De Paris à Bucharest/Chapitre 48

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XLVIII


Des différentes races de la population de la Valachie. — Les privilégiés et les contribuables. — Les Boyards. — Formation de la noblesse par Radu IV.

La population des principautés est de quatre millions d’mdividus. Elle se divise en deux grandes classes : la race roumaine ou indigène et les races indigènées.

La première, sortie du mélange des anciens Daces et des colons romains, forme les neuf dixièmes de la population.

Les races qui se sont adjointes à la nation indigène, sont nombreuses. Les principales, qui ont retenu le plus de leur physionomie native, sont :

Les Grecs qui dans le courant du quinzième siècle s’introduisirent dans les principautés pour y faire le commerce.

Plus tard, la nomination des Phanariotes à la dignité d’hospodars en attira, de Constantinople et des autres parties de la Turquie, des essaims qui se fixèrent dans le pays et s’allièrent aux familles indigènes avec lesquelles ils ne tardèrent pas à se confondre.

Les Bulgares. Au septième siècle, avant leur conversion au christianisme, les Bulgares établis sur les bords du Danube envoyèrent des colonies dans la Dacie. Les guerres entre la Porte et la Russie, notamment celles qui furent terminées par les traités de Jassy (1791) et d’Andrinople (1829), déterminèrent l’émigration d’un grand nombre de familles sur le territoire valaque ou moldave.

Les Arméniens. Au onzième siècle, les invasions des Persans forcèrent un grand nombre d’Arméniens à se Église à Bucharest. -* Dessin de- Lancelot. réfugier en Pologne et en Moldavie. De nouvelles émigrations plus considérables eurent lieu en 1342, 1418 et 1606.

Les Juifs sont Espagnols ou Polonais. Les premiers viennent de la Turquie où ils émigrèrent de l’Espagne et du Portugal au quinzième siècle. Ils se prêtent à la civilisation européenne et se tiennent plus particulièrement en Valachie. Les seconds, dont la Moldavie fourmille et qui composent le tiers de la population de Jassi, sont venus de la Russie et de la Pologne autrichienne, fuyant le recrutement et les troubles de la Gallicie.

Les tziganes ou bohêmes, avec lesquels nous ferons plus ample connaissance sont au nombre de 250 000. Depuis 1861, des lois votées par l’Assemblée législative, des décrets du prince ont sensiblement modifié la constitution du peuple moldo-valaque. Mais tant d’intérêts puissants s’opposent à la franche exécution de ces lois nouvelles, et les fourbes et cauteleuses tergiversations des administrations russe et turque ont laissé de si profondes ramifications dans ce pays, que longtemps encore, quoi qu’on en dise, les vieilles lois injustes et oppressives prévaudront.

Tous les détails que je donnerai sur les trop nombreux priviléges accordés aux classes nobles, et sur les écrasants devoirs imposés aux paysans, se rapportent légalement aux époques antérieures à 1862.

Je puise à deux sources authentiques : aux Provinces roumaines de M. Ubicini et à la Romanie de M. Vaillant, qui fut, avant 1848, directeur du collége de Saint-Sava, à Bucharest.

Le règlement organique de 1831 divise la population en deux grandes catégories : les privilégiés et les contribuables.

La première est composée de tous les individus exempts d’impositions, tels que boyards, employés de tous grades, prêtres, moines, religieux, soldats, domestiques, Tziganes des monastères et des particuliers, etc. Leur nombre peut être évalué à 680 000 pour les deux principautés.

La seconde comprend :

1o les négociants et artisans, patentés, divisés en trois catégories selon l’étendue de leur trafic ou la nature de leur industrie ; ils sont 120 000.

2o les paysans cultivateurs évalués à 640 000 familles où 3 200 000 individus.

Ainsi, plus d’un sixième de la population est exempt d’impôts. Les classes laborieuses qui n’ont aucun droit dans l’État en supportent seules les charges.

Quelques éclaircissements feront ressortir mieux encore cette injuste inégalité.

Ce qu’on appelle la boyarie ou noblesse ne fut réellement instituée que vers la fin du quinzième siècle. — Jusque-là, tout homme d’armes portait le titre de boïer, que portaient les colons romains, aux huitième et au neuvième siècles, alors qu’ils conduisaient encore à la guerre des chars armés de faux et attelés de bœufs. Tout maître de char armé en guerre, s’appelait boïer (bovis herus) comme tout maître de cheval équipé s’appelait cavalier (cavali-herus). Ce titre, tant que durait la guerre, entraînait l’exemption de toute contribution ou charge personnelle.

Les grades auxquels on parvenait étaient personnels. Le fils n’héritait pas du titre paternel. Tout Roumain étant soldat, tous les citoyens servant l’État, recevaient un titre militaire.

Radu, ou Rodolphe IV, prince de Valachie, eut l’idée de convertir en titres les offices de la cour. Ces titres, au nombre de dix-neuf, donnèrent lieu à trois classes de boyards.

La première classe comprenait :

1o Le grand Ban de Craïova, gouverneur de cinq districts ;

2o Le grand Vornick, ministre de l’intérieur ;

3o Le grand Logothète, ministre de la justice ;

4o Le grand Spathar, chef des armées ;

5o Le grand Vestiar, ministre des finances ;

6o Le grand Postelnik, ministre des affaires étrangères.

Les boyards de la seconde classe étaient au nombre de six, ils portaient un bâton en argent, mais point de barbe ; ce privilége appartenait exclusivement aux grands boyards. Les Voïvodes les appelaient Mes fidèles boyards. Ils avaient place dans le conseil des six grands boyards, mais pas de voix délibérative, si ce n’est lorsque le Voïvode demandait leur avis[1].

Ces six boyards de seconde classe étaient :

1o Le grand Aga, préfet-de police et capitaine des chasseurs ;

2o Le grand Cluciar, fournisseur général de l’armée ;

3o Le grand Paharnik (échanson), qui versait à boire les jours de cérémonie ;

4o Le grand Stolnik, intendant de la cour ;

5o Le grand Caminar, qui commandait la garde du palais ;

6o Le grand Commis, qui inspectait les écuries de l’État.

Ces deux premières classes de boyards prenaient place au conseil dans les jours ordinaires.

La troisième classe, composée de sept boyards, y siégeait seulement dans les grandes occasions ; c’étaient :

1o Le grand Serdar, chef de la cavalerie ;

2o Le grand Slandjiar, qui commandait le service du palais ;.

3o Le grand Pitar, qui surveillait le service des vivres de l’armée ;.

4o Le grand Armash, inspecteur des prisons ;

5o Le grand Portier, maître des cérémonies ;

6o Le grand Satrar, inspecteur des tentes de l’armée ;

7o Le grand Cluciar de Arié, inspecteur des magasins de l’armée.

Ces charges étaient en même temps militaires et civiles ; chaque haut dignitaire avait sous lui deux ou trois lieutenants.

En temps de guerre cette poussière de petits boyards prenait les armes et, avait chance d’arriver aux premières dignités ; en temps de paix elle se mettait au service des grands boyards fonctionnaires, et jouissait des priviléges qui leur étaient accordés. Les fonctions n’étaient données que pour une année ; tous les dignitaires grands ou petits, au sortir de charge, conservaient leurs titres.

L’arrivée des Phanariotes dans les principautés faussa encore plus le principe déjà altéré et engendra une foule d’abus.

L’ancienne aristocratie roumaine issue en Valachie, comme dans toute l’Europe, des luttes du moyen âge, était en grande partie éteinte ou n’avait plus d’existence politique.

Ses derniers représentants étaient tombés à Kalougareni, avant la transformation politique de la Roumanie.

En 1716, Nicolas Maurocordato, premier prince phanariote de Valachie, ayant rendu une loi aux termes de laquelle l’indigénat s’acquiérait par le mariage avec une indigène, les principautés furent livrées en proie à une foule d’aventuriers grecs, la plupart originaires de Constantinople et de la Turquie, qui envahirent le pays à la suite des princes et devinrent, grâce aux emplois qu’ils obtinrent, la source d’une aristocratie nouvelle, avilie, corrompue, âpre au gain, étrangère au pays qu’elle pillait sans vergogne et qui les flétrissait du nom de Ciocoï (parvenus). L’intrusion de cette noblesse exotique acheva de plonger dans la misère et dans l’oubli les quelques restes de la gentilhommerie roumaine.

La boyarie, telle que l’établit le règlement organique, d’après les constitutions de Pierre le Grand, concernant la noblesse russe, consiste moins en des titres qu’en des rangs assimilés à des grades militaires. Les rangs sont décernés par les Hospodars. Quiconque occupe un emploi dans l’État a un rang et par conséquent est boyard. La boyarie ne forme donc pas une caste close ; elle se renouvelle sans cesse à sa base. Le soldat en devenant officier, le scribe qui a passé quelques années au service de l’État, deviennent nobles eux et leur progéniture jusqu’à la deuxième génération.

On compte en Valachie trois mille deux cents familles de boyards et deux mille huit cents en Moldavie, présentant un total de trente mille individus. Ces boyards se divisent en deux catégories, les grands et les petits boyards.

Cette distinction a été introduite par le règlement organique. Auparavant il n’existait aucune différence de boyard à boyard quant à l’exercice des droits politiques. Le même règlement fixe le rapport des rangs de la boyarie aux grades militaires.

  1. Kogalneceano, Histoire de la Valachie et de la Moldavie, Berlin 1837.