De Paris à Bucharest/Chapitre 45

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XLV

GIURGEVO.


Débarquement à Giurgevo. — Les douaniers. — Une patrouille. — Une victoire de Michel le Brave. — Grand savonnage à Giurgevo. — En route pour Bucharest. — Trois espèces de voitures incommodes.

En traversant le fleuve, je regardais encore Routschouck qui fuyait derrière nous, et déjà nous étions à Giurgevo dont rien au débarquement n’annonce l’importance.

Aussitôt que nous touchons terre, des soldats nous poussent dans un cercle de pieux et de planches qui ressemble à un parc à moutons. Au fond s’ouvre un hangar de la plus pauvre apparence : c’est le bureau de la douane. J’eus l’occasion d’y voir avec quelle facilité ces hommes d’habitudes quasi-orientales, peuvent passer rapidement de leur indolence à l’emportement. Les douaniers, comme s’ils avaient eu besoin de colère pour s’éveiller et se donner quelque peu d’énergie, se jetèrent sur nos malles et y bouleversèrent toutes choses avec une brusquerie et une avidité qui les faisaient plutôt ressembler à une bande de brigands détroussant des voyageurs, qu’à une escouade de paisibles fonctionnaires ne travaillant pas pour leur compte. Au bout de cinq minutes de recherches, celui qui avait entrepris le dénombrement de mes effets, me poussa vers un factionnaire qui gardait la sortie sur la ville, baïonnette croisée sur nous, et lui cria : slobod ! (libre !) Le mot me parut emphatique et s’appliquant à une situation bien insignifiante : fallait-il en tirer une conclusion contre le caractère valaque et l’accuser de jactance ? En passant près du soldat, je lui dis gravement, comme Télémaque aux vieillards Crétois : « L’homme véritablement libre est celui qui craint les dieux et ne craint qu’eux. » Il ne comprit pas, mais mon compagnon anglais me fit cette remarque judicieuse : « Connaissez-vous bien les dieux valaques ? et savez-vous s’ils seraient les vôtres ? » Décidément, quoique tout jeune encore, cet Anglais est un puits de sagesse ; c’est aussi le modèle accompli de la courtoisie la plus parfaite. Il ne ressemble nullement au type, consacré dans notre opinion française, de l’Anglais toujours calme, froid, indifférent et égoïste. Il y eut surtout une circonstance où il fit pour moi, avec une simplicité dont le souvenir me touche encore, ce que certainement peu de nos compatriotes eussent fait avec autant de délicatesse ; aussi la reconnaissance m’oblige-t-elle à conter cet histoire, dût-elle me faire tort en révélant toute mon imprévoyance.


Une patrouille à l’ombre. — Dessin de Lancelot.


Pendant mon séjour en Autriche et en Hongrie, j’avais, bien malgré moi et sans aucune intention cupide, agioté sur le cours des fonds publics et sur les variations journalières du papier, qui chaque fois que je changeais une pièce de vingt francs me donnaient une plus value d’environ trente pour cent, plus value surtout profitable aux hôteliers, lesquels ont bien soin, à mesure que le papier baisse, de hausser leurs prix sur le compte des étrangers. À Pesth je m’étais assuré, en prenant ma place pour Semlim, d’après les tarifs affichés des prix de navigation, que mon or changé en papier produirait largement le nombre de florins demandé pour me conduire à Bucharest où je devais renouveler mes finances. Mais à Semlim, on me fit remarquer et on m’expliqua comment, d’après une indication officielle qui me parut entachée de subtilité dans son abréviation et que d’ailleurs je n’avais nullement comprise, que les sommes de florins payées jusqu’alors en papier devaient l’être dorénavant en monnaie sonnante. Or, pendant mon court voyage, ce maudit papier avait encore subi une forte dépression, et le compte que l’employé me présenta doublait le prix prévu de mon passage. À Orseva, ma dernière étape, je laissai mes derniers kreutzers sonnants et mes derniers florins papier à l’aimable hôtelier que j’ai présenté au lecteur, et par suite je me trouvais embarqué avec l’agréable perspective de trente deux heures de navigation qu’il me faudrait faire à jeun, et franc de port pour toute consolation. Je ne sais à quels signes l’Anglais comprit mon embarras ; mais il sut me faire des offres de service avec une cordialité telle et un si grand air de sincérité, sans se départir de sa gravité un peu roide, que j’acceptai de bon cœur d’être son commensal jusqu’à Bucharest.

Ce fut donc ensemble que nous nous acheminâmes vers le centre de Giurgevo où nous nous installâmes dans un hôtel assez vaste pour loger une armée, mais qui en ce moment n’abritait pas d’autres voyageurs que nous. Nous voulûmes profiter du reste de la journée pour nous faire une idée de l’emplacement de la ville que nous devions quitter le lendemain matin. Elle est bâtie dans une plaine aride s’élevant un peu du côté de Bucharest, plus basse et marécageuse du côté du Danube dont le cours divisé la borde de petites îles nues. Une place sans alignement et sans autre édifice qu’une église moderne très-insignifiante, et quelques rues tortueuses à maisons basses en forment le centre. Au delà plusieurs maisons neuves, qui s’étalent sans se grouper, sont entourées de jardins clos de murs. Dans les rues commerçantes je ne remarquai guère que de grands entrepôts de marchandises, des cabarets très-fréquentés et un nombre infini de boutiques de barbiers. Quant à la population visible, elle était en grande partie composée à notre passage de villageois qui approvisionnaient le marché du samedi. Les femmes réunies sur la place sont accroupies devant des tas de légumes, dans des poses plus que nonchalantes qui ne permettent guère d’étudier leur costume ; les hommes dorment aux encoignures des rues auprès des bœufs attelés à leurs petits chariots, ou boivent dans les cabarets sans parler beaucoup entre eux. Au premier coup d’œil, je crois voir que les hommes sont lents, lourds et taciturnes, mais les femmes plus vives d’allure et assez riantes. Quant aux citadins qui bravent le soleil de deux heures pour affaires de commerce, ils sont assez mal vêtus à l’européenne et fort peu nombreux.

J’entraînai mon compagnon hors de la ville, espérant rencontrer un point élevé qui me permît un peu d’étude topographique.

Nous ne trouvâmes qu’une lande brûlée se prolongeant vers l’ouest en faibles ondulations, assez élevées cependant pour borner la vue et n’offrant aucune ombre contre les ardeurs du soleil. Au sud, la lande redescend jusqu’aux marais qui se perdent dans le fleuve ; de longues files de saules aux troncs submergés, cachent son cours. Une rencontre assez caractéristique nous dédommagea des fatigues de cette excursion inutile.

Sous les minces pièces de bois formant les garde-fous d un petit pont, à la seule ombre ne l’on pût rencontrer peut-être à deux lieues à la ronde dans ce désert poudreux et brûlant, une patrouille de gardes-frontières, quatre hommes étaient couchés.

Profitant habilement de l’intersection de trois pièces de bois dont l’ombre suffisait juste à mettre leur face à l’abri du soleil, ils dormaient, suspendus tout au bord de l’eau où un mouvement involontaire les eût précipités. Nous approchâmes d’assez près pour entendre leur quatre respirations se mêler au murmure de la petite rivière qui coulait sous eux ; ils dormaient bravement. Mais cette insouciance n’excluait pas l’idée de discipline et de devoir : à la tête du pont, leurs quatre fusils en faisceau montaient fièrement la garde.

Cette quiétude fière me plut ; en faisant faire leur service par leurs baïonnettes, ces gardes-frontières me semblèrent réclamer des droits aussi justes que ceux que les grands acquièrent par l’hérédité.

Ce mépris du danger devant le besoin de fraîcheur allait bien aux petits-fils de ceux qui, en ce lieu même, remportèrent une si glorieuse victoire au seizième siècle.

C’était au temps de Michel le Brave, celui peut-être de tous les princes valaques qui a le plus fait et le plus tenté pour la grandeur et l’indépendance de son pays. — Mahomet III envoyait une armée de 180 000 hommes pour réduire la Valachie et la Moldavie en pachaliks.

Michel aima mieux aliéner ses droits de souverain que de laisser son pays subir la conquête et se reconnut vassal de Sigismond Bathori, prince de Transylvanie, pour avoir son aide. Puis avec une armée de 16 000 hommes, Transylvaniens, Moldaves, et Valaques, il attaqua, entre Bucharest et Giurgevo, Sinan-pacha et força à la retraite une armée douze fois plus nombreuse que la sienne, après lui avoir tué trois mille hommes.

Cet échec n’arrêta pas Sinan qui, pendant que Michel se repliait vers les montagnes, s’empara de Bucharest, déclara la Valachie province turque, transforma les églises en mosquées, entoura la ville de palissades, y laissa deux mille hommes de garnison et marcha sur la Transylvanie avec le gros de son armée, laissant aussi Tirgovistz à un de ses lieutenants. Sigismond et Michel fondirent sur Tirgovistz avec 60 000 hommes et la reprirent malgré la résistance de la garnison qui périt tout entière.

La nouvelle de ce succès inquiéta si vivement le grand v1zir, qu’il revint sur ses pas, décidé à repasser le Danube avec le fruit de ses pillages. Il arriva sans combat à Giurgevo où pendant que les chariots et les troupeaux défilaient devant les percepteurs qui en retenaient le vingtième, Michel et 8 000 Roumains tombèrent sur son arrière-garde avec tant d’impétuosité que Sinan, sans plus s’inquiéter de la taxe, s’empressa de mettre le fleuve entre lui et son intrépide ennemi.

Le lendemain, le reste des troupes turques, poursuivies, troublées par la peur, s’engagèrent sur le pont, en désordre ; les chariots et les canons furent précipités dans le Danube ; deux galères coulèrent sous le poids de leur chargement et l’entassement des fuyards, les munitions, les drapeaux, les vivres, les bagages restèrent la proie des vainqueurs. Ceux-ci reprirent environ six mille chariots de butin et délivrèrent 5 000 prisonniers hongrois qui chargèrent aussitôt les masses de Turcs entassés sur la rive sans espoir de salut, car l’artillerie de Michel enfilant le pont le balaya et le rompit. Plus de 17 000 des envahisseurs furent noyés ou tués ; les terribles bandes de coureurs et de brûleurs qui depuis deux siècles terrifiaient et pillaient la Hongrie et l’Allemagne, furent presque entièrement anéanties.

L’armée de Sigismond vint mettre le siége devant la formidable citadelle de Giurgevo située sur une île et entourée de fortes murailles que les canons pris sur les Turcs à Tirgovistz et à Bucharest battirent les premiers en brèche ; elle fut prise en octobre 1595.

Est-ce depuis cette glorieuse journée, qui sauva la Valachie d’un désastre complet, que l’emplacement de la citadelle a été nommé Slabodié (île de la Liberté), quoique la liberté n’ait fait là qu’une bien courte apparition ?

Serait-ce en mémoire de la sanglante bagarre qui troubla si fort les receveurs des taxes dans leur opération de dénombrement du butin de Sinan-pacha, que les douaniers de Giurgevo, traitent aujourd’hui les voyageurs un peu comme des Turcs d’alors ? Est-ce enfin comme bénéfice de cette victoire libératrice que les gardes-frontières actuels s’accordent le privilége de dormir en mettant bravement leurs fusils en faction ? Pourquoi non ? La tradition a perpétué dans des pays plus civilisés que la Valachie des priviléges plus singuliers !

En somme, si Giurgevo est une ville importante autant comme lieu de station des bateaux à vapeur du Danube et de la mer Noire que comme l’un des grands ports de la Principauté, elle n’a rien dans son aspect qui charme et retienne le voyageur ; elle n’a gardé aucun vestige de son passé, ni du fort bâti anciennement par des navigateurs sous l’invocation de Saint-Georges (Santo-Giorgio) qui lui valut son nom (Giurgio, d’après les Turcs, puis Giurgevo), ni de la fameuse citadelle bâtie par les derniers possesseurs du territoire valaque,


Une auberge. — Dessin de Lancelot.


qui abandonnèrent la ville à la Valachie en 1829, époque à laquelle la citadelle fut rasée.

Au retour de notre promenade nous ne découvrîmes rien de nouveau. Seulement les chariots et les bœufs avaient disparu ; les cabarets s’emplissaient de toutes parts. Les boutiques de barbiers, dont le nombre m’avait paru démesurément disproportionné en considération du peu de soin que les habitants prennent de leurs barbes et de leurs chevelures qui traînent sur leurs épaules, offraient un coup d’œil assez réjouissant et regorgeaient de monde.

Nous étions au samedi ; dans toutes les villes ou bourgades où j’ai séjourné, l’après-midi de ce jour, qu’on prolonge fort avant dans la nuit, est consacré à un savonnage minutieux de la barbe et de la tête du peuple valaque. Le barbier, qui affecte ici assez ordinairement l’air et le costume turcs, passe avec une lente régularité de l’un à l’autre de ses patients parfois au nombre de douze, assis, immobiles, le nez en l’air et les mains sur les genoux, et il les couvre tour à tour, face, nuque et crane, d’une mousse blanche et épaisse, qu’il puise pour tous au même bassin et sous laquelle ils restent, sans voix, sans traits, pendant une heure, déroulant sous les regards du spectateur une galerie des images les plus grotesques.

Le lendemain matin nous quittâmes Giurgevo. Nous avions refusé la calèche et les chevaux de poste que nous avait offerts l’hôtelier, et nous étions modestement assis sur de la paille fraîche au fond d’un birdj attelé de trois chevaux de front.

Le birdj me rappela à peu près notre ancien coucou, non sous le rapport de la forme, mais en raison surtout de ses incommodités et aussi de la manière dont l’on traite du transport à l’amiable avec le conducteur.

On peut s’y entasser six huit ou dix personnes. On peut aussi le louer entièrement pour soi : on n’y est guère mieux dans un cas que dans l’autre.

Le véhicule se compose d’une caisse carrée en bois portée sur deux paires de roues, construite comme les charrettes de nos paysans et suspendue comme elles. Une grande bâche de cuir cintrée et deux larges ouvertures ménagées sur les côtés où deux rideaux de cuir montent ou descendent à volonté, lui donnent une physionomie d’ancien carrosse ; à l’arrière, il porte un râtelier chargé de fourrage pour la halte.

Le conducteur commence par placer le mieux qu’il peut les malles et les sacs de nuit ; les voyageurs prennent place et entrent par les fenêtres de côté, qui ne s’ouvrent pas au niveau du marche-pied, de sorte que chaque entrée et chaque sortie est une laborieuse escalade pendant laquelle il arrive souvent que les chevaux, tourmentés par la chaleur et les insectes, reprennent le galop et vous font rouler sur la paille pêle-mêle avec vos bagages. Le conducteur, tranquillement assis à l’avant de sa machine en plein soleil et en pleine poussière, ne s’occupe absolument que de ses chevaux, et vous laisse toujours le soin de réparer le désordre qui suit ces accidents.

Tout incommode que paraisse cette voiture, nous en rencontrâmes d’autres d’un usage plus fréquent surtout dans l’intérieur du pays et près desquelles le birdj doit paraître l’idéal du confortable.

Nous remarquons, par exemple, d’étroits chariots qui se composent d’une planche large à peine de deux pieds portée sur deux essieux à roues très-petites, ce qui les met très-près de la terre ; de chaque côté de la planche s’élève en s’évasant une longue ridelle à claire-voie tapissée de paille ou de peaux de mouton. Le voyageur, accroupi sur la planche qui fait tremplin, est affreusement ballotté et secoué par le galop de deux chevaux.

C’est dans ces chariots que voyagent les officiers en mission : ils vont vite et j’en ai vu arriver à Bucharest, venant de Jassi, en beaucoup moins de temps qu’en selle ; mais au prix de quelles fatigues et même de quels dangers !

Le consul de Prusse à Belgrade m’a raconté que le duc de Montpensier, voyageant en 1842 dans ces contrées, perdit en route son domestique jeté dehors par un cahot. Les grincements des roues, le cliquetis de la ferraille et de la charpente, le carillon des sonnettes qui pendent aux cous des chevaux, avaient empêché d’entendre les cris de détresse du pauvre garçon : on ne s’était aperçu de son absence qu’à l’arrivée. Le consul prussien était du voyage.

La route que nous suivons est très-large, tracée régulièrement et tout nouvellement empierrée ; les poteaux du télégraphe électrique qui la suit, la jalonnent d’assez loin pour prévenir toute méprise ; mais de tous les voituriers qui passent, c’est à qui ne subira pas l’empierrement nouveau. Ils préfèrent se lancer à droite ou à gauche sur le sol nu de la steppe où les autres les suivent, traçant de nouvelles routes qui bientôt deviennent impraticables pour avoir trop servi, tandis que la grande route reste impraticable faute de servir assez.

Nous rencontrons de longues files de chariots de transport qui vont au Danube. Ils entrent en Valachie par la route d’Hermanstadt, et amènent de Leipsick les marchandises destinées à la Turquie ou aux rives de la mer Noire.

Très grands et couverts de toile et de nattes de jonc, ces chariots ont un aspect sauvage et primitif ; leur charpente est épaisse et solide comme celle d’une maison, les roues de devant ont cinq pieds de diamètre, celles de derrière six : l’essieu dépasse de beaucoup le moyeu des roues et porte à son extrémité une pièce de bois un peu cintrée, posée en jambe de force pour soutenir les énormes ridelles et en maintenir l’écartement ; ils sont tellement chargés, qu’on entend craquer leurs ais, comme ceux d’une barque secouée par les vagues et le vent. Une place est ménagée à l’avant pour leurs conducteurs, qui sont quelquefois entourés de toute leur famille ; les ustensiles de cuisine donnent au premier coup d’œil à ces compagnies de roulage l’apparence d’une population émigrante.

L’attelage se compose de huit ou dix et même douze chevaux, attelés quatre par quatre au bout de longues cordes en avant des deux timoniers.

Ces chevaux sont secs, petits : leur tête osseuse et grosse est à moitié cachée par une crinière inculte.