinion. – Et comment, ma belle maistresse, dit Silvandre, en pourriez-vous douter, puis qu’elle ne dit pas un mot qui ne vous en rendre tesmoignage ? Ne voilà pas une belle amour que la vostre, Phillis, qui vous fait trouver les action de vostre maistresse mauvaises ? – Et si elles sont à mon desadvantage, dit la bergere, voulez-vous que je les trouve bonnes ? Il faudroit bien estre sans sentiment ! – Non pas cela, repliqua Silvandre, mais avoir plus d’amour que vous n’avez pas. Et quoy ! ne voudriez-vous point que Diane se conduisit à vostre volonté ? – Pleust à Dieu, dit-elle, j’aurois pour le moins autant d’avantage sur vous, qu’il semble qu’elle vous en donne sur moy. – Mais si cela estoit, adjousta le berger, dites-moy, Phillis, qui seroit de vous deux la maistresse, et qui le serviteur ? En verité, bergere, je ne pense pas que vous ayez esté esgratignée de la moindre de toutes les armes d’amour. Astrée qui escoutoit leur different sans parler, fut en fin contrainte de dire à Diane : Je pense, sage bergere, qu’en fin ce berger ostera du tout la parole à Phillis. – Mais plustost l’amour, respondit Silvandre, car jusques icy elle a pensé qu’elle aimoit, et maintenant elle voit le contraire. Ces belles bergeres alloient de cette sorte, trompant la longueur du chemin. Et parce que c’estoit sur le haut du jour, et que le soleil estoit en sa plus grande force, elles demanderent à Silvandre s’il y avoit beaucoup de chemin jusqu’au lieu où il les vouloit conduire. Et ayant sceu qu’elles n’en avoient encores fait la moitié, elles resolurent de s’arrester à la premiere fontaine, ou sous le premier bel ombrage qu’elles rencontreroient ; car Silvandre leur dict qu’elles en trouveroient une bien tost, où mesme il y avoit un cerisier tout chargé de fruicts. En cette resolution, elles redoublerent leurs pas ; mais la rencontre qu’elles firent de Laonice, de Hylas, de Tircis, de Madonte, et de Tersandre, les arresterent quelque temps. Ces bergers et bergeres alloient se promenant ensemble, cherchant les fresches ombres, et les agreables sources des fontaines, parce qu’estant estrangers, et n’ayant nul troupeau à garder, ils n’employoient le temps qu’à passer leur vie le plus doucement qu’il leur estoit possible. Et ayant ce jour là fait dessein de ne s’abandonner point, ils s’alloient promenant contremont la douce et delectable riviere de Lignon. Or cette troupe s’estant rencontrée, Hylas, laissant incontinent Laonice, s’en vint vers Phillis, et quoy qu’elle sceut faire, si fallut-il qu’elle laissast Astrée et Diane ; dequoy Silvandre ne fut point marry, luy semblant qu’il possedoit plus absoluement sa maistresse. Tircis qui apperceut Astrée toute seule, car Tersandre conduisoit Madonte, apres luy avoir fait la reverence, s’offrit de luy aider. Elle qui estimoit infiniment la vertu de ce berger, outre qu’il luy sembloit que leurs fortunes avoient beaucoup de conformité, le receut fort volontiers.

De sorte que chacun avoit compagnie, sinon Laonice qui, comme j’ay dict autresfois, nourrissoit en son ame un si extreme desir de vengeance contre Phillis et Silvandre, que tout son dessein estoit de trouver quelque bonne occasion de leur nuire. Et pour venir à bout de son entreprise, elle alloit espiant toutes leurs actions et escoutoit le plus qu’elle pouvoit leurs discours, principalement quand elle voyoit qu’ils parloient bas et en secret, et qu’elle remarquoit à leurs gestes que c’estoit avec affection.

Elle avoit desja esté cause en partie de la jalousie de Lycidas, et depuis avoit beaucoup appris des nouvelles de Silvandre et des autres bergeres, plus toutesfois par ses soupçons que par toute autre chose. Mais, à cette rencontre, elle en reconnut bien d’avantage, et y devint si sçavante, comme nous dirons, qu’elle en sceut presque autant qu’eux-mesmes. Aussi, n’y ayant personne en la compagnie qui soupçonnast le dessein qu’elle avoit, elles les escoutoit librement, et s’en approchoit sans qu’ils s’en donnassent garde. Elle donc, n’ayant rien qui la divertit, apres avoir consideré tous ces bergers et bergeres, se vint mettre le plus prés qu’elle peut de Silvandre qui conduisoit Diane, parce que c’estoit celuy à qui elle vouloit le plus de mal, et ayant desja quelque opinion de ceste amour elle desiroit avec passion d’en descouvrir d’avantage.

Diane qui n’avoit point de dessein sur Silvandre, quoy qu’elle luy voulut plus de bien qu’au reste des bergers de Lignon, ne se soucioit point que ses parolles fussent ouyes ; et Silvandre n’y prenoit pas garde, parce que du tout attentif à ce qu’il disoit à sa maistresse, il ne voyoit presque le chemin par où il passoit, qui fut cause que Laonice les peut escouter aisément. Or ce berger, aussi tost qu’il se vit seul pres de Diane : Et bien, ma belle maistresse, luy dit-il, quel juement ferez-vous de Phillis et de moy ? – Que Phillis, repondit-elle, est la personne du monde qui sçait le plus mal mentir, et que Silvandre est le berger que je vis jamais qui dissimule le mieux ; car il est certain que vous contrefaites mieux le passionné que personne du monde. – Ah ! bergere, reprit Silvandre, qu’il est aisé de contrefaire ce que l’on ressent veritablement ! – Voilà pas, repliqua Diane, ce que je dis ? jamais je n’eusse creu que pour une feinte passion, l’on eust peu controuver des paroles et des actions si approchantes du vray. Ah ! Diane, continua le berger, combien sont mes actions et mes paroles impuissantes à declarer la verité de mon affection ! Si vous pouviez aussi bien voir mon cœur que mon visage, vous ne feriez pas ce jugement de moy ; car il faut enfin que je vous advoue, la gageure de Phillis avoir bien esté cause que ce berger (je ne sçay si je dois dire heureux ou mal-heureux) a eu plus souvent l’honneur d’estre prés de vous. Mais que je me sois arresté aux bornes de nostre gageure, ha ! belle maistresse, ne le croyez pas, vous avez trop de perfections, et j’ay eu trop de commodité de les recognoistre, pour ne les aimer que par semblant. Le Ciel me soit tesmoin, et j’en atteste les déitez de ces lieux solitaires, que je vous aime avec une aussi veritable affection comme il est vray que je suis Silavndre.

Ce qui estoit cause que le berger parloit de cette sorte, c’estoit qu’il voyoit bien que dans peu de jours le terme de trois mois finissoit et qu’apres il luy seroit beaucoup plus difficile de l’entretenir de son affection, recognoissoit assez l’humeur de cette bergere, de sorte qu’il se resolut de prevenir ce temps. Et quoy que cela rapporta peu à son dessein, si ne luy fut-il du tout inutile, car il commença d’accoustumer sa bergere à semblables discours, qui peut-estre n’est pas un des moindres artifices dont un amant avisé se doive servir, d’autant que la coustume nous rend les choses aisées, qui du commencement nous estonnent, et que nous jugeons presque impossibles. Diane oyant ces paroles, encore qu’elle jugea bien qu’elles estoyent veritables, si ne fit-elle semblant de les croire, mais continuant comme elle avoit commencé : Et cecy, dit-elle, berger, me fortifie encore plus en l’opinion que j’ay conceue de vous, et pour vous tesmoigner que je dis vray, regardez avec quelle froideur je vous escoute et vous respons ; car si j’avois autre creance de vos paroles, soyez certain que le premier mot que vous m’en avez dit, eust esté le dernier que j’eusse escouté. Silvandre vouloit respondre, mais il en fut empesché par une rencontre qu’ils firent. Astrée et Tircis alloient les premiers, Philli et Hylas apres, puis Madonte et Tersandre, et en fin Diane, et Silvandre, et apres eux la malicieuse Laonice. Suivant de cette sorte le sentier que Silvandre leur avoit monstré, ils approcherent sans faire beaucoup de bruit d’un fort agreable bocage, qui estoit sur leur chemin.

Et parce que les discours d’Astrée et Tircis n’estoient pas de ceux qui arrestent toutes les forces de l’esprit, comme n’estant que de choses indifferentes, ils prirent garde que dans le plus espais de l’ombrage, il y avoit trois bergeres avec le gentil Paris, fils d’Adamas. Pour les bergeres, elles estoient incogneues à Astrée. Quant à Paris, il s’estoit depuis quelque temps rendu si familier parmi toute cette troupe, à cause de l’amour qu’il portoit à Diane, qu’il n’y avoit celle de tout leur hameau qui ne le recogneust, voire qui ne l’aimast Aussi pour se rendre plus agreable, toutes les fois qu’il venoit voir sa maistresse, il prenoit les habits de berger comme j’ay dit, et avec une houlette en la main, vivoit parmi cette troupe comme s’il eust esté de mesme condition, tant l’amour a de force à despouiller les ames mesmes plus genereuses de toute ambition. Et parce qu’à l’heure que cette trouppe vint en ce lieu, l’une des bergeres chantoit, Astrée et Tircis s’arresterent tout court, et se tournant vers ceux qui venoient apres eux, leur firent signe d’aller doucement. Mais d’autant que la chanson estoit presque finie, ils n’ouirent que ce dernier couplet:


Madrigal


Quoy? vous ay-je offencée,
D’effect, ou de pensé?
D’effect, il ne peut estre,
Si mon penser l’a fait, il est un traistre.

Cette bergere avoit la voix si douce, que toute la troupe survenue fut bien marrie qu’elle eust si tost achevé. Mais Hylas, qui avoit quitté Phillis, pour s’en approcher d’avantage, n’eut plustost jetté les yeux dessus qu’il les recogneut. Que si quelqu’un eust pris garde à luy, il eust bien veu à son action, que ces bergeres ne luy estoient pas incogneues ; toutesfois, pour ouyr ce qu’elles diroient, il se contraignit le plus qu’il luy fut possible. Il ouyt donc que cette derniere, apres avoir chanté : Or sus, dit-elle, gentil berger, puis que nous avons satisfait à vostre curiosité, acquitez-vous de la promesse que vous nous avez faite. – Je ne vous desdiray jamais, respondit Paris, de chose qui soit en ma puissance. Et lors, prenant une harpe que ces bergeres avoient, il chanta sur cest instrument de ceste sorte:

Chanson


I
 Quand Hylas

apperceut les yeux
 De Phillis sa belle maistresse :
Voit-on encore telle déesse Ailleurs,
dit-il, que dans les cieux ?

II
 Phillis d’un esclat rougissant
Oyant ces mots devint plus belle :
En vain cette beauté nouvelle
Rend, dit-il, vostre œil plus puissant.

III
 Elle d’un gracieux sousris
Recevant cette flatterie :
Cessez, luy dit-il, je vous prie,
C’est faict, enfin Hylas est pris.

IV
  – Mais s’il plaint, dit-elle à l’instant,
Sa liberté, qu’il la repreine.
– Vous estes, dit-il, moins humaine
En pardonnant qu’en surmontant.

V
 Lien trop aymable et trop cher
Dont le captif craint qu’on le lasche :
Heureux amant, puis quil te fache
Quand tu vois qu’on te veut lascher !

Il sembloit que ces estrangers attendissent avec impatience la fin de Geste chanson pour demander qui estoit Phillis et Hylas. – Si vous avez quelquesfois ouy parler de cette plaine de Forests, respondit Paris, et particulièrement de l’agreable riviere de Lignon, il ne peut estre que vous n’ayez ouy le nom de la belle bergere Diane, et d’Astrée. Or cette Phillis, dont vous me demandez des nouvelles, est leur plus chère compagne. Quant à Hylas, je ne vous en puis dire autre chose, sinon qu’il est estranger, mais de la plus gracieuse, et plus heureuse humeur que j’aye jamais pratiquée; car il ne s’ennuye jamais au service d’une bergere, la quittant tousjours huict jours, à ce qu’il dit, avant que de s’y desplaire. – N’est-il pas (adjousta l’une de ces estrangeres) d’un lieu qui s’appelle Camargue, qui est en la Province des Romains ? – Et luy, ayant respondu qu’ouy. – II suffit, continua-t’elle, que vous nous ayez dit son nom, et le lieu d’où il est ; car pour toutes ses autres conditions, nous les avons autresfois apprises à nos despens. Et apres s’estre teue quelque temps, elle reprit de cette sorte :

Histoire de Palinice et de Circene[modifier]

Je ne trouveray jamais estrange, gentil berger, tant que j’auray memoire de Hylas, d’ouyr dire que la plus part des choses consiste en l’opinion, puis que n’y ayant rien de si contraire que le vice et la vertu, et cettuy-cy prenant l’un pour l’autre, il nous monstre que veritablement l’opinion est celle qui met le prix à toutes choses. Et certes, c’est bien le plus inconstant de tous les esprits qui ayent jamais eu quelque opinion d’estre amoureux, et qui avec plus d’ôpiniastres raisons essaye de prouver, que c’est vertu de changer, ou plustost que d’aimer en divers lieux, ce n’est pas inconstance ; et- ne faut point croire qu’il en parle contre ce qu’il en croit, parce que veritablement c’est selon son cœur.

Je me souviens qu’estant venu de Camargue à Lyon, il se laissa renfermer dans le temple parmy les filles, la veille d’une feste. Et n’eust esté la compassion que Palinice eut de luy (c’est ainsi que celle-cy de mes compagnes se nomme, dit-elle, montrant celle qui estoit plus pres de Paris), il n’y a point de doute que sa curiosité eust esté bien rudement punie. Mais elle, recognoissant que sa faute estoit procedée d’imprudence, et non de malice, en le desguisant d’un voile le fit sortir hors du temple, et l’amena jusques en son logis, qui estoit dans la demi isle, que le Rosne et l’Arar font aupres de l’Athenée. A la verité cette courtoisie fut bien assez grande pour obliger Hylas à revoir Palinice, mais sa modestie aussi estoit bien une bride assez forte, pour empescher que tout autre que Hylas ne luy eust parlé d’amour ; toutesfois il n’attendit pas la troisiesme visite, sans luy en dire son opinion. Car le lendemain qu’il vint chez elle, ce fut avec autant de familiarité, que s’il eust esté tousjours nourry aupres d’elle. Vous m’avez, luy dit-il d’abord, conservé la vie. Il est bien raisonnable qu’elle soie employée à vostre service ; aussi le veux-je faire, quand ce ne seroit que pour n’estre point ingrat. Vous aussi, pour ne souiller la premiere faveur que vous m’avez faite, recevez l’offre que je vous fay de mon service, et ne croyez point qu’il y ait personne au monde qui vous puisse plus aymer que moy, ny qui en ait plus de volonté. Ma compagne, qui n’avoit pas accoustumé d’ouyr de semblables harangues, pour le commencement luy respondit assez froidement ; mais voyant qu’il continuoit, elle s’en fascha, ne pouvant, supporter qu’il luy tinst ce langage. En fin, quand par la continuation de ses visites, elle recogneut son humeur, elle ne faisoit plus qu’en rire, dequoy il ne s’offençoit point ; car il y a cela de bon, que tout ainsi qu’il vit librement avec tout le monde, il est bien aise qu’on en face de mesme avec luy. Toutesfois cette amour alla croissant, de sorte que ma compagne s’en trouva ennuyée, non pas que veritablement Hylas ne soit personne iie mérité, et qu’il n’ayt des perfections qui sont dignes d’estre aimées ; mais elle estant vefve, et ne faisant pas dessein de -se remarier, cette recherche ne pouvoit que luy estre fort desadvantageuse.

En ce mesme temps il sembla que le Ciel eut pitié de Palinice, luy donnant une compagnie, et bien tost deux, pour luy aider à porter un si pesant fardeau. Palinice avoit un frere qui estoit serviteur, il y avoit long temps, de Circéne (dit-elle montrant l’autre de ses compagnes qui estoit aupres d’elle) et parce que le respect a plus de puissance sur les cœurs qui ayment bien, Clorian (tel est le nom du frere de Palinice) n’avoit point encor eu la hardiesse de le dire à cette belle Circéne. Elle d’autre costé, estoit encor trop jeune pour prendre garde aux actions qui luy en pouvoient donner cognoissance ; si bien que Clorian brusloit bien devant sa déesse, mais son sacrifice estoit inutile, n’estant pas cogneu de celle à qui il l’offroit.

Hylas cependant continuoit de voir Palinice, et parce, à ce qu’il dit, que l’un des premiers preceptes de la prudence d’amour, c’est d’acquerir les bonnes graces de tous ceux qui abouchent ou d’amitié ou de parentage à la personne aimée, il fit tout ce qu’il peut pour estre amy de Clorian ; ce qui luy fut fort aisé, pource que ce jeune homme estoit courtois et bien nay, et de son costé avoit ce mesme dessein d’estre aimé de tous. Mais d’autant que Hylas estoit plus fin et plus rusé, soit pour avoir plus voyagé, soit pour avoir plus d’aage, il se contenta de feindre ce que Clorian fit à bon escient ; et par ainsi il ne fut son amy que comme le commun, au lieu que l’autre l’aimoit comme si c’eust esté son frere. Pour le moins ce qui s’en ensuivit en donna cognoissance ; car Clorian augmentant de jour à autre en son affection envers Circéne, sans la luy oser faire sçavoir par ses paroles, Hylas en fin s’en print garde de cette sorte. Circéne estoit partie pour aller voir son pere, qui estoit tombé malade en une ville du costé des Allobroges dans le pays des Sebusiens, et sa maladie fut telle, que jamais il n’en releva depuis ; cela fut causé qu’elle demeura long temps hors de nostre ville, et que par conséquent Clorian ne la voyoit point.

Et parce qu’à ce que j’ay ouy dire, il n’y a rien qui soulage plus celuy qui ayme bien, que de penser en la personne aymée, Clorian se retiroit bien souvent en une maison qu’il avoit dans l’enceinte mesme de la ville, sur le haut de ceste montée qui va du costé des Sebusiens. De ce lieu on voit le Rosne d’un costé, et de l’autre l’Arar, et quand on veut estendre la veue, on voit du costé du Rosne la forest de Mars, ditte d’Erieu. Que si les arbres eslevez n’empeschoient l’œil, il n’y a point de doute qu’il s’esten-droit plus de ce costé là que de tout autre. Quand on se tourne vers le temple de Venus, on voit jusques aux monts des Segusiens ; quand on regarde l’Arar, on voit jusques aux Sequanois ; et quand on estend la veue entre le Rosne et l’Arar, vous voyez: jusques aux affreuses montaignes des Allobroges, par delà la plaine des Sebusiens. Que s’il n’y avoit quelques roches qui s’opposent, on verroit mesme jusques aux Secusiens ; parce qu’outre que le lieu est fort relevé, encor y a-t’il une tour qui est merveilleuse pour sa hauteur, au sommet de laquelle il y a un cabinet ouvert des quatre costez, afin qu’on puisse plus aisément jouyr de la beauté de ceste veue.

C’estoit en ce lieu que Clorian se retiroit d’ordinaire. Et quand il se pouvoit dérober des compagnies, il montoit en sa tour, et de là jettant les yeux sur la plaine des Sebusiens, il demeuroit comme ravy-en sa pensés, qui ne se divertissoit jamais de Circéne, quelque objet qui se presentast à ses yeux.

Il advint que Hylas estant familier avec luy, comme je vous ay dit, ne le trouvant point dans le bas du logis, se douta bien qu’il estoit au haut de cette tour ; et parce qu’il estoit en peine de qui son compagnon estoit amoureux (car il cognoissoit bien que ces solitudes, et ces longues pensées ne pouvoient procéder d’autre chose que d’amour) il monta les degrez le plus doucement qu’il peut, et trouvant la porte entrouverte, il le vit accoudé sur la fenestre qui regardoit du costé des Sebusiens, tellement ravy en ses pensées, qu’il n’eust pas ouy tonner, tant s’en faut qu’il eust peu prendre garde au bruit que fit Hylas en ouvrant la porte et en entrant.

Et de fortune il parloit alors si haut que Hylas peut ouyr ces paroles.

Sonnet

IL PARLE AU VENT


Doux Zephir que je. vois errer folatrement
Entre les crins aigus de ces plantes hautaines.
Et qui pillant des fleurs les plus douces haleines.
Avec ce beau larcin vas tout l’air parfumant.

Si jamais la pitié te donna mouvement,
Oublie en ma faveur icy tes douces peines,
Et t’en va dans le sein de ces heureuses plaines.
Où mon malheur retient tout mon contentement.


Va, mais porte avec toy les amoureuses plaintes
Que parmy ces foresis fay tristement empraintes,
Seul et dernier plaisir entre mes desplaisirs.

Là tu pourras trouver sur des levres jumelles
Des odeurs et des fleurs plus douces et plus belles :
Mais rapporte-les moy pour nourrir mes desirs.

– Je vous y prends, Clorian (dit Hylas, luy jettant les bras au col, et le baisant à la joue) je confesse que vous estes le plus secret amoureux qui fut jamais, mais si ne pouvez vous plus vous cacher à moy. – Ny en ceste occasion, dit Clorian, apres l’avoir quelque temps consideré, ny en nulle autre, je ne me cacheray jamais à vous. – Je le recognoistroy bien, luy dit Hylas, si vous m’avouez librement ce qu’aussi bien je sçay desja. – Et qu’est-ce, respondit-il, que vous voulez sçavoir de moy ? – Je ne vous demande plus, repliqua Hylas, quel est vostre mal, mais seulement de qui il procede. – Ah ! Hylas, dit-il, avec un grand sous-pir ; vous avez raison de ne me demander point quel il est, car vous le jugerez assez, quand vous sçaurez qui en est la cause. Et pleust aux dieux que vous puissiez aussi bien m’y rapporter du soulagement, comme j’en desespere, et comme librement je satisferay à vostre curiosité.

Et à ce mot, s’estant assis sur un petit lict, et le prenant par la main, il luy fit tout le discours de son affection., luy disant combien le respect cni’il avoit porté à Circéne estoit grancf, puis qu’il n’avoit osé luy declarer l’amour qu’il luy portoit.

Lorsque Hylas ouyt le nom de Circéne, il luy sembla bien de Tavoir ouy nommer autres fois, sans toutesfois s’en pouvoir bien souvenir ; cela fut cause qu’il luy demanda laquelle c’estoit de toutes celles qu’il avoit veues. – Puis-que vous n’en cognoissiez point le nom, respondit Clorian, il faut croire que vous ne l’avez veue, sa beauté estant telle qu’il est impossible; qu’elle soit veue sans qu’on n’en demande le nom, et que l’amour n’en engrave en mesme temps le visage bien avant dans le cœur. Et, à la verité, quand je conte en quel temps vous estes venu en ceste ville, je pense que vous ne la pouvez avoir veue. – J’arrivay, adjousta Hylas, la veille de la derniere feste qu’on chommoit à Venus, Clorian, alors, apres avoir quelque temps pensé, luy respondit qu’il ne la pouvoit avoir veue que ce jour là : parce qu’elle partit le lendemain pour aller vers son pere, qui estoit malade dans la province des Sebusiens, d’où elle n’estoit depuis revenue. – Et bien, dit Hylas, et pour estre si belle, pensez-vous qu’elle ne vueille pas estre aimée ? Quoy donc, croyez-vous qu’il n’y ait que les laides qui vueillént souffrir de l’estre ? Tant s’en faut, si quelques unes s’en doivent offenser quand on le leur dit, ce sont les laides, parce qu’il y a apparence que l’on se mocque d’elles. –- Je ne pense pas, respondit Clorian, qu’elles s’en offencerit pour estre belles, mais ouy bien pour estre honnestes. – Comment, adjousta Hylas, qu’une femme pour honnesje qu’elle soit, se puisse fascher d’estre aimée ? Ah ! Clorian mon amy, ressouvenez-vous que la mine qu’elles en font, quand on le leur dit, n’est pas pour estre marries qu’on les aime, mais pour estre en doute qu’il ne soit pas vray. Et d’effet, où est la femme, qui estant bien asseurée de l’affection d’un homme, ne s’en est en fin fait paroistre tres contente, et ne luy en a rendu des tesmoignages ? Non, non, Clorian, de toutes les actions que nous faisons, apres celles qui conservent la vie, il n’y en a point de plus naturelle, que celle de l’amour. Et tenez-vous les femmes pour tant ennemies de la nature, qu’elles hayssent ce qui est naturel ?

Je vous veux donner conseil, encor que vous ne me le demandiez, et si vous le suivez, vous verrez bien tost que je ne suis pas apprentif en semblables choses. Faites sçavoir à Circéne que vous l’aymez, et cela le plus promptement que vous pourrez ; car plus-tost elle le sçaura, plustost aussi en sera-t’elle asseurée, ret tant plustost elle vous aymera. Il n’y a point de doute qu’au commencement elle tournera la teste à costé, qu’elle vous dira qu’elle ne veut point qu’on luy parle d’amour, qu’elle faindra d’estre en colere, et de ne vouloir plus parler à vous ; mais continuez seulement, et si vous y estes, bien assidu, soyez asseuré que vous l’emporterez. Lors qu’elles nous font ces responces, et qu’elles reffusent l’affection que nous leur presentons, elles me font ressouvenir de ces mires; qui ayant visité les malades, refusent, en tendant la main, l’argent que l’on leur presente.

J’ay plus d’aage que vous, j’ay un peu couru du monde, et sur tout,j’en ay aymé plusieurs ; cela me donne l’authorité de vous en , parler plus librement, et vous ne le devez point trouver mauvais. Soyez certain que. jamais honteux amant n’eut belle amie, et que c’est fait de l’amoureux qui est respectueux. Il faut que celuy qui veut faire ce mestier, ose, entreprenne, demande, et supplie, qu’il importune, qu’il presse, qu’il prenne, qu’il surprenne, voire qu’il ravisse. Et ne sçavez-vous, Clorian, comme la femme est faite ? Escoutez ce qu’en dit ce grand oracle, qui de nostre temps a parlé delà les Alpes.


Madrigal

 

Elle fuit, et fuyant elle veut qu’on attaigne :
Refuse, et refusant veut qu’on l’ait par effort :
Combat, et combattant veut qu’on soit le plus fort :
Car ainsi son honneur ordonne qu’elle feigne.

Celuy qui n’a pas le courage de vivre de cette sorte, conseillez-luy seulement qu’il prenne un autre mestier que celuy d’amour, car il n’y fera jamais son profit. Je veux donc conclure, que non seulement vous devez avoir la hardiesse de luy declarer vostre intention, mais devez esperer pour certain qu’elle vous aymera, pourveu que vous l’aymiez.

Je ne sçaurois, gentil berger, vous redire au -long les conseils, ny les raisons de Hylas ; car, à ce que j’ay depuis sceu par Palinice, à qui son frere les a plusieurs fois racontées, il se faisoit bien paroistre maistre passé en semblables choses. Tant y a que la conclusion fut, d’autant que Clorian n’avoit pas la hardiesse de declarer à cette belle fille l’affection qu’il luy portoit, qu’aussi tost qu’elle seroit de retour (ce qui devoit estre dans peu de jours) Hylas en porteroit la parole. Ce qu’il accepta librement de faire, parce, disoit-il, qu’il s’en obligeoit deux en un coup, à sçavoir Clorian en luy rendant ce bon office, et Circéne en luy portant de si bonnes nouvelles. II advint donc que quelque temps apres, ma compagne retourna en la ville, et quoy que la mort de son pere l’eust contrainte de porter le dueil, et que la tristesse de son ameaccompagnast fort bien l’habit qu’elle avoit, si est-ce que ce desplaisir n’avoit point amoindry sa beauté, tant s’en faut, il luy avoit adjousté je ne sçay quelle douceur au visage, qui esmouvoit tous ceux qui la voyoient, et d’amour, et d’une certaine attrayante compassion, qui la rendoit beaucoup plus agreable.

Hylas, pour satisfaire à ce qu’il avoit promis, ne sceut pas plustost son retour qu’il chercha curieusement les moyens de la voir, à quoy Palinice luy servit beaucoup, parce que son frere l’en avoit priée. Elle qui ne sçavoit point leur dessein, et qui croyoit que ce ne fust que par curiosité, fut bien aise de contenter son frere, quoy qu’il luy faschast fort de trainer cet homme apres elle. Et de fortune il se presenta une bonne occasion, car la mere de Circéne voulant faire quelque sacrifice aux dieux Mânes pour son mary, y convia Palinice, comme l’une de ses meilleures amies : elle y alla, et avec elle Hylas.

Mais voyez s’il n’est pas aussi bon amy, que fidelle amant : il ne revit pas si tost Circéne qu’il en devint amoureux. Je dis, revit, parce que jettant les yeux dessus, il se ressouvint qu’il l’avoit veue autresfois dans le temple de Venus, lors que Palinice le sauva, et parce que dés lors il l’avoit trouvée fort à son gré, ces premieres fiames se ralumerent aysément en ce cœur, qui est aussi susceptible dé l’amour, que le soulphre le peut estre du feu. La considerant donc quelque temps fort attentivement, il se ramenteut peu à peu que Circéne es toit celle qu’il avoit veue dans le temple, et de laquelle il avoit demandé le nom à Palinice ; et se representant alors la grace qu’elle eut à chanter, et tout ce que l’amour luy fit concevoir à cette premiere veue, il oublia de sorte tout ce qu’il avoit promis à Clorian, qu’il ne pensa plus qu’à faire l’office pour soy-mesme.

Voyez combien il est dangereux d’employer un second en semblables affaires ! Il s’approcha d’elle, et apres l’avoir saluée, et que comme pleine de civilité elle luy eut rendu son salut, parce que c’est oit dans le temple, il se mit sur un genouil au plus pres d’elle qu’il peut, et suivant son humeur, se panchant un peu sur l’autre, il luy parla de cette sorte : Je voy bien, belle Circéne, que vostre veue m’est fatale, et qu’estant venu icy pour assister à un de vos sacrifices, vous y serez aussi à un des miens. Elle qui n’avoit jamais veu cet homme, ny ouy parler de luy, le regarda quelque temps au visage, et le considerant un peu, cogneut bien qu’il estoit, estranger, fust au langage, fust à l’habit, parce qu’encores qu’il le portast comme les autres de la ville, si est-ce qu’il estoit bien aisé à cognoistre, d’autant que les estrangers, quoy qu’ils se desguisent de nos habits, ont tousjours quelque air different de ceux de nostre contrée ; et me semble que les Francs ont moins cette difference que tous les autres.

Et parce que Circéne ne cognoissoit point Hylas, elle creut qu’il la prenoit pour quelque autre, et cela fut cause qu’apres avoir arresté quelque temps ses yeux sur luy, elle se tourna froidement d’un autre costé, sans luy respondre ; dequoy n’estant pas satisfait, il la tira par un des plis de sa robe. Et quoy, la belle, luy dit-il, vous ne me respondez non plus que si je ne parlois point à vous ? – Aussi crois-je, dit Circéne, que vostre parole ne s’adresse pas à moy, ou que vous vous mescontez ; car qu’est-ce que vous me ’dites de veue fatale, et de vostre sacrifice? – Ce n’est point, dit-il, à autre qu’à vous que je parle, et ne vous prends point pour autre que pour vous mesme, c’est à dire pour la plus belle, et plus aymable que je vis jamais, et de qui la premiere veue a failly de me couster la vie, et la seconde me la ravira sans doute, si je vous trouve à cette heure aussi douce et favorable que Palinice me le fut en ce temps-là. – Et qu’est-ce, dit-elle, que Palinice fit pour vous ? – Elle me sauva la vie, respondit-il, lors que ma curiosité m’engagea dans le temple, la nuict avant la feste de Venus, et que vostre veue m’y retint plus que je ne devois. – Je n’ay point de memoire, dit Circéne, de vous y avoir veu. – Cela, repliqua Hylas, ne m’empesche pas que je ne vous ayme, et qu’au lieu d’assister à vostre sacrifice, comme j’ay pensé de faire, vous n’assistiez à celuy qu’amour vous fait de moy ; en quoy toutesfois je m’estimeray bien-heureux si j’acquiers quelque part en vostre amitié. – Je voy, dit-elle, que vous estes estranger,-et que vous ne me cognoissez pas, et croy encores mieux que mon amitié vous est fort indifferente.

Et à ce mot, elle se tourna d’un autre costé, et il luy advint à propos qu’une de ses compagnes entra dans le temple, à laquelle feignant de quitter sa place par courtoisie, elle se retira au plus pres de sa mere qu’elle peut ; et durant tout le reste du sacrifice elle rie voulut s’approcher de luy. Mais Hylas n’estoit as homme pour s’arrester en si beau chemin. Il trouva donc par le moyen de Palinice, celuy d’entrer chez Circéne, et pour conclusion s’y rendit si familier, faisant tousjours croire à Clorian que c’est oit à son occasion, qu’il demeuroit plus avec elle qu’en tout autre lieu. Mais ce n’estoit pas assez pour l’humeur d’Hylas de tromper son amy, et d’aymer Palinice et Circéne, si un soir que nous nous allasmes promener contremont l’Arar, il ne m’en eust dist autant qu’aux autres, sans qu’il eust presque cognoissance de mon nom.

Hylas qui est oit aux escoutes, comme je vous ay dit, ne peut s’empescher, quoy que ce fust contre son dessein, de se monstrer à elle, et de luy dire tout à coup : Et quoy, belle Florice, avez-vous opinion que ce fust de vostre nom que je fusse amoureux ? Hylas se repentit bien de s’estre fait voir sans y penser, mais ces estrangeres furent bien plus estonnées, le voyant paroistre tant inopinément ; quoy que d’abord elles le regarderent par deux fois, avant que de le recognoistre, à cause du changement d’habits.

Mais Astrée en fut tres-ayse, qui s’ennuyoit infiniment que le long discours de cette estrangere luy retardast le contentement qu’elle esperoit de la fin de son voyage. Elle fit semblant toutes-fois d’en estre bien marrie, afin de faire comme les autres, qui tous ensemble se firent voir.

Au contraire Hylas, feignant d’avoir interrompu à dessein Florice, s’en courut l’embrasser, et puis salua les autres deux, et en fin retournant vers elle : Et bien, belle discoureuse, dit-il, ne cesserez-vous jamais de renouveller mes playes ? – J’avois opinion, dit-elle, de chanter vos louanges ; et depuis quand les estimez-vous autres ? – J’ay de tout temps, dit-il, accoustumé d’appeler chaque chose par son nom : et n’est-ce pas reblesser que de remettre le fer dans des vieilles cicatrices ? Et y a-t’il un fer plus trenchant que la veue de vos beautez, et le souvenir de mes premieres amours ? – O ! dit Florice, l’offence n’est pas grande, si je ne vous fay que cette playe, et vous ne devez pas avoir peur d’en mourir, puis que vous en sçavez de si bons remedes. Cela seroit bon, respondit Hylas, si toutes les lesseures se guerissoient par des remèdes semblables. Mais n’entrons point si tost en ce discours, et me dites quel bon dessein vous conduit en ce lieu. – Ce n’est pas, respondit Florice, celuy de vous y voir. – Si vous estiez, adjousta Hylas, aussi courtoise que vous m’estes obligée, cette consideration auroit bien assez de force pour vous y conduire, vous ayant assez fait de services à toutes pour vous laisser la volonté de me revoir ; mais je voy bien que j’ay semé une terre ingrate, et qui ne rend pas la peine qu’on y prend. Quelquefois, respondit Circéne, pource que le laboureur est mauvais, et la graine mal choisie et mise hors de saison, le bon terroir rapporte des ronces au lieu du bled ; prenez garde que quelqu’une de ces choses ne soit cause de l’infertilité dont vous-nous blasmez.

– Je sçay bien, dit-il, Circéne, que comme vous avez tousjours eu beaucoup de beauté pour vous faire aimer, de mesme vous n’avez jamais eu faute de desdain pour mespriser ceux qui vous ont adorée. – Et moy, dit Palinice, je sçay encore mieux que comme vous avez tousjours esté tres-fertile en nouveaux desirs et nouvelles affections, de mesme vous n’avez jamais eu faute de paroles pour accuser autruy de vostre faute. Alors Hylas se reculant deux ou trois pas : C’est trop, dit-il,d’avoir agrave; combattre contre trois : les plus vaillants mesme ne le veulent entreprendre contre deux. A ce mot, Astrée, Diane, Phillis,et le reste de leurtrouppe arriverent, et furent cause que ceste dispute prit fin.


LE
QUATRIESME LIVRE
DE LA SECONDE
Partie d'Astrée.


C’estoit la coustume des bergers de Lignon de ne rencontrer jamais estranger, sans luy offrir toute sorte d’assistance, leur semblant que les loix de l’hospitalité le leur commandoient ainsi. Ceste coustume convia Astrée, Diane et toute leur compagnie, de faire ces mesmes offres à ces belles estrangeres, et apres, leur demander la cause de leur voyage. A quoy Florice respondit pour toutes : Qu’estant envoyées en ceste contrée, par l’ordonnance d’un dieu qui leur avoit deffendu d’en dire encore l’occasion, elles n’oseroient luy desobeyr, que cela estoit cause qu’elles ne pouvoient leur satisfaire. Et s’estant enquise qui estoient ces bergeres, et ayant sceu de Phillis leurs noms, Florice s’adressant à Astrée : J’advoue, dit-elle, que j’ay esté aveugle de ne cognoistre pas que vous estiez la bergere Astrée, de qui la beauté, ne pouvant se renfermer en un si petit pays que le Forests, remplit de sa louange toutes les contrées d’alentour. Mais vous devez, ce me semble, recevoir pour excuse, qu’admirant et vous et Diane, je demeurois comme esblouye et confuse de trop de lumiere. Et je commence de bien esperer de nostre voyage, puis que d’abord nous avons faict la plus heureuse rencontre que nous eussions peu desirer.

Astrée, pleine de civilité, luy respondit avec les plus honnestes paroles qu’il luy fut possible. Et, apres s’estre embrassées et bai­sées, Hylas les interrompant : Et quoy ? Florice, dit-il, que vous semble de nos villages ? Vistes-vous jamais rien de si beau parmy les artifices de vos villes ? Et n’ay-je point eu raison de vous quitter toutes pour ces bergeres, puis que la simplicité de mon humeur et de mon esprit a bien plus de simpathie avec leur beauté naturelle, qu’avec les ruzes et finesses dont vous usez dans vos villes ? – Si jamais vous avez disposé vos actions, dit Flonce, avec jugement, j’advoue que c’a esté ceste fois, non pas pour la conformité des humeurs qui peut estre entre ces belles bergeres et vous, car en Cela vous seriez trop differents, mais parce que Hylas ayant esté toute sa vie volage en l’affection qu’il a portée aux autres beautez, deviendra sans doute constant a ce coup, si pour le moins la perfection de la beauté a puissance de le faire. Et quant à moy, je le crois, puis que ne voyant rien de mieux en quelque autre lieu où il puisse aller, s’il a de la raison, û sera contraint de s’arrester icy. – C’est à moy de respondre, dit Phillis, car Hylas est mon serviteur ; et toutesfois je ne respondray pas de sa fidelité, puis que, regardant vostre visage qu il a ayme, et depuis cessé d’aimer, je tiens que ce n’est pas la beauté qui le rend amoureux. – Et que pourroit-ce donc estre ? interrompit Hylas – Une imprudente humeur de changer, respondit Florice, et une certaine legereté d’esprit, qui ne le laisse jamais vingt quatre heures en mesme opinion. – Vous estes partie, repliqua Hylas, le jugement que vous, en faictes, est suspect. – Je vous asseure, respondit-elle, que si vous croyez que je sois partie offensée, je vous remets librement l’injure, puis que je suis beaucoup plus obligée à vostre changement que je n’eusse receu de satisfaction de vostre constance. Et si vous me dites partie pour pretendre quelque chose en vous, croyez, Hylas, que je quitte de bon cœur ma prétention à qui la voudra, et qu’il m’obligera plus en la rece­vant, que je ne penseray de luy avoir fait de l’avantage en luy faisant cette donation. – Vous avez raison, respondit Hylas a moitié en colere, de faire de cette sorte vos presens de moy, car vous en pouvez disposer aussi librement que des estoiles.

Cependant Paris s’estoit adressé à Diane, et apres l’avoir saluée. C’est bien, dit-il, la plus heureuse rencontre que j’eusse peu desirer que celle de vous avoir trouvée icy où je l’esperois le moins. Elle l’est pour moy, dit Diane, puis qu’elle, nous donne le bien de vostre compagnie, si ce n’est que ces belles estrangeres nous la ravissent: Elle sousrit à ce mot, sçachant bien que Pans l’ aymoit, de sorte qu’il n’avoit garde de la quitter pour quelque autre que ce fust. Que si ce sousris donna du contentement à Pans, il fat bien un contraire effect en Silvandre, qui n’ignorant point l’amour de Paris, ne se peut deffendre des pointes de la jalousie en voyant le bon accueil qu’on faisoit à son rival; et cette experience eust eu plus de force à luy faire advouer que la jalousie procedoit d’amour, que toutes les raisons qu’eust peu alléguer Phillis contre luy. Et à la verité il n’y avoit rien qui peut, ce luy sembloit, emporter quelque advantage sur l’ame altiere de Diane, que la grandeur du pere de Paris. La bergere qui avoit quelque incli­nation à ne point hayr Silvandre, y prit garde aussi fit bien Laonice, quoy que le berger dissimulast le mieux qu’il luy fut possible ; mais les yeux d’amour, et de la malice sont trop aigus pour ne percer tous les voiles qu’on leur veut opposer. Et la cognoissance qu’il leur en donnoit eust esté beaucoup plus grande, si Astrée ne les eust separez ; mais desirant avec passion de parachever son voyage, elle rompit bien tost compagnie à ces estrangeres et se remit en chemin.

Et parce que Paris avoit pris soubs les bras Diane, Silvandre s’en alla vers Phillis, qui le voyant venir : Voilà que c’est, luy dit-elle, nous sommes tous deux de surplus, et quand nous ne serions point icy, l’on ne laisseroit pas de s’entretenir. – A ce coup, dit Silvandre, j’advoue, mon ennemie, que vous avez barre sur moy, et que je n’ay rien à repliquer sur ce que vous dites ; je plie patiemment les espaules, et paye de cette sorte le tribut de mon peu de merite sans murmurer.

Lors qu’elle luy vouloit respondre, Hylas survint, qui, sans se soucier de ces estrangeres, s’en courut apres Phillis, laissant Palinice, Circéne et Florice, tout ainsi que s’il ne les eut jamais aimées. Diane qui admiroit cette humeur, ne peut s’empescher d’en faire signe à Phillis, qui de son costé le regardoit en pitié, et l’estimoit l’unique en son espèce, et apres l’avoir consideré quelque temps de cette sorte : Me direz-vous la verité, Hylas ? luy dit-elle. – En pouvez-vous faire doute, respondit-il, voyant combien je vous aime, puis que pour vous suivre je laisse toutes celles que j’ay aimées ? – Cette preuve, continua Phillis, n’est pas petite. Mais je doute infiniment de ce que je vous veux deman­der. Dites-moy donc, avez-vous aymé ces estrangeres que vous venons de laisser? – Vous le pouvez apprendre, respondit-il, par les paroles de Florice: – Je ne fais pas, dit-elle, cette demande sans raison ; car si vous les avez aimées, comment les avez-vous si tost laissées en ce lieu, où elles sont mesmes estrangeres ? – Tout ainsi, respondit Hylas, qu’autresfois j’en ay laissé d’autres pour elles, de mesme je les laisse maintenant pour vous. Et je confesse bien que si l’amour que je vous porte n’eust eu plus de puissance sur moy que la civilité, j’eusse esté en quelque sorte obligé à quelque assistance ; mais je vous aime tant, que je ne puis avoir autre consideration que celle qui depend de mon amour. – Je ne nie pas, dit Phillis, que vous ne m’obligiez beaucoup, mais je vous admire en ce que les ayant aimées, vous en faites à cette heure si peu de conte. – Je les ay aimées, respondit Hylas, mais je ne les ayme plus, et parce que l’amour me retenoit autre­fois aupres d’elles, maintenant que cette amour est morte, elle ne le peut plus faire, et me semble qu’en cela il n’y a pas grand . subject d’admiration, ou de mesme il faudroit s’es tonner de voir un homme libre, lors que la corde qui le souloit lier se seroit usée et rompue. – Je crois, interrompit Silvandre, que Hylas n’a. jamais aimé ces belles estrangeres ; car autrement il les aimeroit encores, d’autant que les liens d’amour ne se peuvent ny user ny rompre. – S’ils ne peuvent estre usiez ny rompus, respondit Hylas, ils sont donc bien aisez à desnouer. – Tant s’en faut, repliqua Silvandre, tous les nœuds d’amour sont Gordiens. – Si cela est, dit Hylas, j’ay donc la mesme espée de celuy qui jadis ne les pouvant desnouer, les coupa ; car je sçay bien que je me suis defiait de ceux de plusieurs. – Ne croyez point, adjousta Silvandre, que vous les ayez aimées, car vous les aimeriez encores. – Je ne croy pas, dit Hylas, ce que je sçay ; c’est pourquoy, sçachant tres-asseurement ce que je dis, pour vous faire plaisir je ne le croyray pas. Et vous, pour ne m’importuner d’avantage, demeurez en vostre humeur melancholique, sans m’embrouiller d’avantage le cerveau de vos impertinentes opinions.

Phillis, qui estoit discrette, voyant que Hylas relevoit la voix avec colere, luy dit pour l’interrompre : Encor faut-il, Hylas, que je me fasche contre vous, de ce que vous m’avez empesché de sçavoir les nouvelles que ces estrangeres avoient commencé de raconter. – Ma maistresse, respondit-il, j’aymerois mieux ne les avoir jamais aimées, que si elles est oient cause que vous eussiez quelque mauvaise satisfaction de moy. – Je sçay bien, respondit Phillis, que l’amour que vous leur avez portée, et la satisfaction dont vous parlez, ne vous pressent gueres, car puis que vous ne les aymez plus, que vous peut importer de les avoir, ou ne les avoir pas aymées ? – Et quoy, ma belle maistresse, repliqua Hylas, vous n’estimez donc point les contentements qui sont passez ? – Si mon bien ne continue, dit Phillis, le souvenir de ne l’avoir plus m’afflige, et ne m’en laisse rien que du regret. – De sorte, continua Hylas, que les services, qu’on vous a faits, huict jours apres sont mis à neant : voilà qui ne va pas mal pour Hylas!

Silvandre prenant la parole pour Phillis : Vostre maistresse, luy dit-il, ne parle pas des services, mais des contentemens receus ; et avant que de vous en plaindre, il faut sçavoir d’elle si vos ser­vices sont mis en ce rang. Hylas respondit : Ceux qui se defient de leurs merites peuvent entrer en cette doute, comme vous, mais non pas moy, Silvandre, qui sçay que toute amour ne se peut payer que par amour, et que celle à qui j’ay adressé la mienne, a trop d’esprit pour ne la recognoistre, et trop de jugement pour ne l’estimer.

Le berger vouloit respondre lors que Phillis reprit la parole : J’estime Hylas, dit-elle, comme je dois, et je recognois ses merites pour estre tres-dignes d’estre aymez, et ne faut pas qu’il pense que je perde la memoire de ses services, car continuant de m’aymer, ils seront tousjours comme presents. Et si cette declaration luy est agreable, je luy veux faire une requeste, qu’il me doit accorder, s’il ne veut que j’aye opinion qu’il ne m’ayme pas bien. – Commandez-moy, dit Hylas, tout ce qu’il vous plaira, hors mis deux choses, à sçavoir que je meure, ou que je me departe de l’affection que je vous porte; car si j’estois mort, je ne vous pourrois plus aymer, et si je ne vous aymois plus, je perdrois le plaisir que j’ay d’estre aymé de vous. – Et vous, et l’amour que vous me portez, respondit Phillis en sousriant, serez immortels, si vous ne mourez que par ma volonté ; mais ce que je desire, c’est d’entendre de vostre bouche ce que vous nous avez empesche d’apprendre de celle de Florice. Diane qui ouyt cette demande, et qui s’ennuyoit fort de la grande chaleur qu’il faisoit, dit : Je trouve que si nous rencontrions quelque lieu commode pour passer cette grande ardeur du soleil, il y auroit bien du plaisir de donner une heure d’audience à Hylas, car je m’asseure que son discours ne sera point ennuyeux.

Astrée qui, encore que fort desireuse d’achever son voyage, cogneut bien qu’elle disoit vray, pour ne contrarier seule à la vo­lonté, et à la commodité de toutes les autres, s’approcha d’elle, et dit qu’elle vouloit estre de la partie. – De sorte, adjousta Hylas, qu’il ne tiendraqu’à moy, que vous ne m’escoutiez. Et, à la verité, je serois de mauvaise compagnie, si en me plaisant moy-mesme, je n’estois bien aise de vous contenter ; car ne croyez pas que ce ne me soit presque autant de plaisir de repenser à mes premieres amours, que si j’estois encores amoureux, et que les mesmes choses fussent presentes, parce que la plus part des plaisirs d’amour sont plus en l’imagination qu’en la chose mesme. Et quand on raconte ce qui s’est passé, l’ame jette sa veue sur les images qui luy en sont restées en la fantaisie, et les voit alors comme si elles estoient presentes. Et par ainsi, pour le contentement de toute cette compagnie, il ne faut que trouver un lieu commode où l’ombre nous deffende des rays du soleil. – II seroit impossible, respondit Silvandre, qu’en tout le bois on peut rencontrer une place plus commode que celle de la source de ce petit ruisseau que vous voyez ; car la fraischeur de l’ombre et le doux murmure de l’eau qui coule parmy le gravier, convie chacun à s’y arrester, et ce qui est de meilleur, c’est que nous ne nous destournons point de nostre chemin.

A ce mot, se mettant devant au grand pas, toute la troupe le suivit, bien ayse d’éviter l’incommodité du chaud. D’abord cha­cun mit les mains dans la fontaine, et n’y eut celuy qui n’en prist dans la bouche pour se rafraischir, et puis choisissant les places les plus commodes, ils s’assirent tous à l’entour de cette belle source, horsmis Silvandre, qui estant monté sur un grand cerisier, qui mesme leur faisoit ombrage, leur jet toit en bas des branches chargées de fruicts. Et, apres en avoir choisi quelques unes des plus belles, les vint presenter à Diane, qui en donna à Paris et aux bergeres, non toutesfois sans en choisir une qu’elle donna à Silvandre, en luy disant : Tenez, Silvandre, c’est ainsi que je vous fais part de vos biens. – Pleust à Dieu, dit-il en la recevant et luy baisant la main qu’elle luy tendoit, que vous receussiez d’aussi bon cœur tout ce que je vous donne, que cette part que vous me faites, m’est agreable.

Et prenant place le mieux qu’il peut aupres d’elle, lors que les cerises furent parachevées, Hylas commença de parler de cette sorte :

Histoire de Parthenopé, Florice et Dorinde[modifier]

Je me suis moqué bien souvent en ma pensée, de ceux qui blasment l’inconstance, et qui font profession d’en estre plus ennemis, considerant qu’ils ne peuvent estre tels qu’ils se disent, qu’ils ne soient eux mesmes plus inconstans que ceux qu’ils ac­cusent de ce vice. Car lors qu’ils deviennent amoureux, n’est-ce pas de la beauté, ou de quelque chose qu’ils remarquent en la personne qui leur est agreable ? Or si ceste beauté vient à defaillir, comme c’est sans doute que le temps emporte cest advantage sur toutes les belles, ne sont-ils pas inconstans d’aymer ces laids visages, et qui ne retiennent rien de ce qu’ils souloient estre, sinon le seul nom de visage ? Si aymer le contraire de ce que l’on a aymé est inconstance, et si la laideur est le contraire de la beauté, il n’y a point de doute que celuy conclut fort bien, qui sous-tient celuy estre inconstant, qui ayant aymé un beau visage, continue de l’aymer quand il est laid. Ceste consideration m’a fait croire, que pour n’estre inconstant, il faut aymer tous]ours et en tous lieux la beauté, et que lors qu’elle se sépare de quelque subjet, on s’en doit de mesme separer d’amitié, de peur de n’aymer le contraire de ceste beauté. Je sçay bien que la vulgaire opinion tient tout le contraire; mais il me suffit pour responce, de dire que le peuple est ignorant, et qu’en cecy il en rend une veritable preuve. Ne trouvez donc estrange, ma maistresse, ny vous, gentil Paris, si, vous racontant ma vie, vous oyez plusieurs semblables changements ; car je suis si soigneux de ne contrevenir à cette constance, que j’ay mieux aymé de quitter toutes celles que j’ ay aymées jusques icy que de faillir envers elle.

Vous avez desja sceu le subjet qui me sortit de Camargue, quel fut mon voyage jusques à Lyon, pourquoy j’aimay Palinice et Circéne. Et lors que j’ay interrompu Florice, elle vouloit raconter comment elle me surprit ; mais parce qu’elle a oublié des choses qu’il est necessaire que vous sçachiez, je reprendray ce qu’elle a teu finement, et puis je continueray de vous dire le reste de ma vie pourveu que nous ayons assez de temps.

Sçachez bien, ma maistresse, que Clorian à la verité fut tres-mal avisé de me donner charge de parler à Circéne pour luy, puisque ce n’est pas astre bien conseillé de choisir en cela un amy qui soit plus honneste homme que celuy qui l’envoyé, y ayant trop de danger, voire estant presque inevitable, que ce mal-avisé ne demeure amant, et que l’autre ne demeure aymé, parce que si celle à qui l’on s’adresse a de l’esprit, elle recevra tousjours plus-tost ce qui vaut le mieux ; et puis c’est prendre un mauvais lustre que de se servir et accompagner d’un plus honneste homme que l’on n’est pas. Il est certain que quand j’allay avec Palinice trouver Circéne pour Clorian, mon dessein estoit de le servir en amy, et de rapporter tout ce qui’me seroit possible à son contentement. Mais aussi tost que je vis cette Me, je me ressouvins que j’ en est ois amoureux depuis que je l’avois veue la nuict dans le temple ; de sorte que je vis bien qu’il faloit que je contrevinsse ou à l’amitié, ou à l’amour. Et apres que j’eus longuement debatu et pour l’un et pour l’autre, à sçavoir à qui cederoit, en fin je conclus qu’il faloit que le nouveau venu quittast la place à l’autre. Mais je n’eus pas plustost fait cette resolution, que l’amour incontinent me representa qu’il-estoit nay en mon ame aussi tost presque que j’estois nay, et que l’affection que je portois à Circéne, avoit ? devancé celle que j’avois depuis eue pour Palinice, qui estoit cause de l’amitié de Clorian. Et par ainsi l’amitié estant venue long temps apres l’amour, fus-je injuste d’ordonner qu’elle cederoit ? Nullement, ce me semble, puis que nous voyons que les loix appreuvent ceste primogeniture des peres envers leurs enfans, et qu’ail me semble mesme que la nature le vueille ainsi. Voilà donc la raison qui me fit parler à Circéne de la sorte que Florice vous a dit, et jugez si je pouvois avoir outre cela plus d’obligation au contentement de quelque autre, qu’au mien propre.

Qu’elle ne m’aille donc point reprochant que j’ay trahy mon amy ; car si de deux maux il faut tous jours choisir le moindre, et si l’homicide de soy-mesme est plus grand que de quelque autre que ce soit, qui dira, s’il n’est hors du sens, que je n’aye bien fait de trahir plustost une amitié qu’un amour, et d’avoir plus d’esgard à la conservation de ma vie et de mon contentement, qu’à celle de Clorian ? Clorian m’ayme et j’ayme Circéne. Clorian me prie de parler pour luy à Circéne, et mon affection me fait la mesme requeste pour moy. Si je ne satisfais à Clorian, j’offence l’amitié que je luy porte ; si je ne satisfais à mon affection, j’of­fense Circéne, et Hylas. J’ayme Clorian, j’ayme aussi Hylas, et par là vous voyez que ces deux amitiez pour le moins se contrepesent, car j’ayme bien autant Hylas que Clorian, voire eust-il avec luy tout le reste du monde. Mais l’amour que je porte à Circéne se joignant à l’amitié que je me porte, appesantit de cette sorte ce costé de la balance, que je ne tournay pas seulement les yeux sur Clorian, pour voir quel estoit son poids.

Je me laissay donc emporter à ce que je me devois, et pour vous monstrer que j’avois raison, les dieux approuverent mon dessein, le favorisant tellement, que Circéne, apres avoir esté recherchée de moy quelque temps, m’aima en fin peut-estre autant que je l’aimois; et quand vous sçauriez les asseurances que j’en ay receues, je veux croire que vous en diriez autant que moy. Mais parce qu’elle avoit des personnes à qui elle de voit donner de la satisfaction, et particulierement à sa mere, elle me pria de trouver bon qu’elle feignist d’aimer Clorian, parce qu’il y avoit apparence de mariage entre eux, estant d’une mesme ville, et d’une mesme condition. Et de plus, Clorian estant fort riche, sa mere sans doute auroit cette recherche agreable, au lieu que si la mienne eust esté descouverte, parce que j’estois estranger, et qu’on ne sçavoit pas mesme si je n’estois point marié, elle l’eust desapreuvée, et luy eust peut-estre deffendu de me voir.

Je fus tres-aise qu’elle m’eust fait cette ouverture, d’autant que je ne sçavois plus avec quelles paroles je devois entretenir Clorian plus longuement, luy ayant desja dit toutes les excuses que je pouvois, parce que luy qui me voyoit d’ordinaire pres de Circéne, feignant que c’estoit pour parler pour luy, il commençoit d’entrer en doute de moy, voyant que je ne faisois rien à son advantage. Je fis donc entendre à Circéne tout ce qui s’estoit passé entre Clorian et moy, et la charge qu’il m’avoit donnée de luy en parler. Mais, belle maistresse, je la luy dis en me moquant de luy, et le mesprisant bien fort, de peur que si je luy eusse repre­senté son affection telle que je l’eusse bien sceu faire, elle n’eust pris quelque envie de l’aimer. Et je le fis si dextrement, que Circéne eut plus de volonté encores de se servir de luy pour m’aymer avec moins de soupçon, et me dit, que la raison qui luy en avoit fait faire choix, estoit que sa mere le luy avoit bien souvent pro­posé pour mary, et qu’elle avoit bien recogneu qu’il ne luy vouloit point de mal. Je me retire donc en cette intention vers Clorian, à qui je faints un long discours pour luy faire trouver meilleur ce que je luy voulois dire. Je luy raconte des paroles, des responses, et des repliques merveilleuses que je disois avoir faites à son advantage, et dont il n’avoit pas esté dit un mot ; et en fin je l’asseure que la declaration qu’il luy fera de son affection luy. sera agreable. Les remerciement qu’il me fit furent grands, et plus encor les offres de me servir en semblable occasion, dont je le remerciois de bon cœur, ne desirant pas d’estre entre ses mains,-comme je le tenois entre les miennes.

En fin il se resolut de parler à Circéne, selon mon advis, et se prepara à cette rencontre avec autant de crainte et de battement de cœur, que s’il eust deu entrer en camp clos contre le plus vail­lant champion de tous les Francs. Si est-ce que le courage que je luy donnois, et l’asseurance que ses paroles seroient bien receues, luy firent en fin surmonter la crainte qui l’en avoit si long temps empesché. Et trouvant la commodité de luy parler, il luy dit son intention, avec les meilleures paroles qu’il peut inventer, desquelles la conclusion fut, qu’il luy portoit tant de respect, que sans moy il n’eust jamais eu la hardiesse de luy declarer son affection, encor qu’elle fust si juste, et si pleine d’honnesteté, ne tendant qu’à l’espouser, qu’il penseroit bien qu’autre qu’elle ne s’en sçauroit offenser. – A la verité, luy respondit-elle, vous avez un fort bon amy en Hylas, et vous le devez croire tel, et le conserver par tous les moyens qui vous seront possibles, y ayant plus d’un mois que continuellement il me parle de vous. Vous entendrez par luy que je ne suis pas si mécognoissante que vous m’estimez, et que je sçay bien qu’une personne de vostre merite oblige une fille, quand il la recherche avec le dessein que vostre amy m’a asseure que vous avez. Cela estant, vous devez croire que je vivray avec vous, comme le requiert une si honneste affection ; mais je seray tres-aise que Hylas soit tesmoin de tout ce qui se passera entre nous, afin qu’il condamne celuy qui aura le tort.

J’abregeray ce discours, ma belle Phillis, parce que si je me voulois autant arrester en tous les autres, il faudroit un siecle pour vous redire les accidens qui me sont arrivez.

Sçachez donc que depuis ce jour, voilà Clorian tellement em­barqué, qu’il n’y avoit point de moyen de l’en retirer. Et parce que les parens commencerent de s’en prendre garde, il fallut que je fisse entendre à la mere, que Clorian avoit dessein de l’espouser et que d’autant que j’avois jugé ce parti n’estre point desadvantageux pour Circéne, j’y avois apporté tout ce qui m’avoit esté possible, mais que n’en ayant point parlé à son pere, et à sa mere, il desiroit que cette declaration fust secret te. La mere de Circéne, qui sçavoit que Clorian estoit riche, et bien apparenté, me remercia de ce bon office, et en fin me pria, que s’il avoit cette volonté, il luy en dist quelque chose, et qu’elle le tiendroit si secret qu’il luy plairoit, mais qu’elle desiroit avoir cette satisfaction de luy. Je l’asseuray qu’il n’y manqueront point ; et de fait, quelques jours apres, nous l’allasmes trouver en son logis, où Clorian luy en dit encore plus que je n’avois fait. Voilà donc toutes choses en-bon estat; car pour moy j’estois bien venu aupres de la mere, tres bien aupres de Clorian, mais mieux encores auprés de Circéne. Or voyez à quoy je fus reduit pour faire semblant que je n’estois point amoureux de cette belle fille : j’estois contraint de quitter la place à Clorian, et de parler pour luy. S’il y avoit quelque compagnie, je me mettois devant eux, à fin que, sans estre veu, Clorian luy baisast les mains, mais je mourois quand je voyois que quelquefois il luy baisoit la bouche, et toutesfois cela est bien souvent advenu en ma présence. Et quoy qu’il me déplust beaucoup, et plus encores à Circéne, si nous y contreignions-nous pour avoir subject de vivre privement, elle et moy, car la chere qui croyoit que je n’y fusse que pour Clorian, m’en donnoit toutes les commoditez que je voulois. Voire je diray bien d’avantage : je luy portois les lettres que Clorian luy escrivoit, et le plus souvent je faisois la response, et elle ne faisoit que la rescrire, et Dieu sçait si c’estoit sans rire, et sans bien passer nostre temps à ses despens.

Je vivois donc de ceste sorte, le plus content homme du monde, lors que la fortune voulut tourner la roue tout à rebours ; toutesfois je n’en eus pas tant de mal qu’un autre eust bien peu recevoir, ayant une très-bonne recette à toutes ces maladies. Les festes des Bacchanales estoient presque parachevées, lors que Clorian et moy nous resolumes de maintenir un tournoy. Clorian fit paindre pour sa devise une Circé, avec le visage de Circéne, qui transformoit par ses breuvages les compagnons d’Ulysse en diverses sortes d’animaux, avec ce mot L’AUTRE AVOIT MOINS DE CHARMES. Quant à moy, n’osant me declarer comme luy, je voulus, un peu déguiser son nom, et peignis une Sirene, et Ulysse lié dans son vaisseau avec ces mots : QUELS LIENS FAUDROIT-IL ? Je pensois avoir bien travaillé, et qu’elle m’en seroit infiniment obligée, et voyez ce qui en advint.

Il y avoit de fortune une belle fille dans Lyon, qui se nommoit Parthenopé, assez voisine du logis où je demeurois, avec laquelle toutesfois je n’avois jamais eu grande familiarité, et si n’en sçaurois dire la cause, car ce n’estoit pas mon humeur d’avoir de belles voisines sans les visiter. Quand je fus sur les rangs, et que chacun eust dit son avis de nostre entrée dans le champ, les plus curieux voulurent deviner nos devises. Quant à celle de Clorian, il n’y eust celuy qui ne la devinast aisément, le visage de Circéne et l’equivoque du nom la decouvrant assez. Mais pour la mienne, il n’y avoit personne qui en peust venir à bout. En fin, un vieil chevalier qui estoit parmy les dames, sur l’eschaffaut où estoit Circéne, et Parthenopé, et que l’aage dispensoit de vestir le harnois, respondit froidement : II est aisé de descouvrir son intention. Et lors, s’adressant à Parthenopé : C’est pour vous, la belle, luy dit-il, qu’il entre au camp. Elle rougit, car elle se sentoit accusée à tort, et luy respondit comme surprise : Si c’est pour moy, il est vrayment bien secret et dissimulé, puis qu’il ne m’en a rien dit. – Prenez garde, respondit Circéne, qui se sentoit picquée, que vous ne le soyez plus que luy, en le voulant dissimuler mieux qu’il n’a sceu faire. – II m’est aisé, respondit Parthenopé, de dis­simuler une chose que je ne sçay pas, ny celuy non plus qui l’a dite, sinon par opinion. – Si vous voulez sçavoir, respondit le vieil chevalier, qui me l’a fait juger ainsi, je le vous diray, et m’asseure que vous ferez un jugement semblable au mien. – Je seray bien aise, respondit-elle, d’apprendre ce secret de vous. – Vous voyez, reprit alors le vieil chevalier, qu’il porte une Sirene en son escu, avec ces mots : quels liens faut-il ? Il ne pouvoit vous nommer plus clairement que par la peinture d’une Sirene, parce que les anciens ont tenu que les Sirenes estoient trois filles d’Achelois, et de la nymphe Calliope, et se nommoient Ligée, Leucosie, et Parthenopé ; et vous, vous appelant Parthenopé, il estoit bien malaisé qu’il peust vous faire voir plus clairement son intention, que par une Sirene, et un Ulysse lié à l’arbre de son vaisseau, voulant entendre qu’il n’y a rien qui le peust empescher de se donner à vous, si par vos faveurs vous le vouliez rendre vostre.

Alors toute la trouppe frappant des mains, s’escria: Ah Parthenopé ! vous nous l’avez tenu bien secret, mais il vaut autant l’advouer maintenant que de le nier. – Quant à moy, dit-elle, ce m’est tout un, et que cela soit, ou non, il m’importe fort peu. –Vous ne vous fascherez donc point, dit Circéne, que nous le nommions vostre chevalier ? – Je ne m’en soucie point, dit-elle, mais prenez garde que vous ne l’accusiez à faux. Ce bruit courut incontinent parmy les dames, que j’estois le chevalier de la Sirene, et Clorian de Circéne, et qu’on verroit laquelle auroit meilleure fortune en ce tournoy. Quant à moy, je n’en sçavois rien, et prenois bien garde que quand je passois sous l’eschaffaut de Circéne, elle me crioit : A Dieu chevalier de Parthenopé, mais je ne sçavois ce qu’elle vouloit dire. En fin le tournoy parachevé, chacun se retira, et nous semblant d’avoir bien faict nostre devoir, Clorian et moy, aussi tost que nous fusmes desarmez, et que nous eusmes changé d’habit, nous allasmes chez Circéne. Mais elle, qui estoit infiniment picquée contre moy, ne me fit pas l’accueil qu’elle souloit ; au contraire, quand je luy voulois parler, elle ne me disoit autre chose, sinon : Laissez moy en paix, chevalier de la Sirene. Et se tournant de Vautre costé, avec une façon de mespris, ne me respondoit qu’avec peine.

J’estois tant innocent de ce qu’elle m’accusoit, que je n’y songeois point, et ne sçavois pourquoy elle me traittoit de cette sorte, si ce n’est que je ne me fusse pas bien acquitté à son gré de l’entreprise que nous avions faite, d’estre les soustenans en ce tournoy. Mais ne me semblant pas que j’eusse plus mal fait que mon compagnon, et voyant qu’elle luy faisoit bonne chere, je ne sçavois qu’en penser. Je me retire ce soir sans en sçavoir autre chose, car je ne peus tant faire que de parler à elle en particulier ; je m’en vais donques un peu mal satisfait de ma fortune, mais le lendemain il m’advint une rencontre qui ruina tout le reste de mes affaires.

Estant le matin dans le temple, j’y rencontray Parthenopé, avec une de ses tantes ; et de fortune m’estant mis aupres d’elle, je vis qu’elle me regarda d’un œil qui n’estoit point ennemy. Elle estoit belle, et par consequent de celles que par les loix de ma constance, je suis obligé d’aymer. Cela fut cause que je m’approchay un peu plus pres d’elle ; et lors que je cherchois un subject pour parler, elle s’aprocha et se pancha un peu de mon costé, et me dit : Comment vous trouvez-vous du tournoy ? – Je dois faire cette demande, luy dis-je, aux belles dames comme vous estes, puis que le jugement vous en demeure. – Je ne vous demande pas, me dit-elle, comment vous vous y estes porté, car chacun est tesmoin qu’il ne se pouvoit mieux ; mais je suis curieuse de sçavoir si vous ne. vous estes point trouvé las de la peine que vous y eustes. – Puis que vous’faites, luy repliquay-je, un juge­ment si avantageux pour moy, seroit-il possible que j’en puisse ressentir quelque peine ? Nous estions en lieu, où les longs dis­cours n’est oient pas bien seants ; cela fut cause qu’elle ne me respondit qu’avec un sousris, et en baissant la teste de mon costé.

Or les prieres, et devotions estant finies, elles sortent hors du temple ; et moy, me semblant que ces dernieres paroles m’obligeoient à les accompagner jusques en leur logis, qui estoit fort proche de ce temple, je pris sous le bras Parthenopé, et par les chemins je sceus l’opinion que chacun avoit eue que je fusse entré au tournoy comme son chevalier. Quant à moy qui estois bien aise de couvrir l’affection que je port ois à Circéne, et qui outre cela n’eusse jamais refusé les bonnes graces de Parthenopé, luy respondis qu’il estoit vray, et que n’ayant osé le luy declarer par mes paroles, j’avois choisi cette voye.

Apres plusieurs discours, et que nous fusmes arrivez en son logis, elle osta son escharpe qui luy couvroit la teste, et la mit sur la table, et puis osta son masque, et tournant le dos au feu, se chauffoit en me parlant. Et je cognoissois bien qu’elle n’avoit point eu desagreable ce qui s’estoit passé, puis qu’elle en renouvelloit tousjours le discours ; et plus je voyois que mon service ne luy desplaisoit point, et plus j’en devenois amoureux. Enfin avant que partir, je pris cette escharpe qu’elle avoit posée sur la table, et me la mis au col, encor qu’elle y fist un peu de résis­tance ; mais je luy dis, qu’estant entré le jour precedent au tour­noy pour elle, sans avoir autre marque d’elle que mon affection, il estoit bien raisonnable que j’eusse celle-cy pour tesmoignage que j’estois sien. La difficulté qu’elle en fit ne fut pas grande, et par ainsi je l’emportay, et l’eus tout le reste du jour au col. Toutesfois, parce que je ne voulois perdre Circéne, je me contraignis de n’aller point en lieu où elle me peust voir.

Mais celuy de qui je me doutay le moins, qui estoit Clorian, luy dit sans autre dessein que de luy raconter de mes nouvelles, que j’estois le plus content qui fust jamais, pour les faveurs que je recevois de Parthenopé ; et là dessus luy parla de cette escharpe. Dieu sçait si ces paroles luy toucherent au cœur, car veritablement elle m’aimoit, et toutesfois elle n’en fit point de semblant. Mais lors que j’y allay le lendemain, sans que Clorian y fust : Et bien, me dit-elle, chevalier de la Sirene, qu’avez-vous, fait de vostre belle escharpe ? J’aimois Circéne beaucoup plus que Parthenopé, et ne voulois point la perdre pour si peu d’occasion ; cela fut cause qu’avec mille serments, je luy juray, qu’entrant au tournoy, je n’avois point pensé à Parthenopé, mais au nom de Circéne seulement, duquel ostant une lettre, on pouvoit faire Sirene. – Mais, dit-elle, pourquoy ne m’en parlastes-vous point ? – Parce, luy respondis-je, que je croyois la chose si aisée, que je pensois que vous la recognoistriez. – Et de cette escharpe, adjousta-t’elle, qu’en dirons-nous ? – J’avoue, luy dis-je, que je la luy pris hier, mais ce ne fut que par maniere d’acquit, et comme desireux de mieux celer l’affection que je vous porte. Elle demeura quelque temps sans me respondre, et puis elle reprit tout à coup la parole de cette sorte : Or bien, fiylas, j’en croiray tout ce que vous voudrez, pourveu que vous me contentiez en une chose. – Elle sera impossible, luy dis-je, si je ne la fais. – Donnez moy, me repliqua-t’elle, Tescharpe dont je vous parle, et je vous en donneray en eschange une autre qui vaudra mieux. Je fus en peine, et eusse bien voulu m’en excuser, mais il me fut impossible.

Et oyez, je vous supplie, quelle fut sa resolution. Aussi tost qu’elle l’eust, elle se la mit au bras, et m’en donna une autre, qui sans mentir estoit beaucoup plus belle. Et le jour mesme, sçachant que je n’estois point en mon logis, elle s’en va avec quelques unes de ses amies, feignant de se promener, et passant devant ma porte, fait demander si j’estois au logis. Un homme qui me servoit, et qu’elle cognoissoit bien, vient parler à elle, et luy dit que je n’y estois pas. Nous voulions, luy dit-elle, cette bonne compagnie et moy, qu’il vinst au promenoir avec nous. Mais fais-nous un plaisir, va t’en dire à Parthenopé que nous l’attendons icy pour cet effect ; et afin que tu y ailles de meil­leur courage, voilà une escharpe que je te donne, et porte la tout aujourd’huy pour l’amour de moy. Et à ce mot, elle luy mit au col celle que j’avois eue de Parthenopé. Ce valet qui se sentit fort honoré de cette faveur, l’en remercia ; et pour luy obeyr, s’en alla courant faire son message à cette fille, qui voyant d’abord son escharpe au col de cet homme, eut opinion que je la luy faisois porter par mespris d’elle. Et depuis, oyant la harangue, cognut bien que cela venoit de Circéne, et que je la luy avois donnée ; ce qui l’offensa de sorte, que jamais depuis je ne peus renouer avec elle, et moins encore avec Circéne, qui se retira tout à fait de moy, quoy qu’elle vist bien que je Paymois d’avan­tage. Mais tenant à cette maxime, qu’il faut hayr ceux que Ton a offencez, sçachant que la trahison qu’elle m’avoit faite, estoit tres- grande, elle ne voulut jamais se fier en moy.

Je fus Contraint de retourner à Palinice, mais je n’y demeuray pas long temps, car le printemps estant desjà assez advancé, et de fortune s’estant trouvé cette année fort beau, un jour ces belles dames, se mettant ensemble plusieurs de compagnie, vou­lurent jouir de la douceur des champs. Et pour y aller plus à leur commodité, entrerent dans un bateau, et remontant contremont le paisible Arar, passoient le temps tantost à la musique des instrumens, tantost à celle des voix, -et quelquefois mettant pied à terre, dansoient à des chansons qu’elles disoient tour à tour. De malheur je n’avois autre cognoissance en cette troupe, que celle de Palinice, et Circéne ; toutesfois je ne laissay de me mettre parmy elles, et les entretenir toutes. Je voyois bien qu’elles se demandoient à l’aureille qui j’estois, et que Palinice avoit assez d’affaire à dire mon nom à toutes celles qui s’en enqueroient. Mais cela ayant duré quelque temps, je fus incontinent apres aussi cogneu que personne de la troupe, parce qu’entrant en discours avec la premiere qui se presentoit, elles trouverent mon humeur si agreable, qu’il n’y en eust une seule qui ne voulust estre de mes amies.

Tant que le bateau alla contremont, encor que l’Arar coule si doucement, que bien souvent on ne peut remarquer de quel costé il descend, si est-ce que quelque fois il faisoit un peu de bruit contre les aix, et cela fut cause qu’on ne se servit que des instruments ; sinon qu’interrompant quelquefois la musique, elles discouroient bien souvent aux despens de ceux qui n’en pouvoient mais. Mais quand on se laissa aller au courant de l’eau, et qu’on n’oyoit plus qu’un petit gazouillis que l’onde fai­soit contre le bateau, comme glorieuse de porter une si belle charge, elles s’assirent dans le fond, et là celles qui avoient la voix bonne, chantoient ce qui leur venoit en fantaisie. Entre ces belles dames il y avoit plusieurs chevaliers et enfans des druides, qui s’estoient mis parmy elles, pour leur tenir compagnie, et passer le soir plus agreablement.

Ce fut en ce lieu où la premiere fois je vis Teombre. Cest homme avoit presque passé son automne avec une si bonne opinion de luy mesme qu’il pensoit que toutes les dames mourussent d’amour pour luy. Quant à moy, je ne peus jamais y remarquer chose qui me pleust ; toutesfois il est certain qu’il avoit des- mignar­dises qui ne des plaisoient point à quelques unes.

Entre les autres, Florice, à ce que je crois, l’avoit aymé : cette Florice à la verité est oit belle, et pouvoit conserver ce nom entre celles qui sont estimées belles. Elle estoit blanche et blonde, avoit tous les traicts de visage tres-beaux, mais sur tout les yeux si doux et attrayants, que j’advoue n’en avoir jamais veu de semblables. Elle avoit la taille si belle, et la façon si pleine de majesté, qu’on pouvoit aisément juger qu’elle n’es toit pas née parmy le peuple ; aussi estoit-elle de cette race qui se vante d’estre issue du grand Arioviste.

Et quoy que cette belle dame fust telle, qu’il n’y eust point en toute la contrée qui peut-estre ne luy deust céder, et en merite, et en beauté ; si est-ce que Teombre, fust pour le malheur d’elle ou autrement, en estoit plus aimé qu’autre qui fust dans la ville. Et parce qu’il y avoit desja quelque temps que cette amitié estoit commencée, et que la continuation en est quelquefois languis­sante, Teombre creut qu’il la faloit ralumer par quelque jalousie, et pour ce sujet fit semblant d’aimer une jeune fille nommée Dorinde, qui avoit bien quelque beauté, mais qui cedoit en tout à Florice. Or ceste Dorinde pour lors estoit partie pour aller chez un de ses oncles, et y avoit quelques jours qu’elle estoit hors de la ville. Cela fut cause que Teombre, pour continuer sa feinte, quand ce fut à luy à chanter, prit son subjet sur cette Dorinde, et en dit quelques vers, dont je ne me sçaurois souvenir. Mais enfin le subjet estoit, qu’à son despart elle avoit fait serment d’avoir tousjours memoire de luy ; ce qu’il tenoit pour un si grand heur qu’il n’y avoit dieu dans le ciel, avec lequel il voulust changer sa fortune.

La belle Florice se sentit infiniment picquée de ces propos qui, dits en sa presence, sembloient l’offenser d’avantage ; et prenant la parole, comme si c’eust esté en deffence de Dorinde, qui en quelque façon luy touchoit d’alliance, elle luy respondit de ceste sorte :

Sonnet


Dorinde se moqua de vous,

Quand elle vous Uni ce langage,
Sçachant bien qu´on peut sans outrage
Promettre toute chose aux fous.

Ou la vanité devostre ame
Vous fait vanter qu’elle l’a dit.
 Pour monstrer d’avoir du credit
Aupres d’une si belle dame.

Mais soit quelle ait fait ce serment
Pour chasser un fascheux amant,
Promettre est un doux artifice :

Et quand on l’en devroit punir,
Elle aimeroit mieux le supplice,
Que non pas un tel souvenir.

Cette repartie faite si à propos par Florice me fut tant agreable que dés lors je me resolus de l’aimer, et la joindre à Palinice et à Circéne. Et presque en même temps, costoyant un beau pré, elles furent toutes d’avis de mettre pied à terre, pour jouir de la beauté du lieu ; quelques-unes soudain commencerent de chanter, d’autres de danser à leurs chansons, et d’autres de cueillir des fleurs, ou de se promener.

Florice fut de celles qui, espanchées par le pré, faisoient des bouquets et des guirlandes. Elle estoit alors assise sur ses talons, et separée de la troupe, s’entretenoit peut-estre de ce que Teombre venoit de dire. Je m’approchay d’elle, non pas pour m’y embar­quer du tout, mais ayant deux desseins : l’un, de sonder s’il y feroit bon, et selon que je trouverois le passage, de passer plus outre, ou de m’en retirer ; et l’autre, pensant que Circéne, tou­chée de cette jalousie, ne voudroit pas me perdre, et viendroit peut-estre à quelque repentir. Mais il advint autrement, comme vous entendrez. Mettant donc un genouil en terre pour luy parler plus aisément, je faisois semblant de luy ayder à cueillir des fleurs. Elle les prenoit de ma main avec beaucoup de civilité, non tou-tesfois sans s’estonner que, ne l’ayant jamais veue auparavant, je prisse cette peine. Je le recognus bien, mais sans luy en rien dire, je voulois attendre que ses paroles me donnassent occasion de luy faire entendre que je l’aymois, estant bien asseuré qu’il estoit impossible qu’il n’advinst ainsi. Et ce qui me faisoit traitter celle-cy avec plus de respect, c’estoit la grandeur qu’elle tenoit, qui, à la verité, estoit telle que je n’eus jamais tant de crainte d’aborder pas une des autres que j’ay aymées.

Et voyez si je ne devine pas quelquefois. Il avint tout ainsi que je l’avois pensé. Car apres avoir receu plusieurs fois les fleurs que je cueillois, en fin elle me dit que je prenois trop de peine, et. que je l’estimerois incivile de permettre que je continuasse. Tant s’en faut, luy dis-je, que cela soit, que je crois chacun estre obligé de vous rendre toutes sortes de services, puis que vous assistez si bien vos amies en leur absence. – Ne parlez-vous pas, me dit-elle, de Dorinde ? – C’est celle-là mesme, luy dis-je, en la personne de qui vous avez obligé toutes les autres. – Je ne sçaurois, dit-elle, souffrir la vanité de Teombre, car vous voyez quel il est, et toutesfois il pense et dit que nous mourons toutes d’amour pour luy. – II faudroit bien, luy dis-je, que les dames eussent beaucoup d’amour, et peu de jugement, et me semble qu’il est plus propre pour le remede d’amour, que pour renseigner l’art d’aimer.

Florice alors me regardant avec un sousris : Je suis, me respondit-elle, de vostre opinion ; et de plus, si je voulois aymer, ce seroit le dernier de tous les hommes que je choisirois. – Ce seroit bien offenser les dieux qui vous ont faite telle que vous estes, luy dis-je, si vous profaniez pour luy tant de beautez. – Je sçay bien, me dit-elle, qu’il n’y a point de beauté en moy, mais je sçay encore mieux que je n’auray jamais amour pour luy. – Dieu vous rende, luy dis-je, plus veritable pour luy, que vous ne l’estes pour ce qui vous touche. Et si quelque autre que vous tenoit ce langage, il seroit mal-aysé que je le souf­frisse, mais à vous, je ne puis faire autre responce sinon que si tous les yeux qui vous regardent, ne vous voyoient telle que je vous vois, je pourrois penser que les miens peut-estre me vou­lussent tromper ; mais puis qu’ils font tous un mesme rap­port, je veux croire que la. modestie est celle qui vous fait parler contre l’opinion de tous, encor que vos yeux ne voyent pas differemment des nostres. – Je crois, dit-elle, avec la verité, que mon visage n’a rien qui puisse meriter le nom que vous luy donnez, mais tel qu’il est, n’en parlons plus ; la continuation en est hors de saison et de peu de plaisir. – Je vous obeiray, luy dis-je, mais ce sera avec cette protestation que je ne parlay jamais plus selon ma creance, et que ce que vous me deffendez d’avoir en la bouche, je l’auray le reste de ma vie au profond du cœur.

Nous eussions continué, n’eust esté que ses compagnes l’appellerent, qui estaient desja entrées dans le bateau. Elle se leva donc sans me respondre, et ramassant ses fleurs dans l’un des’ pans de sa robe, je la pris sous les bras, et la conduisis dans sa troupe, où n’osant reprendre le discours que nous avions laissé, de peur de paroistre trop hardy (car c’est un tesmoignage de n’aimer guiere, que d’avoir trop de hardiesse en ces premieres declarations) je me contentay pour cette fois de ce que je luy en avois dit. Et parce que la musique ayant quelque temps continué, en fin elle cessa pour laisser ouyr les voix de ceux qui chantoient. Quand Ce vint à mon rang, je chantay les vers que je vous vay dire, pour asseurer Florice, que tout ce que je luy avois dit, estoit veritable.

Sonnet
Serments amoureux


Belle, de mes desirs vous estes le trespas,
Et c’est vous toutesfois que seule je desire,
J’en jure vos beaux yeux que le soleil admire,
Et j’en jure mon cœur, surpris de vos appas.

J’en jure vos douceurs, qui sont tout mon soulas,
J’en jure vos desdains, qui sont tout mon martyre
J’en jure mes douleurs, tesmoins de vostre empire,
J’en jure ces plaisirs qu’avoir je ne puis pas.

J’en jure les amours, amoureux de vous-mesme,
J’en jure ces beautez, qui font que l’on vous ayme,
J’en jure mes espoirs, encor que bien petits.


J’en jure ces desirs que vous me faites naistre,
Bref j’en jure par vous, sans qui je ne veux estre,
Encor ne croirez-vous ce que je vous en dis.

Or, belle Phillis, voicy un grand commencement d’affaires, car depuis que j’eus veu Florice, il me fut impossible de m’en retirer ; et toutesfois il me faschoit fort de perdre Palinice, tant pour l’obligation que je luy avois, que parce que veritablement c’estoit une veufve, qui meritoit d’estre servie. Outre que j’avois desja trop de regret de la perte de Circéne ; car ce jeune esprit ayant esté offencé, se roidit tousjours contre toutes les raisons que je luy peus dire. Et toutesfois, encor qu’elle ne m’aimast point, si ne laissoit-elle pas d’estre faschée que Florice me possedast plus absoluement qu’elle n’avoit jamais peu faire, luy semblant que c’est oit un tesmoignage de son peu de beauté. Et cela fut cause qu’elle me faisoit tous les mauvais offices qu’elle pouvoit, tant envers Palinice, de qui elle avoit recogneu l’amour, qu’envers Florice, pour qui mon affection n’estoit que trop appa­rente. Mais il advint que ses contrarietez me furent utiles, et qu’elle fit plus pour moy que mes services peut-estre n’eussent peu faire de long temps ; parce que Florice recognut inconti­nent que Circéne parloit avec passion, et cela es toit cause qu’elle ne luy adjoustoit point de foy, et au contraire, considerant mes actions de plus pres, elle commença de les trouver agreables, et peu à peu de s’y plaire. Et lors Amour prenant cette occasion, comme fin et ruzé qu’il est, se glissa insensiblement dans son’ame. Mais parce que je desirois de conserver Palinice, je ne fus pas sans peine.

Et apprens, Silvandre, cecy de moy, dit-il, se tournant vers le berger, qu’il n’y a rien que les femmes estiment d’avantage, que ceux qui sont amoureux d’elles. – Ny qu’elles mesprisent d’avantage, adjousta Silvandre, que ceux qui les délaissent pour quelque autre.

– Ce fut aussi, continua Hylas, cette considération qui me fit résoudre de conserver l’amitié de toutes, s’il m’estoit possible , mais ce fut en vain, d’autant que Florice avoit trop de vanité, et trop bonne opinion de ses merites, pour vouloir un cœur qu’il fallust partager avec quelque autre. Cette ame orgueilleuse voulut estre seule maistresse, et tant qu’elle ne m’aima, guiere, elle le souffrit, mais lors qu’elle resolut de n’aimer que moy, il n’en fallut plus parler. Elle eut bonne grace une fois qu’elle m’as-seuroit de m’aimer. – Maisr luy dis-je, que ferons-nous de Teombre ? (comme voulant le luy reprocher). Elle me respondit incontinent pour me rendre la pareille : Nous le donnerons à Palinice. J’entendis bien ce qu’elle vouloit dire, et dés lors je luy juray de n’aimer jamais que Florice, et que si. elle se vouloit bannir de la veue de Teombre, je luy promettois de jamais ne regarder Palinice. – Non point, dit-elle, pource que vous m’en dites, mais parce que veritablement il me desplait, je vous jure et proteste par la foy que vous devez avoir en moy, que jamais je ne l’aimeray, et que, s’il estoit bien seant, je me bannirois de sa veue ; mais cette action me blesseroit plus que vous n’en sçauriez avoir de satisfaction, comme vous jugerez bien, lors que vous le considererez. Depuis ce temps, elle se donna toute à moy, et moy, contre mon naturel, me donnay de sorte à elle, que je me retiray de toute autre. Du matin jusques au soir je ne bougeois de son logis, sinon lors qu’elle en sortoit, et faloit bien que ceux qui la venoient visiter, fussent personnes signalées, si nous interrompions nos discours. J’estois en toutes ses parolles, et elle en tout ce que je disois ; et sembloit que nous ne sceussions faire un bon conte sans nous nommer ou nous prendre l’un l’autre pour tesmoin. Jugez si Palinice et Circéne trouvoient subject de parler. Cela fut cause que nous en prenant garde un peu trop tard, presque toute la ville estoit abreuvée de ceste amour. Et d’autant que la renommée prend des forces en allant, on en parloit de sorte au desavantage de Florice, qu’en fin ce bruit parvint à ses oreilles, par le moyen de quelques unes de ses amies qui l’en advertirent. Elle se repentit, mais trop tard, de s’estre conduite avec peu de prudence, et s’excusoit, en me parlant, qu’elle n’avoit jamais pensé de m’aimer tant qu’elle faisoit, et que cela l’avoit empeschée de prendre garde à ces visibles connoissances que nous donnions de nostre bonne volonté, mais qu’à l’advenir, pour les cacher mieux, il ne faloit plus que je la visse que le soir, afin d’estouffer, s’il se pouvoit, ce fascheux bruit. Je m’y contraignis quelque temps pour luy complaire, mais parce qu’elle ne s’ennuyoit guere moins d’estre privée de ma veue, que moy de l’estre de la sienne, nous resolumes de chercher quelque moyen pour estre plus longuement ensemble.

Apres y avoir pensé quelque temps, elle me conseilla de faire semblant d’aimer quelques-unes de celles qui la voyoient plus familierement, afin que sous ce prétexte je peusse demeurer aupres d’elle. Et lors qu’elle y eut long temps resvé, en fin elle n’en trouva point une plus à propos que Dorinde, tant à cause qu’il y avoit quelque alliance entre elles qui les rendoit plus familieres, que parce que cette fille estoit assez belle, et non pas trop fine, encor que depuis elle prit bien de l’esprit et de la malice, comme je vous diray. Et quoy qu’elle ne fut pas si belle que Florice, ny. mesme si advantagée de biens et d’une suite de grands ayeulx, si ne laissoit-elle pas d’en voir beaucoup d’autres apres elle, qu’elle outrepassoit, fust pour sa beauté, fust pour ses merites.

Le jour que je me declaray son; serviteur, ce fut celuy que le peuple festoit pour la restauration de leur ville faite sous Neron, apres l’espouventable embrasement, dont le feu du ciel en une nuit l’avoit mise en cendres. En cette commune rejouissance, chacun s’efforçoit de s’habiller le mieux qui luy estoit possible, tant pour assister aux sacrifices qui se faisoient à Jupiter Restaurateur, et aux dieux Tutelaires, que pour se trouver aux jeux et spectacles publics. Dorinde, desireuse d’estre remarquée, ne faillit de s’agencer de tous les meilleurs artifices, avec lesquels elle pensa que sa beauté pouvoit estre accrue. Mais pour la conclusion de ce jour, que vous diray-je, ma belle Phillis ? vous particulariseray-je tous nos discours ? Ils seroient peut-estre ennuyeux. Et suffira que je vous face briefvement entendre, que Dorinde ne partit point de l’assemblée que je ne luy eusse dit tant de choses de l’affection que je luy portois, qu’elle commença de le croire.

Ce fut ce mesme jour que je fis amitié avec un jeune chevalier nommé Periandre, homme à la vérité plein de civilité, de discretion et de courtoisie. Cestuy-cy m’ayant veu pres de Dorinde, et trouvant mon humeur à son gré, resolut de me rendre son amy ; et moy, de mon costé, desireux d’avoir des cognoissances en ce lieu où je faisois dessein de demeurer longuement, puis que l’amour le vouloit ainsi, je le jugeay personne de merite, et fus bien aise de l’avoir pour amy. Cela fut cause que nous estant rencontrez de mesme volonté, l’amitié fut plustost contractée entre luy et moy, que non pas avec Dorinde, quoy que Florice de son costé rapportast tout ce qui luy estoit possible, afin de mieux dissimuler. Mais la pauvrette ne prevoyoit pas qu’elle aiguisoit un fer qui luy feroit une bien cuisante blesseure ; parce que mon humeur n’estant pas de voir quelque chose de beau sans l’aimer peu à peu, je ne me donnay garde que je me trouvay amoureux aussi bien de Dorinde que de Florice. Toutesfois j’aimois encores d’avantage Florice, comme à la vérité plus belle, et qui tenoit plus de rang. Deux mois s’escoulerent de ceste sorte, et l’amitié de Periandre et de moy prit cependant un si grand accroissement, que d’ordinaire on nous appelloit le deux amis. Et parce que nous desirions de la conserver telle, afin de l’affermir d’avantage nous allasmes au sepulchre des deux amants, qui est hors de la porte qui a pris son nom de la pierre couppée ; et là, nous tenant chacun d’une main, et de l’autre des coings de la tombe, nous fismes, suivant la coustume du lieu, les serments reciproques d’une fidelle et parfaite amitié, appelant les ames de ces deux amants pour tesmoins du serment que nous faisions, et pour justes punisseurs de celuy qui manqueroit aux loix de l’amitié. Apres cette protestation, quelques jours se passerent que l’un n’avoit rien en l’ame qu’il ne descouvrist à l’autre. Il advint qu’un matin (parce que le plus souvent nous couchions ensemble) apres avoir parlé quelque temps des affections des cheres et belles dames de la ville, en faisant le jugement tel que nous pouvoit permettre la cognoissance que nous en avions, il me demanda si je n’aimois rien. Et luy ayant respondu que ouy, il me dit qu’avant que de me demander qui estoit ma maistresse, il vouloit me descouvrir la sienne. – Je veux, luy dis-je, estre le premier en cette franchise, puis que vous avez esté le premier à m’en parler. Et lors je luy racontay toute la recherche que j’avois faite à Dorinde depuis deux mois, sans luy parler en façon quelconque de Florice, tant parce que je l’aimois d’avantage, et qu’à cette occasion je desirois que cette amour fust secrette, que d’autant que je sçavois qu’un de ses parens la recherchoit pour l’espouser. Aussi tost que je luy eus nommé Dorinde : Comment, reprit-il, vous aimez Dorinde ? Dorinde, qui est fille d’Arcingentorix ? – C’est celle-là mesme, luy dis-je, et vous asseure qu’il y a plus de six mois qu je la recherche. – Ah Dieu ! s’escria-t’il, comme l’amour m’a cruellement traitté ! Et apres s’estre teu quelque temps : Je vous jure, dit-il, et vous proteste que c’est la mesme, à qui l’amour m’a donné il y a longtemps. Me pouvoit-il avenir un plus grand malheur, puis que la mort m’est aussi douce que de m’en retirer, et que c’est offenser nostre amitié de continuer !

Je fus fort estonné, luy oyant tenir ce langage ; car, encor que je l’aimasse, si est-ce que je ma faschois de luy laisser Dorinde de qui l’amour me chatouilloit de nouveaux desirs. Et pource, apres avoir tenu les yeux contre le ciel du lict quelque temps, comme une personne interdite, en fin je luy parlay de cette sorte : Mon frere, puis que cette amour est née en nous avant que nostre amitié, tant s’en faut que nostre amitié s’en doive plaindre, qu’au contraire elle la doit tenir comme un tesmoignage de la conformité de nos humeurs, par laquelle nous avons esté poussez à aymer une mesme chose. Mais n’y ayant point eu d’offense par le passé, il faut que nostre prudence empesche qu’il n’y en ait point aussi à l’advenir. Et pour couper chemin à tout ce qui en peut estre, voyons à qui cette belle dame demeurera. De penser que nostre amitié nous la face quitter l’un à l’autre, ce seroit une tyrannie, et non pas une amitié ; de croire aussi que nous puissions estre amis et rivaux, c’est une folie. Que faut-il donc que nous fassions ? Remettons le tout à la raison, et voyons lequel elle aime le plus, et me dites par le serment que nous avons faict sur la tombe des deux amants, si vous recognoissez qu’elle vous aime, et quel tesmoignage elle vous en a donné. Il me respondit : Je vous jure, mon frere, que je ne vous mentiray jamais, ny en cecy, ny en chose quelconque que vous veuillez sçavoir de moy, non pas mesmes quand il y iroit cent fois de ma vie. Sçachez donc qu’il est impossible que je vous puisse asseurer si elle m’aime, estant si discrette que sa modestie cache tout ce qu’elle en pourroit avoir en l’ame. – Or puis, luy dis-je, que nous sommes en cet estat (car je ne recognois encores rien en elle, qui me soit plus avantageux qu’à vous, jurons par nostre amitié l’un à l’autre, et appellons-y toutes les deitez qui vengent plus rigoureusement le parjure, que le premier de nous qui retirera plus d’amitié d’elle, et qui en rendra plus de tesmoignage à l’autre, la possedera tout seul. Par ce moyen nous n’offenserons point nostre amitié, puis la raison sera celle, qui ordonnera de cet affaire, estant tres-raisonnable qu’à celuy qu’elle aymera le plus, l’autre la quitte et delaisse. – Je trouve, respondit Periandre, que vostre proposition est fort juste, car de s’en departir à cette heure, ce seroit faire un trop violent effort à nostre volonté ; ce que nous ne ferons pas, lors que celuy qui se verra mesprisé s’armera du desdain et du despit contre les forces de l’amour. Et je jure tous les dieux de n’y contrevenir jamais.

Or, gentil Paris, considerez quel est le naturel de la plus part des hommes. Avant que Periandre m’eust declaré son affection, j’aymois certes Dorinde, mais beaucoup moins que je ne fis depuis ; et sembla que, comme le brasier s’augmente par l’agitation du vent, de mesme mon affection prit beaucoup plus de violence par la contrariété de celle de Periandre. Cela fut cause que je me donnay à elle plus qu’auparavant ; mais l’ayant recherchée quelques jours sans effet, et craignant que Periandre, pour estre de la ville, et avoir beaucoup de parents des plus remarquables du lieu, ne s’avançast plus en ses bonnes graces que moy, je me resolus de le prevenir, et attacher, comme on dit, de la peau du renard où defailloit celle du lyon. Je recourus donc à la ruze, me semblant qu’en amour toutes finesses sont justes.

Je fis faire secrettement un miroir de la grandeur de la main, que je fis enrichir autant qu’il me fut possible, soit par l’esmail qui estoit mis sur l’or, soit par les descoupures des chiffres qui en augmentoient et la valeur, et la beauté, et apres m’estre fait peindre le plus au naturel qu’il fut possible au renommé Zeuxide, je fis mettre mon pourtraict entre la glace et la table d’or qui la soustenoit, sans qu’il y eust moyen de l’ouvrir, de peur qu’on ne vint à descouvrir mon artifice. Et puis m’acostant d’une vieille femme qui gagnoit sa vie à porter vendre des dorures et pierreries dans les maisons particulieres, je luy fis entendre que j’avois envie de tirer de l’argent de ce miroir, et qu’elle me feroit plaisir si elle sçavoit quelqu’une de ses amies qui le voulust, je le luy laisserois à quelque prix que ce fust. Elle me respondit que jamais les choses qui se faisoient à la haste n’estoient bien, que toutesfois elle tascheroit de m’y servir. De cette sorte elle s’en va avec mon miroir. Mais elle ne fut pas plustost sortie de mon logis que je la renvoyay querir, luy disant, que quand elle n’en trouveroit pas la moitié de ce qu’il valoit, elle le donast, d’autant que j’estois pressé. – Mais avant que de porter ailleurs, allez chez Arcingentorix, luy dis-je, j’ay sceu qu’il a une fille qu’il aime fort ; peut-estre sera-t’il bien aise de luy faire ce present. – Je vous jure, me respondit-elle, que c’estoit à luy à qui je faisois dessein de le presenter avant qu’à tout autre, parce qu’il y a long temps que je frequente en sa maison. – Or, luy dis-je, allez donc, et avant que de le porter ailleurs, sçachez moy dire ce que le pere ou la fille en voudront donner.

Il ne sert à rien que je vous aille racontant les allées et venues de cette femme ; tant y a que ma ruze reussit, de sorte que Dorinde l’acheta, tant pour sa beauté, que pour le bon marché, n’en donnant pas le tiers de ce qu’il valoit. Estant donc mes affaires ainsi bien disposées, cinq ou six jours apres que je le veis à sa ceinture, et qu’elle le cherissoit fort, tant pour sa beauté, que suivant le naturel de plusieurs, qui ayant nouvellement recouvré quelque chose, l’ont beaucoup plus chere, je jugeay qu’il estoit necessaire de parachever mon dessein promptement, parce qu’il estoit à craindre que le verre estant fragile ne vint à estre cassé, et que mon pourtraict ne se decouvrist. Pour prevenir donc cet inconvenient, trouvant Periandre en commodité, je m’enquis de luy, s’il n’avoit rien avancé aupres de Dorinde. A quoy franchement il me respondit qu’il n’avoit non plus de cognoissance de sa bonne volonté, que le premier jour qu’il l’avoit veue ; qu’il ne sçavoit s’il en devoit accuser le naturel d’elle, ou le peu de merite qui estoit en luy, ou son trop de malheur ; que toutesfois, ce qui luy donnoit quelque espece de contentement, c’estoit de voir qu’elle traittoit de mesme avec tous les autres. – N’accusez point, luy dis-je, mon frere, ny vostre peu de merite, ny le naturel de Dorinde, car vous meritez beaucoup plus que cette fortune, et elle n’est pas insensible aux coups d’amour ; mais l’affection qui la possede est cause de cette froideur, et envers vous et envers tout autre. Et à fin de vous sortir d’erreur, encore que je sçache que cela pour le commencement vous desplaira, si ne laisseray-je de vous en dire la verité. Soyez asseuré, mon frere, luy dis-je en l’embrassant, et le baisant à la joue, que je la possede de sorte qu’elle ne voit que par mes yeux. Il est vray que je ne vis de ma vie une plus sage ny plus discrette amante que celle-là, car elle a tant de peur que sa passion soit recogneue, que jamais en public elle ne tourne la veue vers moy, qu’elle n’y soit contrainte par les loix de la civilité ; mais lors que nous sommes en particulier, si vous voyez les caresses extraordinaires qu’elle me fait, vous admireriez le commandement qu’elle a sur elle mesme, de n’en faire point de demonstration ailleurs. Et afin que vous ne pensiez pas que ce soit un conte inventé, encor que l’amitié qui est entre nous doive effacer toute telle meffiance, si vous en veux-je donner cognoissance, qui vous asseurera assez de tout ce que je vous dis. Mais je vous conjure par nostre amitié (puis que ce que je vous en dis n’est que pour vous oster de la tromperie, en quoy sa froideur vous retient) que vous ne me descouvriez jamais ; car cela ne vous pourroit profiter, et seroit cause de me ruiner envers elle. Et lors, me l’ayant juré, je continuay : Avezvous point pris garde à un miroir qu’elle porte à la ceinture depuis quelques jours ? Et m’ayant respondu qu’ouy : Or, luy dis-je, elle le porte pour l’amour de moy ; et afin que vous n’en puissiez point douter, la premiere fois que vous serez aupres d’elle, cassez-en la glace et en ostez un petit papier qui est entre deux, vous y trouverez dessous mon pourtraict. Il n’y a point de doute qu’elle sera bien marrie que vous l’ayez veue ; mais l’amitié que je vous porte, m’oblige de vous descouvrir ce secret, afin que vous sortiez de peine.

Periandre m’oyant tenir ce discours, demeura aussi immobile, que s’il eut veu le visage de Meduse, et apres avoir quelque temps resvé sur ce que je luy disois, il conclud que si cela estoit, il n’y avoit point de difficulté qu’il me la devoit quitter, et s’en retirer entierement. Et pour en sçavoir promptement la verité : Encores, me dit-il, que je ne doute de vos paroles, si seray-je bien ayse de me retirer de son service avec cognoissance de cause, et en sorte qu’elle ne me puisse accuser de legereté.

Il sort donc à l’heure mesme, et la va trouver en son logis, où de fortune Arcingentorix ny sa femme n’estoient point, mais Dorinde seulement, qui estoit demeurée pour entretenir deux jeunes dames, qui l’estoient venu visiter. Elle veritablement aimoit mieux Periandre que pas un de tous ceux qui la recherchoient, quoy qu’elle en fist peu de demonstration ; aussi tost qu’elle l’apperceut, elle l’alla recevoir avec sa courtoisie accoustumée. Mais luy qui estoit desja prevenu d’une tres-mauvaise opinion, jugeant que tout ce qu’elle en faisoit n’estoit que par fainte, commençoit desja de luy vouloir mal, et ne regardoit toutes ses actions qu’avec desdain.

Presque au mesme temps qu’il fut arrivé, ces dames s’en allerent. Et parce que Dorinde estoit innocente de la faute dont en son ame il l’accusoit, il s’estonnoit de voir franchise dont elle traittoit avec luy. Mais ne pouvant plus s’arrester en ce lieu, où il luy sembloit estre tant indignement trahy, il voulut voir si j’avois dit verité. Il luy prend donc son miroir, faisant semblant de le trouver beau ; et parce qu’il estoit debout et appuyé contre la table, il feignit de se laisser emporter au discours qu’il luy tenoit, et tournant le bras, le mit entre luy et un des coings.

Au bruit que fit la glace en se rompant, il fit semblant de tressaillir, comme l’ayant fait par mesgarde. Et voyant que le verre estoit rompu : Je vous en demande pardon, dit-il, ma maistresse, et je suis obligé par ma faute, d’y faire remettre une autre glace. Elle luy respondit que c’estoit peu de chose, et que cela ne meritoit pas qu’il en prist la peine. Et à ce mot elle tendit la main pour le reprendre, mais luy, ayant opinion qu’elle ne le luy vouloit laisser de peur qu’il ne veist le pourtrait qui y estoit, s’y opiniastroit d’avantage. Et en cette dispute il osta toute la glace, et ensemble le petit papier, et lors il vit que je luy avois dit vray. Encore qu’il eust bien desja creu à mes paroles, si est-ce que voyant mon pourtrait, il demeura si surpris qu’il ne sceut parler de quelque temps ; mais l’estonnement de Dorinde ne fut pas moindre.

Periandre qui sans parler regardoit quelquefois la peinture, et puis Dorinde, considerant l’estonnement de cette fille, eut opinion qu c’estoit pour mieux feindre, et parce transporté d’un puissant despit : Je diray par tout, luy dit-il, que vous estes nompareille, soit à bien aimer, soit à estre secrette, mais plus encores à sçavoir dissimuler. – Periandre, luy dit-elle, si j’estois la premiere qui eust esté trompée, j’aurois bien de la honte de le confesser. Mais croyez-en ce qu’il vous plaira, si vous feray-je tel serment que vous voudrez, que j’estois aussi ignorante de ce que je vois, que vous m’en voyez estonnée. – Les dieux ne punissent jamais, dit-il, les serments de ceux qui ayment ; c’est pourquoy je n’en veux point de vous que je sçay estre de ce nombre. Mais, d’autant que vous estes la premiere de qui l’humeur m’a deceu, je veux laisser la place à quelque autre, afin que pour le moins j’aye ce contentement de n’estre pas le dernier que vous tromperez, m’asseurant bien que vos froideurs et vos dissimulations me donneront bien tost plusieurs compagnons. Et à ce mot il s’en alla avec plus de dépit et de colere qu’il n’en faisoit paroistre, d’autant que sa modestie luy lia la langue. Dorinde fit bien tout ce qu’elle peut pour le detromper, mais c’estoit luy persuader d’avantage qu’elle dissimuloit. Il s’en alla donc de cette sorte ; mais ne pouvant si tost se départir de son amitié, comme il estoit contraint, pour observer le serment que nous en avions fait, il se resolut de s’esloigner, ne jugeant pas qu’il y eust un meilleur moyen pour vaincre cet amour, que l’absence, qui toutesfois ne luy servit de guiere, ainsi que je vous diray cy-apres.

Me voilà donc heureusement venu à bout de mon dessein, ayant la place libre. Mais quand je voulus aller voir Dorinde, gentil Paris, que ne me dit-elle point ? Elle avoit envoyé vers celle qui luy avoit vendu le miroir, et la contraignit de luy dire, de qui elle l’avoit eu, et sçachant que ç’avoit esté de moy, je ne vous sçaurois representer la grandeur de sa colere. Perfide et trompeur, me dit-elle, comment avez-vous eu le courage d’offenser si mortellement une personne qui ne vous en a jamais donné occasion ? Comment, apres une si grande offense, avez vous l’effronterie de vous trouver devant ses yeux ?

Je m’estois desja bien preparé à ces reproches, mais encore ne les peus-je supporter sans rougir, et parce que je sçavois bien que de vouloir les arrester d’abord, c’estoit s’opposer à la furie d’un torrent impétueux, je pensay qu’il estoit à propos de laisser un peu escouler son juste courroux avant que de luy respondre. Et quand elle eut dit tout ce que je pensois qu’elle eust peu dire, je luy respondis de cette sorte : Je ne me plains nullement des reproches que vous me faites, car j’avoue que vous avez plus de raison d’en user ainsi contre moy, que si vous faisiez autrement. Mais je me plaindray bien avec subjet de l’amour, qui ayant mis tant de feux dans mon ame pour vous, vous a laissée si gelée pour moy ; puis que s’il eust esté juste, il eust en quelque sorte alenty ma trop ardente affection, et je m’eusse pas esté contraint de vous offenser, et eust un peu rechauffé cette grande froideur qui vous fait si mauvaise la ruse avec laquelle j’y chassé un rival d’aupres de vous. Mais je voy bien que vous me direz que je suis bien novice en amour, puis que je demande la raison en ce qu’il fait. Il est vray que je vous respondray que, s’il est ainsi, vous avez encore plus de tort, belle Dorinde, de vous plaindre de mes actions, si estant produites par l’amour, vous voulez toutesfois qu’elles soient reiglées à la raison. J’avoue que j’ay failly contre la raison, mais je nie que ce soit contre l’amour, et par ainsi recevez-moy, non pas comme raisonnable, mais comme amoureux, et d’autant plus deraisonnable, que je suis plus vivement attaint et possedé d’amour.

Ces paroles proferées avec toute l’affection qu’il m’estoit possible, firent en fin si grand effort en son ame, que quelques jours apres elle me remit toute l’offence que luy avois faite. Et voyez comme le malheur est quelquefois profitable : il advint depuis que ce qui avoit esté cause de sa colere, le fut d’augmenter sa bonne volonté ; car considerant l’artifice dont j’avois usé, elle eut opinion que veritable je l’aimois. Et cette connoissance fut cause que Teombre fut encor sans maistresse, car elle se donna entierement à moy, si bien qu’il sembloit que je n’aimasse que pour le faire hayr, et toutesfois j’aimois encor beaucoup d’avantage Florice que Dorinde. Il est vray que quand Dorinde commença de me favoriser plus de coustume, je commençay aussi de l’aymer d’avantage, car rien n’augmente tant mon affection que les faveurs.

Vivant donc de cette sorte avec toutes deux, Florice commença d’entrer en quelques soupçons, d’autant que le bruict commun de cette affection estoit trop grand. Cela fut cause qu’un jour elle m’en parla avec quelque sorte d’alteration, et moy qui veritablement l’aimois, luy juray tout ce qu’elle voulut : que ce n’estoit que son commandement qui me faisoit voir Dorinde ; qu’à la verité, estant aupres d’elle, je luy faisois expressément paroistre toute la bonne volonté qu’il m’estoit possible, à fin que le dessein que nous avions, fut mieux couvert ; que si elle trouvoit bon que je ne la visse plus, elle m’eviteroit une grande courvée, et si elle se regardoit en son miroir, et qu’apres, elle daignast jetter les yeux sur Dorinde, ceste veue l’asseureroit plus que toutes mes paroles. Bref, je luy en sceus tant dire qu’en fin je la remis en bonne opinion de moy ; si falut-il toutesfois luy promettre que je luy donnerois toutes les lettres que Dorinde m’escrivoit. Voyez-vous, me dit-elle, ne me promettez point une chose que vous ne me vueillez tenir ; car ce seroit me perdre du tout, si je venois à recognoistre quelque manquement de parole. – Jamais, luy dis-je, je ne contreviendray à chose que je promette à qui que ce soit, mais moins à Florice, qu’à tous les dieux ensemble.

Nous voilà donc remis mieux que nous n’avions point esté. Et parce que veritablement je n’avois rien de plus cher que Florice, et que toutefois je ne laissois pas d’aymer Dorinde, et de me plaire en sa compagnie, et mesmes aux faveurs que je recevois d’elle, bien tost apres j’usay d’une si grande recherche, que tout ainsi que cette derniere recevoit des lettres de moy, de mesme m’en escrivoit-elle ; et soudain je les portois à Florice qui les lisoit et les gardoit soigneusement.

A ce mot, Hylas voyant que Silvandre s’approchant de Diane, luy disoit quelque chose à l’oreille, et qu’apres ils sousrioyent ensemble, interrompit le fil de son discours pour respondre à ce qu’il eut opinion qu’il avoit dit. Vous riez, luy dit-il, Silvandre, de ce qu’aimant Florice, toutefois je me plaisois aupres de Dorinde. Vous en pouvez faire de mesme de ceux qui esloignez de chez eux, passent les nuits entieres dans les logis où leurs journées s’adressent. Car si je rencontre le long du chemin qui me conduit aux felicitez de Florice, quelque contentement ou soulagement en la veue et conversation de Dorinde, contreviendray-je aux lois de la raison si je les reçois, et vostre austerité desnaturée ordonnera-t’elle que je refuse le bien que les dieux m’envoyent ? Et parce que Silvandre, pour ne l’interrompre, ne voulut point respondre, Hylas ayant quelque temps attendu, en fin voyant qu’il ne disoit mot, apres avoir hoché la teste, reprit de cette sorte le discours qu’il avoit laissé :

Or voyez ce qui advint de ces amours. La conversation ordinaire que j’eus avec Dorinde, commença de me la faire aimer d’avantage, et d’autant qu’une faveur receue de bonne volonté en attire une plus grande, elle me donnoit tous les jours de plus clairs tesmoignages de son amitié, qui fut cause que les lettres changeant aussi de stile, devindrent plus affectionnées que de coustume. Cela fut cause que je n’en donnois plus à Florice que fort rarement, et encores de celles qui avoient moins d’apparence de bonne volonté, gardant finement les autres. Je vesquis de ceste sorte quelque temps avec plus de plaisir que je ne sçaurois raconter, estant bien veu de toutes les deux. Mais d’autant que les dieux ordonnent que les plus grands contentements des hommes soient le plus aisement alterez, et se perdent plus facilement, ce bonheur ne me dura gueres, parce qu’il advint qu’un jour fouillant dans ma poche en la presence de Florice et de quelques autres de ses compagnes, elle y entrevit deux ou trois petites lettres pliées de la mesme sorte qu’estoient celles que je luy avois données de Dorinde. Elle soupçonna incontinent la verité, aussi avoitil quelques jours que je ne luy en avois point donné, et dés lors se figurant qu’elle estoit trompée, resolut de me les desrober. Et parce que je n’y prenois pas garde, elle les prit fort aisément dans ma poche, cependant que je parlois aux autres, qui mesme faisoient tout ce qu’elles pouvoient pour m’abuser, et luy donner plus de commodité de faire son larcin, ayant opinion que ce n’estoit que pour me les faire chercher. Elle les prit donc si dextrement que je n’en sentis rien, et les ayant cachées : Quand je m’en seray allée, dit-elle à une de ses compagnes, vous luy pourrez faire savoir que je les ay prises, si vous voyez qu’il en soit trop en peine. Ce qu’elle disoit pour m’en donner d’avantage.

Elle partit incontinent, et ne fut plustost arrivée en son logis, que se renfermant dans son cabinet, elle les jetta toutes sur la table, et trouva qu’il y en avoit cinq, dont les unes paroissoient fraischement escrites, et les autres de plus longue main. La premiere qu’elle prit, qui toutesfois estoit la derniere escrite, se trouva telle :

==Lettre de Dorinde à Hylas==

Je m’y trouveray, puis que vous le voulez ainsi ; aussi seroit-il bien malaisé que vous y fussiez sans moy, puis que je ne suis jamais sans vous. Mais ressouvenez-vous d’avoir aussi bien les yeux sur ma reputation, que sur nostre contentement. Quant à moy, lors que je sçay que vous voulez quelque chose de moy, je suis aveugle pour toute autre consideration. C’est donc à vous à y prendre garde, si vous m’aimez. Et à Dieu jusques à ce que je voye celuy qui est aimé de moy, et qui m’aime, si pour le moins les dieux me veulent rendre contente.

Quelle pensez-vous, ma belle Phillis, que devint Florice, quand elle leut ceste lettre ! Elle demeura tellement hors d’elle-mesme, qu’elle ne sçavoit si c’estoit songe ou non. En fin, sans dire un seul mot, elle mit la main sur la premiere qu’elle rencontra, qui fut telle :

==Lettre de Dorinde à Hylas==

Je croy de vostre affection encor plus que vous ne m’en dites. Mais pourquoy ne m’aimez-vous autant que je vous ayme ? Vous jurerez sans doute que vous m’aimez davantage. S’il est ainsi, pourquoy n’avez-vous aussi bonne opinion de mon amitié, que j’ay de la vostre ? Il ne sert à rien de dire que les femmes ne sçavent point aymer ; car vous avez tant d’experience du contraire, que vous estes le plus incredule de tous les hommes, si par mes effets vous ne croyez à mes paroles.

Voicy la troisiesme qu’elle rencontra.

Lettre de Dorinde à Hylas[modifier]

Je vous envoye ce pourtrait que vous avez desiré de moy, non pas pour vous faire perdre personne que vous ayez acquise, comme vous me fistes autresfois avec un semblable present, mais pour vous asseurer que vous avez d’autant de puissance sur celle qui le vous envoye, que sur la peinture mesme que je vous remets entre les mains. S’il m’estoit permis, je serois aussi souvent avec vous, qu’elle sera heureuse en cela plus que moy, et moins heureuse seulement en ce qu’elle possedera ce bien sans le cognoistre, que sans le posseder j’estime plus que ma vie.

Jettant alors ceste lettre de despit sur la table, et de colere poussant les autres loing d’elle, elle se recula d’un pas, et se nouant les bras l’un dans l’autre, tint quelque temps les yeux fermes dessus ; et puis, comme revenant d’un profond sommeil : O dieux ! dit-elle, est-il possible que ce que je voy soit veritable ? Se peut-il faire, Hylas, que tu m’ayes trahy ? Est-il vray que tu te sois si long temps mocqué de moy, et que je n’aye eu de veue pour remarquer tes trahisons ? Et se taisant encores pour quelque temps, tout à coup elle frappa des deux mains sur la table : Il ne sera pas vray, perfide, que ta trahison demeure impunie, je la descouvriray pour le moins à celle pour qui tu l’as commencée, encor que tu l’ayes parachevée en moy, et peut-estre se renda-t’elle sage à mes despens.

Elle n’eust plustost fait ce dessein, que ramassant ces lettres, et prenant en sa liette les autres, que je luy avois données, elle s’en alla trouver Dorinde, la pria d’aller en son cabinet, où estant : Ma belle parente, luy dit.elle, (car c’estoit ainsi qu’elle la nommoit) je vous veux rendre une preuve d’amitié qui n’est pas petite, mais je vous conjure de vous en servir avec prudence. Il y a quelque temps que Hylas vous recherche, et vous avez creu d’estre aimée de luy ; je viens icy pour vous detromper, et vous faire voir qu’il vous abuse. A ce mot Dorinde rougit, et voulant en faire la froide. Non non, dit Florice, ne pensez pas, ma parente, de pouvoir me cacher ce que je sçay mieux que vous. Je dis mieux, car vous sçavez seulement vostre intention, et vous ignorez la sienne, au lieu que je les sçay toutes deux. – Vrayment, dit Dorinde, si cela est, vous estes bien sçavante. Mais que sçavez-vous de moy ? – Je sçay, dit-elle, que vous l’aimez, que vous luy avez envoyé vostre peinture, et que vous recevez les assignations qu’il vous donne.

Dorinde qui se sentit convaincue par la verité, n’ayant pas l’effronterie de le nier, baissa les yeux, et rougissant encore d’avantage, se mit de honte la main sur le visage.

Qu’il ne vous ennuye point, Dorinde, continua-t’elle alors, que ces choses me soient connues, et au contraire, resjouissez- vous que le tout soit tumbé entre mes mains, et non point entre celles de quelque autre qui vous eust moins aimée. Et à l’advenir retirez-vous, si vous aymez vostre honneur, de l’amitié de cest homme qui ne vous recherche que pour se vanter des faveurs que vous luy faites, et à l’aventure pour en feindre plus qu’il n’y en a pas.

Il y a eu autresfois quelque familiarité entre luy et moy ; cela a esté causé, et faut croire que ç’a esté pour vostre bon heur, qu’il s’est addressé à moy. Je ne croy pas que vous ayez dit une seulle parole qu’il ne m’ait racontée. Et parce qu’il seroit trop long de les vous redire, voyez, luy dit-elle, voicy la plus part des lettres que vous luy avez escrites, que vous ferez fort bien de brusler, afin qu’il ne s’en puisse prevaloir.

Dorinde, les ayant prises et recognues, advoua librement qu’elle avoit creu d’estre aimée de moy, et que cela l’avoit obligée à tout ce qu’elle avoit faict, mais qu’à l’advenir elle me haïroit au double de ce qu’elle m’avoit aymé, qu’elle luy avoit une infinie obligation de cet advertissement, et qu’elle montroit en cela qu’elle meritoit d’estre aymée et servie de tout le monde, puis qu’elle estoit si bonne amie.

Et apres, se mettant aux injures contre moy, il n’y eut mal que deux n’en dissent, mais beaucoup plus Dorinde, comme celle qui estoit, ce luy sembloit, la plus offencée.

Or Florice s’estant vangée de moy selon ses desirs, s’en retourna en son logis, resolue de ne m’aymer jamais, voire de ne me voir jamais s’il luy estoit possible. Mais lors que ce premier mouvement fut un peu passé, et qu’elle vint à se remettre en memoire les discours que Dorinde et elles avoient tenus, elle se ressouvint que quelque affection que j’eusse eu pour Dorinde, je ne luy avois point toutesfois parlé de l’amitié que je portois à Florice, ny d’aucune faveur que j’eusse receue d’elle. Et tirant argument de là que je l’aymois encor plus que Dorinde, elle commença de se repentir de m’avoir faict une si grande offence, car elle croyoit bien que si j’eusse descouvert quelque chose d’elle à l’autre, qu’elle n’eut pas failly de le luy dire en cette occasion. Et plus elle s’arrestoit sur cette pensée, et plus elle se repentoit de sa promptitude. Car, disoit-elle, s’il l’a veue, j’en suis cause, s’il l’a recherchée, je le luy ay commandé, si elle l’a aymé, c’est parce qu’il est aymable, s’il a receu les faveurs qu’elle luy a faites, ç’a esté au commencement pour mieux dissimuler, et en fin parce qu’estant jeune il n’y en a guiere de son aage qui refusent telles fortunes. Que s’il me les a dissimulées, c’est qu’il a creu que je m’en fascherois, ou que je les declarerois, et tout homme d’honneur est obligé de conserver la reputation de celles qui l’obligent. Mais qu’il ne m’ait toujours aymée davantage qu’elle, il n’y a point de doute, puis que parmy toutes les faveurs qu’il en a reçues, il ne luy a jamais parlé de nostre amitié. Ces pensées en fin la contraignirent de se condamner tout à fait coulpable, et d’avoir un extreme repentir de la faute qu’elle avoit faite, luy laissant un tres-grand desir de raccomoder ce qu’elle avoit deffait.

Au contraire, Dorinde justement animée contre moy, bruslant toute de courroux et de despit, apres s’estre noyée le sein de pleurs, profera seule dans son cabinet toutes les plus cruelles paroles que la douleur luy mit en la bouche. Et de fortune, ainsi qu’elle essuyoit ses yeux, j’arrivay chez elle. Et parce qu’elle m’ouyt marcher, et qu’elle se douta bien que c’estoit moy, elle courut pousser la porte qu’elle avoit laissée ouverte quand Florice estoit sortie, et que depuis elle ne s’estoit pas souvenue de refermer, tant elle avoit l’esprit ailleurs. Mais elle ne le peut faire si promptement que je ne visse ses yeux encore rouges de force de pleurer. Et lors que je m’estonnois et de ses larmes, et de ce qu’elle me refusoit l’entrée, elle r’ouvrit le cabinet, et m’appelant par mon nom et se mettant sur l’entrée : Et bien, dit-elle, meschant et traistre que tu es, ne te contentes-tu point encore de tes perfidies, ou si tu en desseignes de nouvelles à mon dommage ? Et parce que je ne luy respondis rien estant si surpris d’estonnement, que je ne pouvois parler : Peut-estre, dit-elle, ingrat et perfide, voudras-tu nier ta meschanceté ? Ah ! dit-elle, en me monstrant ses lettres, ressouviens-toy à qui tu as donné ces tesmoignages de ma facile creance, et sois certain que pas une de ces trahisons ne m’est incognue, et que cela a fait que tu n’auras jamais une plus cruelle ennemie. Et à ce mot, me donnant de la main contre l’estomac, me poussa hors de la porte qu’elle ferma sur elle d’une si grande promptitude que je ne l’en peus empescher.

C’est sans doute, ma belle maistresse, que je m’en allay, voyant qu’elle ne me vouloit point ouvrir, le plus confus homme du monde, mais de telle sorte animé contre Florice, que j’eusse acheté bien cherement un moyen de luy faire desplaisir, car j’avois sceu que c’estoit elle qui m’avoit pris mes lettres ; je voyois à ceste heure qu’elle les avoit données à Dorinde pour me desplaire. Je jugeay bien que ce n’estoit que l’envie, ou plustost la jalousie, qui luy avoit fait commettre ceste faute contre nostre amitié ; et pensant qu’il n’y auroit rien qui luy faschast d’avantage que de voir que je l’eusse quittée pour Dorinde, je me resolus par despit, de me despartir entierement d’elle, et de me donner tout à fait à l’aultre. La difficulté estoit de rapaiser Dorinde, mais j’avois fait resolution de souffrir toute rigueur, et tout desdain d’elle, plustost que je ne me vengeasse de Florice.

En ce dessein, apres que quelques jours se furent escoulez, je trouvay moyen de surprendre Dorinde en son cabinet ; car le desplaisir qu’elle avoit receu la faisoit demeurer plus retirée qu’elle ne souloit. Et ayant poussé la porte sur moy, je me jettay si promptement à genoux qu’elle n’eut pas le loisir de s’en aller ; et là, apres plusieurs pardons que je luy demanday, je luy declaray la verité : à sçavoir, que Florice m’ayant longuement aymé, afin de tenir nostre amitié plus secrette, m’avoit commandé de faire semblant de la rechercher, qu’au commencement je l’avois fait par feinte, et qu’en ce temps-là je luy portois toutes ses lettres ; mais depuis, venant à l’aymer à bon escient, que je ne luy en avois plus donné. – Ah ! menteur, me dist-elle, et ne m’a-t’elle pas apporté les dernieres que je t’ay escrites ? – Il est vray, luy respondis-je, qu’elle les a eues, mais c’est parce qu’elle me les a desrobées ; et si vous ne m’en croyez, demandez-le à celles qui luy virent faire ce larrecin. Et lors je luy nommay les deux qui l’avoient veu, et qui me l’avoient dit. Et cela a esté cause que se voyant elle-mesme punie par sa propre invention, elle vous a declaré ce qu’elle a creu qui pouvoit rompre nostre amitié. Mais amour n’est-il pas bien juste de luy avoir fait souffrir le mal qu’elle vous avoit preparé ? et n’estoit-elle pas bien outrecuidée, de penser que l’on peut faire semblant de vous aymer, et se servir de vostre beauté pour couvrir l’amitié qu’on luy porteroit ? Je ne veux point que les dieux me soient jamais favorables, si je ne la hay comme la chose du monde que je croy la plus hayssable, et si je ne vous ayme comme la seule personne de qui je desire les bonnes graces. Ne vueillez que cette jalousie obtienne d’avantage par sa mesdisance sur vous, que mon affection, et que le despit qu’elle a eu d’avoir esté desdaignée pour vous ne me nuise, au lieu que cette consideration me devroit profiter.

Je luy tins encores quelques autres semblables paroles, avec lesquelles je n’eus pas d’abord ce que je desirois ; mais je la disposay bien, de sorte qu’apres avoir verifié la larcin que Florice avoit fait de ses lettres, elle me pardonna, et peu apres renoua nostre amitié de plus estroites obligations encore que les premieres, ce qui me retira de sorte de Florice, que je ne faisois pas seulement semblant de l’avoir jamais veue. Et en cela je ne me contraignois nullement : car il estoit tres veritable qu’encores qu’elle fust plus belle que Dorinde, et beaucoup plus relevée, si est-ce que le despit m’avoit si bien changé les yeux que ceste beauté ne m’estoit point agreable, et que je la mesprisois.

Elle le supporta quelque temps, feignant de ne s’en soucier, et s’efforcoit de faire paroistre que mes actions luy estoient indifférentes ; mais en fin il falut venir aux regrets et au repentir de m’avoir perdu. Et d’autant qu’elle sçavoit bien que je l’avois aymée, et qu’une affection ne se perd pas aysément, elle creut que si elle faisoit semblant d’en aymer quelque autre, cela sans doute me r’appelleroit, et feroit revenir vers elle. Elle fit donc ce dessein, et cherchant en elle-mesme à qui elle se pourroit adresser pour me le faire croire plus aysément, elle n’en trouva point de plus à propos que Teombre, tant parce qu’elle jugeoit qu’il seroit plus disposé à recevoir de l’amour, que d’autant que je le croyois plustost, sçachant bien qu’elle en avoit autrefois esté aymée.

Elle commence donc de faire bonne chere à Teombre, luy parle, et monstre de se plaire à tout ce qu’il dit et qu’il fait, et quand elle voit que je m’en prens garde, c’est lors qu’elle en fait plus de cas, et qu’elle a plus de secrets à luy dire. Je remarquay incontinent ce renouvellement d’amitié, et le dis à Dorinde, qui en rioit avec moy, voyant que Teombre s’y rembarquoit. Et d’autant que Florice ne voyoit point que je revinsse comme elle s’estoit figuré, elle augmenta les faveurs qu’elle luy faisoit, de sorte que plusieurs ne pouvant approuver ceste vie, le dirent à ses parents, d’autant que le bruict de cette affection estoit si grand qu’il ne se pouvoit plus cacher, à quoy elle avoit esté containte, parce que pour me faire voir ses actions, il fallut qu’elle en fist de grandes demonstrations, et qu’au lieu de les cacher comme c’est l’ordinaire, elle les descouvrist à la veue de chascun, voire s’etudiast de les faire paroistre, autrement elles m’eussent esté incogneues, pource que je ne la voyois plus qu’en public, et bien souvent encor, estant en ces lieux là, je ne faisois pas semblant de la voir.

Or son pere estant adverty, comme j’ay dit, de ceste amour, l’en tansa infiniment, et plus encores sa mere, qui par toute la contrée avoit tousjours esté un exemple d’honneur et chasteté. Elle usa au commencement d’excuse ; mais en fin ne pouvant plus se couvrir, elle advoua, et dit qu’il estoit vray que Teombre la recherchoit, et qu’elle ne pouvoit pas empescher qu’on ne l’aimast. Mais la mere qui, en quelque sorte que ce fut, ne vouloit approuver cette vie, luy respondit pleine de colere, que Teombre ne donnoit pas tant cognoissance d’estre amoureux d’elle, qu’elle d’estre amoureuse de luy. A cela Florice toute confuse, respondit que Teombre la recherchoit avec tant d’honneur, qu’elle ne pouvoit moins faire que de recevoir son amitié de cette sorte, puis que c’estoit pour l’espouser. – Si cela est, respondit incontinent son pere, faites qu’il nous en prie, autrement nous dirons que vous l’avez inventé pour vous excuser. Elle qui veritablement craignoit et son pere et sa mere, et qui outre cela avoit tousjours vescu avec beaucoup de reputation, pensa estre necessaire que Teombre tinst quelque propos de mariage à ses parents, sans toutesfois qu’elle eust dessein de passer outre, esperant de rompre aisement le tout quand il seroit un peu avancé. Elle en parle donc à Teombre, qui plus content que je ne vous sçaurois representer, ne perdit pas une heure de temps, mais tout incontinent prie deux de ses oncles d’en porter la parole au pere et à la mere de Florice ; ce qu’ils firent avec de si honnestes offres qu’ils furest reçeus comme ils eussent peu desirer. Car il estoit fort riche, et le party n’estoit point desavantageux pour Florice, ce qui estant bien recogneu et considéré par ses parens, ils ne voulurent point prolonger le temps, mais dés le jour mesme conclurent le mariage ; ce qu’ils firent d’autant plus librement qu’ils croyoient que c’estoit la volonté de leur fille.

Voylà donc Florice accordée à Teombre, voilà les articles passez, et ne faloit plus que la presenter au temple devant le Vacie. Pourrois-je bien, belle bergere, vous representer l’estonnement de ceste fille, quand elle sceut ces nouvelles ? Son pere, pensant qu’elle en seroit fort aise, voulut luy-mesme les luy dire ; mais quand il luy fit entendre en quel estat estoient ses affaires, quoy qu’elle voulut feindre, si fut-elle contrainte de recourre aux larmes, dont le pere estonné : Et quoy, ma fille, luy dit-il, qu’est-ce que je vois ? Florice pleure de ce qu’elle a desiré ? – Mon pere, respondit-elle, quand j’aurois desiré ce que vous dites, je ne laisserois de ressentir ce coup qui me menace de me separer de vous, et de ma mere, et mesme m’estant advenu tant inopinement. – Comment, respondit le pere, ne m’en avez-vous pas parle la premiere, et ne m’avez-vous pas fait entendre que vous l’aviez agreable ? Il ne faut pas, mon enfant, que les choses qui sont à propos aillent trainant, si on en veut voir une bonne fin. – Je vous ay bien dit, mon pere, respondit la fille, toute en pleurs, que Teombre me recherchoit de mariage, mais je ne vous ay pas dit que je le desirasse. – Et n’est-ce pas vous, adjousta le pere, qui estes cause que Teombre en a parlé ? – Ç’a esté, repliqua-t’elle, par vostre commandement, et non pas de ma volonté ; et je croyois que vous me donneriez du temps à y penser et à m’y resoudre. – C’est bien pensé à vous, dit-il tout en colere, vous sçavez bien comme telles affaires se conduisent. Je voy bien que vous avez beaucoup fait de mariages en vostre temps, resolvez-vous que les choses estant de cette sorte avancées, je veux qu’elles se parachevent. Et quoy donc ? vous voulez estre encore servie, et donner occasion à chascun de faire contes de vous ? Voulez-vous pas avoir d’avantage de loisir pour me rapporter encor un peu plus de honte ? Non, non, contentez-vous, Florice, que j’ay rougy pour vous quand vos parents m’avertirent de vostre vie, et que je ne veux plus que cela m’advienne si je puis. Et, à ce mot, la laissant seule, s’en alla trouver sa femme qui ayant sceu tous ces discours, vint vers elle toute en colere, et luy usa de parolles beaucoup plus rudes encores que son mary, luy faisant entendre pour conclusion qu’il n’y avoit rien qui peust empescher l’effect de ce mariage, que la mort, et qu’elle s’y resolust. Voilà la pauvre Florice la plus affligée qui fut jamais ; car outre qu’elle se voyoit privée me moy, par surcroit d’ennuy, elle se voyoit entre les mains d’une personne qu’elle n’avoit jamais aymée, et qu’au contraire, elle hayissoit plus que le tombeau. Jugez en quelle confusion de pensée elle pouvoit estre, et combien elle avoit de divers combats en son ame. En fin elle resolut que la mort seroit celle qui la garentiroit de ces desplaisirs, non pas qu’elle eust le courage de se donner du fer dans le sein (car le penser seullement de telle cruauté la faisoit fremir) mais elle esperoit bien que la vie ne sçauroit luy demeurer longuement parmy tant de cruelles peines. Et voyez que c’est que l’amour. Elle n’avoit point tant de regret de me perdre, ny de se voir à une personne qu’elle n’ay- moit point que de penser que je jugerois mal de l’amitié qu’elle m’avoit portée. Car encor elle fust en colere contre moy à cause de Dorinde, si est-ce qu’elle ne laissoit poit de m’aymer, m’excusant mesme en ce que je ne l’aimois plus, et s’accusant de ce deffaut d’amitié, pour l’offence qu’elle m’avoit faite. Estant en ceste peine, elle resolut d’avoir cette satisfaction de soy-mesme, puis qu’elle ne pouvoit eviter le mariage de Teombre, de me faire sçavoir, pour le moins, que sa foy n’estoit point changée, ny que son affection ne seroit jamais autre que je l’avois esprouvée. La lettre fut telle.

LETTRE DE FLORICE A HYLAS


Quand vous verrez cette escriture, peut-estre vous souviendrez-vous d’en avoir veu autresfois, lors que vous aymiez celle qui vous escrit et que vous avez tant offencée. Que s’il avient ainsi, jugez quelle est l’amitié que je vous ay portée, puis qu’apres un si grand outrage, elle me fait mettre la main à la plume, pour vous faire sçavoir l’estat où se trouve celle que vous avez tant aymée, et qui vous ayme encores plus que toutes les choses du monde, en despit de toutes les injures que vous luy avez faites. Sçachez donc que sans y penser, et en feignant, je me vois toute à un autre remede, sinon que vous vueillez à cette heure celle que vous avez desja voulue tant de fois, m’asseurant que mes parens choisiront tousjours plustost vostre alliance que celle de Teombre, à qui, helas ! je suis destinée, si vous ne m’aymez autant que je vous ayme.


Lorsque ceste lettre me fut apportée, j’estois en peine du bruit qui couroit de ce mariage ; et quoy que je feusse, ce me sembloit, fort resolu d’estre tout à Dorinde, si est-ce que je ne laissois de res sentir la perte de Florice, car telle estimois-je l’alliance de Teombre.

Et considerez la finesse d’Amour : il connoissoit bien que de m’attaquer tout ouvertement pour elle, il y perdroit sa peine, parce que j’estois encore en colere, il voulut donc me prendre d’un autre costé. Premierement il me propose la haine que je portois à Teombre, combien peu il meritoit cet advantage, et puis me reprensentant la beauté et les merites de Florice, me faisoit regretter que cet homme la possedast, me remettant en memoire toutes les faveurs que j’avois receues d’elle. Bref il les sceut de telle sorte imprimer en mon ame, que je me donnay garde que j’estois plus amoureux d’elle que de Dorinde. Si bien, que quand sa lettre me vint entre les mains, j’advoue que tournant les yeux d’un sain jugement sur sa beauté, sur sa qualité et sur ses merites, je reconnus que j’avois eu tort de l’avoir quittée pour une autre qui valoit moins, et m’en repentant je fis dessein de retourner vers elle. Il est vray, que lisant le remede qu’elle me proposoit pour rompre le mariage de Teombre, je ne sceus jamais m’y resoudre, hayssant ce lien cruel, plus que je ne sçaurois vous dire, non pas pour le particulier de Florice, mais pour le regard de toutes les femmes, me semblant qu’il n’y a point de tyrannie entre les humains si grande que celle du mariage. Si estois-je bien combattu ; car d’un costé, Dorinde ne m’estoit point desagreable ; de l’autre, je ne pouvois souffrir que Teombre possedast Florice ; mais sur tout je ne voulois point l’espouser.

Apres avoir longuement debatu en moy-mesme, je me resolus de renouer l’amour qui avoit esté entre nous, et de faire ce que je pourrois pour empescher que Teombre ne l’eust pas. Et pour mettre en effect cette pensée, je feignis de n’avoir receu la lettre qu’elle m’avoit escrite : ce que je fis aisément, parce que celuy qui l’apporta, l’avoit remise entre les mains d’un qui estoit en mon logis, pensant qu’il fust à moy, sans luy dire de la part de qui elle venoit, et par hazard il me la donna le soir quand je me retirois. L’ayant leue, je le priay de ne dire point que je l’eusse veue, mais que j’estois desja party, et prenant la plume, j’escrivis à Florice.

Lettre de Hylas à Florice[modifier]

Vous avez donc le courage de vous donner à Teombre ? Vous avez donc si peu de memoire de l’amitié de Hylas, que vous luy vueillez preferer un tel homme ? Donques vous estes au monde, pour le contenter et moy pour vous regretter ? O dieux ! le permettez-vous ? ou le permettant, punirez-vous point ceste ingratte, et mescognoissante Florice ?

Or je faisois semblant de n’avoir receu sa lettre, afin qu’elle ne creut pas que ce fussent ses parolles, mais mon amour seulement qui me faisoit revenir vers elle, parce que si j’eusse esté poussé par ses prieres, il eust semblé que j’eusse eu moins d’affection qu’elle, ce que je ne voulois pas qu’elle pensast. Quand elle receut ma lettre, elle eut beaucoup de contentement de sçavoir que je l’aymois, et ne fut peu en peine de la sienne, voyant que je ne l’avois point receue. Elle me r’escrivit donques et me fit sçavoir qu’elle craignoit que sa lettre ne fust perdue, elle me la redisoit encores ; mais sans attendre sa responce, je fis semblant de partir de la ville, feignant d’y estre contraint pour ne pouvoir soustenir le veue de ce mariage. Et afin qu’elle le creust mieux, je donnay ordre que presque en mesme temps une autre lettre des miennes luy fust portée. Elle estoit telle.

Lettre de Hylas à Florice

Puis qu’il est impossible que Florice ne suive le cours de son malheureux destin, je pars de cette ville, ne pouvant souffrir une veue si deplorable pour moy. J’ayme mieux en apprendre le malheureux succez par mes oreilles que par mes yeux, reservant desormais ceuyx-cy pour pleurer un si miserable accident. Les dieux vous en donnent autant de contentement que vous m’en laissez peu, et vous le veuillent continuer aussi longuement que durera le cuisant regret que j’en ay et qui m’accompagnera dans le cercueil, où mesme je me plaindray de vostre changement, et de la rigueur de ma fortune.


Or, belle Phillis, je luy escrivois de ceste sorte afin qu’elle ne creust pas que j’eusse receu sa lettre, parce qu’autrement j’eusse esté obligé, si je n’eusse voulu me separer du tout de son amitié, de la demander en mariage. Et j’eusse plustost consenty à ma mort qu’à l’espouser, non pas que je ne l’estimasse infiniment, mais pour l’extreme horreur que j’ay de ce lien, et j’avois bien une si bonne opinion de moy, que je tenois pour certain qu’elle ne me seroit point refusée. Et de peur qu’elle ne fust en peine de la lettre qu’elle m’avoit escrite, je fis qu’elle luy fust rapportée par un des miens, qui luy fit entendre que j’estois party il y avoit deux ou trois jours et que d’autant qu’il ne sçavoit où j’estois allé, il luy rendoit cette lettre, de peur qu’elle ne se perdist. Elle ne cogneut point qu’elle eust esté ouverte, parce que la fermant avec la mesme soye, j’y avois mis le mesme cachet, d’autant qu’il y avoit long temps que nous en avions chacun un semblable. Elle reprit la lettre en souspirant, et puis s’enquit pourquoy je m’en estois allé, et quel si prompt affaire m’y avoit contraint. Il luy respondit, ayant été bien instruit par moy, qu’il n’en sçavoit autre chose sinon qu’il m’avoit jamais veu si triste que j’estois à mon départ, et que je luy avois seulement commandé de l’attendre. Alors avec un grand souspir : Ah ! dit-elle, j’ay peur qu’il reviendra trop tard pour mon contentement. Et à ce mot, pour ne laisser voir ses larmes qui luy sortoient des yeux, elle s’en alla de l’autre costé. A son retour il me raconte tout ce qu’elle avoit dit, et fait, et il faut confesser que j’en eus pitié ; mais il me fut impossible de me resoudre à l’espouser. Je me tins donc caché tant que les nopces demeurerent à se faire, et d’heure à autre j’envoyois celuy qui lui avoit apporté sa lettre, pour apprendre des nouvelles. En fin je sceus que le tout estoit conclud, parce que Teombre avoit tant de volonté de l’espouser, qu’il passoit par dessus toute difficulté.

Je vous serois ennuieux, belle maistresse, si je vous racontois tous les artifices dont elle usa, pour se demesler de cette confusion, mais je m’en tais, parce qu’ils furent tous inutiles, et je vous diray qu’en fin ne pouvant plus reculer, le soir avant que de signer le contract de mariage, elle m’escrivit telles parolles.

Lettre de Florice à Hylas[modifier]

Si je pouvois vous envoyer ma vie dans ce papier, aussi bien que la verité de mon intention, je ne me plaindrois pas de l’injustice du Ciel qui m’a destinée à manquer à mon amour ou à mon amour mon devoir. Demain sera le dernier jour de ma vie, si pour le moins on doit appeller mort ce qui ravit toute espece de contentement. Si Hylas veut accompagner mon desplaisir du sien, il peut me retirer du tombeau, et plus encores s’il ne laisse pas de m’aymer, toute miserable que je suis.

Jugez si cette lettre me toucha vivement, puis que veritablement je l’aimois. Mais ne voyant autre remede à ce malheur que de l’espouser, j’advoue que mon affection ne fut assez forte pour m’en donner la volonté. En fin elle fut contrainte de signer le lendemain, et d’accorder tout ce que son pere et sa mere voulurent ; mais avec des regrets incroyables et de si grands tremblements, que les jambes ne la pouvoyent soustenir, ny sa main conduire la plume dont elle escrivit son nom. O Dieux ! dit-elle, à une de ses compagnes, quelle cruelle loy est celle-cy, qui ordonne que l’innocent signe mesme sa mort !

Mais quand elle fut conduite au temple, et que de fortune elle passa par la mesme rue où estoit mon logis, levant les yeux contre les fenestres, elle dit en soy-mesme : Pourquoy, ô trop heureux logis, ne me sont les dieux aussi favorables qu’à toy, afin que je fusse, comme tu es, à celuy à qui je soulois estre ? Et de fortune m’estant mis à la fenestre que j’avois entrouverte pour la voir passer, elle m’aperceut ; mais, ô dieux ! quelle fut ceste veue ? Elle tombe esvanouye entre les bras de ceux qui la conduisoyent ; et pour n’en faire de mesme je fus contraint de me mettre sur un lict, d’où je ne bougeay de la plus-part du jour.

En fin la voilà mariée avec tant de pleurs, que chacun en avoit pitié. Mais parce que je craignois que m’ayant veu, elle ne creut que j’eusse fait semblant d m’en aller, je fis en sorte que, dés le soir mesme, un de mes amis, feignant de dancer avec elle, luy fit entendre que je m’en estois allé pour ne voir point ces malheureuses nopces, en intention de ne revenir jamais, mais que mon affection avoit eu tant de force sur moy, qu’il m’avoit esté impossible d’en demeurer plus long temps esloigné, et que par malheur j’estois arrivé en l’instant le plus fascheux que j’eusse peu rencontrer, que j’estois tellement hors de moy, qu’il m’estoit impossible de vivre, si elle ne me donnoit quelque asseurance que son amitié ne fust point changée. Elle alors, sans faire semblant de l’avoir ouy, tirant une bague de son doigt, la luy mit en main. Ce diamant, luy dit-elle, l’asseurera qu’il a moins de fermeté, que l’affection que je luy ay promise.

Or, je vous supplie, oyez ce qui en advint. Le soir mesme qu’elle se mit au lict, et à l’heure mesme, comme je crois, que Teombre l’avoit entre ses bras, j’estois couché et tenois sur mon estomac la main où j’avois mis cette bague, sans la remuer ; toutesfois je ne sçais comment elle m’entra dans la chair, et me fit une si profonde esgratigneure, que ma chemise en fut toute ensanglantée, et depuis la marque m’en est tousjours demeurée au droit du cœur. O dieux ! m’escriay-je soudain, pensant à l’outrage que Teombre me faisoit, combien est plus sensible, et de plus longue durée, l’offence que l’on fait maintenant à mon affection ! Je me suis peut-estre arresté trop longuement sur ces particularitez ; mais excusez Hylas qui ne fut jamais si vivement touché pour autre, si ce n’est pour vous, ma maistresse, dit-il, se tournant vers Phillis en sousriant. – Je n’en doute, dit-elle, non plus que personne qui soit en ceste compagnie ; mais dites-nous comment vous laissastes Dorinde ?

Hylas alors reprint la parole :

Lors que j’estois le plus empesché de m’en desmeler honnestement (car en effet j’aymois Florice, tant parce qu’elle estoit plus belle, que pour avoir recogneu, ce me sembloit, que Dorinde en aymoit un autre) il sembla que le Ciel me voulut ayder, me representant la meilleure occasion que j’eusse sçeu desirer. Periandre, qui, comme je vous ay dit, avoit esté contraint de me quitter Dorinde, et ne pouvant souffrir de me la voir posseder, s’en estoit allé hors de la ville, fut en fin contraint de revenir pour ne pouvoir se priver plus longtemps de sa veue. Et quoy qu’il previst bien que le regret seroit plus grand de voir, que d’ouyr dire nostre amitié, si ne peut-il s’empescher de revenir, luy semblant que le blessé mesme a quelque consolation quand il peut voir sa playe.

Et parce que d’abord il me vint voir aussi tost qu’il arriva je fis dessein de faire, comme on dit, d’une pierre deux coups, à sçavoir de me demesler de l’amitié de Dorinde, et d’obliger infiniment Periandre à moy. Deux ou trois jours s’estant donc escoulez qu’il ne me parloit qu’à mots interrompus de Dorinde, nous trouvant separez de toute compagnie, je luy tins ces propos : Il est impossible, Periandre, que l’amitié que je vous porte souffre que je sois cause plus longuement de la melancholie que je remarque en vostre visage. J’ayme trop mon frere pour luy voir passer une telle vie à mon occasion ; vous ne doutez point que je n’ayme Dorinde, mais vous devez encor estre moins en doute de l’affection que je vous porte. Et pour vous en rendre un tesmoignage qui ne sera pas petit, je vous remets cette Dorinde que ma bonne fortune vous avoit ostée, et veux bien qu’à ce coup l’amitié que je vous porte surmonte l’amour que j’ay pour elle. Recevez-la donc, Periandre, de ma part, et soyez certain que j’auray moins de regret de m’en separer, que de vous voir triste à mon occasion, ou bien d’estre privé de vostre presence.

Si jamais personne condamnée au supplice receut du contentement quand on luy apporte sa grace, vous devez croire que Periandre en eut oyant mes paroles ; et toutesfois sa discretion et l’amitié qu’il me portoit, luy firent au commencement refuser. Mais en fin voyant que je continuois en cette volonté, il la receut avec tant de remerciemens, que je fus contrainct de luy dire, qu’elle luy estoit justement deue, cognoissant bien qu’il l’aymoit de sorte qu’il me surmontoit autant en cette amour, que ma bonne fortune avoit surpassé la sienne.

Je me retire donc peu à peu de Dorinde, et Periandre au contraire s’y avance le plus qu’il peut ; mais cependant j’entreprens Florice. Je trouve les moyens de parler à elle, je l’asseure de mon affection ; bref je fais en sorte que jamais il n’y avoit eu tant de bonnes intelligences entre nous, et ce qui m’y aida d’avantage, fut le peu d’amitié qu’elle portoit à Teombre. Il est vray qu’elle avoit tousjours du soupçon pour Dorinde, se ressouvenant de ce qui s’estoit passé. Cela fut cause que quelque temps apres qu’elle creut de m’avoir bien rendu sien, elle me dit que resolument elle vouloit que tout ouvertement je rompisse de sorte avec Dorinde, qu’elle n’en peust jamais avoir doute ; qu’autrement elle vivroit tousjours avec incertitude de mon amitié, et qu’elle aymoit mieux s’en separer tout à fait que d’avoir ceste continuelle apprehension. Je luy representay tout ce que je peus, pour ne rendre point de desplaisir à Dorinde ; car elle vouloit que ce fust par quelque espece d’affront que je me separasse d’elle, mais pas une de mes raisons ne fut receue. Il fallut en fin que je m’y resolusse.

C’estoit le sixiesme de la lune de Juillet que tous les plus apparents de la ville vont avec les druides, pour cueillir dans la forest de Mars, qu’ils nomment d’Erieu, le guy salutaire de l’an neuf, quand Florice, pour la derniere fois, me commanda de satisfaire à ce qu’elle m’avoit demandé. Toutes les dames estoient parées et chacun estoit assemblé en l’Athenée, lors que je resolus de luy complaire. Le sacrifice estoit parachevé, et les rejouissances accoustumées se commençoient, lors que tirant à part Periandre afin qu’il ne s’offençast pas de ce que je voulois faire, je luy dis que je voyois bien que Dorinde avoit tousjours quelque esperance en moy, et que cela estoit cause qu’elle ne recevoit pas son service comme elle devoit, mais que je la voulois desabuser à fin qu’elle ne s’y arrestat plus. Et soudain apres, la voyant aupres de Florice, et au milieu de la meilleure compagnie, je m’approchay d’elle, et apres quelques propos communs, je luy dis si haut que celles qui estoient à l’entour me peurent ouyr : Je cognois à ceste heure, Dorinde, que ce que l’on m’a dit de vous est veritable. – Et quoy ? (me dit-elle en sousriant, et attendant toute autre responce de moy.) – Que vous avez (luy repliquay-je) meilleure opinion de vous que personne du monde puisse avoir de soy-mesme. Elle rougit alors, et me demanda pourquoy je faisois ce jugement d’elle ? – Parce, luy dis-je, que mesurant les autres par vous, ainsi que vous aymez tout ce que vous voyez, vous pensez aussi que chacun soit amoureux de vous, et j’ay sceu que vous estes en cet erreur de moy, croyant que j’en meurs d’amour. Mais je veux bien que vous sçachiez que vous avez trop peu de merite pour me donner seulement la volonté de vous regarder. Et si vous vous l’estes figuré autrement, des-abusez-vous, et croyez que Hylas auroit honte de vous avoir aymée, ou s’il avoit fait ceste faute, de la continuer maintenant.

Pensez, gentil Paris, quelle devint Dorinde ! Quant à moy, pour n’entrer en plus de parolles avec elle, à ces derniers mots je m’en allay, la laissant la plus confuse personne qui fut jamais. Depuis ce temps Florice, plus satisfaite que je ne vous sçaurois dire, se redonna toute à moy, et si Teombre la gardoit comme mary, je la possedois comme amy.

Mais Dorinde, animée à outrance contre moy, se resolut de me rendre tous les desplaisirs qui luy seroyent possibles ; et descouvrant le renouement de l’amitié de Florice et de moy, fit dessein de m’y traverser en tout. Et parce que je ne la voyois plus, encores que ce fut bien à regret, car je l’aymois, quoy que ce fut moins que Florice, elle jugea que Periandre seroit un bon moyen pour apprendre de mes nouvelles. Elle commença donc de faire cas de luy, et luy montrer meilleur visage, que de coustume, et peu à peu fit semblant de l’aymer d’avantage, et alloit ainsi tousjours augmentant de jour à autre. Dequoy Periandre avoit tant de contentement qu’il ne bougeoit presque d’aupres d’elle. Ayant vescu quelque temps avec luy de ceste sorte, elle luy fit entendre le tromperie dont j’avois usé en mettant mon portrait dans le miroir ; et à fin qu’il n’en peust douter, elle fit venir la femme qui le luy avoit porté. Bref elle luy fit ce conte tant à mon desadvantage qu’elle refroidit en partie l’amitié qu’il me souloit porter, et cela en dessein d’avoir par son moyen quelque lettre de celles que Florice m’escrivoit. Et pour ce, continuant son discours : Il est, luy disoit-elle, entierement à Florice, mais jusques à ce que quelque autre luy passera devant les yeux. Car c’est bien le plus trompeur, et le plus volage qui fut jamais. Mais , luy disoit-elle, en luy tenant la main entre les siennes, me voulez-vous faire un extréme plaisir ? Et luy ayant respondu qu’il n’y avoit rien qu’il ne fist pour son service, elle le luy fit jurer ; et puis continua : Vous sçavez que Florice et moy sommes amies et alliées. Je ne sçaurois croire qu’elle l’ayme. Je vous supplie, dites-moy ce que vous en sçavez. – Desabusez-vous de cela (luy dit-il) je vous asseure qu’elle l’ayme, et qu’il ne se passe jour qu’elle ne luy escrive. – Et mon Dieu ! repliqua-t’elle, me sçauriez-vous faire voir une de ses lettres  ? – Fort aysément, luy respondit-il, il est assez nonchalant à les serrer. Et en cela Periandre avoit raison ; car veritablement je ne sçay que je fay de celles qu’on m’escrit, et quoy que pour en avoir perdu beaucoup j’aye eu bien souvent du desplaisir, si ne me puis-je chastier de cette nonchalance. – Or bien, adjousta Dorinde, je verray bien si vous estes homme de parole, et si vous m’aymez, parce que si cela est, vous m’en ferez avoir une bien tost.

Avec ceste resolution, Periandre, sans avoir esgard à nostre amitié, et pensant y estre obligé, fust par le commandement de Dorinde, fust pour se vanger de la tromperie que je luy avois faite, ne perdit point le temps, mais ce soir mesme estant venu coucher avec moy, comme bien souvent il avoit accoustumé, m’en desroba une que j’avois receue en sa presence ; et aussi tost qu’il peut entrer le matin en la chambre de Dorinde, il la luy porta. Elle vit qu’elle estoit telle.

==Lettre de Florice à Hylas==

Celuy qui n’est au monde que pour nostre supplice s’en va demain hors de la ville. Si vous venez, tout le soir sera nostre. Le reste du temps que je passe esloignée de ce que j’ayme, je ne dis pas qu’il soit à nous.

Vous sçavez, gentil Paris, que l’on n’escrit rien sur le ply de semblables lettres, de peur qu’estant trouvées, on ne recognoisse par celuy à qui elles s’adressent, celles qui les escrivent. Cela fut cause que Dorinde, apres avoir mille fois remercié Periandre, se retira dans son cabinet, et escrivit au dessus à Teombre, puis la recacheta avec de la soye bien proprement ; et la donnant à un jeune homme des siens, l’instruisit de tout ce qu’il avoit à faire, et luy commanda de la porter incontinent à Teombre, parce qu’elle sçavoit qu’il devoit s’en aller ce jour là hors de la ville. Le jeune homme fit ce que Dorinde luy avoit ordonné, et si dextrement que, cependant que Teombre cherchoit des cizeaux pour couper la soye, il ressortit du logis, et vint trouver Dorinde à laquelle il raconta ce qu’il avoit faict.

Si le mary fut estonné voyant la lettre de sa femme, et plus encores lisant ce qu’elle escrivoit, vous le pouvez juger, ma belle maistresse. Tant y a qu’au lieu de s’en aller seul, il la contraignit de faire le voyage avec luy, et non pas sans luy monstrer la lettre, et luy faire plusieurs reproches, dont elle s’excusa le mieux qu’elle peut, disant qu’il y avoit long temps que ceste lettre estoit escritte. Et parce qu’elle avoit recogneu que Dorinde avoit escrit ce qui estoit sur le ply, lors que Teombre luy respondit qu’en quelque temps que ceste lettre fust escritte, elle ne pouvoit estre excusée, elle repliqua qu’estant filles et bonnes amies, Dorinde et elle, elles en avoyent bien souvent escrit de semblables, se conviant l’une à l’autre à se venir visiter, lorsqu’elles n’avoient personne pour les empescher de parler librement, et que Dorinde à ceste heure estant en colere contre elle, et sçachant qu’il devoit partir, luy avoit envoyé cet escrit. Et d’effect, disoit-elle, vous pouvez bien juger que je y vray, puis que le dessus de la lettre est escrit de la main de Dorinde. Que si elle vouloit, elle en pourroit bien montrer plusieurs autres semblables, et moy aussi des siennes, si j’eusse esté aussi soigneuse à les garder qu’elle a esté.

Teombre se paya en quelque sorte de ceste excuse ; toutesfois elle fut contrainte d’aller avec luy hors la ville, et n’eut loisir qu d’escrire un mot, qu’elle laissa entre les mains d’une fille en qui elle avoit toutes sortes d’asseurances.

Quant à moy qui pensois qu’elle fust demeurée et que Teombre s’en fust allé seul, je ne faillis point, sur le soir, de me trouver au lieu accoustumé. Mais ceste fille m’ayant ouvert, me donna la lettre que Florice m’escrivoit, et sans dire un seul mot me referma la porte si promptement, que je ne l’en sceus empescher. Et parce qu’il faisoit obscur, et que je craignois qu’en heurtant je fusse ouy de quelqu’autre, apres avoir attendu quelque temps pour voir si elle r’ouvriroit, je m’en allay avec une grande apprehension qu’il n’y fust arrivé quelque accident. Et quand je fus en mon logis, j’avois une impatience incroyable d’attendre de la clarté pour lire la lettre qui m’avoit esté donnée. En fin je vis qu’elle estoit telle.

Lettre de Florice à Hylas

C’est la plus cruelle ennemie que tu auras jamais, qui t’escrit maintenant, pour t’avertir que ny Dorinde, ny toy, n’avez eu assez de meschancetez pour la faire mourir, et que le Ciel me laissera assez de vie pour me vanger de tous deux. Cependant, oublie mon nom, comme tu as perdu le souvenir des faveurs que je t’ay faites.

O dieux ! que devins-je ayant leu cette lettre ! et en quelle confusion de pensées me trouvay-je, ne pouvant deviner pourquoy Florice m’escrivoit de cette sorte ? Je passay cette nuict en me promenant par la chambre et soudain qu’il fut jour, j’envoyay un des miens pour faire en sorte que je peusse parler à celle qui m’avoit donné la lettre, me je ne le peus de tout le jour. Le soir estant venu, j’appris d’elle tout ce que je viens de vous dire, et l’opinion que Florice avoit que j’eusse donné ceste lettre à Dorinde, qui luy faisoit croire que j’avois feint lors que je m’estois retiré de l’amitié de Dorinde, et que ç’avoit esté seulement pour l’abuser. Je cherchay incontinent dans ma poche, et ne trouvant point ma lettre, je jugeay bien que Periandre me l’avoit derobée ; et faisant milles protestations à cette fille pour mon innocence, je party, resolu de m’en venger.

Mais quand je rencontray mon amy, et que d’un visage renfrongné, je me plaignis du larcin qu’il m’avoit fait, il repondit en souriant : Si en cela je vous ay despleu, j’en suis marry, et vous le devez oublier, si vous avez memoire que vos me fistes bien plus d’offence en me derobant Dorinde, par l’artifice d’un miroir, que je ne vous en ay fait en vous prenant une lettre. – Mais, luy dis-je, je vous ay rendu vostre maistresse, et vous me faites perdre la mienne. – Je ne sçay en cela que vous dire (respondit-il) sinon que pour vous la rendre, je luy diray le larcin que je vous ay fait.

J’aimois Periandre, et peut-estre autant que pas une de ces dames. Cela fut cause que je receus son excuse, jugeant mesme que c’estoit le moyen de revenir aux bonnes graces de Florice. Et pource, convertissant le tout en gausserie, nous fismes dessein d’attendre le retour de Florice, à fin de le sortir de l’erreur où elle estoit. Mais Teombre qui estoit homme d’esprit, et qui avoit bien fait semblant de prendre pour payement les excuses de sa femme, se resolut de demeurer quelque temps aux champs, à fin de recognoistre mieux ceux qui la recherchoient, et de quelle humeur elle estoit ; et en ceste deliberation s’y arresta si long temps, que cependant ne pouvoir demeurer inutile, je vis Criseide, et si je la vis, je l’aymay. Et à la verité elle le meritoit ; car je ne croy pas que jamais estrangere eut plus d’attraits, n’y fut plus capable de donner de l’amour qu’elle.


LE
CINQUIESME LIVRE
DE LA SECONDE
Partie d’Astrée.


Astrée eust bien plaisir au discours de Hylas, si c’eust esté en un autre saison ; mais le desir extreme qu’elle avoit d’estre au lieu de Silvandre avoit trouvé la lettre de Celadon luy faisoit souffrir avec impatience tout ce qui l’en destournoit. Cela fut cause qu’à la premiere occasion qui se presenta, elle fit signe à Phillis qu’il estoit temps de s’en aller, et que le sejour luy estoit ennuyeux ; et voyant que sa compagne ne l’entendoit pas, lors qu’elle vit que Hylas s’arrestoit pour songer un peu à ce qu’il avoit à dire de Criseide, et monstroit d’en vouloir continuer le discours, elle le prevint, avec telles parolles : Je n’eusse jamais pensé que la beauté de Phillis eust eu tant de puissance sur le plus libre esprit qui fut jamais, que de le retenir en un discours plus d’une heure. Et puis que la rigueur de ceste bergere n’a point de consideration de la contrainte en quoy elle le retient, faisons-nous paroistre plus discrettes, et leur rompant compagnie, donnons-luy occasion de cesser. Aussi bien la grande chaleur qui nous a retenues en ce lieu est desja abatue, et le promenoir d’or en là sera plus agreable que le discours.

Et à ce mot elle se leva, et le reste de la compagnie la suivit, et mesme Hylas prenant Phillis sous les bras : Je suis bien aise, dut-il, ma maistresse, que les plus insensibles ressentent une partie de la peine que vous me donnez, et reconnoissent l’amour que je vous porte. Il disoit ces parolles pour Astrée qu’il tenoit pour personne qui n’eust jamais rien aymé. Et voilà comme nostre jugement est deceu bien souvent par l’apparence ! Et Phillis le voulant laisser en ceste opinion : Ceux qui ayment bien, dit-elle, n’essayent pas de rendre preuve de leur affection par le rap- port des personnes qui ne sçavent pas aymer, mais par leurs propres services. Et quant à la patience que vous avez eue de parler si longuement, n’en estes-vous pas surpayé par celle que j’ay eue de vous escouter ? – C’est, dit Hylas, une chose insupportable que l’arrogance et l’ingratitude de bergeres de ceste contrée  !

Et parce que Phillis voulut suivre ses compagnes, il la prit sous les bras, et continuant : Afin de ne m’estre point obligée, vous ne voulez pas seulement nier ma patience, mais voulez encore que je vous sois redevable de ce que vous m’avez escouté. Quelle loi est celle-là ? C’est celle que le seigneur, dit-elle, impose à son esclave… - Mais plustost, dit-il, le tyran à son peuple. – Et comment, repliqua Phillis, me tenez-vous pour un tyran ? Il y a pour le moins ceste difference, que je n’use point de force ny de violence sur vous. – Pouvez –vous, respondit Hylas, dire ces paroles sans rougir ? Et pouvez-vous penser que si ce n’estoit par force, Hylas demeurast si long temps en vostre puissance ? – Et où sont mes liens, dit-elle ; où sont mes fers et mes prisons ? – Ah ! ignorante ou trop dissimulée bergere, vos chaisnes sont tellement indissolubles, que moy qui suis, s’il faut dire ainsi, le mesme franchise et liberté, n’ay pas seulement le vouloir de m’en delivrer. Or jugez si vos nœuds estreignent bien fort, puis que Hylas en est si fort attaché, Hylas, dis-je, que cent beautez et unies separées, n’ont jamais peu arrester.

Cependant Paris ayant repris Diane sous les bras, Silvandre pour sa discretion, demeura sans party quelque temps ; car il voulut bien forcer son affection, et ceder sa place à Paris, pour rendre ce devoir à sa bergere, qui, le remarquant, luy en sceut gré, d’autant que toutes ces honnestes bergeres estoient bien ayses de rendre tout sorte de devoir au gentil Paris, qui à leur consideration quittoit la grandeur où sa condition l’avoit eslevé. Et de fortune, Madonte estant seule, parce que Tersandre s’estoit amusé avec Laonice, Silvandre la prit sous les bras, et s’avaçant devant la troupe, resolut de continuer le voyage avec elle. Et quoy que ce berger s’y fust au commencement addressé pour ne sçavoir où trouver mieux, si est-ce qu’apres il en fut fort satisfait ; car ceste bergere estoit belle et discrette, et avoit des traicts de visage, et des façons qui ressembloient fort à celles de Diane, non pas qu’elle fust si belle, n’y qu’estant ensemble, cette conformité se peust bien remarquer, mais estant separées, elles avoient quelque chose l’une de l’autre.

Or Silvandre marchoit de ceste sorte, et ne pouvant estre aupres de Diane, estoit bien aise de voir en Madonte quelque chose qui en eust de marques, mais plus encores, lors qu’entrant en discours, il remarqua quelques accents et quelques responces qui la luy representoient encor plus vivement. Cela fut cause que depuis ce jour il se pleut d’avantage en sa compagnie, mais il paya peu de temps apres bien cherement ce plaisir. Tircis entretenoit Astrée ; Paris, Diane ; Hylas, Phillis : de sorte que Tersandre fut contraint, voyant sa place prise par Silvandre, de s’arrester avec Laonice. Elle qui avoit tousjours l’œil sur Phillis et sur Silvandre, remarqua assez aisément que le berger ne se desplaisoit point avec Madonte ; et afin d’en sçavoir d’avantage, elle pria Tersandre de s’approcher d’eux, ce que la jalousie qu’il en concevoit desjà luy fit faire aysément, mais ils ne peurent ouyr que des propos assez communs.

Ils ne marcherent pas un demy quart d’heure le long de quelques prez, que Silvandre leur monstra du doigt le bois où il les vouloit conduire, et peu apres ayant passé quelques hayes, ils entrerent dans un taillis espais et parce que le sentier estoit fort estroit, ils furent contraints de se mettre à la file, et continuerent de ceste sorte plus d’un trait d’arc. En fin Silvandre, qui comme conducteur marchoit le premier, fut tout estonné qu’il rencontroit des arbre pliez les uns sur les autres en façon de tonne, qui luy coupoyent le chemin. Toute la troupe passant à travers les petits arbres, s’approcha pour sçavoir ce qui l’arrestoit, et voyant qu’il n’y avoit plus de chemin : Et quoy, Silvandre (dit Phillis) est-ce ainsi que vous conduisez celles qui vous prennent pour guide ? – J’avoue, dit le berger, que j’ay laissé le chemin par où j’ay passé ce matin, mais c’est qu’il m’a semblé que cestuy-cy estoit le plus court et le plus beau. – Il n’est point mauvais, adjousta Hylas, si vous nous voulez conduire à la chasse, car je croy bien que voicy le plus fort du bois.

Silvandre qui estoit fasché d’avoir perdu le chemin, fit tout le tour de cette tonne avec quelque peu de difficulté ; et estant parvenu à l’autre costé, fut plus estonné qu’auparavant, parce que ces arbres qui estoient ainsi pliez les uns sur les autres, faisoyent une forme ronde qui sembloient un temple, et qui toutesfois n’estoit que l’entrée d’un autre plus spacieux, dans lequel on entroit par celuy-cy. A l’entrée il y avoit quelques vers que Silvandre s’amusa à lire, dont toute la trouppe qui l’attendoit, se sentant essuyée, l’appella plusieurs fois. Luy tout estonné, apres leur avoir respondu, s’en retourna vers eux, sans entrer dans le temple, afin de les y conduire, et tendant le main à Diane : Ma maistresse, luy dit-il, ne plaignez point la peine que vous avez prise de venir jusques icy ; car encor que vous verrez une merveille de ces bois. Et lors, la prenant d’une main et de l’autre pliant les branches des arbres le plus qu’il pouvoit pour luy faire passage, il la conduisit au devant de l’entrée. Les autres bergers et bergeres suivirent à la file, desireux de voir ceste rareté dont Silvandre avoit parlé.

Au devant de l’entrée, il y avoit un petit pré de la largeur de trente pas ou environ, qui estoit tout environné de bois de trois costez, de sorte qu’il ne pouvoit estre apperceu que l’on n’y fust. Une belle fontaine qui prenoit sa source tout contre la porte du temple ou plustost cabinet, serpentoit par l’un de costez, et l’abbreuvoit si bien, que l’herbe fraische, et espaisse, rendoit ce lieu tres-agreable. De tout temps ce boccage avoit esté sacré au grand Hesus, Teutates et Tharamis. Aussi n’y avoit-il berger qui eust la hardiesse de conduire son troupeau, ny dans le boccage, ny dans le preau ; et cela estoit cause que personne n’y frequentoit guiere, de peur d’interrompre la solitude et le sacré silence des nymphes, Pans et Egipans. L’herbe qui n’estoit point foulée, le bois qui n’avoit jamais senty le fer, et qui n’estoit froissé ny rompu par nulle sorte de bestail, et la fontaine que le pied ny la langue alterée de nul troupeau n’eust osé toucher, et ce petit taillis agencé en façon de tonne, ou plustost de temple, faisoyent bien paroistre que ce lieu estoit dedié à quelque divinité. Cela fut cause que tous ces bergers s’approchans avec respect de l’entrée, avant que de passer outre, y leurent des vers qui escris sur une table de bois, estoyent attachez au milieu d’un feston, qui faisoit le tour de la voute de la porte. Les vers estoient tels :


Loin, bien loin, profanes esprits :
Qui n’est d’un sainct amour espris,
En ce lieu sainct ne fasse entré
Voicy le bois où chasque jour,
Un cœur qui ne vit que d’amour,
Adore la déesse Astrée.

Ces bergers et bergeres demeurerent estonnez de voir ceste inscription, et se regardoient les uns les autres, comme se voulant demander si quelqu’un de la trouppe ne sçavoit point ce que c’estoit, et s’il n’avoit point veu cecy autrefois. Diane en fin s’adressant à Silvandre : Est-ce icy, berger, luy dit-elle, où vous nous voulez conduire ? – Nullement, respondit le berger, et je ne vis de ma vie ce que je vois. – Il est aysé à cognoistre, adjousta Paris, que ces arbres ont esté pliez comme nous le voyons depuis peu de temps, car les lièvres en sont ensor toutes fresches. Si faut-il que nous sçachions ce que c’est ; mais de peur d’offencer la deité à qui ce boccage est consacré, n’y entrons point qu’avec respect, et apres nous estre rendus plus nets que nous ne sommes.

Chacun s’y accorda, sinon Hylas, qui respondit que, quant à luy, il n’y avoit que faire, et encor qu’il pensast de bien aymer, que toutesfois Silvandre luy avoit tant dit le contraire, qu’il ne sçavoit qu’en croire. Et puis, disoit-il, qu’il est deffendu d’y entrer à ceux qui ne sont point espris d’un sainct amour, je sçay bien que je suis espris d’amour, mais qu’il soit sainct ou non, certes je n’en sçay rien. – Comment, dit Phillis en sousriant, faute d’amour, ô mon serviteur, fera-t’il que vous nous faussiez compagnie ? – Quant à moy, respondit-il, j’en ay bien tres-grande quantité à ma façon, mais que sçay-je si elle est comme l’entend celuy qui a escrit ces vers ? J’ay tousjours ouy dire qu’il ne se faut point jouer avec les dieux. – Or regarde, Hylas, adjousta Silvandre, quelle honte tu reçois de ton imparfaite amitié en ceste bonne compagnie. – Vrayement, respondit Hylas, tu as raison ; tant s’en faut, si tu prenois mon action comme elle doit estre prise, tu m’en louerois. Car ne voulant point contrevenir au commandement de la divinité qui s’adore en ce boccage, je fais paroistre que je luy porte un grand respect, et que je la revere comme je dois, au lieu que toy, mesprisant son ordonnance, t’en vas plein d’outrecuidance profaner ce sainct lieu, sçachant bien en ton ame, quoy que tu vueilles feindre, que tu n’as pas ce sainct amour qui est requis.

Silvandre alors le laissant : je te respondray, luy dit-il, bien tost. Et lors avec toute la troupe, apres avoir puisé de l’eau en sa main, et s’estre lavé, ils laissent tous leurs souliers, et les pieds nuds, entrent sous la tonne. Et lors Silvandre se tournant vers Hylas : Escoute, Hylas, luy dit-il, escoute mes paroles, et en sois tesmoin. Et puis relisant les vers qui estoient à l’entrée, il dit, ayant les yeux contre le ciel, et les genoux en terre : O grande deité ! qui es adorée en ce lieu, voicy j’entre en ton sainct boccage, tres asseuré que je ne contreviens point à ta volonté, sçachant que mon amour est si sainct et si pur que tu auras agreable de recevoir les vœux et supplications d’une ame qui ayme si bien que la mienne. Et si la protestation que je fais n’est veritable, punis, ô grande deité, mon parjure et mon outrecuidance. A ce mot, les mains jointes et la teste nue, il entra dans la tonne, et tous les autres apres, horsmis Hylas. Le lieu estoit spacieux, de quinze ou seize pas en rond, et au milieu y avoit un grand chesne, sur lequel s’appuyoit la voute que faisoient les petis arbres, et mesmes ses branches tirées contre bas en couvroient une partie. Au pied de cest arbre estoient relevez quelques gazons en forme d’autel sur lequel y avoit un tableau où deux amours estoient peints, qui essayoient de s’oster l’un à l’autre une branche de mirte, et une de palme, entortillées ensemble. Soudain que ceste devote troupe fut entrée, chacun se jetta à genoux ; et apres avoir adoré en particulier la deité de ce lieu, Paris s’approchant de l’autel, et faisant l’office de druide, ayant cueilly quelques fueilles de chesne : Reçoy, dit-il, ô grande deité, qui que tu sois adorée en ce lieu, l’humble recognoissance de ceste devote troupe, avec une aussi bonne volonté, qu’avec humilité et devotion je t’offre au nom de tous, ces fueilles de l’arbre le plus aymé du ciel, et sous le tronc duquel il te plaist que l’on t’honore. Il dit, et offrant ces fueilles, les mit avec un genouil en terre sur l’autel. Alors chascun se releva, et s’approchant de ces gazons pour voir le tableau qui estoit dessus, ils apperceurent deux amours, comme j’ay dit, qui tenant à deux mains les branches de palme et de mirte entortillées, s’efforçoient de se les oster l’un à l’autre.

La peinture estoit fort bien faite ; car encor que ces petis enfans fussent gras et potelez, si ne laissoit-on de voir les muscles et les nerfs, qui à cause de l’effort paroissoient eslevez, non toutesfois en sorte que l’on ne recognut bien que l’enbompoint esmpechoit qu’ils ne parussent davantage. Ils avoient tous deux la jambe droite avancée et les pieds qui se touchoient presque l’un l’autre. Les bras estoient fort en avant, et, au contraire. les corps en arriere, comme s’ils avoient appris que plus un poids est esloigné, et plus il a de pesanteur, car chacun d’eux pour donner plus de peine à son compagnon, se tient de cette sorte, afin que le poids mesme de leurs petits corps favorisast d’autant la force de leurs bras. Ils avoient les visages beaux, mais presque comme bouffis, à cause du sang qui leur montoit au front, pour l’effort qu’ils faisoient, ce que les veines grossies aupres des tempes, et au milieu du front tesmoignoient assez. Et le peintre avoit esté si soigneux, et y avoit travaillé avec tant d’industrie qu’encores qu’il les representast en une action qui faisoit paroistre que chacun vouloit vaincre, si est-ce qu’à leur visage on connoissoit bien qu’il n’y avoit point d’inimitié entre eux, ayant meslé parmy leur combat je ne sçay quoy de doux et de riant aux yeux et en la bouche de tous les deux. Leurs flambeaux estoient un peu à costé où ils les avoient laissé choir ; et de fortune estant tumbez l’un près de l’autre, les endroits qui estoient allumez s’estoyent rencontrez ensemble, de sorte qu’encores que le reste des flambeaux fust separé, les flames toutesfois des deux s’unissant ensemble n’en faisant qu’une, et par ce moyen ils esclairoient ensemble et avec d’autant plus d’ardeur et de clarté que l’une adjoustoit à l’autre tout ce qu’elle en avoit, avec ce mot, NOS VOLONTEZ DE MESME NE SONT QU’UNE.

Leurs arcs estoient je ne sçay comment si bien entrelassez l’un dans l’autre qu’ils ne pouvoient tirer que tous deux ensemble ; et les carquois qu’ils avoyent sur les espaules estoyent bien plains de fleches, mais à la couleur des plumes on connoissoit bien que celles qui estoient en l’un appartenoient à l’autre, parce que dans le carquois doré, les flèches estoient à plumes argentées et dans l’argenté les dorées.

Cette troupe eust demeuré long temps sans entendre cette peinture, si le berger Silvandre, par la priere de Paris, ne la leur eust declarée. Ces deux amours (dit-il) gentile troupe, signifient l’Amant et l’Aymé. Cette palme et ce mirte entortillez signifient la victoire d’amour, d’autant que la palme est la marque de la victoire et la mirte de l’amour. Doncques l’Amant et l’Aimé s’efforcent à qui sera victorieux, c’est à dire à qui sera plus amant. Ces flambeaux dont les flames sont assemblées et qui pour ce subjet sont plus grandes, montrent que l’amour reciproque augmente l’affection. Ces arcs entrelassez et liez de sorte ensemble que l’on ne peut tirer l’un sans l’autre, nous enseignent que toutes choses sont tellement communes entre les amis que la puissance de l’un est celle de l’autre, voire que l’on ne peut rien faire sans que son compagnon y contribue autant du sein : ce que le chan- gement des fleches nous apprend encores mieux. On peut encore cognoistre par cette assemblée d’arcs et de flammes, et par cet eschange de fleches, l’union de deux volontez en une et, comme disent les plus sçavants, que l’Amant et l’Aymé ne sont qu’un. De sorte, à ce que je puis voir, ce tableau ne vous veut representer que les efforts de deux amants pour emporter la victoire l’un sur l’autre, non pas d’estre le mieux aymé, mais le plus remply d’amour, nous faisant entendre que la perfection de l’amour n’est pas d’estre aimé, mais d’estre amant. Que si cela est, ma belle maistresse, dit-il, se tournant vers Diane, voyez combien vous m’en devez de reste. – J’advoue librement, dit-elle, que de cette sorte j’ayme mieux estre en vos dettes que si vous estiez aux miennes.

Hylas estoit à l’entrée et n’osoit passer outre, quoy qu’il en eust beaucoup d’envie, et plus encore, lors que, penchant dedans la moitié du corps, il vid l’autel de gazons et le tableau qui estoit dessus, Et parce qu’il ne le pouvoit bien voir, il prestoit l’aureille fort attentive aux discours de Silvandre, et en mesme temps il ouyt que le berger respondit à Diane : Je voy bien, ma belle maistresse, que vous ny moy ne sommes point representez en ce tableau, puis qu’ils sont chacun amant et aymé, et que vous estes bien aymée, mais non pas amante, et moy amant et non pas aymé, et cela plus par malheur que par raison. – Il n’y a, dit Diane, difference entre nous que des parolles, car j’appelle raison ce que vous venez de nommer malheur ; et toutesfois c’est la mesme chose. – Si toute la difference, dit-il, estoit au mot, je ne n’en soucierois guiere, mais le mal est qu’en effect ce que vous appelez raison et moy malheur me remplit de toute sorte de desplaisirs, et que son contraire me rendroit le plus heureux berger de l’univers. A ce mot il se tourna vers le tableau ; et parce que Diane vouloit respondre : Je vous supplie, dit-il, ma belle maistresse, de ne me donner davantage de connoissance de vostre peu de bonne volonté, et me permettre de voir ce qui est encor rare en ce tableau. Et lors, le prenant en la main, il leut ces parolles qui estoient escrites au bas. 


Voicy les douze


Tables des Loix d’Amour
Que sur

peine d’encourir sa disgrace,
il commande à tout amant d’observer.

Premiere Table.

Qui veut estre parfaict amant,
Il faut qu’il ayme infiniment :
L’extreme amour seule en est digne,
Aussi la mediocrité,
De trahision est plustost signe,
Que non pas de fidelité.

Deuxiesme Table.

Qu’il ayme jamais qu’en un lieu,
Et que cest amour soit un dieu,
Qu’il adore pour toute chose :
Et n’ayant jamais qu’un objet,
Tous les bon-heurs qu’il se propose,
Soyent pour cet unique subjet.

Troisiesme Table.

Bornant en luy tous ses plaisirs,
Qu’il arreste tous ses desirs
Au service

de cette belle,
Voire qu’il cesse de s’aymer,
Sinon que d’autant qu’aymé d’elle,
Il se doit pour elle estimer.

Quatriesme Table.

Que s’il a le soin d’estre mieux,
Ce ne soit que pour les beaux yeux
Dont son amour a pris naissance.
S’il souhaitte plus de bon-heurs,
Ce ne soit que pour l’esperance
Qu’elle en recevra plus d’honneur.

Cinquiesme Table.

Telle soit son affection,
Que mesme la possession
De ce qu’il desire en son ame,
S’il doit l’achetter au mespris
De son honneur ou de sa dame,
Luy soit moins chere que ce pris.

Sixiesme Table.

Pour subjet qui se vienne offrir,
Qu’il ne puisse jamais souffrir
La honte de la chose aimée :
Et si devant luy par desdain
D’un mesdisant elle est basmée,
Qu’il meure ou la venge soudain.

Septiesme Table.

Que son amour fasse en effect
Qu’il juge en elle tout parfaict,

Et quoy que sans doute il l’estime
Au pris de ce qu’il aymera,
Qu’il condamne comme d’un crime
Celuy qui moins l’estimera.

Huictiesme Table.

Qu’esprit d’un amour violant,
Il aille sans cesse bruslant,
Et qu’il languisse et qu’il souspire
Entre le vie et le trespas,
Sans toutesfois qu’il puisse dire
Ce qu’il veut, ou qu’il ne veut pas.

Neufiesme Table.

Mesprisant son propre sejour,
Son ame aille vivre d’amour
Au sein de celle qu’il adore,
Et qu’en elle ainsi transformé
Tout ce qu’elle aime et qu’elle honore,
Soit aussi de luy bien aymé.

Dixiesme Table.

Qu’il tienne les jours pour perdus
Qui loin d’elle sont despendus.
Toute peine soit embrassée
Pour estre en ce lieu desiré.
Et qu’il y soit de la pensée,
Si le corps en est separé.


Unziesme Table.

Que la perte de la raison,
Que les liens et la prison,
Pour elle en son ame il cherisse.
Et se plaise à s’y renfermer
Sans attendre de son service
Que le seul honneur de l’aimer.

Douziesme Table.

Qu’il ne puisse jamais penser
Que son amour doive passer :
Que d’autre sorte le conseille
Soit pour ennemy reputé,
Car c’est de luy prester l’aureille,
Crime de leze Majesté.

Hylas qui escoutoit ce que Silvandre lisoit : Je ne croy point ; dit-il, Silvandre, qu’une seule des parolles que tu as proferées soit escritte au tableau que tu tiens. Mais les ayant composées il y a long temps selon ton humeur melancholique, tu feins à cette heure de les lire pour leur donner plus d’authorité et tromper plus aysément toute cette troupe. – Cela seroit peut-estre faisable, respondit Silvandre, s’il n’y avoit icy que moy qui sceut lire et si ses loix estoient contraires à la raison ou aux anciens status d’amour. – Si ce que je te reproche n’estoit veritable,adjousta Hylas, tu m’apporterois icy ce que tu tiens en la main pour me le faire voir. – Si tu juges, repliqua Silvandre, que ce saint lieu seroit profane par ton corps, à plus forte raison dois-je penser que ces saintes loix le seroient beaucoup plus si par la lecture que tu en ferois, ton ame en avoit communication. Car ce n’est que pour l’imperfection qui est en elle, que tu avourois que ton corps est profane et indigne d’entrer icy.

Toute la troupe se mit à rire, et quoy que l’inconstant voulust repliquer, si ne fut-il point escouté, parce que Silvandre ayant remis le tableau sur les gazons, et blaisé les deux coings de cet autel rustique, chacun suivit Paris qui, trouvant une porte faite d’ozier, passa de ce lieu en un autre cabinet beaucoup plus ample. Il y avoit au dessus de la voûte de la porte un feston où pendoit un tableau dans lequel ces vers estoient escrits.


Madrigal


Le Temple d’amitié
Ouvre sans plus d’entrée
Du sainct temple d’Astrée,
Où l’amour qui m’ordonne
De la servir tousjours,
Comme jadis je luy donnay mes jours,
Veut qu’ores je luy donne
Les tristes nuits

De mes ennuis.

Astrée fut celle qui s’y arresta le plus : fust qu’à cause de son nom, il luy semblast qu’elle y eust le plus d’interest, ou qu’oyant parler de la vie des ennuis, elle pensast que cela se deust entendre de la fortune du pauvre et infortuné Celadon. Tant y a qu’elle considera longuement ceste escriture ; et cependant, le reste de la trouppe estant passé plus outre et trouvant une voûte faite comme la premiere, mais beaucoup plus ample, d’abord tous se jetterent à genouil et ayant avec silence adoré la deité à qui ce lieu estoit consacré, Paris comme il avoit des-jà fait, offrit pour toute la trouppe un rameau de chesne sur l’autel. Il estoit de gazons comme l’autre, sinon qu’il estoit fait en triangle, et au milieu sortoit un gros chesne qui, se poussant un pied par dessus les gazons avec un tronc seulement, se separoit en trois branches d’une esgale grosseur, et se haussant de ceste sorte plus de quatre pieds, ces branches venoient d’elles-mesmes à se remettre ensemble, et n’en faisoient plus qu’une qui s’eslevoit plus haut qu’aucun arbre de tout ce boccage sacré. Il semble que la nature eust pris plaisir de se jouer en cet arbre, ayant d’un type tiré ces trois branches, et puis si bien reunies (sans ayde de l’artifice) qu’une mesme escorce les lioit, et les tenoit ensemble. En la branche qui estoit à côté on voyoit dans l’escorce, HESUS ; et en celle qui estoit à costé gauche, BELENUS, et en celle du milieu, THARAMIS, Au tyge d’où ces trois branches sortoient, il y avoit THAUTATES, et en haut où elles se reunissoient, il y avoit de mesme, THAUTATES.

Ces choses qui estoient selon la coustume de leur religion (car ils adoroient Dieu sous les types des chesnes) ne les estonnerent point, mais si fit bien ce qu’ils aperceurent à main gauche. C’estoit un autre autel qui estoit aussi de gazons, avec deux grands vazes de terre dans lesquels estoient deux types de mirte. Au milieu l’on voyoit un tableau, par-dessus lequel les deux mirtes, pliant les branches, sembloient luy faire une couronne ; et cela estoit bien recogneu pour n’estre pas naturel, mais entortillé de ceste sorte par artifice. Le tableau representoit une bergere de sa hauteur, et au plus haut du tableau il y avoit : C’est la déesse Astrée, et au bas on voyoit ce vers :

Plus digne de nos vœux, que nos vœux ne sont d’elle.

Si tost que Diane jetta les yeux dessus, elle se tourna vers Phillis : N’avez-vous jamais veu (luy dit-elle), mon serviteur, personne à qui ce pourtrait ressemble ? Phillis le considerant d’avantage : Voilà, luy respondit-elle, le pourtrait d’Astrée. Je n’en vis jamais un mieux fait, ny qui luy ressemblast d’avantage ; mais, continua-t’elle, vous semble-t’il qu’on ne l’ait pas voulu rendre recognoissable ? N’a-t’elle pas en la main la mesme houlette qu’elle porte. Et lors prenant celle qu’Astrée tenoit : Voyez, ma maistresse, ces doubles C, et ces doubles A, entrelassez de mesme sorte tout à l’entour, et comme l’endroit où elle le prend, quand elle la porte, est garny de mesme façon, et les fers d’en bas de cuivre, avec les mesmes chiffres ; et le sifflet qui est en haut, representant la moitié d’un serpent, comme il se tourne de mesmes. –Vous avez raison, dit Diane, mesme que je vois icy Melampe couché à ses pieds. Il est bien recognoissable aux marques qu’il porte. Voyez la moitié de la teste, comme il l’a blanche et l’autre noire, et sur l’aureille noire la marque blanche. Si l’autre oreille n’estoit cachée, il y a apparence que nous y verrions la marque noire, car le peu qui s’en voit au haut de la teste et au dessus paroist estre blanc. Voyez aussi cette marque blanche autour du col en façon de colier, er l’eschancrure du poil noir qui se tournant en demy lune dessus les espaules, finit de mesme sur la crouppe où le blanc recommence. On n’y a pas mesme oublié ceste bande noire et blanche tout le long des jambes.

Silvandre s’approchant d’elle : Et moy, dit-il, j’y recognois entre ce troupeau la brebis qu’Astrée ayme le plus. La voylà, toute blanche sinon les aureilles qu’elle a noires, le nez, le tour des yeux, le bout de la queue et l’extremité des quatre jambes ; et afin qu’elle ne fust pas mescogneue, regardez les nœuds que je luy ay veu porter plusieurs fois à l’entour des cornes en façon de guirlande. Astrée oyant tous ces discours, demeuroit estonnée et muette, sans faire autre chose que regarder avec admiration ce qu’elle voyoit. Toutesfois s’avançant pres de l’autel, et voyant plusieurs petits roulleaux de papiers espars dessus, elle en prit un, et le desliant toute tremblante, y trouva ces vers.


Privé de mon vray bien, ce bien faux me soulage.
Passant, si tu t’enquiers qui, dedans ce boccage,
M’a donné ce pourtraict,
Sçache qu’Amour l’a faict,
Qui privé du vray bien, d’un bien faux me soulage.
 
Pressé de la douleur je luy tiens ce langage,
Banny de la moitié
Permettez par pitié,
Que privé

du vray bien, ce bien faux me soulage.
Confiné dans ce lieu que pour vous rendre hommage
Je vous ay consacré,
Ayez au moins à gré
Que privé du vray bien, ce bien faux me soulage.
S’il ne m’est pas permis de voir vostre visage,
Ces beaux traits pour le moins
Serviront de tesmoings,
Que privé du vray bien, ce bien faux me soulage.
Je leur dis, ô beaux traits que je retiens pour gage
Que nul autre amoureux
Ne fut onc plus heureux,
Privé de mon vray bien, ce bien faux me soulage.
Je les adore donc, non pas comme une image,
Mais comme dieux tres grands,
Car par effet j’apprends
Que privé du vray bien, ce bien faux me soulage.

Astrée estant retirée à part, lisoit et consideroit ces vers, et plus elle regardoit l’escriture, et plus il luy sembloit que c’estoit de celle de Celadon ; de sorte, qu’apres un long combat en elle-mesme, il luy fut impossible de retenir ses larmes, et pour les cacher elle fut contrainte de tourner le visage vers l’autre autel. Mais Phillis qui estoit aussi estonnée qu’aucune de la compagnie, ayant pris un autre de ces rouleaux, l’alla trouver, se doutant bien que ce qui faisoit separer Astrée de ceste sorte n’estoit que ces peintures et ces escrits qu’elle-mesme recognoissoit fort bien pour estre de ceux de Celadon. Et parce que Diane s’en alloit aussi la trouver, Phillis luy fit signe de ne le faire, de peur que Silvandre et Paris ne la suivissent, ce qu’aysément elle entendit ; et pource s’en retournant vers l’image d’Astrée, elle ouvrit quelques roulleaux de ceux qui estoient sur l’autel. Le premier qui luy tomba entre les mains, fut celuy-cy.

Dialogue sur les yeux d’un pourtrait stances


Sont-ce, peintre sçavant, des ames ou des flames,
Qui naissant de ces yeux leur volent à l’entour ?
– Ce sont flames d’amour qui consument les ames,
Ce sont ames plustost qui font vivre l’amour ?
 Eh ! qui n’admirera ces flames nom-pareilles
Si la vie et la mort procedent de ses yeux ?
– Les effets

des grands dieux, sont-ce pas des merveilles,
Et ces beaux yeux aussi, ne sont-ce pas des dieux ?
 Les aimer comme humains, c’est donc erreur extréme,
Puis qu’il faut des grands dieux reverer le pouvoir ?
– Ne commandent-ils pas à ton cœur qu’il les ayme,
Ayant desja permis à tes yeux de les voir ?
 Il est vray, mais mon cœur touché de reverence
Doit de devotion, non d’amour s’allumer.
– Les dieux ne veulent rien outre nostre puissance,
Espreuve, si tu peux, les voir sans les aymer.

Cependant que Diane, pour amuser toute la compagnie, alloit lisant tout haut ces vers, et ceux-cy estans finis, en prenoit d’autres, dont l’autel estoit presque couvert, Phillis s’adressant à la bergere Astrée : Mon Dieu, ma sœur, luy dit-elle, que je demeure estonnée des choses que je voy en ce lieu ! – Et moy, dit-elle, j’en suis tant hors de moy que je ne sçay si je dors ou si je veille, et voyez ceste lettre, et puis me dites, je vous supplie, si vous n’en avez jamais veu de semblables. – C’est, respondit Phillis, de l’escriture de Celadon, ou je ne suis pas Phillis. – Il n’y a point de doute, repliqua Astrée, et mesmes je me ressouviens qu’il avoit escrit ce dernier vers.

Privé de mon vray bien, ce bien faux me soulage.

autour d’un petit pourtrait qu’il avoit de moy, et qu’il portoit au col dans une petite boite de cuir parfumé. – Voyons, dit Phillis, ce qu’il y a dans ce papier que je tiens en la main, et que j’ay pris au pieds de vostre image.

Sonnet


Qui ne l’admireroit ! et qui n’aymeroit mieux
Errer en l’adorant plein d’amour et de crainte,
Et rendre courroucez contre soy tous les dieux,
Que n’idolatrer point une si belle Saincte ?

Mais qu’est-ce que je dis ? en effet elle est peinte.
La belle que voicy, ce ne sont pas des yeux,
Comme nous les croyons, ce n’en est qu’une fainte,
Dont nous deçoit la main du peintre ingenieux.

Ce ne sont pas des yeux ? si ressens-je la playe,
Quoy que le trait soit faint, toutesfois estre vraye,
Fuyons donc, puis qu’ainsi les coups nous en sentons.

Mais pourquoy fuyrons-nous ? La fuite en est bien vaine,

Si desja bien avant dans le cœur nous portons,
De ces yeux vrays ou faux, la blessure certaine.

Ah ! ma sœur, dit alors Astrée, n’en doutons plus, c’est bien Celadon qui a escrit ces vers, c’est bien luy sans doute, car il y a plus de trois ans qu’il les fit sur un pourtraict que mon pere avoit fait faire de moy, pour le donner à mon oncle Focion.

A ce mot, les larmes luy revindrent aux yeux ; mais Phillis qui craignoit que ces autres bergers et bergeres ne s’en aperceussent : Ma sœur, luy dit-elle, voicy un subjet de resjouyssance, et non pas de tristesse. Car si Celadon a escrit cecy, comme je le crois, il est certain qu’il n’est point mort, quand vous avez pensé qu’il se soit noyé. Que si cela est, quel plus grand subjet de joye pourrions-nous recevoir ? – Ah ! ma sœur, luy dist-elle, tournant la teste de l’autre costé, et la poussant un peu de la main, ah ! ma sœur, je vous supplie ne me tenez point ce langage, Celadon est veritablement mort par mon imprudence et je suis trop malheureuse pour ne l’avoir pas perdu. Et je voy bien maintenant que les dieux ne sont pas encor contens des larmes que j’ay versées pour luy, puis qu’ils m’ont conduitte icy pour m’en donner un nouveau subjet. Mais puis qu’ils le veulent, je verseray tant de pleurs, que si je ne puis en laver entierement mon offence, je m’efforceray pour le moins de le faire, et ne cesseray que je ne perde ou la vie, ou les yeux. – Je ne vous diray pas, repliqua Phillis, que Celadon vive ; mais si feray bien que s’il a escrit ce que nous lisons, il faut que de necessité il ne soit pas, mort. – Et quoy, dit-elle, ma sœur, n’avez-vous jamais ouy dire à nos druides que nous avons une ame qui ne meurt pas, encor que nostre corps meure ? – Je l’ay bien ouy dire, respondit Phillis. – Et n’avez-vous pas bonne memoire de ce qu’ils nous ont si souvent enseigné, qu’il faut donner des sepultures aux morts, voire mesme leur mettre quelque piece d’argent dans la bouche, afin qu’ils puissent payer celuy qui les passe dans le royaume de Dis ? qu’autrement ceux qui sont privez de sepulture demeurent cent ans errants le long des lieux où ils ont perdu leurs corps ? Et ne sçavez-vous pas que celuy de Celadon n’ayant peu estre trouvé, est demeuré sans ce dernier office de pitié ? Que si cela est, pourquoy seroit-il impossible qu’il allast errant le long de ce malheureux rivage de Lignon et que conservant l’amitié qu’il m’a tousjours portée, il eust encore pour son intention les mesmes pensées qu’autrefois il a eues ? Ah ! ma sœur, Celadon est trop veritablement mort pour mon contentement, et ce que nous en voyons, n’est que le tesmoignage de son amitié et de mon imprudence. – Ce que j’en dis, respondit Phillis, n’est que pour l’apparence que j’ y vois, et le desir que j’en ay pour vostre repos. – Je le cognois bien, repliqua Astrée, mais ma sœur, ressouvenez-vous que si j’avois creu que Celadon fust en vie, et qu’en fin je trouvasse qu’il fust mort, il n’y auroit rien qui me peust conserver la vie ; car ce seroit le perdre une seconde fois, et les dieux et mon cœur sçavent combien la premiere m’a conduitte pres du tombeau. – Encor vous doit-ce estre du contentement, respondit Phillis, de recognoistre que la mort n’a peu effacer l’affection qu’il vous portoit. – C’est, dit-elle, pour sa gloire et pour ma punition. – Mais plustost, dit Phillis, qu’estant mort il a veu clairement et sans nuage la pure et sincere amitié que vous luy portez, et que mesme cette jalouse qui estoit cause de vostre courroux, ne procedoit que d’une amour tresgrande. Car j’ay ouy dire que comme nos yeux voyent nos corps, de mesmes nos ames separées se voyent et recognoissent. Astrée respondit : Ce seroit bien la plus grande satisfaction que je puisse recevoir ; car je ne doute nullement, qu’autant que mon imprudence luy a donné de sujet d’ennuy, d’autant le veue qu’il auroit de ma bonne volonté, luy donneroit du contentement. Car si je ne l’ay plus aymé que toutes les choses du monde, et si je ne continue encores en cette mesme affection, que jamais les dieux ne m’ayment.

Ces bergeres parloient de ceste sorte, cependant que Diane entretenoit le reste de la trouppe, lisant quelquefois les petits rouleaux qu’elles trouvoient sur l’autel, d’autresfois demandant à Paris, Tircis et Silvandre ce qu’ils jugeoient de ces choses. – Il n’y a personne icy, dit Paris, qui ne cognoisse bien que ce pourtrait a esté fait pour Astrée, et qui de mesme ne juge qu’il a esté mis en ce lieu par quelqu’un qui ne l’aime pas seulement, mais qui l’adore. – Quant à moy, dit Silvandre, ces chiffres me feroient croire que ce seroit Celadon, si Celadon n’estoit point mort. – Comment, dit Tircis, Celadon, ce berger qui ne noya il y a quatre ou cinq lunes dans Lignon ? – Celuy-là mesme, respondit Silvandre. – Et servoit-il Astrée, adjousta Tircis ? Au contraire, j’ay ouy dire qu’il y avoit tant d’inimitié entre leurs familles. – La beauté de la bergere fut plus grande que la haine, respondit Silvandre, et me semble que puis qu’il est mort, il n’y a point de danger de le dire. – Je croy, interrompit Diane, qu’aussi n’y en auroit-il pas, encor qu’il vesquit, ayant esté si discret, et Astrée si sage, que cette affection ne sçauroit avoir offencé personne.

Astrée qui s’estoit teue quelque temps, oyant ce que les bergers disoient d’elle, encore que ses yeux ne fussent pas encor bien remis ne peut s’empescher de leur respondre : ces larmes que je ne puis cacher, rendent tesmoignage que Celadon m’a aymée, puis que sa memoire me les arrache par force ; mais ces escrits, qui sont sur ces gazons, tesmoignent aussi qu’Astrée a plustost fait faute contre l’amour que contre le devoir. Cela est cause que je ne fais point de difficulté de l’advouer pour luy rendre au moins ceste satisfaction apres sa mort, que mon honnesteté n’a jamais permis qu’il eust receue durant sa vie.

A ces parolles, toute la trouppe s’approcha d’elle, et Diane luy montrant les billets qu’elle avoit : Est-ce là de l’escriture de Celadon ? – C’en est sans doute, respondit Astrée. – C’est donc signe, adjousta Diane, qu’il n’est pas mort. A quoy Phillis respondit : C’est dequoy nous parlions à ceste heure mesme ; mais elle dit que l’ame de Celadon qui va errant le long du rivage de Lignon les a escrits. – Et quoy ? Dit Tircis, n’a-t’il point esté enterré ? – C’est la cause, dit Astrée, qu’il va errant de ceste sorte ; car on ne luy a pas mesme faict un vain tombeau. – C’est veritablement, adjousta Phillis, trop de nonchalance, d’avoir laissé si longuement en peine pour un devoir de si peu de moment, une si belle ame que celle de ce gentil berger. – Voilà, dit Tircis, comme le soucy des morts touche le plus souvent fort peu ceux qui survivent : de sorte que j’estime ceux-là sages, qui durant leur vie y pourvoient. – Et sans mentir, adjousta Diane, c’est chose estrange que ce berger, tant aymé, non seulement de tous ses parens, mais de tout nostre hameau, n’ait receu ce pitoyable office que reçoivent les moins aymez. – C’est peut-estre, dit Tesandre, que les dieux l’ont ordonné de ceste sorte, afin qu’il n’abandonnast pas si tost ces lieux qu’il avoit tant aymez, et que recompensé de son affection il eust ce contentement de demeurer quelque temps prés de celle qu’il ayme.

-Toutesfois, dit Tircis, j’ay apris que, tout ainsi que nostre corps ne peust demeurer en l’air, en l’eau, ny dans le feu, sans une continuelle peine, parce qu’estant pensant, il faut qu’incessamment il se travaille, tant qu’il est en ces elements qui n’ont rien de solide, de mesme l’ame despouillée du corps, n’estant point en son propre element, tant qu’elle demeure entre nous, est en une continuelle peine, jusques à ce qu’elle soit entrée aux champs Elisiens, où elle trouve un autre air, une autre terre, une autre eau, et un autre feu, d’autant plus parfaits et convenables à sa nature, que ceux où nous sommes le sont d’avantage à nos corps lourds et grossiers. Ce que je sçay : parce que quand ma chere et tant aymée Cleon fut morte, je fus presque en resolution de ne luy donner point de sepulture, afin de retenir cette belle ame quelque temps aupres de moy ; mais nos druides me sortirent de cette erreur, me faisant entendre ce que je viens de vous dire.

– Quant à moy, dit Silvandre, puisqu’à faute de sepulture on demeure quelque temps au tour du lieu où l’on meurt, je veux prier tous mes amis, que si je meurs en ceste contrée, ils ne m’enterrent point, afin que j’aye plus de loisir de voir ma belle maistresse. Car il n’y a contentement des champs Elisiens qui vaille celuy-là, ny peine qu’une ame puisse souffrir pour n’estre en son element, qui ne soit beaucoup moindre que le bien de la voir. – Cela seroit fort bon, respondit Tircis, si apres la mort, vous despouillant du corps, vous ne laissiez point aussi tous ces amours ; mais j’ay ouy dire à nos sages, que nos passions n’estoient que des tributs de l’humanité, et que les dieux nous avoient naturellement donné cet instinct, afin que la race de hommes ne vinst à deffaillir, mais qu’apres la mort, d’autant que les ames sont immortelles et que rien d’immortel ne peut engendrer, cest amour se perd en elles, tout ainsi que la volonté de manger, de boire et de dormir. – Et toutesfois, dit Silvandre, si Celadon a escrit ce que nous lisons, il n’y a pas apparence qu’il ait perdu l’affection qu’il portoit à ceste bergere. – Et qui sçait, respondit Tircis, si les dieux qui sont justes ne luy ont point voulu donner ceste particuliere satisfaction pour recompense de la vertueuse et sainte amitié qu’il a portée à ceste bergere ? – Si cela est, repliqua Silvandre, pourquoy ne dois-je esperer de trouver les dieux aussi justes et favorables que luy, puis que mon amitié ne cede ny à la sienne ny à nulle autre, soit en ardeur, soit en vertu. – Mais, dit Astrée, si les dieux luy ont fait cette grace que vous dittes, ne seroit-ce point impieté en luy rendant le devoir de la sepulture de le faire partir de cette contrée, et luy ravir le contentement ? – Nullement, respondit Tircis, car la grace que les dieux luy ont faite en cela n’a esté que pour soulager la peine que continuellement il reçoit, estant contraint de demeurer sous un ciel si contraire à son naturel.

Ces bergers discouroient de ceste sorte, quand Phillis, considerant tout ce qui estoit en ce lieu, jetta sa veue sur un endroit où il y avoit apparence que quelqu’un se fust mis bien souvent à genoux, car la terre en avoit les marques bien imprimées. Et parce que cela estoit vis à vis de l’autel, et qu’elle y vit un rouleau de parchemin attaché à une hart ou tortis de saule, elle s’y en alla pour voir ce que c’estoit, et le desployant trouva ces parolles.

==Oraison à la déesse Astrée==

Grande et toute-puissante déesse, encore que vos perfections ne puissent estre esgalées, il ne faut que nos sacrifices, ne pouvant estre tels que vous meritez, laissent de vous estre agreables, puis que si les dieux ne recevoient que ceux qui sont dignes d’eux, il faudroit qu’eux-mesmes fissent la victime. Or ce que je viens offrir à vostre deité, c’est un cœur et une volonté, qui n’ont jamais esté dediez qu’à vous seule. Si ceste offrande vous est agreable, tournez vos yeux pleins de pitié sur ceste ame qui les a toujours trouvez si pleins d’amour, et par un acte digne de vous, sortez-la de la peine où elle demeure continuellement, et la mettez au repos duquel son malheur et non son demerite l’a jusques icy esloignée. Je vous requiers cette grace par le nom de Celadon, de qui le memoire vous doit plaire, si celle du plus fidelle et affectionné de vos serviteurs, peut jamais avoir obtenu de vostre divinité ceste glorieuse satisfaction.

Phillis faisant signe de la main, et appellant Astrée : Venez lire, luy dit-elle, ma sœur, ce que Celadon vous demande, et vous connoistrez que Tircis vous a dit vray. Et lors s’estant tous approchez, elle releut tout haut cette oraison, qui ne fut pas sans qu’Astrée accompagnast ses parolles de larmes, encores qu’elle se contraignit le plus qu’il fut possible ; mais elle ne pouvoit ressentir ces desplaisirs avec une moindre demonstration. Et lors que Phillis eust parachevé. Vrayement, dit Astrée, je satisferay à sa juste demande. Et puis que ses parents ne luy rendent pas le devoir, à quoy la proximité les oblige, il recevra de moy celuy d’une bonne amie.

A ce mot, sortant de ce lieu, apres avoir honoré l’autel des dieux, toute cette trouppe retourna vers Hylas qui, en les attendant, n’avoit point esté oisif ; car les voyans tous attentifs dans l’autre cabinet, il entra dans celuy où estoient les douze tables des loix d’amour. Et quoy qu’il en redoutast l’entrée, si est-ce que, mesprisant la force d’amour, luy semblast qu’il na luy pouvoit faire pis, que luy faire perdre sa maistresse, à quoy il sçavoit de tres-bons remedes, il entra à la desrobée dedans : et prenant le tableau qui estoit sur les gazons, voulut ressortir incontinent dehors ; croyant que s’il offençoit en y entrant, que moins il y demeureroit, moindre aussi seroit son offence. Et de fortune le prenant à la haste, et s’en retournant de mesme, il hurta contre un des costez de l’entrée, de telle sorte que l’esbranlant, il fit tumber à ses pieds une escritoire que celuy qui avoit fait cet ouvrage tenoit là expressément pour escrire ces conceptions, quand il y venoit faire ses prieres. Il le ramasse comme envoyé de quelque dieu, et se resolut de corriger en ces loix, ce qu’il y trouveroit de contraire à son humeur. En ceste deliberation il les lit : et incontinent, comme il avoit l’esprit prompt, les change de ceste sorte.

Tables d’amour falsifiées par l’inconstant Hylas[modifier]

Premiere Table.


Qui veut estre parfaict amant,
Qu’il n’ayme point infiniment :
Telle amitié n’en est pas digne.
Puis qu’au rebours l’extremité
De l’imprudence est plustost signe,
Que non pas de fidelité.

Deuxiesme Table.

Qu’il ayme et serve en divers lieux,
Et qu’il tourne tousjours les yeux,

dessus quelque nouvelle chose,
Aymant ainsi divers objets,
Que les bon-heurs qu’il se propose,
Soient aussi pour divers sujets.

Troisiesme Table.

Ne bornant jamais ses desirs,
Qu’il cherche par tout des plaisirs,
Faisant tousjours amour nouvelle,
Voire qu’il cesse de l’aymer
Sinon que d’autant qu’aymé d’elle,
Pour luy seul il doit l’estimer.

Quatriesme Table.

Que s’il a du soin d’estre mieux,
Ce soit pour plaire à tous les yeux
Des belles de sa cognoissance :
S’il souhaitte quelque bon-heur,
Ce ne soit que pour l’esperance
D’estre plus absolu seigneur.

Cinquiesme Table.

Telle soit son affection,
Que mesme la possession
De ce qu’il desire en son ame,
S’il doit l’acheter au mespris
De son honneur ou de sa dame,
Il la vueille bien à ce prix.

Sixiesme Table.


Pour subjet qui se vienne offrir,
Qu’il ne puisse jamais souffrir
Querelle pour la chose aymée :
Que si devant luy par desdain,
D’un mesdisant elle est blasmée,
Qu’il y consente tout soudain.

Septiesme Table.

Que l’amour permette en effait
Que son jugement soit parfait,
Et que dans son ame il l’estime,
Toute telle qu’elle sera,
Condamnant comme d’un grand crime
Celuy qui plus l’estimera.

Huictiesme Table.

Qu’espris d’un amour assez lent,
Il n’aille sans cesse bruslant,
Ny qu’il languisse ou qu’il souspire
Entre la vie et le trespas :
Mais que tousjours il puisse dire
Ce qu’il veut, ou qu’il ne veut pas.

Neufiesme Table.

Estimant son propre sejour,
Son ame en soy vive d’amour,
Et non en celle qu’il adore,
Sans qu’en elle estant transformé,

Tout ce qu’elle ayme et qu’elle honore.
Soit aussi de luy bien aymé.

Dixiesme Table.

Qu’il ne tienne pas pour perdus,
Les jours loin d’elle despendus,
Si la peine n’est surpassé
Par le bien qu’il s’est figuré,
Mais se contente en sa pensée,
Si le corps en est separé.

Unziesme Table.

Qu’il se remette à la raison,
Que ses liens et sa prison
Pour elle bien-tost il finisse :
Mesprisant de s’y renfermer,
S’il n’attend rien de son service
Que le vain honneur de l’aymer.

Douziesme Table.

Qu’il ne puisse jamais penser
Que telle amour n’ait à passer :
Qui d’autre sorte le conseille,
Soit pour ennemy reputé,
Car c’est de luy prester l’oreille
Crime de leze Majesté.

Hylas se hasta le plus qu’il luy fut possible de changer de ceste sorte ces douze tables, et afin que ses rayeures fussent moins cognues, il les effaçoit avec la pointe d’un cousteau ; et y ayant raclé un peu de son ongle les en couvroit, et puis le polis- soit, fust avec l’ongle mesme, fust avec le dos du cousteau, et en fin escrivoit dessus ce qu’il y avoit changé ; ce qu’il fit si proprement qu’il estoit mal aisé de le recognoistre. Et incontinent r’entrant dans le cabinet, mit le tableau en sa place, et ressortit avec la mesme diligence, sans estre apperceu de personne : ce qu’il fit un peu auparavant qu’Astrée et le reste de la trouppe revint, de sorte qu’il fut trouvé assis à l’entrée, feignant de s’y estre endormy. Et parce qu’Astrée qui sortoit la premiere toute triste, ne pris pas garde à luy, il ne fit point aussi semblant de se lever ; mais quand Phillis qui venoit apres l’apperceut en ceste posture : Et qu’est-ce ? Luy dit-elle, Hylas, que vous faites icy, cependant que nous venons de voir les plus grandes merveilles qui soient en toute la rive de Lignon ? – J’ay une pensée, respondit Hylas se levant froidement, et se frottant les yeux, qui me tourmente plus que je ne me fuße jamais peu persuader. – Et qui est-elle ? adjousta Phillis. – Je la vous diray, respondit l’inconstant, si vous me promettez de faire une chose dont je vous supplieray. – Je n’ay garde, dit-elle, de m’obliger de parole sans sçavoir ce que vous voulez. – Vous le pouvez faire, dict Silvandre en sousriant, en y adjoustant les conditions, contre lesquelles il n’y a pas apparence qu’un si gentil et parfaict amant vous voulust requerir de quelque chose, à sçavoir qu’il ne vous demandera rien qui contrevienne à l’honneur d’une sage bergere ? – Je le veux bien, dit Phillis, à ceste condition. – Et moy, respondit Hylas, je ne le veux qu’à ceste condition.

Sçachez donc, ma belle maistresse, continua-t’il froidement, que je crois ce lieu estre à la verité un boccage sacré à quelque grande divinité ; car depuis que vous estes entrée dedans, et que Silvandre a leu les loix que j’ay ouyes, je me sens tellement touché d’une puissance interieure que je n’ay point de repos en moy-mesme, me semblant que jusques icy vescu en erreur, me conduisant contre les ordonnances que le dieu qui est adoré en ce sainct lieu a faites à ceux qui veulent aymer. De sorte que je suis tout prest d’abjurer mon erreur, et me remettre au sentier qu’il m’ordonnera ; et n’y a rien eu qui m’ait empesché de le faire cependant que vous estiez dans ce boccage, qu’une chose que je vous declareray. Vous sçavez, ma belle maistresse, que depuis l’heure que vous et mon cœur avez eu agreable que Hylas se dist votre serviteur, je n’ay point trouvé en toute ceste contrée un plus contrariant esprit, ny une humeur plus ennemie de la mienne que Silvandre. Car il ne s’est jamais presenté occasion de prendre le party contraire au mien, que ce berger ne l’ait fait, voire bien souvent il en a recherché les moyens avec artifice, comme en l’injuste sentence qu’il donna contre Laonice, parce que j’avois parlé pour elle, y ayant peu d’apparence qu’une morte fust preferée à ceste belle et honneste bergere. De sorte que repassant ces choses en ma memoire, je suis entré en doute, que continuant ceste volonté de me contrarier, il ait peut-estre leu les ordonnances de ce dieu d’autre façon qu’elles ne sont pas escrittes dans le tableau qu’il tenoit. C’est pourquoy je vous veux conjurer non seulement par la promesse que vous venez de me faire, mais par l’honneur que vous devez, soit à l’amour, soit à la deité qui est adorée en ce boccage, que vous preniez la peine d’y rentrer et de m’apporter le tableau où ces loix sont escrites, afin que les lisant moy-mesme, je puisse sortir du doute où je suis, et apres suivre les ordonnances que j’y trouveray tout le reste de ma vie. Ceste requeste, Silvandre, (continua-t’il s’addressant à luy) est-elle inciville, et contre l’honnesteté d’une sage bergere ? – Nullement, respondit Silvandre, mais je crains qu’elle soit plus-tost inutile. – Or sus (dit Hylas), faisons une autre promesse entre nous : promettez-moy devant ceste trouppe, que tout le reste de vostre vie vous suivrez les commandemens que vous y trouverez escrits, et je vous feray un mesme serment. – Je ne feray, dit-il, jamais difficulté de vous promettre, ny à tout autre, d’observer ce à quoy le devoir m’oblige, y ayant long temps que je l’ay promis aux dieux. – Vous me le promettez donc ? repliqua Hylas. – Je vous le promets, dit Silvandre, et sans vous obliger à nulle promesse reciproque, vous aymant trop pour vous vouloir rendre parjure. – Et moy, respondit Hylas, je le vous veux jurer, et aux dieux mesmes de ces lieux, les appellant tous à tesmoins, afin qu’ils punissent celuy de nous deux qui y contreviendra. – Je vous asseure, respondit Phillis, que pour voir un si grand changement en Hylas, je veux bien faire voir ces douze tables. Et lors, rentrant dans le cabinet, apres avoir fait une profonde reverence, elle prit le tableau et l’apporta à l’inconstant qui, la teste nue, et mettant un genouil en terre : Je reçois, dit-il, ces sacrées ordonnances comme venant d’un dieu et aportées par ma déesse, protestant de nouveau, et jurant aux grands dieux devant ce boccage sacré, et prenant ceste trouppe pour tesmoin, que toute ma vie je les observeray aussi religieusement que si Heus, Teutates, Tharamis dieu me les avoyent données visiblement. Et lors se relevant, sans remettre son chapeau, il baisa le bas de tableau, et estant environné de toute la troupe, il commença de les lire à haute voix.

Mais quand Silvandre ouyt qu’il disoit qu’on ne devoit pas aymer infiniment. Ah ! berger, lisez bien, luy dit-il, vous trouverez autre chose. – A la peine du livre, dit froidement Hylas. Et lors il montra l’escriture à Phillis, qui leut comme luy. – Cela ne peut estre, dit Silvandre. Et lors s’approchant, il le voulut lire sans se fier à personne, et Hylas serrant le tableau contre son estomac : C’est un grand cas, dit-il, que celuy qui a accoustumé de tromper, a tousjours opinion qu’on l’abuse. Je me doutois bien que vous lisiez autrement qu’il n’estoit pas escrit, et si vous le voyez vous-mesme, l’advouerez-vous devant ceste trouppe ? – J’advoueray sans doute, dit Silvandre, la verité, mais permettez que je la lise. – Il suffit, dit Hylas, ce me semble, que Phillis l’ait veue, et vous devez bien vous en fier à elle. – Je le ferois, respondit Silvandre, si elle vouloit dire la verité, mais c’est par jeu ce qu’elle dit. – Je vous jure, dit Phillis, qu’il a leu comme il est escrit, et non au contraire. – Je ne sçaurois, dit-il, le croire si je le vois. – Or si vous n’avez assez de le voir, dit Hylas, touchez-le, et lisez-le vous mesme, pourveu que ce soit fidellement.

Et lors Silvandre, recevant le tableau, et jurant qu’il liroit sans rien changer, il en recommença la lecture. Mais quand il y trouva ce que Hylas avoit dit, il ne sçavoit qu’en penser, et plus encores lors que continuant il trouva les couplets tous changez. – Et bien, dit Hylas, que vous en semble, ma maistresse ? Avois-je raison de douter de la preud’hommie de Silvandre, puis qu’il lisoit tout le contraire de ce qui estoit escrit ? Que dites-vous à cela, berger ? disoit-il, s’adressant à Silvandre ; serez-vous homme de parolle ? ou si vous vous desdirez ?

Le berger ne respondit mot, mais plus estonné de ceste avanture que de chose qui luy fust jamais advenue, il alloit considerant ce tableau. Et lors Diane, s’approchant de luy, et jettant le veue dessus, demeura au commencement estonnée, et luy dit : En bonne foy, Silvandre, advouez la verité, la premiere fois que vous nous avez leu ces vers, estoient-ils escrits comme ils sont ? – Ma belle maistresse, dit-il, quand je les ay leus, ils estoient autres qu’ils ne sont, et ne puis penser, s’il estoit autrement, pourquoy je ne les eusse pas aussi bien veus qu’à cette heure. Alors Diane prenant le tableau en la main, regarda l’escriture de plus pres, ce que Hylas appercevant et craignant que sa finesse ne fust recogneue. Or sus, Silvandre, dit-il, il ne faut pas tant de discours ; me voicy prest à tenir parole, et vous, serez-vous parjure ? – Vous me prenez de bien court, dit Silvandre, je ne suis pas sans un grand soupçon de tromperie ; car je sçay fort bien que les loix que j’ay veues estoient telles que je les ay dites, et maintenant je vois tout le contraire ; de sorte que je suis fort en doute que cecy ne soit supposé. – Voilà une tres mauvaise excuse, dit l’inconstant, et comment pourroit-on avoir fait si promptement un autre tableau ?

Cependant qu’ils parloient ainsi, Diane qui consideroit l’escriture, recogneut qu’encores que l’ancre fut semblable, toutesfois les traits des lettres ne l’estoient pas entierement ; et les regardant encores de plus pres et passant le doigt dessus et secouant le parchemin, une partie des racleures de l’ongle s’en alla. Et lors, opposant l’escriture au soleil, toutes les rayeures s’apareurent aysément ; dont s’estant asseurée : Or sus, dit Diane, vous voicy tous deux hors de dispute, car en un mesme lieu vous trouvez ce que vous cherchez tous deux. Vous, Silvandre, le lisant comme il estoit escrit, et vous, Hylas, comme vous l’avez corrigé. Et lors s’approchant d’eux, elle leur en monstra la preuve, parce que l’opposant au soleil, on voyoit aysément les endroits où le parchemin avoit esté gratté ; et puis le considerant de plus prés, on remarquoit quelques-uns des premiers traits qui n’avoient peu estre assez bien effacez.

Il n’y eut alors personne de la trouppe qui ne recogneut ce qu’elle disoit, et se mettans tout au tour de Hylas : Dites-nous, berger, luy disoient-ils, comment vous avez peu faire ? Hylas se voyant convaincu par la prudence de Diane, fut en fin contraint d’avouer la verité, non pas toutesfois sans jurer plusieurs fois, que ce n’avoit esté que l’injustice de ces loix qui l’y avoient poussé : Car, disoit-il, elles sont bien tellement iniques, qu’il m’a esté impossible de les souffrir sans les corriger ainsi qu’elles doivent estre. Nul ne peut s’empescher de rire, oyant comme il y parloit ; mais plus encores, considerant l’estonnement que Silvandre avoit eu au commencement.

Et parce qu’il se faisoit tard, et que le sejour en ce lieu avoit esté assez long, Phillis voulut rapporter le tableau où elle l’avoit pris. Mais tous les bergers furent d’avis que les vers fussent corrigez comme ils estoient auparavant, et que Hylas, pour effacer en partie l’offence qu’il avoit faite d’entrer en ce lieu qui luy avoit esté deffendu, et d’avoir osé falsifier des ordonnances d’amour, seroit condamné de rayer luy-mesme ce qu’il y avoit escrit, et de mettre à la marge ce qu’il avoit rayé ; ce qu’il fit à l’heure mesme, plus, disoit-il, pour obeir à sa maistresse que pour apaiser Amour, le courroux duquel il ne redoutoit point sans elle. – Ny aussi, adjousta Silvandre, guiere avec elle. – Je ne vous contrediray jamais, respondit l’inconstant, tant que vous me blasmerez de trop de courage. – Prenez garde, respondit Silvandre, que ce ne soit de presomption et d’infidelité. Si ces dernieres parolles eussent esté ouyes de Hylas, il n’y a point de doute qu’il eut respondu ; mais étant entré dans le cabinet, elles demeurent sans repartie.

Et cependant toute la troupe s’achemina par un petit sentier que Silvandre avoit choisi ; et parce qu’Astrée n’esperoit plus trouver des nouvelles de Celadon qui luy peussent plaire, elle estoit presque en volonté de s’en retourner, et pour ce sujet laissant Tircis, elle s’approcha de luy : Il me semble, luy dit-elle, berger, qu’il est bien tard pour aller plus outre, et que nous ne sçaurions presque retourner en nos cabanes que la nuict ne nous surprenne. – Il est certain, dit le berger, mais cela ne vous doit pas empescher de continuer vostre voyage puis que vous en estes si pres ; car aussi bien, encor que vous voulussiez retourner, le jour ne vous accompagnera pas jusques à my chemin. Quant à ce qui est de nos troupeaux, ceux à qui nous les avons laissez en garde, les reconduiront bien, pour ce soir en leurs loges. – Mais bien, dit Astrée, comment coucherons-nous ? – Le lieu où je vous veux conduire, respondit Silvandre, n’est pas loing du temple de la bonne Déesse, et je m’asseure que la venerable Chrisante sera bien aise de vous avoir ce soir pour hostesse. – Il faut sçavoir, respondit la bergere, si mes compagnes l’auront agreable. Et lors, les ayant attendues en in lieu où le chemin s’eslargissoit, elle leur proposa ce que Silvandre avoit pensé. Il n’y eut celle qui ne le trouvast fort à propos, puis qu’aussi bien il estoit impossible de regaigner de jour leurs hameaux. En cette resolution doncques ils se remettent en chemin ; et Silvandre, sans quitter Astrée, estant tousjours le premier ; et ayant marché quelque peu, luy montra le bois où il avoit trouvé la lettre qui estoit cause de ce voyage. Voilà, dit Astrée, un lieu bien retiré pour y recevoir des lettres. – Vous le jugerez bien mieux tel, luy dit-il, quand vous y serez ; car c’est bien le lieu le plus sauvage, et le moins frequenté, qui soit le long des rives de Lignon. – De sorte, dit Astrée, qu’aucun ne l’a sceu escrire que vous, ou l’amour. – Pour ce qui est de moy, dit-il, je sçay bien ce qui en est. Et quant à l’Amour, je m’en tais, car j’ay ouy dire que quelquefois nous voulant jetter ses flames dans le cœur il se brusle luy-mesme sans y penser. Et qui sçait si cela ne luy est point avenu par la beauté de ma maistresse ? Que si quelque chose l’a garanty, c’est sans doute le bandeau qu’il a devant les yeux. – Ah Silvandre, dit la bergere, ce bandeau ne l’empesche guere de bien voir ce qui luy plaist ; et ses coups sont si justes, et faillent si peu souvent le but où il les addresse, qu’il n’y a pas apparence qu’un aveugle les ait tirez. – Discrete bergere, respondit Silvandre, j’ay veu un aveugle en la maison de vostre pere, qui sçavoit aussi bien tous les chemins et destours de vostre hameau, et se conduisoit aussi bien par tout le logis que j’eusse sçeu faire, ayant acquis cela par une longue accoustumance. Et pourquoy ne dirions-nous que Amour, qui est le premier et le plus vieil de tous les dieux, n’ait par une longue coustume, apris d’attaindre les hommes au cœur ? Et pour monstrer que c’est plus par coustume que par justesse, prenez garde qu’il ne nous vise qu’aux yeux, et qu’il ne nous attaint qu’au cœur. Que s’il n’estoit point aveugle, quelle apparence y a-t’il qu’il blessast d’un reciproque amour des personnes tant inegales, ou qu’aux uns il donnast de l’amour pour des personnes qui les surpassent de tant, et aux autres, pour d’autres qui leur sont tant inferieures ? J’en parle comme interessé, car, à moy qui ne sçay seulement qui je suis, il a fait aimer Diane, de qui le merite surpasse tous ceux des bergers, et à Paris, qui est fils du prince de nos druides, il faut aimer une bergere. – Par vos merites, respondit Astrée, vous esgalez les perfections de Diane, et Diane par ses vertus surpasse la grandeur de Paris, et par ainsi l’inegalité n’est point telle qu’il faille par là accuser Amour d’aveuglement.

Silvandre demeura muet à cette replique, non pas qu’il n’eust aisément respondu, mais parce qu’il fut marry d’avoir pas ses paroles donné cognoissance de sa veritable affection, et s’en repentoit, craignant d’offencer Diane si autre qu’elle le sçavoit. Mais il s’estoit de fortune bien adressé, car Astrée luy eust volontiers donné toute sorte d’aide, recognoissant la pure et sincere amitié qu’il portoit à Diane. Aussi, le naturel d’une personne qui ayme bien est de ne nuire jamais aux amours d’autruy, si elles ne sont prejudiciables aux siennes.

Et lors qu’il levoit la teste pour luy respondre, il arriva dans le bois, qui fut cause que sans faire semblant de ce qu’ils avoient dit : Voicy, luy dit-il, sage bergere, le bois que vous avez tant desiré ; mais il est si tard que le soleil est desja couché, de sorte que nous n’aurions pas beaucoup de loisir de la visiter. – Si nous y trouvons, dit-elle, des choses aussi rares que nous en avons trouvé en celuy d’où nous venons, c’est sans doute que le temps sera court, puis qu’à peine pourrions-nous de-ja lire, tant il est tard. Il est vray que ne devons pas plaindre nostre journée, l’ayant trop bien employée, ce me semble.

Avec semblables discours, ils entrerent dans le bois, et ne se donnerent garde que la nuict peu à peu leur osta de sorte la clarté, qu’ils ne se voyoient plus et ne se suivoient qu’à la parolle. Et lors s’enfonçant davantage dans le bois, il perdit tellement toute cognoissance du chemin, qu’il fut contraint d’avouer qu’il ne sçavoit où il estoit. Cela procedoit d’une herbe sur laquelle il avoit marché, que ceux de la contrée nomment l’herbe du fourvoyement, parce qu’elle fait égarer et perdre le chemin depuis qu’on a mis le pied dessus, et selon le bruit commun, il y en a quantité dans ce bois. Que cela soit ou ne soit pas vray, je m’en remets à ce qui en est ; tant y a que Silvandre, suivy de cette honneste trouppe, ne pût de toute la nuit retrouver le chemin, quoy qu’avec mille tours et détours, il allast presque par tout le bois. Et en fin il s’enfonça tellement, que pour se suivre ils estoient contraints de se tenir par les habillement, la nuit étant si obscure qu’elle sembloit expressément estre telle pour empescher qu’ils ne sortissent de ce bois.

Hylas, qui de fortune s’estoit rencontré entre Astrée et Phillis : Je commence, dit-il, ma maistresse, à bien esperer du service que je vous rends. – Et pourquoy ? Dit Phillis. – Parce, respondit-il, que vous n’eustes jamais tant peur de me perdre que vous avez, et qu’au lieu que je vous soulois suivre, vous me suivez. – Vous avez raison, dit-elle, et de tout ce bon changement, vous en devez remercier Silvandre, que toutes-fois vous dites estre vostre plus grand ennemy. – Je ne sçay, adjousta Hylas, s’il me fait souvent de semblables offices, si j’auray plus d’occasion de le remercier de la faveur qu’il est cause que je reçois de vous, que de luy reprocher la peine que je prend. – Quant à cela, dit Phillis, il faut que vous en jugiez apres avoir mis le plaisir et la peine que vous en recevez dans une juste balance. – Je voudrois bien, ma maistresse, dict Hylas, que seule vous tinssiez cette balance, et que seule vous fissiez jugement de la pesanteur de l’un et de l’autre ; car encor que je n’y fusse point, je ne laisserois pas de m’en raporter à ce que vous en auriez jugé.

Chacun se mit à rire de la bonne volonté de Hylas, et Silvandre qui l’oyoit, ne pût luy respondre autre chose sinon : J’avoue, Hylas, que je suis un aveugle qui en conduis plusieurs autres. – Mais le mal est, dit Hylas, qu’ils ne sont aveugles que pour s’estre trop fiez en vos yeux. – Si vous n’eussiez point esté en la trouppe, adjousta Silvandre, cet aveuglement ne nous fût point advenu. – Et pourquoy, dit-il, vous ay-je peut-estre osté les yeux ? – Les yeux, non, respondit Silvandre, mais ouy bien le moyen de voir, nous ayant trop longuement entretenus par les longs discours de vos inconstances, et puis par les loix, que comme profane vous avez falsifiées, qui est en effet ce qui nous a mis à la nuit. – Vrayement, Silvandre, respondit Hylas, tu me fais ressouvenir de ceux qui apres avoir trouvé le vin trop bon, le blasment de ce qu’ils s’en sont enyvrez : Et mes amis ! leur faut-il dire, pourquoy en beuviez-vous tant ? At amy Silvandre, pourquoy m’escoutois-tu si longuement ? T’avois-je attaché par les aureilles ? – J’avois bien en ce lieu, dit Silvandre, des chaisnes plus fortes que les tiennes. Mais, quoy que c’en soit, nous voicy tellement esgarez, soit pour la nuict, soit pour avoir marché sur l’herbe du fourvoyement, qu’il ne faut pas esperer de pouvoir demesler les plus petits sentiers qu’il ne soit jour, ou que pour le moins la lune n’esclaire. Et qu’est-il donc de faire ? dit Paris. – Il faut, continua Silvandre, se reposer sous quelques uns de ces arbres, attendant que la lune se fasse voir.

Chacun trouva ceste resolution bonne ; aussi bien une partie de la nuit estoit des-jà passée. Lors rencontrant une arbre un peu retiré des autres, ils choisirent le mieux qu’ils peurent un lieu bien sec, et là, les bergeres estendant leurs sayes, et les bergeres s’estant couchées dessus, ils se retirerent un peuà costé, où tous ensemble ils se coucherent, attendant que la lune parust.


LE
SIXIESME LIVRE
DE LA SECONDE
Partie d’Astrée.


Encores que la nuict fut des-ja bien fort avancée lors que ces bergeres se coucherent sur les juppes et sayes de leurs bergers, si est-ce qu’estant mal accoustumées de dormir sous le ciel seulement, et sur l’herbe, et principalement la nuict, elles demeurerent long temps à s’entretenir avant que le sommeil les saisist. Et parce que l’horreur de la nuict leur faisoit peur, elles se mirent et resserrerent presque toutes en un monceau. Et lors estant plus esveillées qu’elles n’eussent voulu, Diane qui de fortune se trouva plus pres de Madonte, apres quelques propos communs luy demanda quelle estoit la fortune qui l’avoit conduitte en cette contrée. – Sage Diane, respondit-elle, l’histoire en seroit et trop longue et trop ennuyeuse ; mais contentez-vous, je vous supplie, que ce mesme amour qui n’est point incogneu parmy vos hameaux, ne l’est plus non plus parmy les dames et les chevaliers, et que c’est luy qui m’a revestue comme vous me pouvez voir, encor que ma naissance me releve beaucoup par dessus cest estat. – S’il n’y a rien, dit Phillis, qui vous en empesche que la crainte de nous estre ennuyeuse, je responds pour toutes, que cela ne vous doit pas arrester ; car je sçay qu’il y a long temps que nous desirons toutes d’entendre ce discours de vous, et il me semble que nous ne sçaurions trouver un temps plus à propos, puis que voicy une heure que nous ne pouvons mieux employer et que nous sommes seules, je veux dire sans berger. – Quant à moy, adjousta Diane, ce qui me le fait desirer plus particulierement, c’est que ceux qui nous voyent separées l’une de l’autre, me disent que nous nous ressemblons beaucoup ; de sorte que vos fortunes me touchent comme si elles estoient les miennes, et semble que je sois presque obligée de m’en enquerir. – Ce me sera tousjours, dit Madonte, beaucoup de contentement de ressembler à une telle beauté que la vostre ; mais je ne voudrois pas, pour vostre repos, que vos fortunes fussent semblables aux miennes. – Je vous suis obligée, dit Diane, de cette bonne volonté. Mais ne croyez pas que chacun n’ait son fardeau à porter, et qui nous est d’autant plus pesant que celuy des autres, que celuy-cy est tout à fait sur nos espaules, et que l’autre ne nous touche que par le moyen de la compassion. Que cela donc ne vous empesche de satisfaire à la requeste que nous vous faisons. – Vous me permettrez donc, respondit Madonte, de parler un peu plus bas, afin de n’estre point ouye des bergers qui sont pres de nous ; car j’aurois trop de honte qu’ils fussent tesmoins de mes erreurs, outre que je ne voudrois pas que Tesandre ne pust ouyr, pour les raisons que vous pourrez juger par la suitte de mon discours. Et lors elle commença de ceste sorte.

Histoire de Damon et de Madonte[modifier]

Il est à propos, sage et discrette trouppe, que de nuict je vous raconte ma vie, afin que couverte des tenebres, j’aye moins de honte à vous dire mes folies, telles faut-il que je nomme les occasions qui me faisant changer l’estat où la fortune m’avoit fait naistre, m’ont contrainte de prendre celuy où vous me voyez. Car encor que je sois avec les habits que je porte et la houlette en la main, je ne suis pas toutesfois bergere, mais née de parents beaucoup plus relevez. Mon pere, suivant la fortune de Thierry, acquit un si grand credit parmy les gens de guerre, qu’il commandoit en son absence à toutes ses armées, non pas qu’il fut Visigot comme luy, mais s’estant trouvé avec beaucoup d’authorité parmy les Aquitaniens, il fut tant aimé, et tant favorisé de ce roy, qu’il l’obligea de se donner entierement à luy, au service duquel, outre les biens qu’il avoit de ses predecesseurs, il en acquit tant d’autres, qu’il n’y avoit personne en Aquitaine qui se peust dire plus riche qu’il estoit.

Ayant vescu de ceste sorte longues années, tout le malheur qu’il ressentit jamais, fut seulement de n’avoir d’autres enfans que moy. Car encor que sa mort fust violente, si luy fut-elle tant honorable que je la tiens pour l’une de ses meilleures fortunes, puis qu’apres avoir fait lever le siege d’Orleans au cruel Attile, en fin le poursuivant jusques aux champs Cathalauniques, Thierry, Merovée et Ætius, luy donnerent la bataille et le deffirent. Et de fortune mon pere combatit ce jour là à la main droitte de son roy qui avoit eu l’ayle gauche de la bataille, et Merovée la droitte. Et d’autant que tout l’effort d’Attile fut presque sur le costé de Thierry, apres un long combat, le roi Visigot y fut tué et mon pere aussi, qui persé de plus de cent coups, fut trouvé sur le corps de son roy où il s’estoit mis pour le deffendre, et pour recevoir les coups en son lieu. Ce que Torrismonde son successeur, et son fils, eut tant agreable que la bataille estant gagnée, il fit emporter son pere et le mien, et les fit enterrer en un mesme tombeau, mettant toutesfois la chasse de plomb de mon pere aux pieds du sein, y faisant graver des inscriptions tant honorables, que la memoire ne s’en esteindra jamais.

Lors que mon pere mourut, je pouvois avoir l’aage de sept ou huict ans, et commençay dés ce temps là de ressentir les rigueurs de la fortune. Car Leontidas, qui avoit succedé à la charge de mon pere, et que Torrismonde aymoit par dessus tous les chevaliers d’Aquitaine, usa de tant d’artifices que je luy fut remise entre les mains et presque ravie de celles de ma mere, sous un pretexte qu’ils nommoient raison d’estat, disant qu’ayant tant de grands biens, et de places fortes, il faloit prendre garde que je ne me mariasse à personne qui ne fust bien affectionnée au service de Torrismonde. Me voilà donc sans pere, et sans mere, privée de l’un par la rigueur de mort, et de l’autre par celle de ceste raison d’estat ; toutesfois la fortune me fut favorable de ce que je rencontray tant de douceur, et tant d’honnesteté en Leontidas, que je ne pouvois desirer de meilleurs offices que ceux que je recevois de luy, ne luy deffaillant rien que le nom de pere. Sa femme n’estoit pas de ceste humeur, qui au contraire me traittoit si cruellement, que je puis dire n’avoir jamais tant hay la mort, que je luy voulois de mal.

Or le dessein de Leontidas estoit de m’élever jusques en l’aage de me marier, et puis de me donner à l’un de ses neveux qu’il avoit esleu pour son héritier, n’ayant jamais peu avoir des enfans. Mais d’autant que la contrainte est la plus puissante occasion qui empesche un esprit genereux de se plier à quelque chose, il avint que son nepveu n’eut jamais de l’amour pour moy, ny moy pour luy, nous semblant que nos fortunes estant limitées en nous-mesmes, nous estions cause l’un à l’autre de ce que nous ne pouvions esperer rien de plus grand, outre que nous n’estimions pas ce qui nous estoit acquis sans peine. Ce furent donc ces considerations ou d’autres plus cachées, qui nous empescherent d’avoir de l’amitié l’un pour l’autre ; mais lors que j’eus un peu d’âge, il y en eust bien de plus grandes. Car la recherche de plusieurs jeunes chevaliers, si pleine d’honneur et de respect, me faisoit paroistre plus fascheux le mespris dont usoit le nepveu de Leontidas envers moy. Luy d’autre costé picqué de ce que je le desdaignois, comme il luy sembloit, se retira, de sorte que je ne le voyois plus que comme estranger, dont je ne recevois peu de contentement.

Et quoy que le respect que chacun portoit à Leontidas pour l’extraordinaire faveur que Torrismonde luy faisoit, fust cause que plusieurs n’avoyent pas la hardiesse de se declarer entierement, si est-ce qu’il se rencontra un parent assez proche de Leontidas qui, fermant les yeux à toutes considerations, entreprit de me servir, quoy qu’il luy en peust advenir. Dés le commencement, ce n’estoit pas avec dessein de s’y embarquer à bon escient, mais seulement pour n’estre pas oyseux, et pour faire paroistre qu’il avoit assez de merite, et de courage pour se faire aymer, et pour aymer ce que l’on estimoit de plus relevé dans la Cour, pouvant dire sans vanité que de ma condition il n’y avoit rien qui le fust plus que moy.

Et voyez comme ceux qui blasment l’amour ont peu de raison de le faire. Lors que ce jeune chevalier commença de me servir, il estoit homme sans respect, outrageux, violent et le plus incompatible de tous ceux de son aage ; au reste, vif, ardant, et si courageux, que le nom de temeraire luy estoit mieux deu que celuy de vaillant. Mais depuis que l’amour l’eust vivement touché, il changea toutes ces imperfections en vertu, et s’estudia de sorte de se rendre aymable, qu’il fut depuis le miroir des chevaliers de Torrismonde. Il s’appelloit Damon, parent assez proche de Leontidas, comme vous avez ouy dire, et de qui le roy ne faisoit point bon jugement pour les raisons que je vous ay dites ; toutesfois, lors qu’il commença de se changer, le roy aussi changea d’opinion. Mais parce que Leontidas estoit homme tres-avisé, et qui toute sa vie avoit fait profession de remarquer les actions d’autruy, et d’en faire jugement, il se prist bien tost garde de son dessein, qui luy estoit insupportable, à cause de la volonté qu’il avoit de me donner à son nepveu. Et pour couper chemin à cette nouvelle recherche, il me deffendit si absolument de le voir, et luy en parla de sorte que nous demeurâmes tous deux plus offencez de luy que je ne vous sçaurions dire. Et suivant le coustume des choses deffendues, nous commençâmes dés lors d’avoir plus de desir de nous voir, et fûmes presque plus attirez à l’amitié l’un de l’autre que nous n’estions auparavant.

Il n’y a rien, discrettes bergeres, qui me contraigne de vous advouer, ou de nier ce que je vay vous dire, si bien que vous devez croire que c’est la seule verité qui m’y oblige. Lors que Damon commença de me rechercher, son humeur m’estoit si desagreable que je ne le pouvois souffrir ; mais depuis que Leontidas, avec de fascheuses paroles, m’eut si expressément defendu de le voir, le doute qu’il fit paroistre d’avoir de moy, me despita si fort, que je resolus de n’en aymer jamais d’autre. Et cela fut cause qu’avec un soin extréme je l’allois destournant des vices, à quoy son naturel le rendoit enclin, quelquesfois les luy blasmant en autruy et d’autresfois luy disant que mon humeur n’estoit point d’aimer ceux qui en estoient atteints. Le formant de cette sorte sur un nouveau modelle, lors que je cognus les conditions de ce chevalier changées, je l’aymay beaucoup plus que s’il fust venu me servir avec ces mesmes perfections, d’autant que chacun se plaist beaucoup plus en son ouvrage qu’en celuy d’autruy. Je vivois toutesfois si discrettement avec luy qu’il ne pust pour lors recognoistre au vray si je l’aymois, et me tenois tellement sur mes gardes qu’il n’avoit seulement la hardiesse de me declarer sa volonté par ses parolles : effect bien different de ceux que son outrecuidance avoit accoustumé de produire auparavant. Ce qu’on pourroit trouver estrange, si amour n’avoit fait autresfois des changements beaucoup plus contraires en maintes personnes. Et fin luy semblant que tout le service qu’il me rendoit estoit perdu, si je ne sçavais son intention, il resolut de prendre un peu plus de courage, et de hazarder cette fortune. Et parce qu’il creut de le pouvoir mieux faire par l’escriture que par les paroles, apres une longue dispute en son esprit, il fit une telle lettre.

Lettre de Damon à Madonte[modifier]

C’est bien temerité d’aymer tant de perfections, mais aussi c’est bien mon devoir de servir tant de merites. Et si vous voulez esteindre l’affection de ceux qui vous ayment, il faut que de mesme vous laissiez les perfections qui vous font aymer. Et si vous ne voulez point estre aymée, vueillez aussi n’estre point aymable, autrement ne trouvez estrange que vous soyez desobeye ; car la force excusera toujours ceux qui feront cette offence contre vostre volonté, puis que la necessité ne recognoist pas mesme la loy que les dieux nous imposent.

Mais quand il me voulut faire voir cette lettre, il ne fut pas sans peine, parce qu’il sçavoit bien que je ne la recevrois pas sans artifice. En fin voyez quelles sont les inventions d’amour. Il me vint trouver, fit semblant de m’entretenir des nouvelles de la Cour, me raconta deux ou trois accidents sur ce subjet, avenus depuis peu, et en fin me dit qu’il avoit recogneu une nouvelle affection qui n’estoit petite, mais qu’il craignoit de me la dire, parce que la dame estoit de mes amies, et le chevalier de ses amis. – Et quoy, luy dis-je, me tenez-vous pour si peu discrete que je ne sçache taire ce qui ne doit pas estre sceu ? – Ce n’est point cette doute, me dit-il, qui m’en empéche mais que vous n’en vueillez mal à mon amy. – Et pour quoy cela, luy respondis-je, puis que l’amour qui est honneste et plein de respect, ne peut offencer personne ?

Je voyois bien, gentilles bergeres, qu’il estoit en peine de ce qu’il avoit à faire ; mais je ne pensois point que ce fust pour son particulier, m’imaginant que s’il eust eu la volonté de m’en parler, il l’eust fait dés long temps, en ayant eu diverses commoditez. Et cela fut cause que je l’en pressay, plus peut-estre que je ne devois. En fin il me dit que de me dire les noms, c’estoit chose qu’il n’oseroit faire, pour plusieurs considerations, mais qu’il m’en feroit voir une lettre qu’il avoit trouvée ce matin mesme. Et à ce mot il mit la main dans sa poche, et me montra la lettre qu’il venoit de m’escrire, que sans difficulté je leus sans en recognoistre l’escriture parce que je n’en vois jamais veu encores. Mais si auparavant j’avois un peu de volonté d’en sçavoir les noms, apres cette lecture j’en eus extréme desir, et lors que je l’en pressois le plus, je le vis sousrire, et ne me dire que de fort mauvaises excuses. – Et quoy, Damon, luy dis-je, depuis quand estes-vous devenu si peu soucieux de me plaire que vous ne me vueillez dire ce que je vous demande ? – Je crains, me respondit-il, de vous offencer si je vous obeys, car celle à qui cette lettre s’addresse est fort de vos amies, comme je vous ay dit. – Vous me ferez sans doute, luy repliquay-je, une offence beaucoup plus grande en me desobeyssant. – Je suis donc, me dit-il, entre deux grandes extremitez, mais puis que la faute que je feray par vostre commandement sera beaucoup moindre, je vais vous obeyr. Et me prenant la lettre, me la releut tout haut, mais estant parvenu à la fin, il s’arresta tout court sans nommer personne.

Voyez, belles bergeres, que c’est que l’amour ! Quelquefois il porte les esprits les plus abaissez à des temeritez incroyables, et d’autresfois fait trembler les courages plus relevez en des occasions, que les moindres personnes ne redouteraient point. Damon en sert d’exemple, puis que luy qui, entre les plus effroyables dangers des armes, pouvait estre appellé temeraire, comme je vous ay dit, n’avoit la hardiesse de dire son nom à une fille, fille encores qu’il sçavoit bien ne luy vouloir point de mal. Mais s’il avoit peu de courage, j’avois ce me semble encor moins d’entendement ; car je devois bien connoistre à la crainte qu’il avoit, que cela luy touchoit, et je veux croire qu’Amour estoit celuy qui me bouchoit les yeux, ayant fait dessein de rendre par nous sa puissance mieux cogneue à chacun. Autrement j’y eusse bien pris garde puis que je l’aymois, et qu’on dit que les yeux des amants persent les murailles. Quoy que ce fust, j’advoue que je n’y pensois point, et voyant qu’il se taisoit : Et quoy ? luy dis-je, Damon, n’en scauray-je autre chose ? Vrayement je pensois avoir plus de pouvoir sur vous. – Tant s’en faut, me respondit-il, que mon silence procede de là, que ce qui m’empesche de vous en dire davantage, c’est que vous pouvez trop sur moy. Et toutesfois ce que je vous en ay dit vous devroit suffire ; car que puis-je vous en declarer, apres vous en avoir fait lire la lettre, et ouyr la voix ? – Comment, luy dis-je, toute estonnée, est-ce vous, Damon, qui l’avez escrite ? – C’est moy sans doute, dit-il, baissant les yeux contre terre. – Et je vous supplie, continuay-je, dites-moy à qui elle s’addresse. – C’est, adjousta-t’il froidement, puis qu’il vous plaist de le sçavoir, à la belle Madonte. Et à ce mot, il se teut pour voir, comme je croy, de quelle sorte je recevrois cette declaration.

J’advoue que je fus surprise, parce que j’attendois toute autre responce que celle là ; et quoy que je l’aymasse comme je vous ay dit, et que ce fust d’une volonté resolue, si est-ce que l’honneur qui doit tousjours tenir le premier lieu dans nos ames, me fit croire que ces parolles m’offençoient. Et quoy que je reconnusse bien que j’avois esté cause de sa hardiesse, si ne voulus-je point l’excuser, me semblant que comme que ce fust, il se devoit taire. Il est vray qu’amour qui n’estoit pas foible en moy tenoit fort son party, et quoy qu’il ne peust estoufer entierement les ressentimens que l’honneur me donnoit, si les adoucissoit-il infiniment.

En fin je luy respondis ainsi : Malaisément, Damon, eussé-je attendu cette trahison de vous en qui je m’asseurois comme en moy-mesme ; mais par cette action vous m’avez apris qu’il ne se faut jamais fier en un jeune homme, ny en une personne temeraire. Toutesfois je ne vous accuse pas entierement de cette faute, j’en suis coulpable en partie, ayant vescu par le passé avec vous de la sorte que j’ay fait. Vostre outrecuidance sera cause que je seray plus avisée à l’advenir et pour vous et pour tous les autres qui vous ressembleront. – Si vous appellez trahison, me respondit-il, vous avoir plus aymée que vous n’avez pensé, je confesse que vous estes trahie de moy, et que vous le serez de cette sorte tant que je vivray, sçachant bien que ny vous ne personne du monde ne sçauroit se figurer la grandeur de mon affection. Et si vous croyez que ma jeunesse m’en ait donné la volonté et ma temerité la hardiesse, je maintiendray contre tous les hommes que jamais vieillesse ne fut plus prudente que cette jeunesse, ny prudence plus sage que cette temerité que vous blasmez en moy. Que si j’ay failly comme vous dites et que vous en soyez coulpable, ce n’est pas pour la façon dont, vous avez vescu avec moy, mais parce qu’estant si belle, vous vous estes rendue si pleine de perfection, qu’il est impossible que tous ceux qui vous verront ne commettent de mesmes fautes que vous me reprochez. Et toutes fois je ne sçay quel demon ennemy de mon contentement, vous met à cette heure des opinions en l’ame si contraires à celles que vous venez de me dire. Et il faut bien que ce soit pour mon malheur que vous les ayez si promptement oubliées : ne m’avez-vous pas dit que l’amour n’offençoit personne ? Si cela est, pourquoy le jugez vous à cette heure autrement contre moy. Mais si ces parolles ne vous contentent, voicy Damon devant vous qui vous offre l’estomac, voire ce mesme cœur qui vous adore, afin que pour vous satisfaire, vous luy donniez tel chastiment qu’il vous plaira, et s’il en refuse un seul (sinon la deffence que vous luy pourriez faire de vous servir) il veut que vous le teniez pour le plus traistre qui fut jamais et le plus indigne de tous les hommes d’estre honoré de vos bonnes graces. – Si je vous ay dit, luy respondis-je, que l’on ne s’offençoit point d’estre aymée, j’y ay adjousté le respect et l’honnesteté à quoy l’on est obligé. Et quand vous vous fussiez contenté de me rendre preuve de vostre bonne volonté par ce respect seulement, et non point par l’outrecuidance de vos parolles, j’eusse eu autant d’occasion de vous aymer que j’en ay de vous hayr. Car pourray-je bien douter à l’advenir que Damon ne recherche ma honte, puis qu’il a eu la hardiesse de me le dire luy-mesme ? Quelle me pensez-vous, Damon, pour croire que sans vengeance je souffre ces injures ? N’avez-vous point de memoire du pere que j’ay eu ? N’avez-vous point reconnu quelle vie à esté la mienne ? et combien j’ay eu de soin de me conserver non seulement telle que je dois estre mais en sorte que la medisance n’eust occasion de mordre sur mes actions ? Ressouvenez-vous que si vous n’avez ny memoire ny jugement pour ce que je vous dis, j’en ay assez pour tous deux, et que, si vous continuez, vous me donnerez subjet de vous rendre du desplaisir par toutes les voyes que je sçauray inventer. – Madame, me respondit-il incontinent, ne laissez de mettre en avant contre moy toutes les sortes de peine que vous en pourrez imaginer. Celuy qui a peu supporter l’effort de vos yeux ne sçauroit craindre celuy de tout le reste de l’univers. Ce ne sont que des tesmoignages de mon affection qui me seront d’autant plus chers qu’ils rendront plus de preuve que vous estes aymée de Damon. Et ne pensez plus que je vous mescognoisse, ny ceux dont vous estes descendue. Vos vertus sont trop gravées en mon ame, et j’ay trop d’obligation à ceux qui vous ont mise au monde pour en perdre la memoire, mais si je ne vous ay offencée que par la parole et non par le dessein que j’ay eu de vous rendre service, laissons là, madame, ceste fascheuse parole, oublions-la. Commandez-moy que je sois muet, pourveu qu’il soit permis à mon ame de vous adorer, je veux bien ne parler jamais. Mais si vous redoutez si fort que je vous die que je vous ayme, et si vous croyez que cela importe tant à cette reputation dont justement vous estes si soigneuse, ne croyez vous pas que vous vous allez procurer un extréme desplaisir, puisque vivant avec moy comme vous me menassez, il sera impossible que mon affection ne se manifeste à chacun ? Et par ainsi, ce que je vous dis en particulier sera public par tous ceux de ceste Cour, et ne serez-vous pas plus offencée de l’ouyr de la bouche de chacun et en public que de la mienne en particulier ? Avant que d’ordonner ce qu’il vous plaist faire de moy, je vous supplie, madame, considerez ce que je vous dis, et de plus, que si je ne faux point, vous n’avez point de raison de me punir. Et si vous estes offencée, et que ma faute vous desplaise, pourquoy voulez-vous faire plus de tort en la publiant à tout le monde ?

Il seroit bien mal aisé, sages bergeres, de vous redire toutes les raisons que Damon m’allegua, car je n’ouys jamais mieux parler. J’advoue toutesfois que j’espreuvay bien en ceste occasion que le conseil est tres-bon de ceux qui disent qu’on ne doit jamais declarer son affection à une dame qu’auparavant on ne l’ait obligée à quelque sorte de bonne volonté. Car lors que l’offence qu’elle pense recevoir par telle declaration la veut eslongner, cette bonne volonté qui la tient attachée, l’empesche de le pouvoir faire, et luy fait escouter par force telles paroles, voire en fait faire un jugement plus favorable. Je l’esprouvay, dis-je, à ceste fois, puis qu’il me fut impossible de m’en separer, encor que je ressentisse l’injure que j’en recevois ; au contraire, avant ; que de mettre fin à nos discours, je consentis d’estre aymée et servie de luy, pourveu que ce fut avec honneur et discretion. Et parce que Leontidas avoit continuellement les yeux sur nous, je luy commanday de ne me voir plus si souvent, et de dissimuler mieux qu’il n’avoit fait par le passé, afin de tromper cet homme. Je me souviens qu’en ce temps-là, d’autant que Leontidas, encor que grand et sage capitaine, ne laissoit toutesfois de se laisser posseder à l’amour de quelques femmes, qui feignant de l’aymer, tiroient de son bien tout ce qu’elles pouvoient, et en cachette en favorisoient d’autres, il fit des vers qu’il m’envoya. Et parce que nous craignions que les lettres venant à se perdre, nos noms ne fissent recognoistre ce que nous desirions qui fust tenu caché, je l’appellois mon frere, et il me nommoit sa sœur. Je pense que je me souviendray encores des vers dont je vous parle. Il me semble qu’ils estoient tels.

Sonnet


Qu’envieux de mon bien il parle, ou qu’il blaspheme,
Qu’il remarque à nos yeux, ce qu’il pense estre en nous,
Qu’il cognoisse en effect que je ne suis moy-mesme,
Sinon, ma sœur, en tant que je ne suis qu’à vous.

Que d’un oeil importun il nous veille jaloux,
Que sur nos actions la medisance il seme  :
Il peut bien m’esloigner de mon bien le plus doux,
Mais non pas empescher qu’enfin je ne vous ayme.


Malgré tous ces discours contre nous inventez,
Malgré tous ces soupçons qui nous ont tourmentez,
Mesme dans le cercueil, je fay voeu d’estre vostre.

Mais ce fascheux Argus ne feroit-il pas mieux,
Nous laissant en repos, d’employer tous ses yeux
A garder la beauté qu’il paye pour un autre  ?

Mais pour revenir à ce que je vous disois, depuis ce jour Damon se reigla de sorte à ma volonté que je ne puis nier que je n’eusse de l’amour pour luy. Aussi estoit-il tel qu’il estoit bien mal-aisé de ne l’aimer point, et mesme cognoissant combien l’affection qu’il me portoit luy avoit fait changer de vices en vertus. Et parce que pour tromper les yeux de Leontidas, nous ne nous parlions plus que par rencontre, et fort peu souvent en presence de quelqu’un, plusieurs eurent opinion que le courage genereux de Damon n’avoit peu souffrir plus longuement les desdains dont j’avois usé envers luy et qu’il s’estoit retiré de mon amitié, et Leontidas mesme y fut trompé, encor que sa femme qui estoit infiniment soupçonneuse, l’asseurast tousjours du contraire. Et parce qu’il desiroit passionnément, comme je vous ay dit, de me donner à son nepveu, pour contenter son esprit, il pensa de mettre pres de moy une femme qui prist garde à mes actions sans en faire semblant. Elle se nommoit Leriane, et desjà estoit bien fort avancée en son aage, toutesfois d’une humeur assez complaisante, mais au reste la plus fine et rusée qui fut jamais.

Pour ce coup je n’eus pas la veue si bonne que Damon, car d’abord qu’elle me fut donnée, il descouvrit le dessein de Leontidas ; et parce que je la trouvois de bonne compagnie et qu’elle faisoit tout ce qu’elle pouvoit pour me plaire, je ne pouvois croire qu’elle eust ceste mauvaise intention. Et d’autant que continuellement il me disoit qu’elle me tromperoit, et que je m’en prisse garde, nous fismes resolution de jouer au plus fin. Et puis qu’il ne despendoit pas de nostre volonté de l’eslonguer de nous, nous pensames qu’il estoit à propos de faire semblant que sa compagnie nous estoit tres-agreable. Par cet artifice nous avions opinion de l’obliger à ne nous rendre point tous les mauvais offices qu’elle pourroit, et de faire paroistre à Leontidas que nous n’avions point de dessein, que nous ne voulussions bien qu’il sceust. O que nous eussions esté avisez, si nous eussions mis en effet ceste deliberation !

Mais oyez, gentilles bergeres, ce qui en avint : Leriane, voyant la bonne chere que je luy faisois, se monstroit si desireuse de me plaire qu’en fin je vins à l’aimer insensiblement ; et elle, d’autre costé, prenant garde aux recherches que Damon luy faisoit, creut aysément qu’il l’aymoit. Et ceste creance, jointe à la beauté et aux perfections de ce jeune chevalier, convierent bien tost Leriane de l’aymer, de sorte qu’il n’y eust que le pauvre Damon qui ne se trompa point, et toutesfois ce fut luy qui paya plus cherement nos erreurs. Et quoy qu’il recogneust bien dés le commencement ce que je vous dis, si ne m’en peut-il empescher. Il me souviendra le reste de ma vie des parolles dont il usa, lors qu’il me le dit : Ma sœur, me dit-il, vous aymez Leriane, mais souvenez-vous qu’elle ne le merite pas, et que je crains que vous n’y preniez garde trop tard. Elle a un tres-mauvais dessein, et envers vous, et envers moy, car la femme de Leontidas ne vous l’a donnée que pour vous espier, et croyez que veritablement la bonne chere que vous m’avez commandé de luy faire, luy a donné occasion de croire que je l’aymois, et que ceste opinion est cause qu’elle ne me veut point de mal. – Tant mieux, luy dis-je, mon frere, en sousriant, je sçay bien que vous ne serez pas amoureux d’elle, pour le moins, je vous asseure que je n’en seray jamais jalouse ; et cependant la bonne volonté qu’elle vous portera, la retiendra peut-estre en son devoir, et l’empeschera de ne nous faire tout le mal qu’elle pourroit. – Dieu vueille, me dit-il, ma sœur, qu’il en avienne comme vous dites, mais j’ay bien peur qu’au contraire ceste affection n’ayt une autre fin, car il est impossible que je continue de luy faire bonne chere, et se voyant deceue, Dieu sçait ce qu’elle ne fera point. – Elle ne vous prendra peut-estre pas par force, luy dis-je. – Dieu vueille, me repliqua-t’il, que je sois mauvais devin, et qu’elle ne fasse pas quelque chose de pire encores que ce que vous dittes.

Je vis bien que cette femme luy estoit importune, mais je ne jugeay jamais qu’elle eust de l’amour, et pensois que toutes ses recherches n’estoient que pour mieux faire la complaisante. Et parce qu’encores que Leontidas me fist toute la bonne chere qu’il luy estoit possible, si est-ce que le mauvais traittement que je recevois de sa femme, me faisoit passer une vie fort ennuyeuse. Je respondis à Damon qu’il devoit considerer la miserable vie que je faisois ; que je n’avois contentement que de luy, ny consolation que de Leriane ; que je croyois bien que l’intention de Leontidas et de sa femme avoit esté en mettant Leriane aupres de moy de m’avoir donné un espion, mais que je croyois bien aussi qu’ils pourroyent se tromper, et que cette femme se sentoit tellement obligée aux caresses que je luy avois faites, que je cognoissois bien que veritablement elle m’aymoit ; et en fin qu’à la longue il perdroit la mauvaise opinion qu’il avoit d’elle, parce que la pratiquant d’avantage, il cognoistroit que c’estoit une personne d’honneur. Damon ne sçeut faire autre chose, voyant comme j’en estois abusée, que de plier les espaules, et depuis ne m’en osa plus parler de peur de me desplaire.

Et voyez combien la bonne opinion que nous avons d’une personne, a de force sur nous : je voyois bien la recherche qu’elle faisoit à Damon, et ne pouvois m’imaginer que ce fust à mauvaise intention, me figurant que tout ce qu’elle en faisoit, n’estoit que pour me complaire. O que le visage dissimulé de la prud’hommie couvre, et nous fait mescognoistre de vices ! Et cela estoit cause que quelquefois Damon recevoit mauvaise chere de moy, me semblant qu’il ne traittoit pas avec Leriane comme il devoit, puis que je luy avois dit que je l’aimois, et que c’estoit la moindre chose qu’il deust faire pour moy, que de faire cas de ceux de qui je cherissois l’amitié. Ce que Damon recognoissoit bien, et ne s’en osoit plaindre, de peur de faire pis, mais seulement nourrissoit en son ame une si cruelle hayne contre elle, qu’à peine la pouvoit-il cacher. Au contraire Leriane augmentoit de jour à autre de telle sorte ceste affection qu’elle luy portoit, qu’en fin voyant qu’il ne faisoit pas semblant de la recognoistre, elle ne se peut empescher de luy escrire une lettre si pleine de passion, que Damon ne pouvant plus dissimuler, luy en osta si bien toute esperance qu’elle ne perdit pas seulement l’amour qu’elle luy portoit, mais en sa place y fit naistre une si grande hayne qu’elle jura sa perte. Que si elle eust peu preuver, en l’accusant à Leontinas, ce qu’elle sçavoit de nostre affection, il n’y a point de doute qu’elle l’eust faict, mais nostre bonheur fut tel que, quelque familiarité qui eust esté entre nous, je ne luy en avois jamais parlé que fort peu.

Il est vray que je l’ay depuis recogneue assez fine et malicieuse pour croire que s’il ne luy eust falu que quelque preuve, elle ne s’y fust pas arrestée, parce qu’elle n’eust jamais manqué d’invention, mais un des principaux sujets qui l’en empescha, ce fut ce que j’ay jugé depuis, qu’elle eut crainte que Damon n’eust gardé les lettres qu’elle luy avoit esbrites, et que par ce moyen Leontidas l’eust recogneue pour une tres-mauvaise femme. Et toutesfois ceste consideration ne pouvoit encor estre assez forte pour l’empescher, parce qu’elle eust peu dire qu’elle avoit fait semblant d’aimer Damon, pour le convier de ne se fier plus en elle ; et sans doute Leontidas et sa femme l’eussent creue, ayant conceu une si bonne opinion d’elle, qu’ils ne pensoyent pas qu’il y eust matrone en Gaule plus sage que Leriane.

Mais si j’avois eu tort en l’amitié que je luy portois, Damon ne se peut excuser qu’il n’ayt failly en cette action, car s’il m’eust montré la lettre qu’elle luy avoit escritte, il n’y a point de doute qu’il m’eust sortie d’erreur, et que nous ne fussions pas tumbez aux malheurs où nous nous vismes depuis. Et ce qui l’en empescha, comme je pense, ce fut la cruelle responce qu’il luy avoit faite, d’autant qu’il eut peur que je la visse et luy en sceusse mauvais gré. Tant y a qu’il me le tint si secret que je n’en sceus rien pour lors.

Or Leriane ayant fait dessein, comme je vous disois, de se venger de ce chevalier, jugea qu’il n’y avoit point de moyen plus propre que celuy que je luy en donnerois. Et sçachant bien que vivant familierement avec moy, il ne pouvoit pas estre qu’il ne s’en presentast quelque bonne occasion, elle se rendit si soigneuse de me voir et de me suivre, que je la pouvois dire l’ombre qui accompagnoit mon corps. Et parce qu’elle avoit un esprit vif, et qui entroit presque dans les intentions des personnes, elle recogneut que Tersandre m’aymoit.

Je dis ce mesme Tersandre que vous voyez qui est en ce lieu avec moy. Il ne faut pas que je vous die ce qui est de sa personne, puis que vous le voyez, sages bergeres, mais ouy bien de quelle condition il est : sçachez donc que son pere ayant suivi le mien en tous ses voyages de guerre, ils furent en fin tuez tous deux le jour que Thierry mourut. Et parce que cestuy-cy avoit esté nourry petit enfant dans la maison de mon pere, il avoit conceu une si grande affection de moy, que la difference de nos conditions ne le peut pas empescher de me regarder d’autre sorte qu’il ne devoit. Et j’en pouvois bien estre cause, sans y penser, car la grande inegalité qui estoit entre nous me faisoit recevoir tous ses services, non pas comme d’un amant, mais comme d’un domestique, le lieu d’où il estoit ne luy pouvant donner par raison une plus grande pretention pour mon regard. Mais Amour, qui faisoit naistre ses pensées en son ame, d’autant qu’il est aveugle, peut sans reproche en produire de plus déraisonnables, et par ainsi luy faisoit concevoir des esperances qui estoyent du tout esloignées de la raison.

Toutesfois Leriane qui, plus fine que moy, avoit jetté les yeux sur luy, et avoit,fort bien recogneu son intention, le jugea un sujet tres propre pour commencer sa vengeance. Elle sçavoit bien que de toutes les amertumes d’amour, il n’y en avoit point de si difficile que la jalousie, ny qui fust receue plus aisément en une ame qui ayme bien. Elle commence donc de se rendre familiere avec luy, luy fait paroistre beaucoup de bonne volonté, luy offre toute sorte d’assistance en tout ce qui se presentera, bref, peu à peu, l’attire aupres de moy, et luy donne commodité de me voir et de parler à moy. Mais voyant que sa modestie l’empeschoit de me declarer sa volonté, elle resolut de luy en donner le courage, et avec ce dessein, un jour qu’elle le trouva à propos. apres quelques discours esloignez, et qu’elle fit venir sur ce qu’elle luy vouloit dire, elle luy fit entendre qu’elle et moy nous estions souvent estonnées de le voir sans qu’il eust encores fait choix de quelque maistresse, et que je disois que je n’en pouvois juger la cause ; car de dire que ce fust’ faute de volonté, l’aage où il estoit ne le pouvoit permettre ; que ce fust faut de courage, encores moins, puis qu’il avoit rendu trop de tesmoignage de ce qu’il estoit, et que la cognoissance qu’il avoit de luy-mesme luy devoit donner assez d’asseurance de pouvoir acquerir les bonnes graces de la plus belle de cette Court, tellement que je n’en voyais autre occasion, sinon qu’il ne trouvoit rien digne de luy.

Tersandre qui croyoit ce qu’elle disoit, et qui se sentoit toucher l’endroit le plus sensible de son ame : Helas ! ma fille, luy dit-il en souspirant, (car telle estoit l’alliance dont il la nommoit) helas ! que madame et vous, avez peu remarqué mes actions, puis que vous n’avez recogneu ma folie. J’ayme, mais helas ! j’ayme en tel lieu qu’il vaut mieux le taire pour n’estre estimé insensé, que le dire pour esperer tant soit peu d’allgement.

Ceste ruzée de Leriane, qui sçavoit bien ce qu’il vouloit dire, feignant de ne l’entendre pas, le tourne de tant de côtez, qu’elle luy arracha le nom de Madonte, de la bouche, mais avec tant d’excuses qu’elle jugea bien qu’il recognoissoit son outrecuidance, et qu’il falloit luy donner du courage pour continuer son dessein. C’est pourquoy d’abord elle luy dit qu’elle ne trouvoit point tant d’inegalité entre luy et moy, que cela l’en deust retirer. Que si la fortune m’avoit favorisée de beaucoup de biens et d’estre née de ces grands ayeux dont je tirois mon origine, qu’il avoit tant de vertus, que s’il estoit moindre en fortune, il m’estoit égal en merite.

Elle avoit feint tout le discours precedent, qu’elle disoit que nous avions eu ensemble, et m’en avoit attribué la plus grande partie, pour luy donner la hardiesse de se declarer, et maintenant pour luy donner le courage de continuer, elle en invente un autre aussi peu veritable, luy disant qu’elle avoit bien recogneu aux paroles que je luy avois dittes de luy plusieurs fois, que je l’estimois, voire que je l’aimois, autant que je me sentois importunée de Damon. Elle ne mentoit pas, encor qu’elle creut de mentir, car il estoit vray que je l’aimois autant que j’estois importunée de Damon. Et pour le luy persuader mieux, luy disait que bien souvent quand il s’approchoit de moy, je disois, me tournant vers elle, que pour le moins Damon fust changé en Tersandre. Et sur ce discours elle s’estendoit le plus qu’elle pouvoit en des louangés qu’elle disoit de luy, et qu’elle feignoit de redire apres moy, et pour la fin juroit que je ne trouvois rien de mauvais en luy, que le trop grand respect qu’il me portoit, à fin que par ce moyen il fust plus hardy et perdist la grande apprehension qu’il avoit pour nostre inegalité. Ayant donc jetté de cette sorte les fondements de sa trahison, elle voulut sonder ma volonté, me parlant quelquesfois de Damon, et comme si c’eust esté par mesgarde, elle y mesloit toujours quelque chose à la louange de Tersandre. Ce que je n’entendois point, car je n’eusse jamais tourné les yeux sur luy, et voyant que j’en parlois comme d’une personne indifferente, elle eut opinion que peut-estre en recevrois-je des lettres, si elles m’estoient données bien à propos. Le jour de l’an approchoit et l’on a de coustume de se donner l’un à l’autre de petits presents, que nous nommons les estrénes. Elle pensa que des gands parfumez qu’elle avoit recouvrez, seroient propres pour m’en faire voir une. Elle asseura donc Tersandre de m’en donner, et sous cette esperance, en retire de luy une qu’elle met dans un des doigts du gand, et prend si bien son temps qu’en la meilleure compagnie où elle me voit, elle me presente ses estreines.

De fortune Damon y estoit, et parce qu’elle eut crainte que la rencontrant du doigt, je n’en donnasse cognoissance à chacun, elle me dit qu’une cousture s’estoit decousue, et qu’elle la racommoderoit, et à ce mot, me ganta celuy où la lettre estoit, laissant l’autre entre les mains de ceux qui le vouloient sentir. Mais quoy qu’elle m’en eust avertie, lors que je rencontray le papier, je ne peus m’empescher de demander que c’estoit, à quoy elle respondit que c’estoit la couture qui avoit lasché quand elle les avoit essayez. Quant à moy, qui n’entendois point cette finesse, je repliquay que ce n’estoit point cela. Elle avec une asseurance incroyable : Vous ne faites que resver, ma maistresse, me dit-elle, car c’estoit ainsi qu’elle me nommoit, c’est moy-mesme qui l’ay descousu sans y penser.

Je jugeay bien que c’estoit chose qu’il faloit dissimuler en si bonne compagnie, mais j’estois trop jeune pour le sçavoir faire de sorte que Damon qui avoit les yeux sur nous ne s’en apperceust. Et à la verité, j’estois si peu accoustumée à telles rencontres que j’estois excusable si je les sçavois si peu cacher. Damon qui avoit de l’amour, et qui sçavoit par expérience combien ceste passion rend les personnes ingenieuses, jugea bien incontinent qu’il y avoit une lettre, mais il ne peut deviner de qui c’estoit ; car pour Tersandre, il ne l’en eust jamais soupçonné. Toutesfois ce qu’il en vid depuis, luy fit croire que celle-cy venoit de luy, comme je vous diray. Quant à moy, encores que je voulusse vivre comme je devois, si ne laissois-je d’avoir une extreme desir de sçavoir ce qu’il y avoit dans ce gand ; et cela fut cause que je me retiray le plustost que je peus pour le voir. Et lors que je fus seule, je sors le papier, et le despliant, je trouve qu’il y avoit telles paroles.

Lettre de Tersandre à Madonte[modifier]

Comme contraint, et non pas comme m’en estimant digne, je prends la hardiesse, madame, de me dire vostre tres-humble serviteur. S’il faloit que vous fussiez seulement servie de ceux qui sont dignes de vous, il faudroit aussi que ceux-là seuls eussent le bonheur de vostre veue. Car encor que nous n’en ayons les merites, nous ne laissons d’en recevoir les desirs, qui nous sont d’autant plus insupportables qu’ils sont moins accompagnez de l’esperance. Mais si l’Amour, continuant en vous ses ordinaires miracles, vous rendoit agreable une extreme affection, madame, je m’estimerois tres-heureux, et vous seriez fort fidellement servie. Car je sçay bien que jamais personne ne Parviendra à la grandeur de ma passion, encore que tous les cœurs se missent ensemble pour vous aymer, et adorer.

Les flateries de ceste lettre me pleurent, mais venant de la part de Tersandre, j’en eus honte, ne voulant qu’une telle personne eust la hardiesse de tourner les yeux sur moy pour ce sujet. J’en fus offencée contre Leriane, et trouvant fort estrange qu’elle m’eust fait voir ceste lettre, je consultay longuement en moymesme si je m’en devois plaindre à elle ou bien n’en faire point de semblant. Je resolus en fin de luy dire que je l’avois jettée au feu sans la lire, parce que si j’en eusse fait des plaintes, peut-estre m’en eust-elle dit d’avantage et j’en voulois fuir les occasions, tant pour en amortir le bruit entierement, que pour n’avoir sujet d’esloigner Leriane de moy, de qui l’humeur m’estoit tres-agreable. Et toutesfois je cognoissois qu’elle avoit eu tort, mais ma jeunesse et l’amitié que je luy portois, me contraignirent de l’oublier, et de chercher mesme des excuses à sa faute, lors qu’elle revint de là à quelques jours et n’ayant pas, comme je crois, la hardiesse de me voir si tost apres ce beau message. Et parce que je ne voulus porter les gands qu’elle m’avoit donnez, ayant opinion qu’ils venoient de Tersandre, aussy bien que la lettre, elle me demanda que j’en avois faict. – Je les ay donnez, luy dis-je, d’autant qu’ils n’estoyent pas bien pour ma main. – Et du papier, dit-elle, qui estoit dedans, qu’en avez-vous fait  ? – Je l’ay jetté au feu, luy respondis-je : estoit-ce quelque chose d’importance ? – Vous ne l’avez donc point leu, me dit-elle ? Et luy ayant respondu que non, elle continua qu’elle en estoit tres-aise parce qu’elle avoit esté trompée par une personne en qui elle se fioit, mais qu’elle louoit Dieu que le feu eust netoyé sa faute. Et qu’estoit celuy, demanday-je ? – Vous ne le sçaurez pas de moy, dit-elle, et vous asseure que depuis que j’ay sceu ce que c’estoit (qui n’est que depuis une heure) je mourois de peur que vous ne la leussiez, et venois pour vous en empescher.

Ceste fine femme pensa bien toutesfois que je l’avois leue, mais cognoissant par ce que je luy en disois, que je n’estois pas encor bien disposée à ce qu’elle vouloit, elle crut estre necessaire de me laisser une bonne opinion d’elle, et de feindre aussi bien que moy. Et parce qu’elle sçavoit que j’aymois Damon, elle en accuse cette bonne volonté, et pensa qu’elle ne pouvoit mieux bastir son dessein que des ruines de l’amitié que je portois à ce chevalier. Cela fut cause qu’elle tourna tout son esprit à la ruiner, et d’autant qu’elle cognoissoit bien que je n’avois pas mauvaise opinion de moy, elle se figura que l’amitié que Damon me portoit, estoit cause que je l’aymois. Elle fit donc dessein de me mettre en doute de luy, ne jugeant point qu’il y eust un meilleur moyen que la jalousie, d’autant qu’un cœur genereux ressent, plus le mespris que toute autre offence. Et quoy que la jalousie puisse proceder de diverses causes, toutesfois la principale est, quand l’amant voit que la personne aymée en ayme un autre, prenant ceste nouvelle affection pour un tesmoignage de mespris, d’autant qu’il juge que, comme celle qu’il ayme merite toute son amour, de mesme il doit aussi recevoir toute la sienne, si pour le moins elle l’estime autant qu’elle est estimée de luy et ne le faisant pas, l’attribue au mespris.

Mais quand elle voulut executer ce dessein, elle n’y trouva pas une petite difficulté, d’autant que ce chevalier ne regardoit femme du monde que moy, outre qu’il estoit necessaire que Leriane eust toute puissance sur celle de qui elle me rendoit jalouse, afin de la conduire à sa volonté, et de plus qu’elle fut secrette, et belle, et de telle condition qu’il y eust apparence qu’elle meritast d’estre aymée. Il estoit bien difficile de trouver toutes ces qualitez ensemble en un mesme sujet. Mais elle qui avoit un esprit qui ne trouvoit jamais rien d’impossible, apres avoir cherché quelques jours en vain, se resolut de suppléer par la finesse au deffaut d’une niece qu’elle nourrissoit.

C’estoit une jeune fille qui s’appelloit Ormanthe, je dis jeune d’âge et d’esprit, qui avoit le visage assez beau, mais si desnuée de ce vif esprit, qui donne de l’amour, que peu de personnes la jugeoient belle. Leriane toutesfois eut opinion qu’elle l’instruiroit de sorte, qu’où la nature deffailloit, son artifice donneroit un si grand secours, que tout reussiroit à son advantage. En ce dessein elle tire à part Ormanthe, la tanse du peu de soing qu’elle a d’elle-mesme, qu’elle devroit avoir honte de voir toutes ses compagnes aymées et servies, qui estoient beaucoup moins belles qu’elle n’estoit pas, et qu’elle n’avoit sceu encores obliger le moindre chevalier à l’aymer, que cela procedoit de sa nonchalance et de sorn peu d’esprit, que, quant à elle, si elle ne se vouloit resoudre à mieux faire, qu’elle la renvoyeroit vers sa mere, parce que demeurant d’avantage dans la Cour, elle n’y feroit autre chose qu’y devenir vieille fille.

Ormanthe qui craignoit que sa mere la maltraitast si Leriane la renvoyoit de ceste sorte, les larmes aux yeux, se jette à ses genoux, la supplie de luy vouloir pardonner les fautes qu’elle avoit faites, et luy promet qu’à l’advenir elle s’estudiera de luy donner plus de contentement. Leriane qui vid un si bon commencement en son dessein, continua : Mais voyez-vous, Ormanthe, toutes ces larmes et toutes ces protestations seront en fin inutiles, si je vois que vous ne changiez de façon de vivre. Toutes vos compagnes sont servies, et vous estes la seule qui ne l’estes point. Pensez vous que je sois sans desplaisir, quand je vois toutes les filles de la Cour recherchées et estimées, et quand nous allons au promenoir, que chacune a son chevalier qui luy ayde à marcher, voire quelques-unes, deux ou trois qui se pressent à qui occupera leurs costez, et que vous estes toute seule, sans que personne daigne seulement tourner les yeux vers vous. Chascun en parle comme il luy plaist, mais ne croyez point que ce soit à vostre advantage. Quelques-uns qui voyent vostre visage estre plus beau que celuy de plusieurs de vos compagnes desquelles on fait cas, disent que si vous n’estes point recherchée, c’est que vous estes pauvre, d’autres, que vous avez quelque deffaut, ou en vostre race, ou en vostre personne. Et en verité ce n’est que pour vostre nonchalance, et pour une façon sauvage, et humeur rustique qui vous fait fuir de chacun. Et de fait je sçay que Damon a eu dessein de vous aymer, je le sçay, parce qu’il m’en a fait parler par quelques-uns de ses amis, et toutesfois il n’a jamais sceu trouver les moyens de s’appiocher de vous, tant vous estes mal accostable, et tant ceste sotte humeur, et façon retirée, luy en a osté la commodité. Et Dieu sçait si en toute la Cour, il y a chevalier de plus de merite, et si vous ne seriez pas la fille la mieux servie et la plus honorée, si ce bien vous avenoit. Que si cette bonne fortune se presentoit à quelques autres de vos compagnes, de quel courage seroit-elle receue, et de quelle industrie et de quel artifice n’useroient-elles point pour le posseder entierement ? Or je vous diray donc encore cette fois pour toutes que, si vous voulez, Ormanthe, que j e vous retienne plus longuement en ce lieu, je desire que vous donniez autant de sujet à Damon de vous aymer, que vous luy en avez donné du contraire, et ne craignez que les faveurs que vous luy ferez soient veues de quelque autre ; car le dessein qu’il a de vous espouser, couvrira assez tout ce qu’on en sçauroit penser à son desadvantage.

Telle fut la leçon que Leriane fist à ceste jeune fille, qui ne tomba point en une terre ingratte, d’autant que Ormanthe qui de son naturel estoit d’humeur libre, et sans feintise, n’ayant plus de bride qui la retint, tant s’en faut, ayant les instructions de Leriane qui l’y poussoient, faisait depuis ce jour tant d’extraordinaires caresses à Damon, que luy et, tous ceux qui les voyoient en demeuroient estonnez. Et ces choses passerent si avant, que je commençay d’en ouyr quelque bruict, et cela par l’artifice de Leriane qui, par le moyen de Tersandre, le faisoit dire en lieu d’où je le pouvois sçavoir. Et afin que j’eusse moins de soupçon que ce fust une tromperie, jamais Tersandre n’en parloit, mais il le faisoit dire par ses amis. Et toutesfois je ne pouvois croire que Damon aymast mieux ceste sotte fille que moy, puis que sa beauté, ce me sembloit, n’esgaloit point celle de mon visage, ainsi que mon miroir in’asseuroit, sur lequel la voyant je jettois bien souvent les yeux pour en faire comparaison. De plus, quand je me ressouvenois de ce que j’estois, et qu’Ormanthe estoit, je ne pouvois m’imaginer qu’il fist choix, en me desdaignant, d’une personne qui estoit si peu de chose au prix de moy. Ce que ceste malicieuse recognoissant bien, voulut me tromper avec un plus grand artifice. Il y avoit une vieille femme qui estoit tante de Leriane, qui avoit toute sa vie vescu avec beaucoup d’honneur et de reputation. Leriane fit en sorte par la voye de Tersandre que ceste bonne vieille fust avertie des caresses que Ormanthe faisoit à Damon, qui estoient telles que, quand elle les sceut, elle n’eust repos qu’elle n’en vint avertir Leriane ; et elle qui sçavoit sa venue, se trouva expressément dans ma chambre, afin que je visse quand elle luy en parleroit. Leurs discours furent longs, et les branslemens de teste, et la colere que je remarquay en elles me donna volonté, quand ceste bonne femme fut partie, de sçavoir ce que c’estoit. Elle feignit de vouloir et ne pouvoir me le taire, et demeura quelque temps sans respondre. En fin parce que je l’en pressois pour l’amitié que je luy portois, elle me dit : Voyez-vous, ma maistresse, (c’estoit ainsi qu’elle m’appelloit) Damon pense estre fin, et il ne prend pas garde que je suis encore plus fine. Il croit, en feignant de vous aymer, que je ne verray pas l’affection qu’il porte à Ormanthe. Cette ruze seroit bonne si ce n’estoit point ma niece, mais cela me touche trop pour n’avoir les yeux bien clairs en semblables affaires, outre qu’il se laisse tellement emporter au delà de toute prudence, qu’il faudroit bien estre aveugle pour n’y prendre garde. Je pense que plus de mille personnes m’en ont advertie, et voilà cette bonne femme qui ne m’est venue trouver que pour me dire qu’ils vivent de sorte que chascun en parle si desadvantageusement pour sapetite niepce, qu’elle ne me le peut celer, et que mesme je ne suis pas, exempt du blasme de le souffrir puis qu’elle est sous ma charge. J’en ay tansé plusieurs fois Ormanthe, mais je pense qu’il l’a ensorcelée. Je ne sçay, quant à moy, quel goust il y trouve, car, encore qu’elle soit ma niece, je diray bien qu’il n’y a pas une fille plus sotte, ny plus incapable, ce me semble, de donner de l’amour que celle-là.

0 que ces paroles me furent facheuses, et difficiles à supporter sans en donner connoissance ! Je me retiray en mon cabinet où cette ruzée me suivit, estant trop experimentée en semblables accidens pour ne recognoistre pas ceux. que ses parolles avoient causez en moy. Et parce que je me fiois entierement en elle, aussi tost que je la vis seule pres de moy, il me fut impossible de retenir mes larmes, et en fin de ne luy dire tout ce que jusques alors je luy avois celé de nostre affection.

Dieu sçait si Leriane receut un extreme contentement de ceste declaration, et quoy que tout son dessein ne tendist qu’à me divertir de l’amitié de Damon, si cognut-elle bien qu’il n’estoit pas encor temps de donner les grands coups, et qu’il la falloit affoiblir davantage, avant que l’entreprendre. Et pour le pouvoir mieux faire, elle me voulut donner une creance bien contraire à ce qui estoit de la verité, à sçavoir qu’elle estoit fort amie de ce chevalier, ce qu’elle faisoit pour m’oster toute mesfiance. Elle me parla donc de ceste sorte : J’avoue, ma maistresse, que vous m’avez sortie d’une extreme peine, et toutesfois je ne voudrois pas avoir acheté mon repos à vos despens. Si j’eusse pensé qu’il vous eust aimée, je n’eusse jamais eu peur qu’il eust tourné les yeux sur ma niece pour l’aymer. Damon a trop de jugement pour vous changer à une autre, et mesme qui vaut si peu. Ce n’est qu’une humeur de jeunesse qui l’a esloigné de vous  ; il reviendra bien tost à son devoir, et ne faut pas que cela vous separe de son amitié. Il a beaucoup de merite, il est plein de courage, et sans mentir, personne ne le voit qui ne le juge digne d’une bonne fortune. Toutesfois je ne suis pas en doute que ceste action ne vous afflige, et ne vous donne autant de desplaisir, que si c’estoit quelque plus grande injure, et c’est parce qu’Amour est un enfant, qui s’offence de peu de chose. Mais, ma maistresse, ne vous en tourmentez point d’avantage. Si vous voulez user d’un remede que je vous donneray, vous serez tous deux bien tost gueris. N’avez-vous jamais pris garde qu’une trop grande clarté esblouyt, et que le trop de bruit empesche d’ouyr ? Peut-estre aussi trop d’amitié que vous luy avez fait paroistre, a rendu moindre son affection. Quant à moy, je le crois facilement, sçachant assez que ces jeunes esprits sont ordinairement subjets à telle chose, ou pour se croire trop asseurez de ce qu’ils possedent, si bien qu’ils deviennent nonchalans, ou pour mespriser ce qu’ils ont sans peine, et en abondance, qui leur donne de nouveaux desirs. Mais il faut user en ce mal (comme en tout autre) de son contraire. Je suis certaine que si vous feignez de vous retirer un peu de luy, vous le verrez incontinent revenir à son devoir, et vous crier mercy de sa faute. Vous croirez bien, ma maistresse, que si je ne vous aymois, je ne vous tiendrois pas ce langage. Aussi vous donné-je le mesme conseil, qu’en semblable accident, je voudrois prendre pour moy.

La conclusion fut que ceste fine et malicieuse se sceut tellement desguiser, que je luy promis, apres plusieurs remerciemens, de me servir de ce remede. Or le dessein qu’elle avoit, estoit defaire l’un de ces deux effets. Ou Damon (disoit-elle en elle-mesme), glorieux de son naturel, se voyant desdaigner avec plus de despit que d’amour, se retirera offencé des actions de Madonte ; ou bien, aiant plus d’amour que de despit, essaiera de regagner ses bonnes graces, s’esloignant d’Ormanthe. Si le premier avient, j’auray obtenu ce que je veux ; si c’est le dernier, j’acquerra ; une si grande creance aupres de Madonte, lors qu’elle aura éprouvé mon conseil estre si bon, qu’apres j’en disposeray entierement à ma volonté.

Et il advint que Damon connoissant quelque froideur en moy, et n’en pouvant accuser autre chose que les caresses qu’Ormanthe luy faisoit, se retira peu à peu d’elle, et la fuyoit comme s’il eust esté fille, et elle homme. Leriane s’en prit garde aussi bien que moy, et pour ne perdre une si bonne occasion, un jour que nous en parlions seules dans mon cabinet, elle me demanda si son conseil n’avoit pas esté bon, et si à l’advenir je ne la croirois pas ? Et luy ayant respondu qu’ouy, elle continua : Or, ma maistresse, il faut que nous fassions comme ces bons medecins qui, ayant bien preparé les humeurs par quelques legers remedes les chassent apres. tout à fait par de plus fortes medecines. Je vous veux dire un artifice dont j’ay veu user à celles qui se meslent d’aymer. Il n’y a rien qu’un amant ressente plus que les coups de la jalousie, ny qui l’esveille mieux et le face plus promptement revenir à son devoir. Je suis d’advis, que Damon en espreuve quelque chose. Vous verrez comme il reviendra à son devoir et comme il se jettera à vos pieds, et reconnoistra l’offence qu’il a faite.

Je me mis à sousrire oyant ces parolles, ne me semblant pas que je peusse obtenir cela sur moy. Toutesfois, repassant par ma memoire combien le conseil qu’elle m’avoit desja donné estoit reussi à mon contentement, je me resolus de la croire encores à ce coup. Mais, luy dis-je, de qui sera ce que nous nous servirons en cecy ?

C’estoit à ce passage que cette ruzée m’attendoit, il y avoit long temps, parce qu’elle ne m’osoit proposer Tersandre, à cause de ce qui s’estoit passé, et toutesfois c’estoit où elle vouloit que je vinsse de moy-mesme. Elle me respondit donc de ’cette sorte : Vous avez raison, ma maistresse, de faire cette demande, et il y faut bien aviser ; car à tel vous pourriez-vous addresser qui, par apres, en feroit son profit, et pourioit nuire à vostre reputation, de sorte que je conclus qu’il faut que ce soit un homme de qui vous puissiez disposer absoluement, et qu’il soit au prix de vous de si peu de consideration que, quand vous voudrez vous en retirer, il n’ait la hardiesse de s’en plaindre, ou s’en plaignant, qu’au lieu d’estre creu, chacun se mocque de luy.

Et, à ce mot, baissant les yeux en terre, apres s’estre teue quelque temps, et se grattant le derriere de la teste, feignant d’en chercher un, elle releva les yeux tout à coup sur moy et me dit : Mais pourquoy cherchons-nous bien loin ce que nous avons si pres ? Qui sçauroit estre meilleur que Tersandre ? Vous en ferez tout ce que vous voudrez, et il n’oseroit souffler, tant s’en faut qu’il s’ose plaindre, outre qu’il est si discret et si plein de bonne volonté que je ne croy pas qu’il s’en puisse rencontrer un qui soit plus propre à ce pourquoy nous le demandons.

Lors qu’elle me nomma Tersandre, je me ressouvins de ce qui s’estoit passé, et jugeay bien qu’elle me le proposoit plustost qu’un autre, pource qu’elle l’aimoit ; mais aussi je connus bien que sa condition et sa prudence estoyent telles qu’il les faloit pour executer la resolution que nous avions prise. Et quoy que mon courage altier refusast de tourner mes yeux sur un homme de si peu, si est-ce que l’affection que je portois à Damon, qui, comme que ce fust, me donnoit la volonté de le rappeller, me fit en fin condescendre à ce que voulut Leriane. Je commençay donc de faire plus de cas de Tersandre, et de parler quelquefois à luy, mais je m’ourois de honte, quand je prenois garde que quelqu’un me voyoit.

Damon, de qui l’affection estoit extreme, s’apperceut incontinent de ce changement, parce que Leriane avoit dit à Tersandre que la discretion avec laquelle il m’avoit servie avoit eu tant d’effect qu’en fin je l’aymois autant qu’il m’avoit aymée, et la moindre apparence qu’il en : remarquoit luy en faisoit croire au double, d’autant que j’avois accoustumé de vivre si differemment avec luy que les moindres parolles luy estoient de tres-grandes faveurs. Et, cela fut cause qu’il commença, de se relever plus que de coustume, et de porter plus haut qu’il ne souloit, abusé des vaines esperances qu’il se donnoit, et des menteries de ceste femme. De sorte que Damon apperceut bien tost ceste bonne chere, et repassant par sa memoire tout ce qu’il avoit veu, se ressouvint de la lettre qu’il m’avoit veu recevoir dans les gands, et de là tirant plusieurs desadvantageuses conclusions et contre luy et contre moy, il creut en fin que par la solicitation de Leriane, j’avois receu le service de Tersandre, et oublié son affection ; et apres avoir supporté ce desplaisir quelque temps, pour voir si je ne changeois point, en fin n’en ayant plus le pouvoir, il resolut de me faire quelques reproches. Et parce que Leriane estoit tousjours aupres de moy, il luy fut impossible de me parler que dans la chambre mesme de Leontidas. Il print donc l’occasion, lors que sortant de table j’estois esloignée de cette femme, et parce qu’il vid bien qu’il n’auroit pas beaucoup de loisir, il me dit : Est-ce que vous voulez que je meure, ou que vous ayez faict dessein d’espreuver combien une personne qui ayme peut supporter des rigueurs ? Je luy respondis froidement : Vostre mort ne me touche non plus que mes rigueurs vous peuvent atteindre. Il me vouloit respondre, mais Leriane survint, parce qu’elle s’estoit prise garde de ses propos, et par sa presence contraignit Damon de se taire, outre que me tournant vers elle je luy en ostay le moyen. Ceste rusée me regarda, me faisant signe que c’estoit un effect de nostre dessein ; et puis s’approchant de mon oreille : Ne voicy pas, dit-elle, un bon commencement ? Il faut continuer, et vous verrez que je m’y entens. Ah ! la malicieuse, elle avoit raison de dire qu’elle s’y entendoit, mais c’estoit à me rendre la plus malheureuse personne qui fut jamais.

Je continue donc, sage bergere, et ne daigne pas seulement me tourner du costé de ce chevalier, qui sortit de la sale si hors de luy-mesme, qu’il fut plusieurs fois prest à se mettre son espée dans le corps, et je croy que sans le dessein qu’il avoit de faire mourir Tersandre, il eust executé contre luy-mesme cette estrange resolution. Et ce qui l’empescha de ne mettre promptement la main sur Tersandre, fut la crainte qu’il eust de me desplaire, sçachant bien qu’il feroit une grande playe à ma reputation, si sans autre sujet il l’attaquoit.

Cela fut cause qu’ayant un peu rabatu de sa furié, il alloit recherchant quelque occasion, lors qu’il rencontra Ormanthe, qui, selon sa coustume, luy vint sauter au col. Luy qui n’estoit pas en bonne humeur la repoussa un peu, et luy dit qu’il s’estonnoit qu’elle n’eust point de crainte du jugement que chascun pourroit faire de semblables actions. – Et de qui, respondit-elle, me dois-je soucier, pourveu que vous l’ayez aggreable ? – Quand ce ne seroit de nul autre, repliqua Damon, encor devriez- vous craindre Leriane. – De Leriane ? (dit-elle en sousriant) ah ! Damon, que vous estes deceu ! je ne sçaurois luy faire plus de plaisir que de faire cas de vous. Le chevalier qui sçavoit bien que Leriane luy vouloit mal, oyant ces parolles, se douta incontinent de quelque trahison, et pour l’adverer, la tirant à part, la pria de luy dire comment elle le sçavoit. Ormanthe qui estoit peu fine, et qui outre cela pensoit bien s’excuser en rejettant le tout sur sa tante, luy raconta tout au long les discours de Leriane, et le commandement qu’elle luy en avoit fait. Damon qui estoit advisé, jugea, apres y avoir un peu pensé, à quel dessein elle l’avoit fait, et vid bien alors que le changement de mon amitié n’estoit procedé que de l’opinion que j’avois conceue qu’il aymast cette fille. Et pour ne luy en donner cognoissance, il la laissa, faisant semblant d’avoir affaire ailleurs, bien resolu de me le dire, quelque empeschement que Leriane y peust donner.

Et il sembla que la fortune luy en voulut offrir la commodité : car, ce mesme jour, Torrismonde voulut aller à la chasse. Et parce que la royne avoit accoustumé de l’y accompagner, je montay à cheval comme le reste de mes compagnes, et allames en troupe jusques à l’assemblée. Mais quand nous fumes au laissé courre, et que l’on eust donné les chiens, le cerf estant lancé sans se faire battre, laissa librement son buisson, et prenant une grande campagne, emmena à perte de veue toute la chasse apres luy. Ce fut alors que nous nous separames, et que les chevaux plus vistes laisserent les autres derriere. Damon qui estoit bien monté, avoit tousjours l’oeil sur moy, et me voyant un peu separée de mes compagnes, et jugeant par la route que je prenois, l’endroit où je devois passer, il me gagna les devants, et feignit que son cheval luy estant tumbé dessus, luy avoit blessé une jambe, et pour en donner plus de creance, il souilla tout un costé de la teste, de l’espaule et de la cuisse de son cheval, ayant auparavant donné quelque commission à son escuyer, pour l’esloigner de luy. Et racontoit à tous ceux qui passoient en ce lieu l’inconvenient qui luy estoit arrivé ; et leur montroit la route que la chasse avoit prise, leur disant que le roy estoit presque seul.

Mais lors que je passay, il me traversa le chemin, et prenant mon cheval par la bride, l’arresta, quoy que je ne le voulusse pas, dont certes je fus un peu surprise, craignant que l’amour ne le portast à quelque indiscretion. Mais ayant peur que si je luy montrois un visage estonné, il ne prist plus de hardiesse, je fis de necessité vertu, et luy dis d’une voix assez forte : Et qui est cecy, Damon ? Depuis quand avez-vous pris tant d’outrecuidance que de m’oser interrompre mon chemin ? – La necessité, me respondit-il, qui n’a point de loy, me contraint de commettre ceste faute. Que si vous jugez, apres m’avoir ouy, qu’elle merite chastiment, je vous promets qu’au partir de vostre presence je le feray tel que vous en serez satisfaicte. Et lors levant les yeux en haut : O dieux ! dit-il, qui voyez les cachettes des ames plus dissimulées, oyez ce que je vay dire à cette belle ; et si je ne suis veritable, ô dieux ! vous n’estes point justes si vous ne me punissez devant ses yeux. Et lors se tournant vers moy : Te ne veux point à cette heure (continua-t’il) ny m’excuser, ny vous accuser, belle Madonte, pour le choix qu’il vous a pleu de faire à mon desadvantage de Tersandre, mettant en oubly tant de serments jurez et tant de dieux appellez pour tesmoins. Mais je me plaindray bien de ma fortune, qui n’a voulu que j’évitasse le malheur que j’avois preveu. Dés que Leriane s’approcha de vous, il sembla que quelque demon me predisoit le mal qu’elle me devoit pourchasser. Vous sçavez combien de fois nous avions resolu de ne nous fier en elle, mais mon mauvais destin plus fort que toutes nos resolutions, vous fit changer de pensée, et a voulu que vous l’ayez aymée. Puis que vous en avez eu du contentement, encor que j’en aye souffert le plus cruel tourment qu’une ame puisse ressentir, j’en loue les dieux, et les supplie qu’ils le vous continuent. Si, est-ce qu’il m’est impossible de vous laisser plus long-temps en doute de ma fidelité, et quoy que je sçache que ce sera inutilement, et que vous n’en croirez rien, si vous diray-je la malice avec laquelle elle a ruiné mon bon-heur.

Et en ce lieu il me raconta l’amour que Leriane luy avoit portée, les recherches qu’elle luy avoit faites, comment il l’avoit refusée, et l’extreme haine qui estoit née en elle de ce refus. Et pour verifier ce qu’il disoit, il me remit en mesme temps les lettres qu’elle luy en avoit escrites, et continuant son discours, me dict les conseils qu’elle avoit donnez à Ormanthe de le caresser, afin de me faire croire qu’il en estoit amoureux, me faisant entendre comme il l’avoit sceu. Et en fin il adjouta : Or cette ame traversée ; et pleine de malice, n’a tenu conte de l’honneur de sa niepce, afin de me nuire, et. de vous faire aymer Tersandre, ce qu’elle sçavoit bien ne pouvoir advenir qu’en me ravissant l’honneur de vos bonnes graces. Mais, ô dieux ! est-il possible qu’elle y soit parvenue ? Mais, ô dieux ! est-il possible que j’en doute, apres avoir veu recevoir des lettres dans des gands, et apres avoir veu la peine que vous prenez de faire bonne chere à un homme tant indigne de vous ? Mais quels plus seurs tesmoignages puis je avoir que vos parolles pour cognoistre que je suis miserable, que je suis condamné et que je suis perdu ? Or bien, Madonte, puis que ma mauvaise fortune est cause que ce genereux courage que j’ay tousjours recogneu en vous, s’est non seulement souillé de l’inconstance, mais d’un chois encore qui est si vil et honteux, il ne sera pas vray que je survive vostre amitié, et veux faire paroistre que j’ay assez d’amour pour laver vostre offence de mon sang.

Si je fus estonnée d’ouyr cette trahison, vous le pouvez juger, sage Diane, puis que je ne luy sceus respondre de quelque temps. Et lors que je commençois de reprendre la parolle, et que je voulois luy donner toute satisfaction qu’il eust sceu desirer, je vis que la chasse revenoit à nous, et qu’elle estoit desjà si proche que, pour n’estre veue seule avec Damon, je fus contrainte de partir sans avoir le loisir de luy dire que ce peu de mots : La verité sera tousjours la plus forte. Et soudain frappant mon cheval de la houssine, je me jettay dans le bois, bien marrie de n’avoir peu luy respondre. Que si j’eusse osé luy commander de me suivre, je l’eusse fait, mais j’eus peur que quelqu’un ne nous rencontrast ensemble ; de sorte que j’aymay mieux remettre à une meilleure occasion la declaration que je luy voulois faire, outre qu’encores voulois-je lire les lettres qu’il m’avoit données, pour voir s’il m’avoit dit vray.

Or oyez, je vous supplie, de quelle sorte les rencontres sont conduites par les dieux quand ils se veulent mocquer de nostre prudence. J’avois esleu le lendemain pour sortir de peine le pauvre Damon, et ce fut ce jour qui le mit en sa derniere confusion. Je ne vous diray pas quelle fut la nuict qu’il passa, car on peut croire aysément que ce fust sans repos ; tant y a que, le jour estant venu, il sort de sa chambre, et voyant que c’estoit l’heure que j’avois accoustumé de me lever, il se vint promener en une galerie de laquelle il voyoit quand on ouvroit la porte de ma chambre, en dessein d’y entrer aussitost qu’il sçauroit que je serois hors du lict. Mais de fortune ce jour je m’esveillay fort tard, tant à cause du travail de la chasse, que pour m’estre le soir amusée à lire les lettres de Leriane qu’il m’avoit données, et faut que j’advoue que j’y leus des supplications indignes du nom de fille, et entre les autres, en la conclusion de l’une, il y avoit ces mesmes mots : Recevez, ô beau et trop aymable Damon, les prieres de celle qui se donne à vous sans autre condition que d’estre vostre. Que si ce n’est par amour, ce soit au moins par pitié !

Certes l’estonnement que j’en eus, fut grand, mais plus encores le mespris que je conçeus de ces paroles. Il fut tel que de despit d’avoir esté si vilainement trompée, je ne peus clorre l’oeil de long temps apres m’estre mise au lict.

Mais, cependant que Damon, comme je vous ay dit, se promenoit dans ceste galerie, Leriane qui l’avoit veu en ce lieu, voulut essayer si un amant peut mourir de desplaisir ; car ayant trouvé en mesme temps Tersandre, elle le conduisit à une fenestre basse au dessous de celle où elle avoit veu que Damon s’appuyoit quelquefois estant las de se promener ; et ayant remarqué qu’il y estoit à l’heure mesme, feignant de parler bas, elle tint assez haut tels propos à Tersandre : Afin que vous cognoissiez, mon frere, que Madonte vous ayme veritablement et qu’elle se moque de tous les autres qui ont opinion d’estre aymez d’elle, hier elle me commanda, dés qu’elle fut revenue de la chasse, de vous donner ceste bague qu’elle a fait faire expres pour vous, toute semblable à celle que vous luy avez veu porter il y a long temps, et vous prie de l’aymer, et de la porter pour l’amour d’elle pour symbole de vostre amitié, et pour asseurance que desormais sa volonté ne differera non plus de la vost ;e, que cette bague de celle qu’elle retient.

O dieux ! quelle trahison ! Est-il possible qu’un esprit humain en ait esté l’inventeur  ? Car il estoit certain que j’avois une bague semblable à celle qu’elle luy donnoit, et qu’il y avoit long temps que je la portois, et cette malicieuse l’avoit fait secrettement contrefaire avec dessein d’en commettre cette meschanceté.

Damon qui estoit, comme je vous ay dit, accoudé sur la fenestre haute, oyant la voix de cette femme, la recognut incontinent, et prestant plus attentivement l’oreille, ouyt les parolles que je viens de vous dire. Et parce qu’à dessein elle sortit le bras hors de la fenestre pour faire voir la bague à Damon, il recognut bien qu’il estoit vray que j’en avois une semblable ; et cependant qu’il taschoit de la bien recognoistre, il ouyt que Tersandre luy respondoit : Je jure par tous nos dieux que cette faveur m’est tant agreable, que je veux bien que Madonte ne m’aime jamais, si je ne l’emporte dans mon cercueil pour marque que je suis à elle, et que c’est la plus chere chose que j’auray jamais. Et à ce mot il la prit, là baisa diverses fois, et en fin se la mit au doigt.

Si Damon fut transporté, et s’il avoit sujet de sortir hors des limites du devoir, je vous le laisse à penser, sage bergere. Et toutesfois il eust tant de pouvoir sur sa cholere, qu’il ne fit ny ne dit chose qui peut en donner cognoissance, de peur que quelqu’un ne s’en apperceust, et ne l’empeschast d’executer son dessein. En mesme temps la royne s’en alloit au temple pour assister aux sacrifices qui se faisoient presque tous les matins. Et parce que la femme de Leontidas ne l’abandonnoit guere, je la suivis, comme les autres dames de la Cour ; dequoy Damon n’estant adverty que nous ne fussions desjà en nos chariots, il monta à cheval et nous attaignit lors que nous entrions dans le temple.

Voyez quel malheur fut le nostre ! J’avois resolu de recevoir ses excuses, et de l’asseurer que je l’aymois, quelque demonstration que j’eusse faite du contraire, et pour tesmoignage de mes paroles je voulois rompre toute sorte d’amitié avec Leriane, et toute familiarité avec Tersandre, et ne cherchois que l’occasion de le pouvoir dire à Damon. Mais, abusé de la trahison que Leriane venoit de luy faire, lorsqu’il me vit, ce fut avec un visage si renfrongné, et tenant si peu de conte du salut que je luy fis, que veritablement, j’en demeuray offencée, ne sçachant point le dernier sujet qu’il, en avoit. Et toutesfois me representant la jalousie que je luy en avois donnée, quelque temps apres je l’en excusay. Nous entrames dans le temple, où les sacrifices furent commencez, durant lesquels je pris bien garde que de fois à autre il me regardoit, mais d’un ceil si farouche qu’il tesmoignoit bien qu’il estoit fort transporté.

Or oyez, je vous supplie, jusques où ceste passion l’emporta : lors que les hosties furent offertes, que chacun avec plus de zelle et de devotion faisoit d’une voix basse et à genoux ses prieres, il se releva dans le milieu du temple, et haussant là voix, il profera telles paroles : O Dieu ! qui es adoré dans ce sainct lieu par ceste devote assemblée, si tu és juste, pourquoy ne punis-tu l’ame la plus perfide et la plus cruelle de toutes celles qui sont au monde ? Je t’en demande justice en sa presence, afin que si elle a quelques deffences, elle les allegue ; mais si cela n’avient point, je diray que tu es injuste ou impuissant. Vous pouvez penser, sage bergere, quelle je devins et quelle peur j’eus qu’en son transport il n’en dist davantage, ou fist recognoistre que c’estoit de moy de qui il parloit. Toute l’assemblée tourna les yeux sur luy, tant pour sa voix qui estoit pleine de terreur et d’espouvantement, que pour ceste façon de faire du tout inaccoustumée. Mais luy, sans en faire semblant, apres s’estre remis à genoux, laissa parachever le sacrifice. Dieu sçait si cela fit faire de divers jugements à plusieurs ! Et il fut tres à propos pour moy que le voile que j’avois sur le visage, empeschast que l’on ne me vid, car on eust sans doute recognu à ma rougeur que c’estoit de moy de qui il se plaignoit. Et ses amis et ses narens trouverent cette priere hors de saison, et n’attendoient la plus part que la fin du sacrifice pour luy en dire leur advis. Mais ils furent bien deceus, d’autant que se perdant parmy la foule, il se desroba, sans que personne s’en prit garde, et se retirant en son logis, apres avoir donné ordre à ses affaires le plus promptement qu’il peut, il m’escrivit une lettre qu’il mit en sa poche, et reprenant la plume, escrivit ces parolles à Tersandre :

Deffy de Damon à Tersandre[modifier]

Si l’offence que j’ay receue de vous, n’estoit de celles qui ne peuvent estre effacées qu’avec le sang, je ne desirerois pas, Tersandre, de vous voir seul avec l’espée en la main. Mais ne pouvant estre satisfait d’autre sorte, et sçachant bien que vostre courage ne vous rendit jamais plus lent au combat qu’à l’offence, je vous envoye cet homme que vous cognoissez bien estre à moy, et qui vous conduira où je vous attends sans autres armes que celles que nous Portons ordinairement au costé, vous promettant en foy de chevalier ; que j’y suis seul, et que vous n’aurez à vous garder de Personne que de moy, qui suis DAMON.

Il commanda à un jeune homme des siens nommé Halladin, qu’il avoit nourry, et-qu’il aymoit sur tous ceux qui le servoient, fust pour son affection, fust pour l’entendement qu’il avoit, qu’en diligence il luy menast un cheval le long des rempars de la ville, sans que personne le vist, et qu’il en prist un autre pour le suivre. Halladin n’y faillit pas, et ainsi, estant tous deux sortis dehors, Damon laisse le grand chemin, et ayant choisi un lieu commode pour son dessein, le plus reculé du passage commun, il declare son intention à Halladin, l’instruit de ce qu’il doit faire, et en fin luy donne ce qu’il escrit à Tersandre. Ce jeune homme desireux de servir son maistre selon ses commandemens, trouve Tersandre, et fait si à propos son message, que personne ne s’en prit garde. Mais pourquoy perdrois-je plus de parolles en ce sujet ? Thersandre s’y en va, ils mettent la main à l’espée, Damon est vainqueur et laisse Tersandre esvanouy sur la place avec trois grands coups dans le corps. Il est vray qu’il n’estoit guiere mieux, toutesfois il eut assez de forcé pour prendre la bague que Leriane avoit donnée, et remontant à cheval, commanda à Halladin de le suivre.

Quant à moy qui voulois en toute façon contenter ce chevalier, apres toutesfois l’avoir tancé de son imprudence, je l’allois cherchant de l’oeil parmy les autres, et demeuray un peu estonnée de ce que je ne le voyois point, ne songeant au malheur qui estoit arrivé, lors qu’apres disner, ainsi que quelques unes de mes compagnes et moy, nous promenions sur le soir dans un jardin, je vis arriver Halladin qui s’estant addressé à moy, me demanda si Leriane n’estoit point pres de là. Et l’ayant fait appeller, il luy addressa sa parole en ceste sorte : Leriane, mon maistre qui sçait bien le contentement que vous recevrez des nouvelles que j’ay à vous dire, m’a commandé de les vous raconter, non pas pour amitié qui soit entre vous, mais pour celle qu’il sçait que Madonte vous porte.

Et lors il nous raconta par le menu tout ce que je viens de vous dire de ce combat, puis continuant : Lorsqu’il fut remonté à cheval, dit-il, et que je luy vis prendre les lieux plus esloignez de la frequentation du peuple, je m’en estonnay, car il estoit fort blessé, et ne peus m’empescher de luy dire qu’il me sembloit que le plus necessaire estoit de trouver quelque bon mire pour penser ses playes. Il me respondit froidement : Nous le trouverons bien tost, Halladin, n’en sois point en peine. J’eus opinion qu’il disoit vray, et de ceste sorte, je le suivis quelque temps, non sans peine toutesfois, en luy voyant perdre une si grande abondance de sang. En fin il parvint sur les rives du fleuve de Garonne, en un lieu où du rivage relevé par quelques rochers on voyoit le courant de l’eau qui, d’une extreme furie, se venoit rompre contre, et la hauteur estoit telle qu’elle faisoit peur. Estant arrivé en cet endroit, il voulut mettre pied à terre, mais il estoit si affoibly de la perte du sang, qu’il falut que je luy aydasse à descendre.

Et lors s’appuyant contre le dos d’un rocher, il sortit de sa poche un papier, et me le tendant, il me dit : Cette lettre s’adresse à la belle Madonte, ne fay faute de la luy donner. Et sortant du doigt la bague qu’il avoit ostée à Tersandre : Donne-la luy aussi, me dit-il, et l’asseure de ma part que la mort m’est agreable, puis que je luy ay peu rendre tesmoignage que je la meritois mieux que celuy à qui elle l’avoit donnée. Et puis que mon espée a osté du monde celuy qu’elle en avoit jugé digne, et que sa rigueur oste la vie à celuy de qui l’affection la pouvoit meriter, conjure-la par la mémoire de ceux desquels elle a pris naissance, et par son propre merite, et l’amitié qu’elle m’avoit promise, de ne la donner jamais plus à personne de qui l’amour luy soit honteuse, et qui ne le sçache bien conserver.


Je receus la lettre et la bague qu’il me tendoit, mais voiant qu’il n’avoit plus la forcé de se soustenir, et qu’il devenoit pasle, je le pris sous les bras, et luy dis qu’il devoit faire paroistre plus de courage, et prendre une autre resolution, sans estre de cette sorte homicide de soy-mesme. Et sortant mon mouchoir, je le voulus mettre contre une de ses blesseures qui estoit la plus grande, et par laquelle il perdoit plus de sang ; mais me Postant de furie d’entre les mains : Tay toy, Halladin, me dit-il, et ne me parle plus de vivre, maintenant que je ne le puis aux bonnes graces de Madonte. Et lors, estendant mon mouchoir sous sa blesseure, il receut le sang qui en sortoit, et le voyant presque plein, me le tendit, et me dit telles parolles : Fay-moy paroistre en ceste derniere occasion, que la nourriture que je te t`ay donnée, et l’eslection que j’ay faite de toy, n’a point esté sans raison. Et soudain que je seray mort ; porte ma lettre, et cette bague à Madonte, et ce mouchoir plein de sang à Leriane, et dy luy que, puis qu’elle n’a peu se saouler de me faire mal tant que j’ay vescu, je luy envoyé ce sang afin qu’elle en passe son envie. – Comment luy dis-je, seigneur, que je vous voye mourir pour des femmes qui ne le meritent pas ? Plustost, si vous me le commandez, je leur mettray ce fer dans le cœur, et leur feray reconnoistre qu’elles sont indignes qu’un tel chevalier soit traité pour elles de ceste sorte. Voyez quelle fut la force de son affection ! Il estoit reduit à telle extremité, qu’à peine pouvoit-il parler et tout ce qu’il pouvoit faire, c’estoit de se soustenir appuyé contre le rocher ; mais lors qu’il m’ouyt tenir ce langage, il se leva de furie, mit la main à l’espée et m’eust sans doute tué, si je ne me fusse sauvé de vitesse. Et voyant qu’il ne me pouvoit attaindre : Est-ce donc ainsi, m’escria-t’il, meschant et desloyal serviteur, que tu parles indignement de la plus parfaite dame du monde ? Sois certain que si la vie me demeuroit, tu ne mourrois jamais que par ma main. Et lors revenant sur le lieu où il estoit desja, et sentant que la foiblesse commençoit de le saisir, il eut peur, comme je puis juger, que venant à s’esvanouyr, je ne le fisse emporter en lieu où il fust pensé contre sa volonté. Cela fut cause que se hastant d’approcher le rocher escarpé, il s’escria : Vous perdez aujourd’huy, ô belle Madonte, celuy de qui l’affection pouvoit seule estre digne de vos merites. O dieux ! quel transport ! ô dieux ! quelle manie ! je le vis qu’il se jetta la teste premiere dans ce fleuve. Je courus pour le retenir et à la verité je fus si prompt que je le pris par l’un des pans de son hoqueton, mais le branle qu’il s’estoit donné eut tant de force, qu’au lieu de le retenir, il m’emporta avec luy dans la riviere, où il faut que j’advoue que la crainte de la mort me fit oublier le soin que j’avois de le sauver. Et ainsi, allant au fonds, je fis ce que je peus pour revenir sur l’eau, et gagner ; apres le bord, où j’arrivay si las, et estonné de ce danger, que je ne sceus remarquer que devint le corps de mon pauvre maistre. Je demeuray quelque temps les bras croisez, regardant le cours du fleuve ; mais voyant que c’en estoit fait, je remontay au mieux que je peus ce rivage. Et me semblant d’estre obligé de satisfaire aux derniers commandemens qu’il m’avoit faits, je ramassay et sa lettre, et sa bague, que j’avois mises en terre quand je luy avois voulu estancher ses playes, et prenant mon mouchoir, je viens les vous presenter. C’est à vous, madame, me dit-il, que cette lettre et cette bague sont deues, et n’en ayez’ point d’horreur, encor qu’elles soient tachées de sang, car c’est du plus noble et du plus genereux qui sortit jamais d’un homme. Et c’est à toy, dit-il, s’adressant à Leriane, qu’est deu ce mou­choir. que je te vay donner : saoules-en ta rage, et te ressouviens que si jamais les dieux ont esté justes, ils puniront ta meschanceté. A ce mot il luy jetta aux pieds un mouchoir plein de sang, et se mettant aux cris, s’en alla comme desesperé, sans qu’on peut tirer autre parolle de luy. Il ne faut point que je m’arreste à vous dire si ce message me toucha vivement, car il seroit impossible de le pouvoir representer, tant y a que, toute hors de moy, on me ramena dans ma chambre, et de fortune je rencontray qu’on rapportoit Tersandre qui estoit encore sans sentiment. Quand je fus revenue en moy-mesme, et que d’un esprit un peu plus rassis, j’eus jetté les yeux sur la bague que Halladin m’avoit apportée, il me sembla de voir celle que je portois ordinairement, et les approchant l’une de l’autre, je n’y trouvay autre difference, sinon que celle-cy estoit un peu plus neufve et plus grande. Je ne sçavois penser pourquoy elles avoient esté faites si semblables, ny qui l’avoit donnée à Tersandre ; en fin je leus la lettre, qu’il m’escrivoit, qui se trouva telle.

Lettre de Damon à Madonte[modifier]

Madame, Puis que la connoissance que vous eustes hyer de ma veritable affection, et de la malice de Leriane, ait lieu de m’estre favorable, a sans plus esté cause de vous faire favoriser d’avantage une personne qui en est tant indigne, renoitvellant par une bague les asseurrances de la bonne volonté que vous luy avez promise, je me resous de vous faire voir par mes armes que celuy à qui vous faites ces faveurs n’est capable de les conserver contre celuy à qui vous les refusez injustement, et que si elles se pouvoient acquerir par valeur ou par affection, il n’y auroit Personne qui les deust pretendre que moy. Et toutes fois, jugeant que je ne merite de vivre, puis que j’ay le courage d’aymer celle qui me mesprise Pour un homme de si peu de valeur, si le sort des armes, comme je n’en suis point en doute, se tourne à mon advantage, je vous promets que la veue que vous aurez de moy, ne vous donnera jamais desir de vengeance pour vous avoir osté vostre cher Tersandre, ou le fer, l’eau et le leu ne seront pas capables de faire mourir un miserable.

Ces parolles qui n’estoient pleines que d’un extréme transport, me firent une estrange blesseure en Faine, car je fus saisie d’un si grand desplaisir, que je ne vous sçaurois dire ny ce que je dis ; ny ce que je fis. Tant y a que me mettant au lict, je faillis perdre l’entendement, me semblant à tous coups que Damon me pour- suivoit, et sur tout ce mouchoir plein de sang me revenoit devant les yeux, de sorte qu’il falloit qu’il y eust tousjours quelqu’un aupres de moy pour me r’asseurer. Leriane qui ne pensoit pas que je sceusse toutes ses malices, voulut vivre comme de coustume avec moy, et pour mieux feindre, s’en vint toute esplorée au chevet de mon lict ; mais soudain que je l’aperceus, il faut que j’advoue que je n’eus point assez de force sur moy pour dissimuler la hayne que je luy portois, aussi me sembloit-il inutile, puis que Damon estoit mort. Oste-toy d’icy, luy dis-je, meschante et perfide creature. Oste-toy d’icy, peste des humains, et ne viens plus autour de moy pour continuer tes malices et tes trahisons, et croy que si j’avois la force, aussi bien que la volonté, je t’estranglerois de mes mains et me saoulerois de ton cœur.

Ceux qui estoient dans la chambre, ignorant le subjet que j’avois de luy parler de ceste sorte, demeurerent infiniment estonnez. Mais elle qui avoit l’esprit le plus prompt en ses malices qui fut jamais, sortant de ma presence, joignoit les mains, plioit les espaules, et levoit les yeux en haut, et leur disoit d’une voix basse que j’estois hors de moy, et que je resvois, ce qu’ils creurent aisément pour m’avoir desjà ouy dire quelques autres parolles mal à propos, et sortit de ma chambre avec cette excuse.

Cependant Tersandre revint en santé, car les coups qu’il avoit receus ne se trouverent point mortels, et la perte du sang, sans plus, estoit celle qui l’avoit faict esvanouyr. Et de mesme, en ce temps là, j’avois repris mon bon sens, et commençay de m’enquerir de ce que l’on disoit par la Cour de moy. Je sceus de ma nourrice qui m’aymoit comme son enfant, que chacun en parloit selon sa passion, mais que tous en general me blasmoient de la mort de Damon, et que l’on tenoit pour certain que Leriane avoit dit beaucoup de nouvelles à Leontidas, et à sa femme. Et en mesme temps je vis entrer Tersandre dans ma chambre. Sa veue me donna un grand sursaut, et ne voulois point parler à luy, lors qu’il se jetta à genoux devant mon lict, et me voyant tourner la teste à costé : Vous avez raison, me dit-il, madame, de ne vouloir point regarder la personne du monde la plus indigne de vostre vene ; car j’advoue que je merite moins cest honneur qu’homme qui vive, pour vous avoir donné tant de sujets de hayne. Mais s’il vous plait d’ouyr ce que je viens vous declarer, peut-estre ne me jugerez-vous point tant coulpable que vous faites maintenant.

Et parce que je luy respondis avec beaucoup d’aigreur, et que je ne voulois luy donner loisir de parler, ma nourrice m’en reprit, me disant que je devois l’escouter, parce que s’il n’avoit failly, il n’estoit raisonnable de le traitter de cette sorte, et que s’il avoit fait faute, je le pourrois avec plus de raison bannir de ma presence apres l’avoir ouy. – Et bien, luy dis-je, que pensez-vous qu’il vueille alleguer ? Je le sçay aussi bien que luy. Il dira que l’affection qu’il m’a portée le luy a fait faire, mais qu’ay-je affaire de cette affection, si elle m’est dommageable ? – Je n’accuseray pas, me dit-il, madame, seulement cette affection dont vous parlez, encores peut-estre qu’envers quelque autre, cette excuse rie seroit pas trouvée si mauvaise que vous la dites, mais je vous diray de plus, que jamais personne ne fut plus finement trompée que vous et moy l’avons estez par Leriane.

Et sur cela, il reprit toute l’histoire que je viens de vous faire, de quelle sorte elle luy donna couiage de me regarder, de parler à moy, d’aspirer à mes bonnes graces, les faveurs controuvées qu’elle luy portoit de ma part, les inventions contre Damon, les rapports que par son moyen elle me faisoit faire de l’amitié feinte de luy et d’Ormanthe, par qui sa tante avoit esté advertie de ce que je vous ay dit ; bref le present de la bague qui avoit esté, comme il croyoit, le sujet du combat de Damon et de luy.

Et en fin il coptinua de cette sorte : Or, madame, jugez s’il est possible que telles esperances ne trouvassent place dans l’ame la plus prudente et advisée qui fut jamais, puis que celuy , qui vous verra, sans souhaitter ce bon-heur, pourra avec raison estre accusé de deffaut de jugement, et plus encore y estant attiré par les rapports et par les artifices de Leriane, de qui j’ay pensé vous devoir dire la perfidie, afin que vous preniez garde à la derniere meschanceté qu’elle vous a faite, et à moy aussi.

Lors il me fit entendre que ceste malicieuse femme, voyant bien qu’elle ne pouvoit plus m’abuser, ny luy aussi, et de plus se sentant rudement menassée par Leontidas et sa femme, qui luy reprochoient le peu de soin qu’elle avoit eu de moy, afin de s’excuser, avoit dit tout ce qu’elle avoit sceu imaginer de pire de nous, leur faisant entendre que j’aymois, et estois aymée de tant de personnes que, quand elle prenoit garde à l’un, l’autre la decevoit ; et entre ceux qu’elle avoit nommez, Damon et Tersandre n’avoient pas esté oubliez. De quoy Leontidas estoit de sorte en cholere, et plus encore sa femme, soit contre moy, contre luy, qu’il avoit pensé estre à propos de m’en advertir, afin que j’y donnasse le meilleur ordre que je pourrois. Et apres il adjousta tant de supplications, en me demandant pardon de l’offence qu’il avoit faite de m’oser aymer, et me fit tant de protestations de vivre à l’advenir comme il devoit, que je fus contrainte, par l’advis mesme de ma nourricé, de luy pardonner.

Mais, sages bergeres, je vous raconteray maintenant l’une des plus grandes meschancetez qui fut jamais inventée contre une personne innocente. Je vous ay dit qu’Ormanthe avoit, par le commandement de Leriane, rendu toutes les privautez qu’elle avoit peu à Damon. Il faut que vous sçachez qu’elle n’estoit point si laide, ny luy si degousté, qu’en fin ils n’en vinssent aux plus estroites faveurs, tellement qu’elle devint enceinte. La pauvre fille le declara incontinent à cette malicieuse qui, au commencement, en fut estonnée ; mais revenant soudain à ses malices accoustumées, elle fit dessein de se servir de ceste occasion pour faire croire à Damon que j’aurois eu cet enfant de Tersandre, et pour ce elle deffendit expressement à Ormanthe de ne luy en rien dire, ny à personne au monde. Et dés lors, parce que le ventre commençoit à luy grossir, elle luy enseigna comme elle se devoit habiller pour couvrir ceste enflure, portant des robes volantes, ou froncées au corps. Mais quand elle sceut que Damon estoit mort, et que toutes choses estoient changées, comme vous avez entendu, elle resolut de ne perdre ceste belle invention et de s’en servir à ma ruine.

Voyez donc ce qu’elle fit. Depuis l’accident de Damon, j’avois presque tousjours tenu le lit, sinon l’apres-disnée que je me levois, et me renfermois dans mon cabinet où je demeurois jusques à neuf et dix heures du soir, entretenant toute seule mes pensées, sans que personne sceut que j’y fusse, sinon ma nourrice, et quelques filles qui me servoyent, auxquelles j’avois deffendu d’en parler à personne du monde. Et parce qu’on eust peu trouver estrange que je n’allois plus chez la royne, si l’on eust sceu que je n’eusse point eu de mal, je feignois d’estre fort malade ; et pour, tromper les medecins, je ne me plaignois point de la fievre, ny d’autre maladie recognoissable ; mais quelquefois de la migraine, du mal de dents, de la colique et semblables maux. Et d’autant que quelques-unes de ires amies m’envoyôient visiter, n’ayant pas la hardiesse d’y venir elles-mesmes pour ne desplaire à Leontidas et à sa femme, qui avoient un grand pouvoir prés du roy et de la royne, j’avois commandé à ma nourrice de faire mettre une fille en mon lict, qui recevoit les messages pour moy, et feignant que le mal l’empeschoit de parler, ma nourrice faisoit les responces. Les fenestres qui estoient bien fermées, et les rideaux bien tirez, empeschoient que la clarté ne pouvoit entrer dans loa chambre, de sorte qu’il n’y avoit personne qui s’en prist garde.

Or Leriane fut advertie par sa niece, que je ne faillois point toutes les apres-disnées de me renfermer de ceste sorte, par ce que je ne hayssois point Ormanthe, encor qu’elle fust en partie l’instrument de mon mal, cognoissant bien qu’elle n’ y avoit rien fait de malice, si bien qu’elle estoit tousjours demeurée parmy mes filles, et à ceste fois mesme elle declara à Leriane ce que je vous viens de dire, plustot par simplicité que par malice. Mais sa tante wui ne songeoit qu’a me ruiner entieremen : de reputation, voire à me faire perdre la vie, de peur que je ne declarasse à Leontidas les meschancetez qu’elle avoit faites, pensa s’avoir trouvé un bon moyen pour parvenir à la fin de ses desirs. Et parce qu’elle avoit sçeu que Tersandre m’avoit dit tous les artifices dont elle avoit usé contre Damon et contre moy, elle tourna en haine mortelle toute la bonne volonté qu’elle luy avoit portée. Et d’autant qu’il n’y eut jamais un esprit plus plein de ruze et de malice que celuy de ceste femme, elle pensa de se venger tout à coup de Tersandre et de moy, et voicy les moyens qu’elle tint. Elle demanda à Ormanthe depuis quand elle pensoit estre enceinte ; et apres avoir conté, elle trouva qu’elle estoit dans son neufiesme mois, dont elle fut tres-aise. Et apres luy avoir donné bon courage, et commandé qu’elle tint bien secret son gros ventre, elle luy dit qu’aussi tost qu’elle sentiroit quelques trenchées, elle l’en fist advertir, et que cependant, le plus souvent qu’elle pourroit, elle se mist dans mon lict en ma place pour recevoir les messages, ainsy que je vous ay dit.

Et bastissant sa trahison la dessus, elle vint trouver la femme de Leontidas qui retirée de toute compagnie, regardoit l’estat des affaire de sa maison. Et apres s’estre mise à genoux devant elle, elle la supplia de luy vouloir pardonner la nonchalance dont elle avoit usé en se qui me concernoit. Et parce qu’elle cognoissoit bien que ceste dame estoit plus offencée, à cause de mon bien, que pour la perte qu’elle faisoit de moy, d’autoant qu’il n’y avoit d’apparence que son neveu me deust espuser, veu l’opinion que l’on de Damon, elle ajouta ces parolles : Que s’il vous plasit, madame, me remttre en vos bonnes graces, jevous donneray un moyen infaillible et tres-juste pour rendre vostres tous les biens de Madonte. Cette dame oyant ceste proposition tant selon son humeur, s’adoucit un peu, et sans luy repondre aux autres points que elle avoit touchez, elle luy dit : Et quel moien avez-vous pour effectuer ce que vous dites ? – Je le vous diray en peu de mots, respondit cette meschante, mais avec condition, madame, que vous me pardonnerez l’offence nouvelle que je vous declareray, si vous jugez qu’il ait de ma faute.

Et luy ayant commandé qu’elle parlast hardiment, Leriane reprit la parolle ainsi : Madonte (en la personne de laquelle, madame, Dieu a bien fait paroistre qu’il vous aymoit, puis qu’il n’a voulu permettre qu’elle entrast en vostre maison) est la plus miserable et perdue fille d’Aquitaine. Et j’advoue que je n’eusse jamais pensé qu’une jeunesse telle que la sienne eust peu si bien decevoir ma viellesse, et toutesfois il est certain que sa façon modestre, sa froideur, ceste mine altiere, et bref, les honorables ayeuix dont elle estoit issue, et plus encores les bons exemples qu’elle avoit de vous, m’ont tellement abusée, que j’eusse respondu avec autant d’asseurance de sa pudicité que de la mienne propre. Et toutesfois, je viens de descouvrir qu’elle est enceinte. – Madonte est enceinte ? Interrompir ceste bonne dame toute surprise. – Quy, madame, respondit Leriane, et si je vous diray de plus, qu’elle est preste d’accoucher. – Ah ! la miserable qu’elle est ! Repliqua-t’elle ; et comment s’est-elle de tant oubliée ? Et comment n’y avez-vous eu l’oeil ? Ah ! Si son pere vivoit en quel lieu de la terre evciteroit-elle son juste courroux ! Qu’il est heureux d’estre mort avant qu’elle ait fait une si grande honte à sa race. Mais de qui comment le sçavez-vous ? – Madame, dit-elle, je vous supplie tres-humblement de me pardonner, et de croire que je n’ay pas esté si nonchalante en la charge que vous m’avez donnée d’avoir soin de sa conduite, comme j’ay esté deceue de la bonne opinion que j’avois d’elle, veu le peu d’apparence qu’il y avoit qu’elle deust aymer une personne de si peu que Tersandre. Et j’advoue que la jalousie a les yeux plus clairs voyants que la pridence, puis que Damon s’estoit bien apperceu de cette amour que je n’avois jamais veue. En fin je l’ay par le moyen d’une sage femme, à laquelle elle s’est adressée pour faire perdre son enfant. Mais la bonne femme qui est vertueuse, et qui ne voudroit commettre une meschanceté, luy a respondu qu’il ne se pouvoit, parce que l’enfant estoit entierement formé, voire prest à sortir, mais qu’elle ne se mist pas en peine, qu’elle la feroit accoucher si promptement que personne n’en sçauroit rien. Or ceste femme a eu peur qu’elle se mesfist, c’est pourqouy elle m’en est venue advertir, afin que j’y prisse garde. Et parce que j’estois en peine de sçavoir qui en stoit le pere, je luy ay demandé si elle n’en pouvoit soupçonner personne. – Mais aisément, m’a-t’elle dit, si ce n’est Tersandre car à toutes les fois qu’elle regardoit son ventre, et qu’elle songeoit au danger où elle estoit, elle ne disoit autre chose sinon : Ah ! Tersandre, que ton amitée me couste cher ! Cela me fait juger que c’est luy. Or, madame, considerez je pouvois me garder de cestuy-cy, estant domestique et homme de si basse qualité au prix d’elle, que je n’eusse jamais pensé qu’elle y eust daigné tourner les yeux. Mais puis qu’elle s’est rendue indigne de vostre alliance, il faut qu’elle soit punie comme elle merite et vous devez croire que Dieu l’a de ceste sorte punie et abandonnée pour la faire servir d’exemple aux autres de son aage. Cependant vous devez vous acquerir les biens que la fortune luy avoit preparez avec si peu de merites. Et en voicy le moyen : vous sçavez, madame, que par nos loix, toute fille qui manque à son honnesteté, est condamnée à mourir le feu. Nous la convaincrons de ceste faute fort aysément ; comme vous pouvez penser, puis qu’elle en a des tesmoignages dans le ventre, desquels elle ne se peut deffaire. Et parce que celles qui sont ainsi condamnées, ne perdent pas seulement la vie, mais le bien aussi qui eswt acquis au roy, il faut le luy demander des premiers, car il n’a garde de vous le refuser.

En ce mesme temps Leontidas entra das le cabinet, et trouvant Leriane : Est-il possible, dit-il à sa femme, que vous ayez le courage de voir ceste personne qui est cause de tout le desplaisir que nous avons ? Sa femme s’approchant de luy, desireuse d’avoir mon bien, le tira contre une fenestre et commença de luy raconter ce qu’elle venoit d’apprendre ; et quoy qu’il fust genereux et plein d’honneur, si le tourna-t’elle de tant de costez qu’en fin il s’accorda à tout ce qu’elle voulut. Et ainsi r’appelant Leriane qui se tenoit un peu esloignée, il luy commanda de dire la verité, et sur de ne rien mettre en avant qu’elle ne verifier. Elle, pluis asseurée qu’il ne se peut croire, reprit d’un bout à l’autre tout le descours qu’elle avoit desja fait à sa femme, et en fin conclud que s’il ne se voiloit asseurer en ce qu’elle disoit, qu’il luy donnast une sage femme, pourveu qu’elle ne fust point cogneue de moy, et qu’elle me feroit toucher à elle, et qu’il en pourroit : apprendre la vertité par son rapport, Leontidas trouva ceste preuve fort bonne, et des lendemain luy en envoya un.

Il advint que ce jour là, sa niece par son commandement, s’estoit mise en ma place dans le lict, et pour empescher que ma nourrice ne se print garde de ce qu’elle vouloit faire, elle dir à la femme de Leontidas qu’elle l’envoyast querit sous pretexte de luy demander de mes nouvelles. De cette sorte ma chambre demeura sans aucune personne qui eust du jugement, si bien que Leriane entrant dedans avec cette sage femme, et ayant bien instruit sa niece de ce qu’elle avoit à dire, elle s’approcha d’elle et luiy dit : Madame, je vous avois promis de vous amener une personne qui vous soulageroit en vostre mal : je vous tiens parolle à ce coup, car vous ne devez rien craindre tant que vous aurez celle que je vous ameine. Ormanthe contrefaisant sa parolle, respondit fort bas : Elle soit la bien venue. – Ne trouverez-vous pas bon , madame, dit la bonne femme, que je sçache en quel estat vous estes ? – Je le veux bien, respondit Ormanthe. Elle se mit donc incontinent sous le tour du lict, et passant les mains sur le ventre d’Ormanthe, fit ce qu’on a accoustumé en semblables occasions, et de fortune l’enfant remua, de sorte que, cependant qu’elle la touchoit, les douleurs prindrent cette pauvre fille, qui fut si fort presseée par Leriane et par la sage femme qu’en sonne dans le logis s’en prsit garde, tant la pauvre Ormanthe se contraignit.

Leriane qui vit la chose reussir si bien selon son dessein, donnant diverses commissions à deux fille qui estoient dans ma chambre, fit si bien qu’elle demeura seule ; et soudain, y ayant pourveu de longue main, fir bien bander sa niece, et sans que la sage femme s’en prist garde, la fit lever une heure apres, cependant qu’elles tenoient aupres du feu le petit enfant. Et pour parachever sa trahison, elle porta l’enfant avec la sage femme à Leontidas tout à descouvert estant bien aise que chacun le vist sortir de ma chambre et de on logis. Je l’ouys bien crier du cabinet où j’estois mais ne me doutant en façon du monde de ceste meschanceté, je ne voulus me destourner de mes tristes pensées. Elle s’adressa premierement à la femme de Leontidas, et avec le tesmoignage de celle qui avoit accouché Ormanthe, elle luy donna une telle asseurance que l’enfant estoit mien, qu’elle le creut et Leontidas aussi. Mais pour couvrir encores mieux cette trahison, elle dit à cette dame, qu’elle la supplioit de se contenter d’avoir mon bien, et que si elle me voiloit conserver la vie, elle s’asseuroit que je ne ferois point de difficulté, vau la faute que j’avois faite, de le luy donner, et me refermer pour le reste de mes jours entre les filles Druides ou Vestales. Que se seroit une oevre tres-agreable à Dieu de me sauver la vie pour ne diffamer point une si bonne et honorable famille que la mienne ; qu’encores que j’eusse commis une si grande faute, elle ne pouvoit toutesfois oublier l’amitié qu’elle m’avoit portée, cependant que je vivois selon mon devoir, et que c’estoit la seule occasion qui luy faisoit faire ceste priere.

La femme de Leontidas qui n’avoit pas dessein sur ma vie mais sur mon bien seulement, y consentit sans grande difficulté ; mais Leontidas, qui estoit homme d’honneur et qui n’y tournoit point les yeux, fut longtemps auparavant que de s’y accorder. En fin l’importunité de sa femme, jointe aus feintes larmes de Leriane, et le souvenir qu’il eut de quelques obligations, dont mon pere l’avoit autresfois lié le vainquirent, si bien qu’ils donnerent charge à Leriane de me persuader ce qu’elle leur avoit proposé.

Or le dessein de ceste mailicieuse creature n’esoit pas celuy-là, mais elle eut peur que si sur l’heure j’eusse esté visitée, l’on n’eust trop aysement reconnu que je n’avois point fait d’enfant, de sorte qu’elle desira de faire en façon que quelques jours s’escoulassent, apres lesquels la connoissance n’en fust pas si asseurée. Et pour rendre la chose plus vraysemblable, elle supplia Leontidas et se femme de luy donner quelques uns pour voit l’estat où j’estois ; ce qu’ils firent, commandant à une vieille damoyselle et à un vieil chevalier qui estoit de leur maison, et ausquels ils avoient beaucoup d’asseurance, de suivre Leriane. Elle, avec la sage femme, apres avoir mis l’enfant à nourrice, les conduit dans ma chambre, s’approche du lict. Mais lors qu’elle n’y trouve personne, elle fait de l’estonnée, elle le descouvre et leur montre les marques d’un accouchement et feignant de ne sçavoir où j’estois, me cherche sans faire bruit et en fin me trouve en mon cabinet. Elle les appelle, et sans que j’y prisse garde me montre par le trou de la serrure. J’estoit pour lors couchée de mon long sur un petit lict, et avois la main sous la teste, resvant au miserable accident de Damon, et à la reputation qui m’en estoit demeurée, de sorte qu’a mon visage en pouvoit reconnoistre les tristes representations de ma pensée. Ceste meschante leur fit croire que c’estoit de mal et de lassitude que je demeurois de ceste sorte ; ce qu’ils creurent aisement pour les apparences qu’ils en avoient veues. Et trompez de ceste sorte, s’en retournerent faire leur rapport.

Cependant Leriane estant demeurée seule avec la sage femme, fit changer les linceuls de mon lict, et tout ce qui me pouvoit donner connaissance de ce qui s’y estoit passée, et contentant fort bien ceste bonne femmel, la licentia, apres l’avoir conjurée de n’en parler point, mais de bien remarque le jour et l’heure, afin qu’en temps et lieu elle s’en peut ressouvenir, et apres elles partirent de mon logis. Ma nourrice y revint quelque temps apres ayant tousjours esté retenue par la femme de Leontidas, et ne trouvant rien de changé dans ma chambre, ne s’estonna d’autre chose que de ne voir point Ormanthe dans mon lict, mais pensant qu’elle eust eu quelque affaire, elle n’en fit plus grande recherche. La nuict estant venue, et l’heure que j’avois accoustumé de me coucher, je fis comme de coustume et me reposay jusques au lendemain sans entrer en nulle doute.

Cependant Leriane batissoit de merveilleuses harangues en mon nom, disant à Leontidas et à sa femme que je les supplios tres-humblement d’avoir pitié de moy, qu’ils avoient ma vie et ma mort entre leurs mains, que je me donnois à eux ; et que je ne voulois plus qu’une maison pour me renfermer en lieu où personne ne me vist, qu’aussi tost que je serois en estat de marcher, je leur viendrois demander pardon de la faute que j’avois commise et requerir permission de me retirer du monde.

Bref, sages bergeres, cette femme conduisit si bien sa meschanceté, que six sepmaines se passerent durant lesquelles Ormanthe se remit en estat, qu’on n’eust jamais jugé à la voir qu’elle eust fait un enfant, et feignant d’avoir eu quelques affaires chez elle, revint plus belle qu’elle n’avoit jamais esté. Leriane l’avoit si bien instruite que, quand je luys demanday pourquoy elle s’en estoit allée sans m’en parler, elle me respondit qu’elle n’osa pas heurter ’a la porte de mon cabinet, et qu’elle crfoyoit que ce ne seroit que pour deux ou trois jours, et par ainsi pensoit d’estre plustost revenue que je n’aurois pris garde qu’elle seroit partie. Je receus cette excuse, et luy dis seulement qu’elle n’y retournast plus sans me deamnder congé.

Or ces choses estant en cest estat, Leriane ne craignant plus qu’on la peust convaincre de mensonge, resolut d’achever son malheureux dessein. Elle avoit deux cousins germains qui portoient les armes, et qui s’estoient acquis en toutes les armées où ils avoient esté, la reputation de tres-vaillants chevaliers. Ils estoient freres, si grands et forts, et si adoits aux armes, qu’il n’y avoit personne dans la Cour de Torrismonde qui les egallast. Au reste ilse estoient pauvres, et n’avoient autre esperance que celle d’estre heritiers de Leriane. Elle qui faisoit dessein de se servir de leur courage, les obligeoit par des presents, et par ses paroles leur faisoit entendre qu’ils devoient esperer d’avoir son bien ; ce qui les lioit de sorte qu’il n’y avoit commandement qu’elle leur fist, qu’ils n’essayssent d’executer.

Apres s’estre asseurée de leur volonté, elle commença de changer de discours en parlant à Leontidas, et à sa femme, disant que je reprenois courage, que je ne palois plus de me retirer du monde, qu j’oublois ce que je leur devois. Bref, quelques jours estans escoulez, elle leur dit qu’il ne faloit plus rien esperer de moy que par force, que je niois tout ce qui s’estoit passée. Et en disant cecy, elle feignoit d’estre tant offencée contre moy, qu’elle advouoit que j’estois indigne du bien qu’ils me vouloient faire. Et parce que la femme de Leontidas aspiroit tousjours à mon bien : Mais comment, luy dit-elle, la pourrez-vous convaincre maintenant ? – Nous avons, dit-elle, de bons tesmoins, mais quand cela ne seroit pas, puis que la verité est pouir nous j’ay ces personnes à moy qui la maintiendront par les armes contre tous ceux qui soustiendront le contraire. Et vous sçavez, madame, que des choses qui sont douteuses, et dont les preuves ne sont pas suffisantes, on en tire la verité par les armes.

Leontidas qui estoit homme de courage, et qui estoit entré en colere de la malice dont il pensoit que j’avois usé : Non, non dit-il, je suis trop certain qu’elle a failly : ce sera moy qui l’accuseray, et qui le maintiendray contre tous. Leriane qui estoit tres-asseurée de ses deux germains, et qui vouloit sur tout se faire paroistre affectionnée à Leontidas, se tournant vers sa femme : Madame, luy dit-elle j’aymerois mieux mourir que de voir les armes à la main à mon signeur pour se subject. Je vous supplie de le destourner de ce dessein, ou bien je vous proteste de ne m’en mesler plus. J’ay Leotaris, mon germain, et son frere, qui prendront cette charge ; et à la verité, il est plus à propos que ce soient, eux, parce qu’ils ne seroit pas bien seant de demander le bien de celle que vous accuseriez.

Leontidas persistoit en ceste volonté, mais sa femme qui ne le vouloit point voir en ce danger, et qui jugeoit bien qu’il n’estoit pas à propos qu’il fust mon accusateur, et qu’il demandast en mesme temps mon bien au roy, fit en sorte qu’elle obtint de luy, qu’il laisseroit faire aux parens de cette femme. Ayant pris ceste resolution, Leriane parle à Leotaris, luy promet tout son bien, luy passe une asseurance par escrit ; bref l’oblige de sorte que luy et son frere eussent entrepris contre le Ciel, tant s’en faut qu’ils eussent fait difficulté de s’armer contre moy. Leriane asseurée de ce costé, et soustenue de l’opinion de plusieurs, mesme de l’authorité de Leontidas, se presente devant la Royne, m’accuse, s’offre de verifier ce qu’elle dit, et represente la chose, si vray-semblable que chacun la croit. Et de peur que Tersandre ne descouvrist les ruzes et malices dont elle avoit usé par le passé, elle dit qu’il est pere de l’enfant, afin qu’il ne peuſt porter tesmoignage contre elle. La Royne qui estoit une Princesse pleine d’honneur et de vertu, la conduit devant le Roy, et joignant ses prieres aux accusations de ceste meschante femme, requiert que je sois punie selon les rigueurs des loix. Leontidas est appellé qui assiſtant la Royne fit les mesmes supplications, pour la honte qu’il en recevoit, cet acte ayant esté commis en sa maison. Et sa femme en mesme temps supplia la Royne de luy faire donner mon bien, ce que le roy accorda librement. Et toutesfois ce bon prince se souvernant des services que mon pere avoit faits à Thierry son pere n’estoit pas sans desplaisir de mon desastre. La premiere nouvelle que j’en sceus fut que les soldats de la justice se vendrent saisir de moy, et cachetterent ma chambre et mon cabinet, et en mesme temps me conduisirent devant le roy sans m’en dire le sujet. Dieux ! Quelle devins-je quand j’ouys les parolles de Leriane ! Je demeray sans pouvoir proferer un seul mot fort long temps ; en fin estant revenue à moy, je me jettay à genous devant la royne, la suppliay de ne croire point cette meschante femme ; que je luy jurois par tous les dieux qu’il n’en estoit rien, qu’il n’y avoit preuve que je ne fisse de ma pudicité, et que par pitié elle prist la cause d’une innocente.

Le roy fust plus esmeu de mes parolles qu la royne, fust qu’il eust plus de memoire des services de mon pere, fust que ma jeunesse et mon visage le touchassent de pitié, tant y a que se tournant vers Leriane : Si ce que vous proposez, dit-il, n’est point veritable, je vous promets par l’ame de mon pere, que vous soufrirez la mesme peine que vous preparez aux autres.

Sire, dit-elle tres-asseurement, je prouveray ce que je dis, et par tesmoins et par les armes. – Tous les deux, dit le roy, vous sont accordez. Et lors nous faisant separer, je fus remise en seure garde, et Tersandre aussi. Et fut ordonné que les tesmoins nous seroient representez.

Voylà donc la sage femme et la nourrice à on avoit remis l’enfant d’Ormanthe, qui rendent tesmoignage de ce qu’elles sçavent. Voilà le vieil chevalier, e la damoyselle dont je vous ay parlé, qui en font de mesme. Elle produit outre cela diverses personnes ui avoient veu sortir cet enfant de mon logis ; bref les preuves estoient telles, que si Dieu n’eust eu soin de mon innocence, il n’y a point de doute que j’eusse esté condamnée.

De fortune, les juges estant dans ma chambre, et me lisant les depositions faites contre moy ; je ne sceus que faire en cette affiction, que de recourre aux dieux et levant les yeux au ciel, je m’escriay : O dieux tout puissants ! Qui lisez dans mon cœur, et qui sçavez que je ne suis point atteinte de ce dont je suis accusée, soyez mon support, et declarez mon innocence, Et lors, comme inspireé, de quelque bon demon, je me tournay vers la cheminée et addressant ma parolle aux juges ; Si ces accusations, leur dis-je sont veritables, je prie les dieux que je ne puisse plus respirer, et si elles sont faulses, je les requiers que ce charbon ardant ne me puisse point brusler. Et soudain me baissant, je pris un gros charbon du feu, et le tins sans me brusler avec la main nue si long temps, qu’il s’y esteignit presque entierement. Les juges estonnez de ceste preuve, voulurent touchger le charbon pour sçavoir s’il estoit chaud, mais ils en retirerent bien promptement la main ; et apres qu’il fut presque esteint, comme je vous disois, ils visiterent ma main pour voir s’il n’y avoit point l’apparence de brulsleure. Mais ils n’y en trouverent non plus que si jamais il n’y eust eu du feu.

S’ils en furent estonnez, vous le pouvez penser ; tant a a qu’ils en firent : Le rapport au roy qui ordaonna que Leriane en seroit avertie, pour si ceste preuve de mon innocence luy feroit point changer de discours. Mais au contraire, elle dit que quelque resepte avoit empesché que le feu ne m’avoit offencée ; Mais que les tesmoins qu’elle prsentoit, estoient irreprochables. Et que cette preuve du feu seroit peut-estre recevable si elle estoit ordonnée par les juges, et non pas procedée de ma seul volonté qui la rendoy suspecte de beaucoup d’artifice. Bref, sages bergeres. Elle sçeut de telle sorte soustenir sa fausetté que toute la faveur que le roy me peut faire, fust d’ordonner, que le tout se verifieroit par les armes, et que dans quinze jours nous donnerions des chevaliers qui combattroient à outrance pour nous

Les nouvelles de tout ce que ay raconté, furent incontinent espanchées par toute l’Aquitaine, de sorte que ma mere les entendit aussi bien que les autres. Et parce que Leriane avoit produit tant de tesmoins, elle creut, comme faisoient aussi presque tous ceux qui en oyoient parler, que veritablement j’avois commis la faute dont j’estois accusée. Et comme celle qui avoit tousjours vescu avec toute sorte d’honneur, elle en receut un si grand desplaisir qu’elle en tomba malade, et ayant de l’age ne peut resister longuement au mal, de sorte qu’elle mourut en dix ou douze jours, avec si mauvaise opinion de moy. Qu’elle ne voulut jamais envoyer me voir, ny m’assister en ma justification. Voyez comme les dieux me vouloient affiger en diverses sortes. Car ce coup me toucha plus vivement que je ne vous sçaurois dire. Me voilà donc sans pere et sans merer, et delaissée de tous ceux qui me cognoissoient. Voire blasmée universellement de chacun. J#advoue que je fus plusieurs fois en deliberation de me precipiter d’une fenestre en bas pour sortir de tant de peines, car je n’avois que ce seul moyen de me faire du mal. Mais les dieux me conserverent avec espoir que mon innocence seroit en fin cognue, me representant que si je mourois, je laisserois toute l’Aquitaine en ceste mauvaise opinion de moy. Mais lors que Leriane ofirit Leotaris et son frere, et que Tersandre ny moy ne peusmes nommer personne,

tant par ce que nous ne nous y estions point preparez, que d’autant qu’il n’y avoit homme qui voulust entrer au combat sur une maúvaise querelle, comme il ceoyoit celle-cy, il faut avouer que je demeuray fort estonnée et qu’alors plus que jamais je regrettay le pauvre Damon, m’asseurant bien que s’il eust esté en vie, je n’eusse pas esté sans chevalier. Tersandre d’autre costé qui ne pouvoit deffendre que sa caus, ne peut offrir que de combattre Leotaris et son frere l’un apres l’autre.

Mais le terme estant passé, le roy, pour nous faire quelque grace, nous donna encores huict jours, et ceux-la estant escoulez, il adjousta pour tout delay trois autres, à la fin desquels nous fusmes conduits dans le camp, moy toute vestue de dueil, et sans autre compagnie que selle des gens de justice ; au contraire Leriane toute triomphante et accompagnée ce plusieurs, fut mise sur un autre eschafaut, vis à vis de celuy ou j’estois. Desja Leotaris et son frere estoient dans le camp armez et montez à l’advantage, faisant d’autant plus les vaillans qu’ils croyoient n’avoir à combattre que Tersandre, parce que nous n’avions peu trouver autre que luy, d’autant que Leontidas, qui estoit favorisé du roy, fit paroistre de tenir le party de Leriane pour l’offence qu’il disoit avoir receue, et que ceux qui autrefois portez d’amour eussent entrepris pour moy cent combas semblables, en estoient refroidis par la creance qu’ils avoient que je les avois tous desdaignez pour Tersandre. Voyez combien une faulseté est difficile à estre recognue quand elle est finement desguisée  !

En fin voicy Tersandre qui entre dans le camp, resolu de les combattre tous deux, sçachant bhien que la justice estoit de son costé. Il fut ordonnée par les juges que si durant le combat quelque chevalier se presentoit pour moy il seroit receu, et que Leotaris et son frere pouvoient, ou ensemble ou separément, combattre Tersandre, s’ils le vouloient. Ces deux freres avoient du courage et estoient personnes d’honneur, de sorte qu’ils vouloient le prendre l’un apres l’autre ; mais Leriane leur dit qu’elle ne le vouloit pas, de sorte que, ne luy osant desplaire, ils coururent tous deux contre luy.

Pensez, sages bergeres, en quel estat je devois estre ! Je vous asseure que j’estois tellement hors de moy que je ne voyois pas ce que je regardois. En ce temps le soleil, suivant la coustume, fut esgalement partagé, les deffences ordinaires furent faites, et le commandement estant donné, les trompettes sonnerent. Tersandre qui veritablement a du courage, remettant sa confiance en la justice des dieux, donne des esperons à son cheval, bien couvert de son escu, et frappe de son bois le frere de Leotaris, sur lequel il re rompt sans effect ; mais luy, atteint en mesme temps des deux lances, est porté par terre avec la selle entre les jambes. Leriane voyant un si grand advantage pour les siens estoit pleine de contentement, et au contraire je mourois de peur. Tersandre se voyant en telle extremité, ne perdit point l’entendement, mais courant à son cheval, luy osta la bride avant qu’ils fussent revenus à luy. L’animal qui estoit courageux se sentant sans selle, sans bride, se met à courre par le camp et comme si Dieu l’eust inspiré, se joint à Leotaris et à son frere, et commence à coups de pieds et à coups de dents de les assaillir si furieusement, qu’au lieu d’attaquer Tersandre, ils furent contraints de se deffendre de son cheval. Cela les amusa quelque temps, parce qu’ils ne le peurent tuer si tost qu’ils pensoient à cause de la legereté et des coups qu’il leur donnoit ; en fin ils en vindrent à bout, et animez contre Tersandre pour ceste ruze,resolurent de finir promptement le combat. Et pource, s’addressant tous deux à luy, il ne peut faire autre chose que se mettre aupres de son cheval, qui estoit mort en l’un des bouts du camp, ce qui luy servit beaucoup, d’autant que les chevaux de ses ennemis ayant frayeur du mort, ne s’en vouloient approcher qu’avec peine, et cela mena le combat à une grande longueur.

En fin Leotaris voyant qu’il n’en pouvoit venir à bout, se resolut de mettre pied à terre, ce que son frere fit aussi, et laissant aller leurs chevaux par le camp, s’en vindrent tous deux contre Tersandre, qui certes fit tout ce qu’un homme pouvoit faire ; mais ayant en teste deux des plus forts et courageux chevaliers d’Aquitaine, il luy fut impossible de faire longue resistance. Il estoit donc des-ja blesé en divers lieux et avoit tant perdu de sang qu’il n’avoit plus la force de se deffendre longuement, lors que les dieux eurent pitié de moy et firent presenter à la barriere du camp un chevalier qui demanda d’entrer pour deffendre et moy et Tersandre. Elle luy fut incontinent ouverte, et parce qu’il vid bien que Tersandre estoit reduit à l’extremité, il pousse son cheval furieusement contre eux ; mais lors qu’il leur fut aupres, il s’arresta sans les attaquer, et leur cria : Cessez, chevaliers, d’offencer plus longuement les loix de chevalerie, et vous addressez à moy qui suis envoyé si à propos pour vous en punir.

Leotaris et son frere oyant ceste voix se reculerent bien estonnez de se voir à pied, craignant qu’il ne se voulust servir de l’advantage qu’il avoit de son cheval. Et pource ils se mirent à courre vers leurs, mais l’estranger se mit au devant et leur dit : Je veux que vous teniez ceste courtoisie de moy, et non pas de vostre vitesse et legereté. Montrez à vostre aise à cheval, et ne croyez point je me vueille prevaloir contre vous du mien.

Tous ceux qui virent ces deux genereuses actions estimerent infinement l’estranger, mais je ne pouvois m’en contenter, me semblant que contre ceux qui soustennoient une si meschante trahison, c’estoit une grande faute de n’user de toute sorte d’avantage et mesme puis qu’ils en avoient usé de cette sorte contre Tersandre. Mais le chevalier avoit une autre consideration, ne jugeant pas que ce qu’il blasmoit en autruy luy fust honnorable.

Cependant que je pensois à ce que vous ay dit, je vis Leotaris et son frere à cheval, qui sans se ressouvenir de la courtoisie receue, vindrent l’attaquer tous deux à la fois, mais ils trouverent bien un bras plus fort que celuy de Tersandre.

Sages bergeres, je ne vous sçaurois particulariser ce combat, car j’avois l’esprit tant aliené qu’a peine le voyois-je. Il suffira de vous dire que l’estranger fit des preuves et de force et de valeur si merveilleuses, que Leriane disoit que c’estoit un demon, et non point un homme mortel. En fin apres avoir quelque temps combautu, je vy bien qu’encores qu’il fust seul, il avoit toutesfois quelque avantage sur eux ; car pour Tersandre il estoit tombé de foiblesse et ne pouvoit relever de terre. Et ce estoit le fit cognoistre à tous ceux qui les regardoient, ce fut un coup qu’il donna au frere de Leotaris d’une telle force qu’il luy separa la teste de dessus les espaules. Leotaris voulut venger son frere, mais l’estranger n’avant plus à faire qu’à luy, le mena de sorte, et le blessa en tant d’endroicts que, de foiblesse pour le deffaut du sang, il se laissa choir du chevsl en terre, et d’une si lourde cheutte, que frappant de la teste la premiere, il se tordit le col de la pesanteur de corps et des armes. L’estanger mettant pied à terre, et voyant qu’il estoit mort, le prend par un pied, le traine hors du camp et son frere de mesme ; puis s’adressant à Tersandre l’ayde à sa relever, et le met à cheaval sur un de ceux des morts, et reprenant le sein, demande aux juges s’il avoit rien plus à faire, et luy ayant esté respondu que non, il requiert que je sois mise en liberté fut ordonné à l’heure mesme. Il s’en vint donc à moy, et me demanda s’il pouvoit me rendre quelque autre service. – Deux encores, luy dis-je, l’un que vous me conduisiez chez moy, en m’ostant de la tyrannie de ceux qui m’ont ravie à ma mere, et l’autre que vous me fassiez sçavoir à qui j’ ay l’obligation de ma vie et de mon honneur. – Pour vous dire mon nom, me respondit-il, c’est une grace que je vous demande de ne m’y voiloir point contraindre. Pour vous conduire où vous voudrez, il n’y a rien qui m’en puisse empescher, pourvez que se soit promptement.

Cependant que ces choses se passoient de ceste sorte tant à mon advantage en ce lieu, les dieux voulurent bien faire cognoistre que jamais ils n’abandonnent l’innocence. Car il advint que ma pauvre nourrice, n’ayant pas le courage de me voir mourir, croyant pour certain que Tersandre ne sçauroit resister contre ces deux chevaliers, s’estoit renfermée dans ma chambre, pleurant et faisant de si pitoyables regrets, qu’il n’y avoit personne qui n’en fust esmeue. Ormanthe qui avoit receu d’elle et de moy toutes courtoisies qu’elle pouvoit desirer, en fut esmeue et parce qu’elle estoit fort peu fine, elle ne peut s’empescher de dire wue sa tante luy avoit asseuré que je ne mourrois point, mais que seullement elle vouloit que je luy fusse obligée de la vie afin que je luy fisse plus de bien. – Ah ! Ma mie, luy dit ma nourrice, il n’y a point de doute que nostre maistresse est morte, si Tersandre ne demeure victorieux et que le roy mesme, selon les loix, ne la sçauroit sauver. – Comment, dit Ormanthe, madame sera bruslée. – Il n’y a point de doute, respondit-elle. – Ah ! Miserable, que je suis ! Repliqua cette fille, comment est-ce que les dieux me pardonneront : jamais sa mort ! – Et comment en estes-vous coulpable ? Adjousta ma nourrice. – Ah ! ma mere ! respondit Ormanthe, si vous me promettez de n’en rien dire, je vous raconteray un estrange accident. Et ma nourrice le luy ayant promis, elle luy dit que ç’avoit esté elle qui avoit fait cest enfant, et luy redit tout ce que viens de vous ranconter. – Ma mie, dit incontinent ma nourrice, allons, allons tost sauver la vie à tant de gens, et croyez que Dieu vous en sçaura gré ; et de plus je vous feray avoir de madame tout ce que vous voudrez. Voyez comme la verité se descouvre ! Cette fille suivit ma nourrice qui pour abreger, s’addressant hardiment à la royne, luy fit entendre tout ce que je vous ay dit, de fortune au mesme temps que le chevalier estranger parloit à moy.

Le meschanceté de Leriane estant donc descouverte par les armes, et par la confusion de cette fille, le roy commanda qu’elle fust mise dans le feu qui avoit esté preparé pour moy, quelques reproches qu’elle peut faire à sa niece, disant que ma nourrice l’avoit trompée et que la fille n’estoit pas en age de porter tesmoignage, et moins contre elle que contre tout autre, parce qu’elle l’avoit rudoyée et chastiée de ses vices. Mais toutes ses deffences furent de nulle valuer, et la verité fut assez connue ce chacun, tant pour les particularitez que cette fille en disoit, que pour le rapport de la sage femme qui advoua de ne l’avoir jamais veue au visage. Et parce que chacun batoit des mains, et que le peuple ayant sceu les malices de Leriane, commençoit de luy jetter de pierres, le roy commanda que la justice en fust faite ; et se voayant preste à estre jettée dans le feu, elle se resolut de dire la verité, touchée de la memoire de tant de meschancetez. Elle demande donc d’estre ouye, et declare toutes ses trahisons, m’en demande pardon et puis volontairement se jette elle-mesme dans le feu, où elle fait sa vie, au contenentement de tous ceux qui avoyent ouy ses mailices.

Cependant que ces choses se demesloient, le chevalier qui m’avoit delevrée, ne voulant estre connu, à ce que je pense, se retira sans que personne s’en prist garde, et moy me le trouvant point, je demeuray avec beaucoup de desplaisir pour le peu de remerciement que je luy avois fait. Je fis tout ce que je peus pour en sçavoir des nouvelles, mais il me fut impossible d’en apprendre jusques au lendemain, qu’un homme du pays qui l’avoit rencontré, et auquel il avoit parlé, me vint trouver de sa part, et me fit entendre que s’il n’eust esté pressé de partir, il eust attendu tant qu’il m’eust pleu, pour me conduire oú je luy avois commandeé, mais qu’il avoit promis à une dame de l’assister en une affaire qui l’emmenoit du costé de la ville de Gergovie ; que s’il en revenoit, et que j’eusse affaire de son service, ou pourroit sçavoir de ses nouvelles au Mont-d’or, et que pour estre reconnu, il ne changeroit point la marque estoit en son escu. Et luy demandant quelle elle estoit, parce que le jour precedent, j’estois si estonnée, que je n’y avois pris garde, il me respondit que c’estoit un tigre qui se repaissoit d’un cœur humain : avec ces mots TU ME DONNES LA MORT, ET JE SOUSTIENS TA VIE.

Or, discrettes Bergeres, il faut que j’abbrege ce long discours. Il fut ordonné que je sortirois des mains de Leontidas, à cause que se femme avoit demandé mon bien, et que je serois remise en ma liberté. Et la pauvre Ormanthe, pour n’avoir esté poussée à tout ce qui s’estoit passé que par l’artifice de sa tante, fut renfermée dans des maisons destinées à semblables punitions, où telles femmes vivent avec toute sorte de commodité, sans toutesfois en pouvoir jamais sortir.

Je vous vay faire un recit estrange. J’avois tousjours infiniment aymé Damon, et sa memoire depuis sa mort m’estoit demeurée si vive en l’ame, que je l’avois ordinairement devant les yeux ; mais depuis cest accident, et que j’eus veu ce chevalier estranger, je ne sçay comment je commençay de changer toute ceste premiere affection en luy. Et quoy que je ne l’eusse point veu au visage, il faut que j’advoue que je l’aymay, de sorte que je pouvois dire que j’estois amoureuse d’un visage armé, et sans le connoistre. Je ne sçay si l’obligation que je luy avois estoit cause, ou si sa valeur et sa courtoisie, ou sa bonne façon m’y contraignirent ; tant y a que veritablement je n’ay peu aymer depuis ce jour que ce chevalier inconnu. Et pour preuve de ce je dis, apres avoir attandu quelque temps, et voyant que je n’avois point de ses nouvelles, je me resolus de prendre le chemin de Gergovie et du Mont-d’or ; et apres avoir un peu consideré ce dessein, je le declaray à Tersandre qui m’offrit toute son assistance.

Et je m’adressay plustost à luy qu’a tout autre, parce que depuis le jour qu’il avoit combattu, il s’estoit entierement donné à moy, et que plusieurs fois je luy avois ouy dire, qu’il desiroit infinement de connoistre ce vaillant chevalier qui nous avoit si bien secours. Feignant donc de vouloir visiter mon bien, je dresse mon train, je sors de la Cour, et m’en viens chez moy, où me desmelant de tout cet embarras, je ne prens que ma nourrice pour toute compagnie et Tersandre pour me deffendre, et nous nous mettons sur le chemin du Mont-d’or. C’est un pays extremement rude et montueux chargé presque en tout temps de neiges et de glaçons. Ma pauvre nourrice y mourut, et lors que je la faisois enterrer, et que j’estoit merveilleusement en peine pour estre seule avec Tersandre, je rencontray Tircis, Hylas et Laonice, desquels la compagnie me fut tant agreable que pour ne la perdre, je me resolus de m’habiller en bergere comme vous me voyez, et Tesandre en berger. Et apres avoir demeuré quelque temps dans ces montagnes, pensant y trouver quelques nouvelles de celles que je cherchois, je me resolu de venir avec eux en ce pays, puis que par l’oracle il leur estoit commandé de s’y acheminer ; et pensay aussi, puis que je m’aprochois de Gergovie, que je pourrois peut-estre ce chevalier à qui jày tant d’obligation.

Madonte alloit de ceste sorte racontant sa fortune, et non sans mouiller son visage de pleurs, cependant que Paris et les bergers discouroient ensemble, et ne se pouvant si tost endomir pour estre tous atteints de ce mal d’esprit qui, sur tous les autres est ennemy du sommeil. Car Tircis mesme aimoit encore sa Cleon morte, quoy qu’il n’eust plus d’esperance de la revoir ; et parce qu’entre tous il n’y en avoit point qui fust plus libre que l’inconstant Hylas, c’estoit aussi celuy qui portoit avec moins d’incommodité son amour. Et de fortune Tircis ayant la pensée en sa chere Cleon, ne peut s’empescher de souspirer fort haut, et en mesme temps Silvandre en fit de mesme. Voilà, dit Haylas, deux souspirs bien differents. – Et comment l’entendez-vous ? Dit Paris. – Je l’entens ainsi, et m’imagine que Silvandre souffle de ceste sorte pour estaindre le feu qui le brusle, et Tircis, pour r’allumer celuy qui l’a bruslé autresfois. – Haylas parle fort bien, dit Tircis quand il dit qu’ils s’imagine telle chose, car aussi n’est ce qu’une pure imagination d’une ame qui ne sçait pas aymer. – Et vous aussi, Tircis, respondit Hylas me reprochez que je ne sçay pas aymer ? Je pensois qu’il n’y eust ce fantastique Silvandre qui deust avoir cette opinion. – Si chacun, dit Tircis, jugeoit avec la raison, vous mesme le croiriez comme nous. – Comment dit Hylas, se relevant sur un coude, que pour bien aymer, il faut idolatrer une morte comme vous ? – Si vous sçaviez bien aymer, adjousta Tircis, il n’y a point de doute que si vous aviez une rencontre aussi malheureuse que la mienne, vous seriez obligé par le devoir. – Et quoy ? Repliqua l’inconstant, on verroit Hylas amoureux d’un tombeau ? Et si j’avois la jouyssance de mes amours, comme en fin tout amant la desire, qu’en naistroit-il Tircis que des cercueils ? Quant à moy, berger, je ne veux point de tels enfans, et par consequent n’aimeray jamias telles maistresses. Mais venons à la raison. Quel contentement, et quelle fin proposez-vous à vostre amour ? – Amour, dit-il, est un si grand dieu, qu’il ne peut rien desirer hors de soymesme : il est son propre centre, et n’a jamais dessein qui ne commence et finisse en luy. Et partant, Hylas, quand il se propose quelque contentement, c’est en luy-mesme d’où il ne peut sortir, estant un cercle rond, qui par tout a sa fin et son commencement, voire qui commence où finit, se perpetuant de cette sorte, non point par l’entremise de quelque autre, mais par sa seulle et propre nature. – C’est bien Druyser, dit Hylas, en se moquant, mais quant à moy, je croy que tout ce que vous venez de dire sont des fables, avec lesquelles les femmes endorment les moins ruzez. – Et qu’est-ce, Hylas, dit Tircis, qui te semble plus esloigné de la verité ? – Toutes les choses que vous venez de dire, respondit l’inconstant, sont de telle sorte hors d’apparence, que je ne sçaurois marquer celle qui l’est d’avantage. Qu’Amour ne desire rien hors de soy-mesme ? Tant s’en faut, on voit le cintraire, puis que nous ne desirons que ce que nous n’avons pas. – Si vous entendiez, respondit Tircis, de quelle sorte par l’infinie puissance d’amour deux personnes ne deviennent qu’un, et une devient deux, vous connoistriez que l’amant ne peut rien desirer hors de soy-mesme. Car aussi que vous auriez etendu comme l’amant se transforme en l’aymé, et l’aymé en l’amant, et par ainsi deux ne deviennent qu’un, et chacun toutesfois estant amant et aymé par consequent est deux, vous comprendriez, Hylas, ce qui vous etst tant difficile, et adcoueriez que, pui qu’il ne desire que ce qu’il ayme, et qu’il est l’amant et l’aymé, ses desirs ne peuvent sortir de luy-mesme. Voicy bien, dit Hylas, la preuve du vieux proverbe : Qu’un erreur en attire cent. Car pour me persuader ce que vous avez dict, vous n’allez figurant des choses encores plus impossibles à sçavoir, que celuy qui ayme, devient ce qu’il ayme, et par ainsi je serois donc Phillis.

La conclusion, dit Silvandre, n’est pas bonne, car vous ne l’aymez pas, mais si vous disiez qu’en aymant Diane, je me transforme en elle, vous diriez fort bien. – Et quoy ? dit Hylas, vous estes donc Diane ? Et vostre chapeau aussi n’est il point changé en sa coiffure, et votre juppe en sa robe ? – mon chapeau, dit Silvandre, n’ayme pas sa coiffure. – Mais quoy ? dit l’inconstant vous devriez donc habille en fille, car il n’est pas raisonnable qu’une sage bergere comme vous estes, se desguise de cette sorte en homme.

Il n’y eut personne de la troupe qui si peust empescher de rire, des parolles de ce berger ; et Silvandre mesme en rit comme les autres ; mais apres il respondit de cette sorte : Il faut, s’il m’est possible, que je vous sorte de l’erreur où vous estes. Sçacher donc qu’il y a deux parties en l’homme : l’une, ce corps que nous voyons, et que nous touchons, et l’autre, l’ame qui ne se voit, ny me se touche point, mais se recognoit par les parolles et par les actions, car les actions ny les parolles ne sont point du corps, mais de l’ame qui toutesfois se sert du corps, comme d’un instrument. Or le corps ne voit n’entend, mais c’est l’ame qui faict toutes ces choses ; de sorte que, quand nous aymons, ce n’est pas le corps qui ayme, mais l’ame, et ainsi ce n’est quel l’ame qui se transforme en la chose aymée et non pas le corps. – Mais, interrompit Hylas j’ayme le corps aussi bien que l’ame ; de sorte que si l’amant se change en l’aymé, mon ame devroit se changeraussi bien au corps de Phillis qu’en son ame. – Cela, dit Silvandre, seroit contrevenir aux loix de la nature ; car l’ame qui est spirituelle, ne peut non plus devenir corps, que le corps devenir ame, mais pour cela le changement de l’amant en l’aymé ne laisse pas de se faire. – Ce n’est pas donc qu’en une partie, dit Hylas, qui est l’ame, et qui par consequent est elle dont je me soucie le moins. – Et cela vous faites paroistre, dit Silvandre, que vous n’aymez point, ou que vous aymez contre la raison ; car l’ame ne se doit point abaisser à ce qui est moins qu’elle, et c’est pourquoy on dit que l’amour doit estre les esgaux l’ame aymer l’ame qui est son esgale, et non pas le corps, qui est son inferieur, et que la nature ne luy a donné que pour instrument. Or pour faire paroistre que l’amant devient l’aymé, et que, si vous aymiez bien Phillis, Hylas seroit Phillis, et si Phillis aymoit bien Hylas, Phillis serot Hylas, oyez c’est l’ame ; car ce n’est rien, berger qu’une volonté, qu’une memoire et qu’un entendement. Or si les plus sçavans disent que ous ne pourvons aymer que ce que nous cognoissons, et s’il est vray que l’entendement et la chose entendue ne sont qu’une mesme chose il s’ensuit que l’entendement de celuy qui ayme est le mesme qu’il ayme. Que si la volonté de l’amant ne doit en rien differer de celle de l’aymé, et s’il vit plus par la pensée, qui n’est qu’un effect de la memoire, que par la propre vie qu’il respire, qui doutera que la memoire, l’entendement, et la volonté estant chargée en ce qu’il ayme, son ame qui n’est autre chose que ces trois puissabces ne le soit de mesme ? – Par Teutates, dit Hylas, vous le pernez bien hauf haut ; encore que j’aye long temps esté dans les escoles des Massiliens, si ne puis-je qu’a peine vous suivre. – Si est-ce, dit Silvandre que c’est parmy eux j’ay appris ce que je dis. – Si avez-vous eu beau m’embrouiller le cerveau par vos discours, dit Hylas, vous ne sçauriez pourtant me monstrer que l’amant se change en l’aymé, puis qu’il en laisse une partie, qui est le corps. – Le corps, dit Silvandre, n’est pas partie, mais instrument de l’aymé ; et de fait, si l’ame estoit separée du corps de Phillis, ne diroit-on pas ; voilà le corps de Phillis ? Que si c’est bien parler que de dire ainsi, il faut donc entendre que Phillis est ailleurs, et ce seroit en ceste Phillis que vous seriez transformé, si vous sçaviez bien aymer. Et cela estant, vous n’auriez point de desir hors de vous-mesme, car comprenant toute vostre en vpus, vous assouviriez aussi en vous tous vos desirs. – Si il est vray, dit Hylas, que le corps ne soit que l’instrument dont se sert Phillis je vous donne Phillis, et laissez-moy le reste, et nous verrons qui sera plus content de vous ou de moy. Et pour la fin de nostre different, il sera fort à propos que nous dormions un peu. Et à ce mot se remettant en sa place, ne voulut plus leur respondre. Ainsi peu à peu toute cests trouppe s’endormit, horamis, Silvandre, qui veritablement, espris d’une tres-.violente affection, ne peut clorre l’oeil de long temps apres.

Cependant, ainsi que je vous disois Madame alloit racontant sa fortune à ces belles bergeres, et parce qu’une grande partie de la nuict estoit des-ja passée, peu à peu le sommeil s’escoula dans les yeuxx de Phillis et d’elle. Mais Astrée qui ne pouvoit dormir, alloit entretenant Diane, qui de son costé, recognoissant l’extrme affection, de Silvandre, commençoit de l’aymer, quoy que ceste bonne volonté prist naissance assez insensiblement car elle-mesme ne s’en prenoit garde. Au commencement ce ne fust qu’une cognoissance de son merite (aussi est-il necessaire de cognoistre avant que d’aymer) ; depuis, sa conversation ordinaire luy fit trouver sa compagnie agreable ; et, en fin, sa recherche avec tant de discretion et de respect le luy fit aymer sans mal dessein, toutesfois d’avoir de l’amour pour luy.

Astrée qui avoit toutes ses pensées en Celadon, ne pouvant si tost clorre l’oeil, voyant que Phillis et Madonte estoient endormies, et croyant de n’estre escourée de personne, pardoit de ceste sorte à Diane : Veritablement, ma sœur, il faut advouer qu’une imprudence attire beaucoup de peines apres elle, et que quand un faite, il faut beaucoup de sagesse pour la reparer. Considerez, je vous supplie, combien celle que je coomis en l’amité de Celadon m’a rapporté et me rapportera d’ennuis, puis que je ne sçaurois souffrir que ma pensée espere de m’en voir jamais exempte, sinon par la mort. Et encores ne pensé-je [265/266] pas que, si apres la mort, on a cognoissance de ce qui s’est passé en ceste vie (comme pour certain je croy que l’on a), je n’aye dans mon tombeau mesme le regret d’avoir commis ceste offence contre la fidelité de Celadon, et cependant voyez à quoy ceste de soing j’ay tenue si longuenebt cachée, et que je ne voulois pas mesme estre cognue à ma chere compagne, la voilà, dis-je à ceste heure descouverte par moy-mesme à des personnes estrangeres, et qui ne me sont obligées d’aucune de devoir. Ah ! Que si je revenois au bon-heur que j’ay perdu, je me conduirois bien, ce me senble, avec plus de prudence ! – Ma sœur, respondit Diane, la foiblesse humaine a cela de prope, qu’elle ne recognoit presque jamais sa faute que quand elle en ressent le mal, d’autant que les dieux veulent seuls estre estimez parfaits et sages. De sorte qu’il ne faut point que vous croyez que si la porte que vous avez faite de Celadon ne fust advenue de ceste façton, c’eust esté sans doute de quelque autre, car il n’y a rien de ferme ny d’entierement arresté parmy les hommes. Je ne dis pas que la prudence re puisse esloigner, divertir ou amoindrir un peu ces accidents, mais croyez, ma sœur, il faut en fin que, par la preuve, nos cognoissions, que nous sommes hommes, c’est à dire avec beaucoup d’imperfections. – Si voyons-nous, respondit Astrée, plusieurs personnes que passent plus doucement leur vie que d’autres, ou de qui pour le moins les actions ne sont point au veu et au sceu du public, et sans aller plus loin, j’advoue que vous avez eu du mal-heur en Filandre, mais qui est-ce qui vous le peut reprocher ? – Ah ! Ma sœur, respondit Diane, il n’y a rien qui nous fasse de plus rudes reproches de nos fautes que la cognoissance que nous en avons nous-mesmes. – Il est vray, repliqua Astrée ; si m’advouerez que, tout ainsi que le bien que nous possedons est plus grand quand il est cogneu, de mesme aussi le mal, dont chacun a cognoissance, est bien plus cuisant. De là vient qu’avec tant de soing chacun s’efforce de cacher les incommoditez qu’il souffre, et qu’il y en bien souvent qui ayment mieux les avoir plus grandes et qu’elles soient cacheées et secrettes. Or, ma sœur, je vous ayme trop ne vous-advertir d’une chose, où, ce me semble, vous devez apporter tous les remedes de vostre prudence. Et puis qu’il n’y a personne qui nous escoute, je penserois user de trahison, si je ne vous descouvrois ma pensée. Car je sçay bien que que, si autrefois j’euse avant mon malheur recontré une amie qui m’eust parlé si franchement, je ne serois pas en las confusion où je me trouve. – Ma sœur, respondit Diane, voicy un tesmoignage de nostre amitiée et de vostre bouté. Vous m’obligez infiniment de me dire, non seulement ceste fois, mais tousjours, ce qui vous semblera de mes actions, et mesme en particulier, comme nous sommes à ceste heure, que tout dort autour de nous.

Encores que ces deux sages bergeres eussent opinion de n’estre point ouyes, si estoient-elles bien fort deceuses, car Lanice qui estoit de la compagnie, encore qu’elle feignit de dormir, oyant que ces bergeres discouroient entre elles, leur tendoit l’oreille le plus attentivement qu’il luy-estoit possible, desireuse outre mesure d’apprendre de leurs nouvelles, afin de leur rapporter du desplaisir, suivant le dessein qu’elle en avoit fait. D’autre costé, Silvandre voyant tous ses compagnons endormis, et oyant parler ces bergeres, recognut, ce luy sembla, la voix de Diane, et desireux d’entendre leur discours, se desroba le plus doucement qu’il luy fut possible d’entre ces bergeres ; ce qu’il fit aysément, parce qu’ils estoient sur leur premier sommeil, et se trainant peu à peu sur les mains et sur les genoux vers le lieu où estoient les bergeres, fit de sorte qu’elles ne l’ouyrent point approcher.

Et parce que leur murmure l’alloit guidant, il ne s’arresta qu’il ne peust bien discerner la voix de chacune, et de fortune il y arriva au memse temps qu’Astrée reprenoit la parole de ceste sorte : Vous ressouvenez-vous de propos que je vous ay dits aujourd’huy à l’oreille quand Silvandre disputoit avec Phillis ? – N’est-ce pas, dit Diane, de l’amitié ce berger envers moy ? – De cela mesme, respondit Astrée. – Or, continua-t’elle, il faut que vous sçachiez que depuis, je l’ay bien mieux recognue par les discours qu’il m’a tenus ; de sorte que vous devez attendre pour chose tres-certaine une extreme affection de luy. Que si elle vous est desagreable, il faut que de bonne heure vous l’esloigniez de vous et encor ne sçay-je si cela y profitera beaucoup, puis que ces humeurs particulieres, comme est celle de ce berger, ne se surmontent pas aysément, estant de telle nature qu’elles s’efforcent plus opiniastrement contre ce qui les contarie. Que si elle vous plait, il faut y user d’une tresgrande discretion, afin qu’elle ne soit recognue d’autre que de vous. – Ma sœur, respondit Diane, apres avoir quelque temps pensé à ce qu’elle luy disoit, vous me faites trop paroistre d’amitié pour vous tenir quelque chose cachée. Je vous veux donc parler à cœur ouvert, mais avec supplication que ce que je vous diray, ne soit jamais redit ailleurs, non pas mesme à Phillis, si cela n’offence point l’amitié qui est entre vous. – Je croirois, respondit Astrée, unser d’une grande trahison, et estre indigne d’estre aimée de vous, si je faisois part à quelqu’un d’un secret que vous m’auriez fié. Et quant à ce qui concerne Phillis, soyez seure, ma sœur, que tout ainsi que je ne feray jamais chose qui puisse blesser l’amitié que je luy porte, de mesme ne me fera t’elle jamais offencer celle que je vous ay jurée. – Ce n’est pas dit, Diane, que je sois en doute de la discretion de Phillis, mais c’est que, si je pouvois, je me cacherois à moy-mesme.

Et à ce mot, s’estant teue pour quelque temps, elle recommença ainsi : Lors, ma sœur, que je perdis Filandre, comme je vous ay raconté, le desplaisir m’en fut si sensible, qu’apres l’avoir plaint fort long temps, je fis resolution de n’aymer jamais rien, et de passer de ceste sorte le reste de ma vie en un eternel veufvage. Car encor que Filandre ne fust pas mon mary, si crois-je que sans doute il l’eust esté eust survescu Filidas. En ceste resolution je vous puis jurer avec verité que j’ay vescu jusques icy autant insensible à l’amour, que si je n’eusse point eu d’yeux ny d’oreilles, pour voir ny ouyr ceux qui se sont presentez. Amidor, cousin de Filidas, en peut rendre qui, encor que d’une humeur volage, ne laissoit d’avoir des parties assez recommandables pour se faire aimer, et qui avant qu’espuser Alfarante, m’a plusieurs fois resprensté la volonté de son oncle, voire celle de Filidas, et offert de me prendre à toutes les conditions que je luy voudrais donner. Tesmoin le pauvre Nicandre : je l’appelle pauvre pour l’estrange resolution que mon refus luy fit prendre. Et bref, tesmoins, tous ceux qui depuis ce jour là ont eu la volonté de m’aymer. Tant y a que la memoire de Filandre m’a jusques à ce jour de telle sorte deffendue de semblables coups, que je puis jurer n’avoir pas mesme eu en ma pensée que cela pût estre. Mais il faut confesser que depuis le feinte recherche de Silvandre, je mes sens beaucoup changée, et vous supplie de considerer ce que je vay vous dire. Je sçay que ce berger, au commencement pour le moins, ne m’a servie que par gageure ; et toutesfois dès qu’il a commoncé, j’ay eu sa recherche agreable, et au contraire, je sçay que le gentil Paris m’ayme veritablement, et que pour moy il laisse la grandeur de sa naissance : et toutesfois quelque merite que je recognoisse en luy, il est impossible qu’il fasse naistre en moy tant soit peu d’amour, et proteste que toutes les fois que je le considere, et que je me demande de quelle volonté je suis envers luy, je trouve que ce n’est pint d’autre sorte que s’il estoit mon fere. D’en trouver la raison , il m’est impossible, mais tant x a que cela est tres-veritable. Or, ma sœur, si je dis que j’ayme d’autre façon Silvandre, ne croyez pas pour cela que je sois esprise d’amour pour luy, mais ouy bien que je ressens les mesmes commencements que, si j’ay bonne memoire, je ressentois à la naissance de l’amitié de Filandre.

Et qu’est-ce, ma sœur, respon dit Astrée, qui vous plait le plus en luy ? – Premierement, dit Diane, je ne voy point qu’il ayt jamais rien aymé, et cela ne se peut pas attribuer à une stupidité d’entendement, veu qu’il monter bien le contraire par ses descours. Et puis il se sousmet, je ne sçay comment, et me donne une si absolue puissance sur sa volonté, qu’il ne dit jamais parolle qu’il ne craigne de m’offencer. Outre cela, c’est une discretion tousjours continuée que toute sa vie, et ne voyez rien en luy de trop ny de trop peu. Et en fin, et qui est veritablement la cause princepalle de mon amitié, c’est que je le juge homme de bien rond, et sans vice. – Je vous asseure, ma sœur, respondit Astrée, que je recognois les mesmes conditions en ce berger et que quant à moy je juge quw si le ciel vous destine à aymer quelque chose, vous etes heureuse si c’est ce berger. Mais si faut-il que vous y usiez de vostre prudence ordinaire, si vous n’en voulez avoir du desplaisir. – Je ne sçay, ma sœur, dit Diane pourquoy vous me tenez ce langage, car sçachez qu’encores que je l’ayme mieux qu’autre que j’aye veu depuis la perte de Filandre, ce n’est pas pour cela que je vueille qu’il le sçache, ny que j’aye intention