De Paris à Bucharest/Chapitre 44

La bibliothèque libre.


XLIV

RACOVA. — NICOPOLIS. — ROUTSCHOUCK.


Grand lever et petit coucher des Turcs. — Un repos fatiguant. — Racova. — Nicopolis. — Salon et cuisine. — La fraternité sur le plat. — Contemplation ou ahurissement. — Routschouck.

Le jour vient vite en ces contrées, et la blonde aurore n’y perd pas une heure à se frotter les yeux avant de les ouvrir tout grands. À quatre heures nous marchions. Vers six heures, j’assistai au grand lever des Turcs. Ils roulèrent leurs couvertures en coussins, étalèrent leurs tapis, se coiffèrent de leurs turbans, chaussèrent leurs babouches, et, tirant de l’eau du Danube, firent leurs ablutions et de longues prières. L’homme aux deux négresses me parut fervent entre tous.

Mes trois fantômes nocturnes avaient repris possession de leur encoignure de la veille et faisaient un petit bout de toilette. Je les attendais là ; j’espérais bien voir leur visage si peu que ce fût ; mais pendant que l’une de ces dames réparait le désordre de la nuit, les deux autres, aidées du blême patriarche, tendaient devant elle une pièce d’étoffe qui la dérobait à ma curiosité. Elles se rendirent mutuellement ce service avec un soin touchant.

De leur côté, les matelots firent aussi à grande eau la toilette du navire qui dès lors reprit sa physionomie ordinaire ; puis, le petit coucher général recommença.

Les femmes s’étendirent hermétiquement empaquetées, les hommes s’accroupirent de nouveau après avoir bu dans le creux de leur main un peu d’eau tirée des tonneaux ; puis ils se mirent, sous prétexte de déjeuner, à grignoter des raisins secs, des amandes, quelques bribes de nougat ; après quoi, ils prirent le café et recommencèrent à fumer de plus belle.

Je voudrais bien décrire la pose de repos que préférèrent quelques-uns d’entre eux ; c’est chose difficile. Ils ne sont ni assis, ni couchés, ni tout à fait accroupis ; une expression très-usitée en Champagne (accouvé) serait plus exacte. En effet, une poule qui couve (ce doit être de là que vient cette expression familière) donne assez bien l’idée d’un Turc qui se repose après avoir dormi. Une comparaison plus juste encore pourrait être celle d’un écureuil posé sur les pieds de derrière, tout le corps penché en avant, tenant dans une de ses pattes de devant un morceau de biscuit et en portant de l’autre les miettes à sa bouche. Il y en avait un devant moi qui répondait parfaitement à cette image. Je n’ai pas osé le dessiner ; mais j’ai voulu l’imiter sans affectation et je me suis senti rompu de crampes au bout de trois minutes. Que ne peut l’habitude ! Ce Turc se tenait ainsi des heures entières à grignoter ses noisettes.

Tous les passagers avaient repris leurs inoccupations ordinaires ; l’officier de cavalerie seul avait changé l’objet de sa contemplation sans changer de pose. Grimpé sur le bordage du bateau et toujours les mains dans les tiges de ses bottes, il regardait couler l’eau avec le même air sérieux et hébété qu’il avait la veille en regardant la jolie et mobile Serbienne qui, dans ce moment très-attentive, écoutait avec complaisance les récits coupés d’éclats de rire d’un gros Bulgare richement vêtu. C’eût été l’occasion pour le Turc contemplatif de citer, s’il l’eût connu, le mot de Shakespeare : « perfide comme l’onde ! » La situation y prêtait doublement, car le fleuve s’élargissait de plus en plus et roulait en flots larges et épais ses eaux troublées. Rien n’égayait son aspect monotone ; nous serrions la rive bulgare, et la rive valaque est si loin que pendant longtemps elle s’amincit en une ligne de contour basse et indécise.

L’apparition de la ville de Racova me releva heureusement de la torpeur ou me plongeaient ce paysage sans vie et le tableau monotone de cette foule de gens partagés entre le sommeil et l’ennui.

Racova est agréablement située sur un long coteau verdoyant et y profile un joli minaret. En face de la ville, à l’ancre, nous apercevons pour la première fois des vaisseaux turcs, étroits, élancés, peinturlurés et relevés de l’avant et de l’arrière ; ils ont une ressemblance très-évidente avec les vaisseaux du seizième siècle.

Peu après, nous traversons le Danube, en face de la ville de Nicopolis, pour desservir la station de Turna, ville valaque à l’embouchure de l’Alula (l’Olto). Nous n’en voyons que le port. Des îles et des digues nous cachent entièrement la ville. Nous reprenons le fil de l’eau si vite que j’ai à peine le temps de prendre un croquis de Nicopolis pittoresquement entassé le long d’une belle plage égayée d’arbres et dominée par deux collines et une falaise menaçante ; La colline de droite porte une forteresse aux bastions de terre soutenus par des pieux reliés d’osier, celle de gauche est surmontée d’une tour d’observation. La ville paraît grande et compacte ; elle s’enfonce dans le ravin formé par les deux collines en s’éloignant perpendiculairement du fleuve.

En 1395, quelque part par delà ces collines, l’empereur Bajazet infligea une rude et cruelle leçon à la fleur de la chevalerie française. Comme tant de fois déjà, la folle bravoure et la forfanterie orgueilleuse de la noblesse féodale coûta cher à la France. Si je ne me laissai pas attendrir, en passant, sur les horreurs et sur les vaillantises de cette sanglante journée longuement contée par Froissard, ce ne fut pas faute de patriotisme. Je n’avais pas d’ancêtres à la bataille, c’est vrai ; mais mes aïeux faisaient partie du peuple qui paya les rançons. À ce titre, j’avais droit à donner un souvenir de regret à cette triste défaite. Mais à ce titre aussi les souvenirs seraient si nombreux qu’il vaut mieux oublier le passé et regarder l’avenir.

Arrivé presque au terme de ma navigation, je m’aperçois que je n’ai encore donné aucun renseignement positif sur notre régime à bord. L’installation des voyageurs sur les bateaux de la compagnie autrichienne est très-confortable et d’une rare élégance. La partie affectée aux premières classes est surtout luxueuse ; elle consiste en cabines où rien d’utile ne manque ; en un grand salon plafonné de poutres et de moulures d’acajou et de palissandre égayé d’or, garni dans tout son pourtour, de larges divans de cuir, et décoré de nombreuses fenêtres où les scènes de la vie hongroise sont peintes avec verve et vérité. Au fond du salon une estrade demi-circulaire contournant l’arrière du bateau, toute de tapis et de velours, étincelante de glaces et d’arabesques d’or, paraît spécialement réservée aux dames. Des albums, des journaux, des tables de jeu, sont à la disposition des voyageurs. La salle à manger est ouverte jour et nuit, et la cuisine fonctionne sans cesse. Rien n’oblige à vivre solitairement, comme je le fis par curiosité, un peu aussi par maladresse. En prenant bien son temps, on trouve toujours ou presque toujours un partner pour quelque partie qu’on veuille nouer : causerie politique, discussion commerciale, dégustation des vins de Hongrie ou de caviar d’esturgeon du Danube, absorption de choucroute ou de poulet au paprika, lansquenet ou brelan. Il est rare que le contingent des voyageurs fourni par des nationalités différentes ne suffise pas au rapprochement de plusieurs individus sympathisant, grâce à une même passion dominante. « C’est toujours à peu près, me disait le capitaine, le même assortiment d’Italiens, de Hongrois, d’Anglais, de Français et d’Allemands, tous gens d’allures et d’habitudes bien connues, sinon également ouvertes.

« Malheureusement, ajouta-t-il en me montrant une table à tapis vert couverte de cartes, il s’y glisse toujours quelques Grecs que je ne reconnais que trop tard. »

Quant à la nourriture du bord, elle est d’une abondance et d’un choix suffisants, à des prix raisonnablement exagérés ; seulement, il faut que l’on paye en monnaie sonnante. Quoique autrichienne, la compagnie de navigation traite le papier d’Autriche, une fois arrivée à Belgrade, avec un remarquable dédain, et le maître d’hôtel ne lui accorde plus guère que la valeur de son poids.

La cuisine emprunte à tous les pays une excentricité qui a sans doute pour objet de charmer les différents nationaux en leur offrant les mets les plus appréciés dans leur patrie. Un Turc y tient même une officine particulière d’où il ne sort que du café. Les Turcs évitent de prendre quoi que ce soit du maître d’hôtel ; cependant leur cantinier particulier reçoit avec plaisir l’argent des chrétiens qu’il a soin de faire payer double.

Au dernier déjeuner que je fis sur le bateau, un peu après Nicopolis, je trouvai dans la salle à manger plusieurs passagers que je n’avais pas encore vus, gens trop distingués pour se mettre en contact avec la foule du pont. Je m’assis en face d’un couple bulgare revenant des bains de Méhadia, gens du grand monde de par delà la rive droite du Danube. Le mari, en costume européen


Rive Valaque. — Dessin de Lancelot.


prétentieux, avait l’air grec, selon l’acception de ce mot dans la bouche du capitaine : un Piémontais, qui avait eu la male chance de faire sa connaissance à une table de jeu, m’assura que sa physionomie ne mentait pas, mais qu’au contraire elle le flattait. La femme avait une toilette locale splendide ; il est vrai qu’elle en avait besoin pour attirer les regards, n’ayant rien pour les retenir après inspection faite de ses damas de soie et de sa joaillerie. Elle portait une brillante robe étroite de satin jaune d’or et, par-dessus, une houppelande ouverte et flottante d’un épais tissu de soie verte à ramages en relief, bordée de fourrures. Ses cheveux se relevaient un peu en arrière des oreilles, sous un turban de mousseline blanche qu’une double tresse brune enroulait. Son col et sa poitrine disparaissaient sous les colliers de piastres à pendeloques de perles et de rubis ; ses bras


Rive Bulgare. — Dessin de Lancelot.


étaient cerclés, du coude au poignet, de trois ou quatre bracelets, et ses doigts, même les pouces, étaient chargés de bagues à ne pouvoir plier. Il me semblait voir une reine de Saba, moins la beauté. On venait de nous servir une sorte de mayonnaise de toutes sortes de fruits ou de légumes confits dans je ne sais quel acide corrosif, sous prétexte de vinaigre ; ma part se composait, entre autres originalités, de deux énormes capsules de piment enragé et d’un jeune cœur de chou. Ils seraient restés longtemps sous mes yeux, si la brillante dame ne s’était tout à coup avisée de les pêcher délicatement de ses doigts emperlés, l’un après l’autre, dans mon assiette et de les croquer comme des pralines en m’adressant un doux regard, un aimable sourire et quelques paroles que je n’entendis guère, et auxquelles, dans ma surprise de sa témérité qui me semblait presque une tentative de suicide, je ne sus répondre que ces mots : Dieu vous bénisse !

En agissant avec cet aimable sans façon, la dame aux bijoux ne trahissait pas seulement le goût prononcé des papilles de son palais pour les épices à haute puissance, mais aussi, mais surtout une préférence très-flatteuse à mon égard. Cette action bizarre à première vue, n’était pas moins, m’a-t-on assuré, qu’une offre spontanée d’hospitalité, une manière de dire : « Vous pouvez manger dans mon assiette avec autant de plaisir que j’en ai à manger dans la vôtre. » Je n’eus pas la hardiesse de comprendre. Cette dame quitta le bateau à Sistova, jolie ville bâtie tout au bord de l’eau, appuyée à une belle colline que dominent les ruines informes d’un vieux château écroulé.

Nous approchions de Giurgevo ; deux heures après,


Une heure avant Routschouck. — Dessin de Lancelot.


je devais quitter le fleuve majestueux dont les rives aux aspects si divers avaient tant captivé mon attention. Maintenant, je désirais le quitter, éprouvant un sentiment analogue à celui d’un chasseur dont la gibecière est restée vide. J’avais entrevu beaucoup de choses, mais je n’avais rien pu voir à mon aise et j’en gardais presque rancune au courant qui m’emportait trop vite. Puis, malgré mon ardeur curieuse, je me sentais tout près de céder à l’influence engourdissante de la chaleur, du mouvement sans emploi de force, de l’eau qui marche en miroitant, du ciel bleu et sans nuages, et de l’air de béatitude insensible des Turcs. Les rencontres de sites intéressants


Routschouck. — Dessin de Lancelot.


devenaient d’ailleurs de plus en plus rares ; le fleuve se changeait en mer et ses rives en brumes. Je crus ressentir un moment la contemplation sans but et sans idées des Orientaux. J’avais plaisir à regarder les horizons à peine sensibles, les effets de mirage produits par le rayonnement de l’eau mêlé au brouillard lumineux que dégage le ciel d’Orient, atmosphère visible et chaude qui, flottant sur toutes choses, fait vibrer les contours, noie toutes les formes, dore toutes les nuances et rend la nature qu’elle voile, sans la cacher, impossible à peindre même avec des mots. Je rêvais tout simplement des yeux, et sans rien voir je trouvais admirable cette vide immensité.

Le bateau, en se rapprochant de la terre, m’arracha heureusement, à ce vertige. La vue d’une bourgade valaque me rendit l’idée juste des formes et des proportions. On ne pouvait guère être rappelé plus brusquement à la réalité. Sur une langue de terre sablonneuse ou l’herbe même a peine à prendre racine, deux ou trois huttes de terres et de chaume composent le poste d’une escouade de gardes-frontières. La tour d’observation est formée d’un petit hangar supporté, à vingt ou vingt-cinq pieds au-dessus du sol, par une demi-douzaine de pieux ; dans le fond, quelques arbres rabougris cachent sans doute un village ; car, en avant, on voit s’agiter, monter et descendre les deux grands bras d’un puits, semblable à ceux de Hongrie, autour duquel sont groupés quelques vaches grises et des buffles noirs.

Encore une falaise sur la rive bulgare : partant du Danube, un grand chemin taillé profondément dans le roc en gagne le sommet. Au bord de l’eau, et s’élevant sur une pente douce et boisée, un petit village, surmonté d’une tour blanche, est, me dit-on, la dernière station sur cette côte déserte que nous allons suivre encore pendant deux heures, toujours aussi triste et aussi nue.

Cette falaise, premier contre-fort d’un immense banc de rochers qui borde le fleuve pendant quatre ou cinq lieues, se baisse et se relève plusieurs fois sans jamais s’aplanir, sinon quelque peu avant Routschouck, où elle disparaît pour faire place à l’argile friable qui compose généralement le sol des rives du Danube. Pendant deux lieues au moins et sans autre interruption que quelques fissures étroites, elle offre l’aspect d’une immense muraille bâtie de main d’hommes. De place en place, de


Maisons à Rontschouck. — Dessin de Lancelot.


grandes ouvertures régulières trouent de noir sa surface blanche et lisse, grottes ou carrières, je ne sais. Je n’y ai vu aucune trace de route ni d’exploitation en activité ; cependant la grève est jonchée de grands blocs réguliers.

Devant Routschouck je n’eus que le temps de prendre un croquis et de constater qu’elle présente, comme les autres villes riveraines, sur sa place de débarquement très-longue, des cafés chancelants, des bâtiments de douane et des entrepôts de marchandises fort délabrés. Du moins il y règne une activité relative que je signale avec plaisir. On y marche, on y remue, on y charge de grands chariots attelés de buffles noirs, on y roule d’énormes tonneaux dans des barques engravées. Malgré la singulière manière en usage pour charger les voitures, tout annonce une ville commerçante : cette manière consiste à coucher chaque voiture sur le flanc ; l’intérieur est tourné vers le chargement qu’à force de bras on fait rouler jusque sur la ridelle qui touche la terre : la charge une fois complète, les travailleurs, les voisins, les flâneurs se pendent à la ridelle opposée, aux roues, aux bouts saillants des essieux, et par leur propre poids font retomber les quatre roues à terre. Si cette opération, que je vis répéter dix fois en une demi-heure, prouve qu’on s’entraide volontiers à Routschouck, elle prouve aussi que beaucoup de gens n’y ont rien à faire.

À droite, en regardant la ville, s’élève la forteresse dont on ne voit que les remparts de terre et d’osier : elle commande le fleuve et couvre la ville, qui se développe derrière une colline très-adoucie et contournée par un chemin bordé d’arbres et de petites maisons entourées de palissades. Un beau minaret, hardi et très-élevé, dresse au-dessus de la colline sa flèche dorée.